• 1 M.-L. Sjoestedt, Dieux et héros des Celtes, Paris, Presses universitaires de France, collection M (...)

1« C’est dans la solitude sauvage du νεμητον [nemeton], du bois sacré,
que la tribu celtique rencontre ses dieux, et son monde mythique
est une forêt sacrée, sans routes et sans limites,
toute peuplée de puissances mystiques (…)1. »

• 2 Les sociétés celtiques s’établissent entre le second quart du V^e s. av. J.-C. et le dernier tiers (...)

2Tel est le tableau pour le moins romantique que brosse M.-L. Sjoestedt des Celtes et de leurs pratiques religieuses, dans son ouvrage de 1940. Cette description, héritée du xix^e siècle, replace les Celtes dans un cadre naturel vierge, un environnement sur lequel ces hommes n’auraient laissé aucune trace, sinon dans la mémoire des Anciens. Cette perception du Celte « bon sauvage », dont l’oralité de la tradition allait nécessairement de pair avec des cultes naturistes, sans matérialité pérenne, subsiste encore jusque dans les années 1970 en France. En 1977, la mise au jour du sanctuaire gaulois de Gournay-sur-Aronde bouleverse profondément ces idées reçues2.

• 3 Collectif, Vallée de l’Aisne. Cinq années de fouilles protohistoriques, Amiens, Revue archéologiq (...)

4En Picardie, l’institutionnalisation de l’archéologie se renforce pendant les années 1970 pour répondre à l’accélération des opérations d’aménagement du territoire, et tout particulièrement la multiplication des carrières et des sablières3. Rattachée jusque-là au Nord-Pas-de-Calais, la Direction des Antiquités de Picardie devient autonome en 1972 sous la direction de J.-M. Desbordes pour la circonscription historique, et de R. Agache pour la circonscription préhistorique.

• 4 J.-C. Blanchet, « Histoire et avenir de la recherche archéologique dans la région de Compiègne », (...)
• 5 E. Bellon, A. Montagne-Bôrras, « Les archives de l’équipe ‘Protohistoire européenne, de la sédent (...)
• 6 Collectif, Vallée de l’Aisne, préface.

5Des associations et groupes de recherches apparaissent localement comme à Creil, Pierrefonds et Noyons4, héritiers des sociétés savantes du xix^e siècle. Ils prennent de l’ampleur dans les années 1970, avec la nomination fortuite de B. Soudsky à l’Université Paris I. Sensible au potentiel de la vallée de l’Aisne et souhaitant créer un chantier-école, ce dernier fonde en 1973 une équipe de recherches, l’URA 12 du CNRS, ainsi que le Centre de recherches protohistoriques de Paris I qui lui est rattaché5. Cette équipe propose un programme de sauvetage aux autorités, afin de faire face à la construction d’un canal de grand gabarit dans l’Aisne. Le Conseil Général et les services extérieurs de l’État l’approuvent et lui allouent d’importants crédits annuels (100 000 francs). En 1974, une commission scientifique est nommée par décret ministériel pour encadrer les activités du groupe de recherche6, qui se poursuivront jusqu’en 2004.

• 7 G. Bailloud et al., « L’archéologie dans la vallée de l’Aisne », in Collectif, Vallée de l’Aisne, (...)

6En favorisant l’élaboration d’un programme scientifique, les élus ont fait le choix d’une véritable « stratégie de sauvetage7 » du patrimoine. Grâce à un inventaire et une cartographie actualisés des sites, une approche prédictive des occupations archéologiques dans le territoire devient possible. Il s’agit de proposer, en amont des projets de constructions, une estimation plus ou moins précise du potentiel archéologique du secteur aménagé. Cette démarche demeure encore aujourd’hui en vigueur, à travers les prescriptions délivrées par les Services régionaux de l’archéologie (même si les moyens, les méthodes et la réglementation ont évolué depuis).

• 8 Collectif, « Le centre de recherches et d’études archéologiques de la moyenne vallée de l’Oise », (...)

