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Dossier : Libye(s) en devenir

Les élites de l’ancien régime libyen : reconfigurations politiques en contexte transnational

The elites of the former Libyan regime: political reconfigurations in a transnational context
نُخَب النظام الليبي القديم:إعادة التشكيلات السياسية في سياق عبر وطني
Soraya Rahem
p. 41-57

Résumés

À l’effondrement de la Jamahiriya, les élites de l’ancien régime libyen subissent un déclassement politique et prennent la route de l’exil, notamment vers l’Égypte et la Tunisie voisine. Les bouleversements politiques induits par les révoltes et les révolutions arabes de 2011 tant en Libye que dans les pays voisins et l’émergence de nouveaux acteurs politiques rendent nécessaires une reconfiguration en contexte transnational. Héritiers de l’idéologie politique développée par Mouammar Kadhafi, les anciens du régime tentent de se réorganiser politiquement depuis l’étranger pour se repositionner en contexte postrévolutionnaire. S’ils dénoncent collectivement les évènements ayant conduit à la chute de Mouammar Kadhafi, ces acteurs n’incarnent pas pour autant une force politique unifiée. Une analyse de leur réorganisation politique met ainsi en évidence l’hétérogénéité de la « mouvance verte », divisée en plusieurs courants. Progressivement, les transformations géopolitiques induites par l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle présidence en Égypte en 2014 et par la mobilisation des acteurs internationaux pour la résolution du conflit depuis la Tunisie permettent aux élites en exil de faire entendre leur voix. Aussi, face à l’évolution de la guerre civile en Libye, les élites d’ancien régime parviennent à se redéployer politiquement par le biais de coalitions transnationales, en instrumentalisant l’instabilité politique et la menace islamiste. Elles se montrent ainsi capables de mobiliser leurs réseaux pour influencer le conflit à distance et façonner un environnement politique plus favorable à leur retour en Libye. Cet article analyse la reconfiguration des élites politiques de l’ancien régime libyen et met en lumière la façon dont l’espace transnational a pu constituer une opportunité politique leur permettant ultérieurement de se redéployer vers les sphères politiques nationales.

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Texte intégral

  • 1 . Entretien, Le Caire, 2022.
  • 2 . Système politique et idéologique développé par Mouammar Kadhafi. Nous revenons plus en détail sur (...)
  • 3 . Lacher Wolfram, Al-Idrissi Alaa, 2018, « Capital of militias : Tripoli’s Armed Groups Capture the (...)
  • 4 . Il semble que le terme de fululs soit plus régulièrement employé pour qualifier le personnel diri (...)
  • 5 . En référence à la couleur du drapeau instauré sous la Jamahiriya. Symbole de l’Islam, Mouammar Ka (...)

1« La vérité, c’est que le régime de Kadhafi était un système de masse, l’autorité était donnée au peuple, à différents groupes, et tout était lié à ce système. Il n’y avait pas de parti au pouvoir, comme en Tunisie ou en Égypte, qui aurait compris un nombre limité d’élites et de personnes d’une seule orientation.1» Ces propos, tenus par un ancien haut fonctionnaire en poste sous la Jamahiriya2, nous interpellent tant sur la nature des élites politiques sous Mouammar Kadhafi que sur leur devenir à la chute du régime. Vestiges d’un système politique et idéologique dont elles ont été la pierre angulaire durant des décennies, elles subissent un déclassement face à l’émergence d’acteurs ayant embrassés la révolution de 2011. On observe ainsi l’apparition de « nouvelles élites » sur la scène politique lesquelles tirent une légitimité de leur lutte contre le régime kadhafiste (Haddad, 2015 ; Rahem, 2022). On constate également la conversion de certaines élites d’ancien régime à la révolution : celles-ci se sont ralliées aux révolutionnaires dès le début des révoltes populaires et parviennent ainsi à se positionner dans la nouvelle Libye. Nombreux sont les travaux à avoir éclairé les trajectoires et le rôle joué par les acteurs dits « révolutionnaires » dans les révoltes et le processus transitionnel libyen3. Cette contribution porte sur des acteurs souvent délaissés par cette littérature académique : les élites de l’ancien régime libyen, restées fidèles à l’idéologie de la Jamahiriya. Ainsi, ceux que l’on appelle les « anciens du régime » (ansar al nidham ou fulul al nidham4), les « kadhafistes » ou encore les « verts »5 font face aux reconfigurations politiques postrévolutionnaires. Nombre d’entre eux s’exilent vers la Tunisie et l’Égypte voisines. Comment ces élites s’adaptent-elles à la chute de la Jamahiriya et quelles sont leurs stratégies de reclassement ? En interrogeant leur capacité à se redéployer, cet article s’appuie sur une approche transnationale pour mettre en lumière, à la fois, le rôle des acteurs – des élites – mais également leur aptitude à s’adapter aux impératifs politiques et stratégiques des États – des pays hôtes – pour faire valoir leurs intérêts (Colonomos, 1995 ; Baubök et Faist, 2010 ; Adamson, 2013 ; Austvoll Nome et Weidmann, 2013). Dans quelle mesure l’espace transnational constitue-t-il une forme d’opportunité politique pour la reconfiguration et le redéploiement des élites d’ancien régime ? Comment l’étude de leurs trajectoires met-elle en évidence la façon dont le conflit en Libye est renégocié hors du cadre national ?

  • 6 . Terme employé par Marine Poirier in « Les charmes du cheikh. Construire et défendre sa notabilité (...)
  • 7 . À propos des formes de l’action transnationale, voir Sydney Tarrow in The New Transnational Activ (...)

2Pour répondre à ces questionnements, cet article étudie la façon dont ces élites ont émergé sous Mouammar Kadhafi et la manière dont elles se sont réorganisées face aux trajectoires politiques prises par la Libye, la Tunisie et l’Égypte depuis 2011. En 2014, une nouvelle géographie politique de la Libye se dessine : les villes de Tunis et du Caire deviennent de véritables « hubs »6 politiques et diplomatiques, cristallisants les enjeux du conflit libyen et les intérêts des différents acteurs en présence. Dans cette conjoncture, les « kadhafistes » parviennent à se redéployer politiquement par le biais de « coalitions transnationales »7 et d’alliances de circonstances, en instrumentalisant l’instabilité politique et la menace islamiste. Ils se montrent ainsi capables de mobiliser leurs réseaux pour influencer le conflit à distance et façonner un environnement politique plus favorable à leur retour en Libye.

  • 8 . Dans le cadre d’une thèse portant, plus largement, sur la reconfi­guration des élites politiques (...)

3Cette recherche s’appuie sur différentes enquêtes de terrain menées à Tunis et au Caire entre 2021 et 20228. Les terrains en question apparaissent comme sensibles d’abord parce que le conflit libyen suscite de nombreux enjeux politiques et sécuritaires pour les autorités tunisiennes et égyptiennes mais également pour nos interlocuteurs. Dans ce contexte, le chercheur peut très vite être perçu comme un relais par lequel les enquêtés tenteraient de faire entendre leur voix et leurs revendications. Il est primordial d’élargir l’éventail des profils sociopolitiques des enquêtés et de recourir à la triangulation des données (sources humaines, scientifiques et médiatiques) pour ne pas risquer de se faire le porte-parole d’acteurs impliqués politiquement (Sardan, 1995). Ainsi les matériaux empiriques mobilisés pour cette recherche ont été récoltés à la fois auprès de partisans politiques « kadhafistes » et contre-révolutionnaires, mais également auprès d’anciens membres du personnel dirigeant ayant embrassé la révolution. Des entretiens ont également été conduits auprès de personnes-ressources tels que des chercheurs ou des fonctionnaires internationaux. Recourir à des acteurs intermédiaires, insérés dans des réseaux solidarités, a aussi été nécessaire pour se faire introduire auprès des enquêtés et ainsi dépasser les réticences qu’ils pourraient avoir à se livrer sur de telles questions. En ce sens, les réseaux familiaux prennent toute leur importance dans la construction et la consolidation du réseau d’enquêtés.