7Toujours en 1974, une autre association naît d’un regroupement d’archéo­logues : le Centre de Recherches Archéologiques de la moyenne Vallée de l’Oise (CRAVO), dont le premier président est J.-C. Blanchet. Il tisse immédiatement des liens avec le Musée Antoine Vivenel, alors placé sous la direction de C. Lapointe, en y installant son siège social. Au moment de sa fondation, le CRAVO fait porter ses recherches sur « l’évolution des sociétés humaines de la Préhistoire et de la Protohistoire dans la moyenne vallée de l’Oise8. »

• 9 Collectif, Les premiers Agriculteurs et les Âges des Métaux en Picardie, Exposition au Musée Anto (...)

8Il s’agit alors de mettre en place une collaboration entre les archéologues locaux par le biais de réunions mensuelles, mais aussi de mutualiser le matériel nécessaire aux fouilles et aux études de mobilier archéologique. Un premier article parait dans la Revue arcgéologique de l'Oise, fait acte de manifeste. La vocation éducative du CRAVO y est mise en exergue, travaillant en collaboration avec le Centre de Documentation Pédagogique. Enfin, l'association s'implique dans le montage d'une exposition au Musée Antoine Vivenel, à l'occasion du IX^e Congrès international des sciences préhistoriques et protohistoriques. Intitulée « Les premiers Agriculteurs et les Âges des Métaux en Picardie », elle est ouverte du 19 juin au 31 décembre 19769. Plus tard, et jusqu’à aujourd’hui, le CRAVO devient un véritable réseau au cœur de la recherche archéologique picarde.

• 10 Anonyme, « Historique », in Revue archéologique de Picardie. [Page consultée le 12/11/2017]. http (...)

9Avec la nécessité de diffuser les résultats toujours plus abondants de l’archéologie régionale, deux revues spécialisées voient le jour dans ces années : la Revue archéologique de l’Oise en 1971, et les Cahiers archéologiques de Picardie en 1974. Ces organes de publication sont la condition sine qua non d’une recherche scientifique rigoureuse, ouverte sur le public et sont vecteurs de reconnaissance des travaux régionaux à l’échelle nationale et internationale. Les deux revues fusionnent en 1982 sous le nom de Revue archéologique de Picardie10, encore éditée aujourd’hui.

• 12 J.-L. Brunaux, P. Marquis, « Une fosse de la Tène IA à Verberie (Oise) », in Revue archéologique (...)

11La découverte de Gournay-sur-Aronde est liée à l’histoire locale d’un groupe d’amis. Certains étaient camarades de classe depuis le lycée ou l’Université Technologique de Compiègne, et partageaient leur passion pour l’archéologie : J.-L. Brunaux, P. Méniel, P. Marquis et P. Fluzin. Bénévoles depuis leur enfance sur divers chantiers de fouilles, ils rejoignent le CRAVO dès sa création. Grâce à ce réseau nouvellement institué, quelques premiers travaux communs se mettent en place. C’est ainsi que J.-L. Brunaux et P. Marquis conduisent une fouille ensemble à Verberie en octobre 197512.

• 13 J.-L. Brunaux, « Fouille de sauvetage à Gournay-sur-Aronde (Oise) », in Revue archéologique de l’ (...)

12Au cours d’une prospection pédestre dans les environs de son village natal de Gournay-sur-Aronde, J.-L. Brunaux repère le 7 avril 1975 sur le versant ouest de la vallée de l’Aronde des céramiques brisées et étalées dans les champs par le labour. Après autorisation de la Direction des Antiquités, et grâce à la collaboration de J.- C. Blanchet et du CRAVO, il procède de mai à juin à la fouille d’un établissement gallo-romain et d’une structure pré-romaine. Celle-ci, creusée dans le limon, de forme quadrangulaire, renfermait un clou, un couteau en fer, quelques rares os de mouton et de porc ainsi qu’une série de vingt à vingt-cinq vases en céramique, disposés volontairement par taille et par type13.

• 14 Collectif, Les premiers Agriculteurs.

13Au vu de la composition de l’assemblage d’objets et de la singularité de leur disposition, la structure est interprétée comme la sépulture à incinération d’un individu gaulois de la fin du iv^e siècle ou du début du iii^e siècle av. J.-C. Une restitution de cette tombe est présentée par la suite au public, dans le cadre de l’exposition du Musée Antoine Vivenel de 1976, montée en collaboration avec le CRAVO (cf. 1.)14.