Les élites de l’ancien régime : vestiges de la Jamahiriya en reconfiguration ?

Système politique et idéologique sous la Jamahiriya

  • 9 . Voir Balta Paul, 1990, « 2 - La Libye ou la volonté d’exister » in Le Grand Maghreb. Des indépend (...)
  • 10 . Voir le Livre vert de Mouammar Kadhafi paru en 1975.
  • 11 . Tout en prônant une négation de la réalité politique de la tribu en ce qu’elle brimerait aussi le (...)

4L’identification des élites d’ancien régime ne peut se faire qu’à travers l’étude du système qui leur a permis d’émerger. Quelques années après son accession au pouvoir en septembre 1969, Mouammar Kadhafi œuvre au développement de son nouveau modèle de gouvernance « révolutionnaire ». La proclamation de la Jamahiriya arabe libyenne ou « l’État des masses » en mars 1977 consacre ainsi son projet politique dont la doctrine prône « le pouvoir du peuple par le peuple »9. Le projet idéologique qu’il développe comme la « Troisième théorie universelle »10, requière la nécessité d’annihiler tout organe représentatif tels que l’État, les partis politiques, le Parlement ou encore les organisations de la société civile lesquels incarnent, selon lui, autant d’obstacles à l’établissement d’une démocratie directe. Le démantèlement de l’appareil bureaucratique, la « retribalisation »11 de la société et la promotion d’une vision profondément a-étatique sont autant d’éléments rhétoriques et idéologiques traduisant, en réalité, une politique d’affaiblissement des institutions au profit d’une hyper centralisation de l’État et du pouvoir (Martinez, 2013 ; Davis, 1990).

  • 12 . Genieys William, 2006, « Nouveaux regards sur les élites du politique », Revue française de scien (...)
  • 13 . Les membres du CCR étaient réunis aux côtés de Mouammar Kadhafi dans le cadre du mouvement des Of (...)

5Aussi, l’idéologie politique de celui qui se présentait comme le « Guide » ne reconnait pas les « classes », considérées comme excluantes, contrevenant à l’indépendance et aux intérêts du peuple. En ce sens, la vision d’une élite politique, que la théorie élitiste dite « classique » entendrait comme l’expression d’ « une minorité capable de prendre les décisions importantes pour l’ensemble de la société »12 , n’est pas reconnue ni promue en tant que telle par le régime. Ces élites représenteraient une menace trop importante au maintien et à l’expansion de son pouvoir. En effet, quelques années auparavant, Mouammar Kadhafi dû faire face aux critiques et à la défection de plusieurs des douze membres du Conseil du commandement de la Révolution (CCR)13, considéré jusque-là comme la plus haute autorité politique du pays (Martinez, 2012). Le système de la Jamahiriya adopte donc une vision « pluraliste » du concept d’élite en constituant différents groupes d’acteurs, exerçants une influence dans des champs précis tout en étant dépendants du pouvoir en place (Genieys, 2006).

  • 14 . Obeidi Amal, 2008, « Political Elites in Libya since 1969 », in D. Vandewalle (Ed.), Libya since (...)

6La mise en place de la « révolution populaire » se traduit par l’instauration de Comités révolutionnaires (CR), conçus comme principales structures idéologiques et sécuritaires du système politique et dont les cadres s’imposent comme une nouvelle élite politico-idéologique encadrant la société à tous les niveaux. Par ailleurs, si le premier cercle du pouvoir est constitué des membres de sa famille, Mouammar Kadhafi se doit de nouer des alliances stratégiques auprès d’autres groupes d’influence. En procédant à la reconfiguration des hiérarchies et des sphères dirigeantes, le régime consacre ainsi un système d’ « élites temporaires »14 construit sur des réseaux de clientèle. Fondé sur un principe d’allégeance et de dépendance, ce système clientéliste est notamment entretenu à travers une redistribution arbitraire des revenus économiques tirés de la rente pétrolière (Martinez, 2013). Pour se faire, la tribu se révèle être efficace comme source d’organisation pour la distribution de positions politiques ou du moins stratégiques face à l’absence de forces politiques organisées. Ainsi, les Kadhafa, les Megherha et les Warfalla sont largement associées aux rouages du régime en ayant bon nombre de leurs membres placés aux postes de hauts rangs selon des domaines de spécialisation différents. Le commandement des appareils idéologiques et des structures militaro-sécuritaires se concentre progressivement entre les mains des Kadhafa. Les Megherha ont, quant à eux, certains de leurs membres en charge des fonctions rattachées au domaine sécuritaire et bureaucratique. Enfin, les Warfalla héritent des charges diplomatiques et des services spéciaux (Ouannès, 2009).

Reconfiguration des élites de l’ancien régime en contexte postrévolutionnaire

7Les élites déclassées au lendemain des événements de 2011, celles que l’on retrouve pour la plupart sur les routes de l’exil, ont été associées à ce système de gouvernance idéologique et lui sont restées fidèles : il s’agit principalement de l’ancien personnel dirigeant, de hauts fonctionnaires, d’officiers et d’acteurs proches des cercles du pouvoir. La fuite des « kadhafistes » conduit à la formation d’un nouvel espace politique libyen dans les capitales du Caire et de Tunis. Poursuivis par les nouvelles autorités libyennes, les « verts » se réorganisent comme une force d’opposition dont l’activité politique en exil nous permet de saisir les jeux de pouvoir par une approche « hors-sol » (Dufoix, 2000, p. 159 ; Marty, 2005, Shain et Barth, 2003).

  • 15 . A propos du « répertoire de l’action collective » voir Charles Tilly in La France conteste. De 16 (...)
  • 16 . Entretien mené auprès d’un ancien haut fonctionnaire de la Jamahiriya, Le Caire, 2021.

8S’ils ne représentent pas une force politique homogène, ces acteurs partagent un répertoire de mobilisation15 embrassant un ensemble de représentations, exprimées à travers différentes références symboliques, historiques et idéologiques. En ce sens, les « kadhafistes » se distinguent de ceux qu’ils appellent les February people, lesquels revendiquent leur attachement aux révoltes populaires du 17 février 2011. Les anciens du régime se réclament, pour leur part, partisans de la « grande révolution al Fateh » conduite le 1er septembre 1969 par Mouammar Kadhafi et les officiers unionistes libres. Ainsi, les September people ne reconnaissent pas le caractère révolutionnaire des révoltes de février qu’ils auraient plutôt tendance à qualifier de « coup d’état » (inqilab) fomenté par l’Occident et ses agents. Ancien haut fonctionnaire de la Jamahiriya, l’un de nos interlocuteurs évoque à ce sujet la « dévastation qui s’est abattue sur le pays avec l’emploi de l’étranger auprès des acteurs de février »16. Le registre anti-impérialiste développé par Mouammar Kadhafi en son temps est ainsi largement mobilisé par les élites d’ancien régime pour dénoncer les actions de l’OTAN en 2011 puis celles menées par l’ONU dans le cadre de la résolution du conflit. Les « verts » font de la couleur du drapeau de la Jamahiriya un symbole représentatif de l’héritage qu’ils incarnent face aux « people with lines » en référence au drapeau tricolore (rouge, noir, vert) instauré par les autorités transitionnelles. Par ailleurs, les « kadhafistes » invoquent régulièrement la nostalgie du peuple libyen pour la Jamahiriya en affirmant que la majorité des Libyens sont restés fidèles au « Guide ».