• 15 J.-L. Brunaux, Fouille de sauvetage d’un enclos rituel de La Tène à Gournay-sur-Aronde (Oise), Ra (...)

14Entre 1976 et 1977, une succession de découvertes métalliques (un fer de lance et des fragments de lame d’épée) à une cinquantaine de mètres du secteur initial mettent les étudiants sur la piste d’une nécropole gauloise15. Avec l’accord du propriétaire, M. Destinay, et l’autorisation de la Direction des Antiquités, l’équipe rapidement constituée (en une semaine selon les dires de J.-L. Brunaux) commence ses travaux en mars 1977 (fig. 2). Pourtant, dès l’ouverture du chantier, les fouilleurs sont confrontés à un certain nombre d’obstacles tels que la nature du terrain, la complexité des structures anciennes et le manque de moyens, les amenant à adapter leurs méthodes.

• 16 J.-L. Brunaux, Rapport de 1977.

15Si les fouilleurs possédaient déjà une expérience de terrain, en particulier des carrières locales, la nature des sols complique leurs travaux. En effet, le limon très homogène du site de Gournay-sur-Aronde a pour conséquence une lecture difficile des limites des structures creuses. Il n’existe pas de contraste visuel entre le limon géologique et le limon remanié par l’homme. L’équipe tente alors diverses méthodes pour faire ressortir les trous de poteaux, fosses et fossés, comme râper la surface avec une pelle aiguisée ou réaliser des empreintes au latex des coupes stratigraphiques, mais sans résultat probant. Autre contrainte : ces sols rendent également difficile tout prélèvement de terre, en vue d’analyses des restes organiques16.

• 17 M. Groenen, Pour une histoire de la préhistoire : le paléolithique, Grenoble, éditions J. Millon, (...)
• 18 J.-L. Brunaux, Rapport de 1977.

16Ensuite, la densité et la disposition complexe des objets dans le fossé d’enclos du sanctuaire forcent les fouilleurs à adopter une stratégie particulière (fig. 3). Ils s’inspirent de la méthode d’A. Leroi-Gourhan, développée sur le site paléolithique de Pincevent (Seine-et-Marne). Celle-ci accorde une grande importance à la documentation photographique et prône une fouille par niveaux horizontaux17. Par conséquent, à Gournay-sur-Aronde, le dégagement se fait par passes manuelles de dix centimètres de profondeur, s’appuyant sur la hauteur moyenne d’un umbo de bouclier (renfort central métallique) (fig. 4)18. Chaque niveau hori­zontal, numéroté de un à quinze, fait l’objet d’un relevé dessiné très précis. Par contre, la documentation photographique, composée d’au moins trois films de photographies argentiques, a été complètement perdue à la suite d’erreurs de manipulation. Une fois documentés, les objets sont prélevés, parfois par lots tant ils sont imbriqués.

17Enfin, aucune subvention n’est allouée aux fouilles et à la gestion du mobilier, ce qui implique notamment l’absence d’interventions mécanisées. Un tel manque de moyens induit également une protection diminuée du site. Le chantier reste ouvert durant les trois quarts de l’année, avec des effectifs souvent très réduits – P. Marquis, par exemple, se rappelle être resté seul un mois sur le terrain. Le site est victime de son succès et fait ainsi l’objet de pillages, les malfrats emportant un certain nombre d’armes qui dépassaient des coupes pratiquées dans le fossé d’enclos.

• 19 M. Jaussaud (dir.), Rapport d’activité du laboratoire d’étude et de restauration des métaux antiq (...)

21Immédiatement, l’aspect spectaculaire des vestiges attise l’intérêt des médias et de la communauté scientifique. Pour le grand public, deux expositions temporaires sont montées, dont une itinérante, et deux reportages télévisés sont réalisés par TF1 et FR3 en 1977, sur le site et sur le travail de restauration d’urgence des artefacts à l’UTC19. Ils sont suivis de plusieurs autres documentaires et reportages, destinés à des chaînes nationales et régionales.

• 20 J.-L. Brunaux, Rapport de 1978.