  • 17 . Entretien mené auprès d’un ancien haut représentant de la Jamahiriya, partisan du FLNL, Le Caire, (...)

9Cependant, les « kadhafistes » ne semblent pas avoir hérité d’un organe politique leur permettant de se structurer collectivement sous une même bannière ou de développer de réel programme politique. Représentants de l’ancien régime, ils en portent également les stigmates : ceux d’une vie politique étouffée par les comités populaires et révolutionnaires sans partis politiques. Aussi, le mouvement vert s’incarne plutôt à travers différents courants, lesquels convergent et divergent selon les enjeux du conflit et les intérêts du moment. Le « Mouvement Populaire National Libyen »  (MPNL), créé en février 2012 par d’anciens membres des Comités révolutionnaires incarne, en ce sens, la tendance historique dure de l’ancien régime. Ses partisans militent au nom de la « green résistance » pour un retour à l’ancien régime (Wang, 2017). Ces derniers dénoncent l’impérialisme occidental en Libye et prônent notamment un discours anti-islamiste radical, dans la continuité de la vision de Kadhafi en son temps. Le « Front Libyen » ou « Front de Lutte Nationale Libyen » (FLNL) est créé par Ahmad Kadhafi al-Dam depuis Le Caire. Cousin de Mouammar Kadhafi, il fut également en charge des relations égypto-libyennes sous l’ancien régime. D’après l’un de ses partisans, « le Front de lutte ne cherche pas le pouvoir, mais recherche plutôt des solutions pour la paix et le retour à la patrie, il n’impose pas de restrictions politiques à son affiliation. Notre organisation en tant que masse, comprend tout le monde, et en tant que façade, nous ne sommes pas un parti, mais un courant »17. Pour tenter de se repositionner politiquement en Libye, les membres de ce courant doivent effectivement jongler avec les divisions au sein même de la mouvance verte tout en prenant en considération l’évolution des jeux de pouvoir en Libye. Ceux-là se laissent ainsi la possibilité de saisir des opportunités politiques et de nouer des coalitions. Par ailleurs, leur positionnement est également dépendant des impératifs politiques, diplomatiques et sécuritaires des pays hôtes et de la communauté internationale – nous revenons plus en détail sur les enjeux auxquels sont confrontées ces élites dans le développement qui suit. Une troisième tendance se distingue également à travers le « Front Populaire de Libération de la Libye » (FPLL), fondé par le fils de Mouammar Kadhafi, Seif el Islam Kadhafi. À l’instar des autres tendances kadhafistes, celle-ci ne parait pas disposer d’une organisation structurée, mais capitalise sur le lien de filiation de son leader avec l’ancien dirigeant. Par ailleurs, Seif el Islam ne semble pas faire l’unanimité auprès des membres du MPNL. Ceux-là s’étaient autrefois opposés à son grand projet réformateur « Libya el Ghad » (La Libye de demain) lancé au cours des années 2000 pour moderniser et libéraliser la Libye (sur les plans social, économique et politique). Le fils du Guide est également vivement critiqué pour avoir fait libérer de nombreux individus affiliés aux réseaux du Groupe islamique combattant libyen (GICL) au cours des années 2009 et 2010.

Transitions politiques et géopolitiques

Contextes politiques en temps d’exil : les élites de l’ancien régime face aux transitions

  • 18 . Il s’agit notamment de membres affiliés aux Frères musulmans dont la plupart étaient membre du Fr (...)
  • 19 . Mustapha Abdel Jalil, ancien ministre de la Justice, devient président du CNT ; Mahmoud Jibril, e (...)
  • 20 . Cet organe politique transitionnel est fondé dès le 27 février 2011 pour soutenir les forces « re (...)
  • 21 . Plusieurs membres de l’ancien régime figurent sur une liste formulée par Interpol et certains son (...)
  • 22 . Les membres du PJC ont étendu leur influence lors des élections législatives du Congrès Général N (...)