22Les fouilles s’arrêtent à partir du mois de novembre 1977, en raison de la dégradation des conditions climatiques. Au cours de l’hiver de 1977-1978, J.-L. Brunaux explore alors l’environnement immédiat du sanctuaire, et repère un complexe défensif pouvant appartenir à un oppidum20. Le but de cette démarche est d’identifier le contexte dans lequel s’insérait le lieu de culte, et d’envisager sa place dans l’occupation du territoire. Dans le cas présent, il serait situé à l’intérieur d’une cité fortifiée, ce qui suggère le rôle communautaire qu’a pu jouer le sanctuaire. Cependant, le décalage chronologique entre les phases d’activité du lieu de culte et la date des premiers aménagements urbains semble contredire cette hypothèse.

• 21 A. Rapin, « Colloque sur l’art celtique », p. 23.
• 22 J.-L. Brunaux, « Un fossé à sacrifice à l’intérieur d’un retranchement dans la cité des Bellovaqu (...)

25La diffusion scientifique se poursuit. Le 30 septembre 1978, une excursion sur le chantier de fouilles est organisée par le CRAVO pour les participants du Colloque International sur l’art celtique du Collège de France, sous la direction de P.- M. Duval et V. Kruta (fig. 7)21. Ce sont quelques-uns des plus éminents spécialistes de la Protohistoire, représentants de grandes institutions européennes, qui sont accueillis sur place. Forts de leur savoir et de leur expérience de terrain, ils ont pu conseiller et aiguiller avec précision les fouilleurs et les restaurateurs. Cette rencontre initie un mouvement de reconnaissance dans le milieu académique, rapidement consacré par les premières publications, dont une communication lors d’un colloque tenu à Tours en 197822.

• 23 J.-L. Brunaux, Fouille de sauvetage d’un enclos rituel de La Tène à Gournay-sur-Aronde (Oise), Ra (...)

26La campagne de 1979 voit la fin des opérations sur le fossé principal et fixe comme objectif la fouille de l’intérieur du sanctuaire, sur une zone d’environ huit cent mètres carrés. Le premier décapage est précédé d’une prospection géophysique menée par A. Tabbagh, venu à la demande d’O. Buchsenschutz. Cette opération révèle les structures gallo-romaines au centre de l’aire ceinte, construites en matériaux pérennes, dont le fanum. Ainsi, J.-L. Brunaux décide-t-il d’ouvrir le chantier à cet endroit, en postulant la perpétuation des lieux sacrés à travers les époques23.

• 24 A. Rybova, B. Sousdky, Libenice, Kelstka Svatyne Strendnich Cechah. Sanctuaire celtique en Bohême (...)

27Les fouilleurs sont confrontés à un enchevêtrement dense de structures, en plein centre de l’enclos. Pour développer la lecture de cet ensemble, J.-L. Brunaux choisit de prendre comme modèle l’étude menée à Libenice (République Tchèque). La publication de cet oppidum en 1962 par A. Rybova et B. Soudsky tente en effet d’expliquer l’implantation de ses structures et les concepts qu’elle présuppose (symboliques ou esthétiques notamment), grâce à la géométrie24. Cette méthode permet de mettre en évidence sept types de structures à Gournay-sur-Aronde : un habitat pré- ou protohistorique, la fosse centrale A et ses neuf fosses périphériques, trois temples successifs et le fanum. A contrario du fossé, le mobilier archéologique paraît clairsemé.

• 25 J.-L. Brunaux, Rapport de 1979, p. 8-14.

28La campagne de 1979 se poursuit cette fois-ci jusqu’à l’hiver, avec des coupes réalisées au niveau du fossé d’enclos. Ces sondages mettent en évidence les structures périphériques du sanctuaire. Deux ensembles sont observés : une palissade et un fossé anciens, ainsi qu’une palissade et un fossé plus récents25. De même, la connaissance du système d’entrée se précise : une fosse en barre l’accès, ce qui suggère l’existence d’une passerelle. Une construction en bois, peut-être un porche, est également évoquée. Enfin, une tranchée est creusée de l’autre côté de la route départementale, dans l’espoir de découvrir le côté occidental du fossé ; sans succès.

• 26 J.-L. Brunaux, Fouille de sauvetage d’un enclos rituel de La Tène à Gournay-sur-Aronde (Oise), Ra (...)
• 27 J.-L. Brunaux, Fouille de sauvetage au lieu-dit « Le Parc » à Gournay-sur-Aronde (Oise), Rapport (...)

29Le reste de l’intérieur de l’enclos est dégagé en 1980. Plus de deux cent structures creusées dans le limon sont mises en évidence, allant du trou de piquet à la fosse, mais leur organisation demeure énigmatique. La surface fouillée ne livre que d’infimes quantités de matériel archéologique26. La dernière opération sur le sanctuaire à proprement parler concerne les prélèvements de sédiment effectués en 1982 entre la route et la parcelle, dans l’angle nord-ouest du lieu de culte. Ces interventions permettent également d’affiner la perception de la forme du fossé principal et de ses dimensions totales, mais le côté occidental semble définitivement détruit, ou situé sous la route départementale 101727.

• 28 J.-L. Brunaux, P. Méniel, F. Poplin, Gournay I, p. 43 -48.

30Les fouilles se poursuivent jusqu’en 1984 dans les environs du lieu de culte gaulois. Huit secteurs supplémentaires sont ouverts mais les structures mises au jour sont toutes postérieures ou non datées. Elles comprennent un habitat fortifié de la toute fin de l’époque gauloise indépendante, réoccupé au Haut et au Bas Empire (peut-être sous la forme d’un vicus), un quartier artisanal du Haut Empire extérieur aux fortifications, plusieurs bâtiments gallo-romains ainsi qu’un silo carolingien28.

31À l’issue de chaque campagne de fouilles, le mobilier archéologique doit être déposé, traité et étudié pour aboutir à la diffusion des résultats. Pour Gournay-sur-Aronde, le matériel céramique et ostéologique était transporté et stocké au Musée Antoine Vivenel de Compiègne. L’ensemble des dents humaines mises au jour avait été confié à M. Jaussaud, chirurgien-dentiste ; elles ont malheureusement disparu avec le vol de la voiture du praticien.

• 30 N. Caudron, M. Jaussaud, A. Rapin, L. Uran, « La restauration des armes gauloises provenant du dé (...)

32La gestion du matériel métallique fut davantage problématique. Face à l’ampleur de cette collection (plus de deux mille numéros d’inventaire), de sa richesse et de son contexte particulier, la nécessité de l’étudier et de la conserver dans de bonnes conditions s’impose dès 1977. Malheureusement, le laboratoire de Nancy, spécialisé dans le traitement des métaux anciens, n’a la possibilité de prendre en charge la collection que trois ans plus tard30. Sans plus attendre, P. Méniel et P. Fluzin, étudiants à l’Université Technologique de Compiègne (UTC) convainquent le directeur, G. Deniélou, de fonder un laboratoire d’urgence, associatif, nommé alors le Centre de Recherches Archéologiques et Techniques de Compiègne (CRAET).

• 31 M. Jaussaud (dir.), Rapport, p. 3.
• 32 Par exemple : A. Rapin, « Le ceinturon métallique et l’évolution de la panoplie celtique au iii^e (...)

33Des locaux sont mis à disposition dans le Centre Benjamin Franklin, lié à l’UTC, en juillet 1977 pour l’installation d’un premier poste de travail (fig. 8)31. Le docteur M. Jaussaud, chirurgien-dentiste et restaurateur agréé en octobre 1977, prend la tête du laboratoire. C’est également à ce moment qu’intervient un autre acteur important de la découverte : A. Rapin. Professeur d’arts plastiques et membre du groupe archéologique du Noyonnais, il rejoint le cercle du CRAVO à sa fondation. Il participe activement à la restauration des objets de Gournay-sur-Aronde, et particulièrement des armes. Son appréhension intuitive des objets lui permet de les redécouvrir sous la gangue des sédiments et de corrosion. On lui doit de grandes avancées sur la connaissance de la panoplie et par extension des modes tactiques de la guerre, composante essentielle des sociétés celtiques32. Les décors apparaissent aussi, plus nombreux et complexes que ce que l’on imaginait, et amènent à réfléchir sur l’importance des armes ornées.

• 33 Collectif, La recherche archéologique en Picardie : bilans et perspectives, Actes des journées d’ (...)
• 34 R. Bertholon, « Nettoyage et consolidation des armes en fer du sanctuaire celtique de Gournay-sur (...)