10En Libye, le début de la période transitionnelle consacre l’arrivée de « nouvelles élites » sur la scène politique lesquelles tirent une légitimité de leur lutte contre le régime kadhafiste (Haddad, 2015 ; Rahem, 2022). Celles-ci regroupent un ensemble d’acteurs hétérogènes marginalisés durant les décennies de règne de Mouammar Kadhafi. Il s’agit notamment de forces issues de localités telles que Misrata et Zintan ou encore d’individus contraints à l’exil par Mouammar Kadhafi pour leur appartenance aux mouvements d’opposition et/ou leurs affiliations islamistes18 (Baldinetti, 2010 ; Bensaad, 2012 ; Lacher, 2020). Par ailleurs, on observe également la conversion de certaines élites d’ancien régime à la révolution : celles-ci se sont ralliées aux révolutionnaires dès le début des révoltes populaires et parviennent ainsi à se positionner dans la nouvelle Libye19. Ces acteurs jouissent d’une influence considérable auprès du Conseil national de transition (CNT)20 et œuvrent activement à l’exclusion des « verts » de toute participation politique. Dès la chute du régime, le CNT fait établir une liste de personnes recherchées auprès des autorités des pays voisins afin que les anciens du régime payent pour leurs crimes et ne puissent pas trouver refuge à l’étranger21 (Wang, 2017). Sur impulsion des membres du Parti pour la Justice et la Construction (PJC)22, affilié aux Frères musulmans, une loi dite « d’isolation » politique est votée le 8 mai 2013 à l’encontre de toute personne ayant occupé des fonctions pour l’ancien régime depuis 1969 (Haddad, 2015). Dans la pratique, cette loi ne sera jamais totalement appliquée et vise surtout à entraver la possibilité d’une quelconque représentation des « kadhafistes » ou de leurs aspirants dans l’arène politique postrévolutionnaire.

  • 23 . Ce dernier fut Secrétaire général du Comité populaire général de la Jamahiriya arabe libyenne (ch (...)

11Plus largement, les bouleversements politiques en cours dans les pays hôtes constituent également un enjeu majeur pour les élites d’ancien régime en exil. Les Tunisiens et les Égyptiens ont fait leurs « révolutions », lesquelles ont conduit au départ des présidents Zine el Abidine Ali et Hosni Moubarak. De la même façon qu’en Libye, le paysage politique tunisien est marqué par l’émergence des forces islamistes dans le nouveau jeu politique. Le parti Ennahdha, affilié aux Frères musulmans, devient ainsi une force politique de premier ordre après l’élection de la nouvelle assemblée constituante en octobre 2011. Les hauts représentants du régime de Kadhafi en exil deviennent alors l’objet de transactions entre les nouvelles forces politiques tunisiennes et libyennes. L’ancien chef du gouvernement de la Jamahiriya, Baghdadi Al-Mahmoudi23 est ainsi extradé vers la Libye en juin 2012 en dépit des accords internationaux signés par la Tunisie sur le refus de l’extradition lorsque des risques de mauvais traitements et/ou de condamnation à mort seraient encourus.

  • 24 . Entretien mené en 2021 auprès d’un étudiant libyen, originaire de Tripoli, appartenant à la tribu (...)