34En 1979, le laboratoire, devenu l’Institut de Restauration et de Recherches Archéologiques et Paléométallurgiques (IRRAP), déménage dans une ancienne caserne de pompiers avec le CRAVO33. À partir de 1981, l’association se professionnalise. Elle poursuit ses activités, tout en s’adaptant à l’évolution des techniques de restauration et de stabilisation des artefacts métalliques34, jusqu’à sa fermeture définitive en 2013.

• 35 D’après les archives de Conservare du Musée Antoine Vivenel, Compiègne (Oise).

35Le laboratoire se tourne très tôt vers des institutions françaises et européennes pour acquérir les savoirs techniques nécessaires, en organisant des rencontres. Par exemple, le 21 novembre 1977, A. France-Lanord, du réputé Musée du Fer de Nancy, présente une conférence à l’UTC sur les « Maladie et traitement des métaux anciens ». À cette occasion, se monte une exposition impromptue d’un certain nombre d’objets de Gournay-sur-Aronde (fig. 9). En l’espace de quelques mois, l’IRRAP met au point un protocole de documentation, de nettoyage, de stabilisation et de remontage des objets avec le concours de personnalités et d’établissements importants. La conception de ce programme de restauration et de conservation a par la suite attiré de nombreuses commandes, qui ont contribué au rayonnement national de ce laboratoire35.

• 36 P. Meniel, L. Uran, Analyse et restauration des armes gauloises provenant du dépôt de Gournay-sur (...)
• 37 P. Beranger, P. Fluzin, C. Coddet, Journées de paléométallurgie, Actes du premier colloque intern (...)

36Du fait de son rattachement à l’UTC, l’IRRAP se fait le nouveau berceau de la paléométallurgie en France. La discipline cherche à retrouver les procédés de fabrication des artefacts en métal chez les sociétés protohistoriques, de l’extraction du minerai aux techniques de mise en forme. Grâce à la prompte ouverture de l’institut, une étude métallographique des épées de Gournay-sur-Aronde est réalisée dès 1978 par P. Méniel et L. Uran36. Par la suite, l’implantation durable de cette discipline à l’IRRAP engendre la mise en place du premier congrès de paléométallurgie à Compiègne, les 22 et 23 février 198337.

• 38 J.-L. Brunaux, P. Méniel, F. Poplin, Gournay I.
• 39 J.-L. Brunaux, A. Rapin, Gournay II, Boucliers et lances, Dépôts et trophées, Paris, éditions Err (...)
• 40 T. Lejars, Gournay III, Les fourreaux d’épée. Paris, éditions Errance. Compiègne, IRRAP, collecti (...)
• 41 Par exemple : V. Merini, L’outillage agricole et artisanal et la quincaillerie du sanctuaire de G (...)

38L’équipe est consciente dès la première campagne de fouilles d’avoir affaire à un témoignage exceptionnel des pratiques cultuelles pré-romaines, et elle met en place un programme ambitieux d’études et de publications. La restauration exhaustive du matériel métallique – qui n’aboutira pas – et un cycle de cinq monographies sont prévus. Seulement trois paraissent ; le premier opus est consacré aux structures archéologiques et à l’étude des ossements d’animaux et humains (198538), les deux suivants sont dédiés aux armes en fer : les lances et les boucliers (198839), puis les fourreaux d’épées (199440). En parallèle, dès 1978, des articles et communications à des colloques relayent rapidement l’importance de la découverte. De plus, la richesse de la collection métallique de Gournay-sur-Aronde aboutit à son exploitation intensive dans le cadre de nombreux travaux universitaires entre 1979 et 199341.

• 42 C. Quatrelivre, Le sanctuaire de Gournay. Histoire de la découverte. État de la documentation act (...)

39Ces recherches constituent le point de départ du renouvellement des études protohistoriques françaises. Elles permettent notamment un nouvel éclairage sur les cultes celtiques, jusque-là étudiés à travers le prisme de sources indirectes : les textes antiques, grecs ou romains, l’épigraphie et l’iconographie gallo-romaine ou encore le matériel mythologique insulaire d’époque médiévale. Ces approches régressives privilégiaient l’identification d’un panthéon et l’étude du clergé druidique, mais ne donnaient pas accès aux pratiques rituelles42.