12Après la démission de Hosni Moubarak en février 2011, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) s’arroge le pouvoir pour assurer la transition égyptienne. Les « verts » nourrissent de nombreux espoirs envers le « traditionnel » État militaire. Celui-ci incarne, en effet, un symbole idéologique et politique fort dans l’imaginaire de ces élites. En son temps, Mouammar Kadhafi s’est largement inspiré du mouvement des Officiers libres, épousant les idéaux panarabes et socialistes promus par Gamal Abdel Nasser, jusqu’à tenter une fusion politique avec l’Égypte, la Tunisie et la Syrie (Baldinetti, 2010 ; Ouannès, 2009). En 2011, après avoir quitté Tripoli sous les bombardements, Mahmoud prend la route vers la Tunisie avant de partir se réfugier au Caire. « Nous savons que nous partageons les mêmes valeurs que les Égyptiens et que l’État égyptien, même si ça n’est pas notre pays. On a dû faire un choix et s’adapter vis-à-vis de la brutalité des évènements. Mon cousin s’est battu jusqu’au bout pour la nation, mais nous avons été piégés. Nous avons été obligés de fuir en Égypte pour nous sentir en sécurité. »24 En raison du rôle de son cousin auprès des services de sécurité du régime Libyen, il précise également que le nom de son père figurait autrefois sur une liste des nouvelles autorités libyennes, l’empêchant d’envisager un retour en Libye durant une longue période. Mahmoud n’incarne pas directement une figure de l’élite d’ancien régime mais son histoire personnelle est tout de même significative des trajectoires « kadhafistes ». Si le CSFA ne mène pas d’actions contre ces acteurs, l’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi (juin 2012 - juillet 2013), leader du Parti Liberté et Justice affilié aux Frères musulmans, concrétise la menace de l’extradition pour les Libyens de l’ancien régime. En mars 2013, Mohamed Amin Maria, ancien ambassadeur de Libye en Égypte et Mohamed Ibrahim Mansour, ancien responsable des finances, sont tous deux arrêtés au Caire et extradés vers Tripoli. Dans ces nouveaux contextes politiques, les élites d’ancien régime sont ainsi contraintes à une forme d’invisibilité sur la scène politique et dans la sphère publique.

Le Caire et Tunis : « hubs » politiques et diplomatiques

  • 25 . Implantation territoriale de l’État Islamique (Daesh) et d’Ansar al Charia.

13En 2014, l’exacerbation des combats et la montée en puissance des groupes terroristes25 sur le territoire contribuent à dessiner une nouvelle géographie politique de la Libye. Aussi, les villes de Tunis et du Caire deviennent de véritables « hubs » où se réinvente la vie politique libyenne. Les réseaux politiques libyens de tous bords gravitent autour de ces capitales pour faire entendre leur voix et défendre leurs positions auprès des institutions internationales mais, aussi, auprès des autorités des deux pays voisins.

  • 26 . Aux cours des années 2021/2022, l’évolution de la situation politique a permis un retour – partie (...)

14La dégradation sécuritaire conduit l’ensemble des institutions diplomatiques étrangères basées en Libye à quitter le pays26. Celles-ci se réunissent, pour la plupart, à Tunis à l’instar des ambassades de France et de l’Union européenne, de la Mission d’appui des Nations Unies pour la Libye (MANUL) ou de l’Organisation internationale des migrations (OIM). Aussi, à chaque nouvelle feuille de route onusienne, la capitale tunisienne est privilégiée pour l’accueil des conférences internationales au nom de la résolution du conflit en Libye. S’y concentre également un ensemble de think tanks et organismes consacrés au peace building ainsi qu’à la défense des droits de l’Homme, lesquels s’entretiennent régulièrement avec les acteurs de la société civile libyenne, les exilés et les élites politiques libyennes. Si les autorités tunisiennes ne disposent pas d’un poids militaire et politique assez conséquent pour imposer leur vision sur le terrain, le pays se positionne tout de même comme centre névralgique de la diplomatie et de la politique pour la résolution du conflit. Tunis est régulièrement surnommée « la seconde capitale de la Libye » par nos interlocuteurs. L’implication des autorités tunisiennes et égyptiennes vis-à-vis du conflit – tant sur le plan diplomatique que militaire – suscite particulièrement l’intérêt des nouveaux dirigeants libyens. Ceux-là se disputent notamment le contrôle des ambassades et consulats libyens basés à Tunis et au Caire (Rahem, 2022).

  • 27 . L’État Islamique a fait exécuter un groupe d’une vingtaine d’égyptiens de confession copte à Syrt (...)