• 43 S. Fichtl, Les Gaulois du nord de la Gaule (150 – 20 av. J.-C.), Paris, éditions Errance, collect (...)
• 44 J.-L. Brunaux, « Les enceintes carrées sont-elles des lieux de culte ? », in O. Buchsenschutz, L. (...)
• 45 C. Von Nicolai, « La question des Viereckschanzen d’Allemagne du Sud revisitée », in I. Bertrand, (...)

41Ces observations sur le matériel archéologique de Gournay-sur-Aronde assurent la pérennité de l’interprétation rituelle du site, qui a généré par la suite une typologie des sanctuaires picards dans la littérature43. Inévitablement, cette nouveauté amène à réévaluer d’autres hypothèses, en particulier l’interprétation rituelle des Viereckschanzen développée depuis les années 1950. Ainsi, dès 1985, J.-L. Brunaux oppose-t-il la découverte de Gournay-sur-Aronde à ces enclos quadrangulaires, principalement repérés en Allemagne du sud44, dont le caractère agricole a depuis été mis en évidence45.

• 46 O. de Cazanove, « Ex-voto de l’Italie républicaine : sur quelques aspects de leur mise au rebut » (...)
• 47 J. Scheid, « Sanctuaires et territoire dans la Colonia Augusta Treverorum », in J.-L. Brunaux (éd (...)
• 48 F. Jacques, « Statut et fonction des conciliabula d’après les sources latines », ibidem, p. 58-65
• 49 J. Scheid, « Pour une archéologie du rite », in Annales (Histoire, Sciences sociales), 55, 3, 200 (...)

42Force est de constater que la démarche archéologique pour l’étude des rites se révèle particulièrement féconde. Les succès de ce renouvellement méthodologique sont introduits auprès des chercheurs antiquisants à l’occasion du colloque de Saint-Riquier en 1990, intitulé « Les sanctuaires celtiques et leurs rapports avec le monde méditerranéen ». L’événement regroupe près de deux cents chercheurs, protohistoriens et spécialistes du monde antique, notamment O. de Cazanove46, J. Scheid47 et F. Jacques48. Dix ans après cette rencontre, la pertinence de l’application d’une approche archéologique pour l’histoire des religions classiques ne fait plus aucun doute. De fait, J. Scheid mentionne expressément la découverte de Gournay-sur-Aronde comme point de départ d’un tel développement49. Il s’agit d’un des rares cas d’inversion dans la hiérarchie des disciplines, lorsque la recherche en Protohistoire permet un nouvel éclairage sur l’Antiquité classique.

• 50 L. Uran, « Observations métallographiques sur les épées celtiques en fer », in A. Duval, J. Gomez (...)

43La collection métallique de Gournay-sur-Aronde, riche de plusieurs milliers d’objets, offre la possibilité d’élargir et d’approfondir la connaissance de la culture matérielle celtique. Les recherches sur l’armement progressent significativement : techniques de fabrication et évolutions morphologiques, mises en parallèle avec l’évolution des tactiques de guerre. Les symboles qui ornent les fourreaux et l’étude de leur langage formel font l’objet de typologies, afin de reconstruire un discours sur l’organisation sociale des Celtes. Ce développement va de pair avec les avancées de la paléométallurgie, qui permettent de détecter le choix des matériaux, les propriétés mécaniques et chimiques privilégiées par les Celtes (notamment le fer doux50), et d’identifier les procédés de mise en forme.

• 51 C. Quatrelivre, Le sanctuaire de Gournay. Histoire de la découverte, p. 142.

49Pourtant, Gournay-sur-Aronde demeure profondément méconnu du grand public et très partiellement publié pour les spécialistes. Il est apparu que seule­ment 30,7 % de la collection avait fait l’objet d’une publication ou d’un travail universitaire, à l’issue de la reprise d’étude du mobilier archéologique en 201551. Ainsi, quarante ans après cette découverte, l’exploitation future des données inédites voit le jour dans le cadre d’un projet collaboratif de recherche. Tirant profit d’une rare qualité d’enregistrement et des importants travaux de nos prédécesseurs, ce programme aspire à se placer dans la continuité des inventeurs de Gournay-sur-Aronde. Il sera enfin temps de présenter à l’ensemble de la communauté un site d’exception, dans toute sa complexité et sa diversité.