15Face à l’évolution du conflit, la capitale égyptienne s’est également imposée comme centre politique stratégique pour la Libye. L’arrivée au pouvoir du maréchal Abdel Fattah al Sissi en juillet 2013 contribue particulièrement à refaçonner Le Caire, « hub politique » en faveur des éléments contre-révolutionnaires face à l’influence antérieure des réseaux fréristes. Perçu comme une menace au pouvoir et à la stabilité politique par les nouvelles autorités égyptiennes, le mouvement frériste est finalement classé comme organisation terroriste à partir de décembre 2013. Tandis que les acteurs islamistes disposent d’un poids politique important dans le paysage politique libyen, la menace terroriste incarnée par des groupes tels que Daesh ou encore Al Qaeda sur le territoire fait évoluer la politique étrangère de l’État égyptien, lequel mène plusieurs frappes aériennes à leur encontre à partir de 201527. Alignés sur la vision d’Abdel Fattah al Sissi pour lutter contre tous types de mouvements liés à l’islam politique, les « verts » trouvent ainsi le moyen de se positionner comme interlocuteurs privilégiés auprès des nouvelles autorités égyptiennes (Wang, 2017).

Coalitions transnationales et intérêts mouvants en temps de conflit

Redéploiement politique en contexte transnational

16Les évolutions tant politiques que militaires sur le terrain entraînent le dépassement des lignes de tensions établies jusqu’alors entre les February pepople et les September people. Les élites de l’ancien régime saisissent ainsi l’opportunité de se redéployer à travers la formation de coalitions transnationales. Ces coalitions se caractérisent cependant par leur aspect circonstanciel, se forment au gré des rapports de forces sur le terrain et/ou selon les impératifs sécuritaires des États de la région (Tarrow, 2005). La compétition politique en Libye se polarise progressivement autour de considérations idéologiques, lesquelles sont aussi instrumentalisées pour légitimer les intérêts des uns et des autres (Sawani, 2018).

  • 28 . Officiellement, l’Égypte et les Émirats Arabes Unis ont soutenu la « lutte anti-terroriste » aux (...)
  • 29 . Entretien mené auprès d’un ancien membre du gouvernement de l’Est, 2021, Le Caire.

17Les élections législatives organisées en Libye au mois de juin 2014 conduisent à l’émergence d’une Chambre des Représentants, laquelle n’obtient pas le vote de confiance de l’autorité transitoire en place élue en 2012 à Tripoli, le Congrès Général National (CGN). Les tensions politiques ne cessent de s’exacerber et conduisent finalement le nouvel organe législatif à s’établir dans l’Est libyen, lequel finit par élire un gouvernement concurrent basé à Tobrouk. Parallèlement, les affrontements sur le terrain sont de plus en plus violents face au déploiement de milices sur l’ensemble du territoire. Ainsi, la division institutionnelle se prolonge sur le terrain par le biais d’acteurs locaux et entraine l’apparition de deux grandes coalitions militaires. L’une dénommée Fajr Libya, dont les combattants n’admettent pas la légitimité des derniers résultats électoraux, coalise plusieurs milices affiliées au mouvement révolutionnaire et rassemble notamment des éléments islamistes hétéroclites associés aux Frères musulmans ou à certains groupes djihadistes tels qu’Ansar al Charia ou le GICL. Les forces de la seconde coalition sont, quant à elles, réunies sous l’opération Dignité (Karama) lancée par Khalifa Haftar et son autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL). Officier sous Mouammar Kadhafi, ce dernier s’est exilé durant plusieurs années aux États-Unis après avoir embrassé l’opposition. Revenu en Libye en 2011, Haftar incarne l’exemple d’une élite d’ancien régime convertie à la révolution, reclassée politiquement et dont l’action est officiellement reconnue et promue par les autorités de l’Est. Depuis 2014, les avancées stratégiques du maréchal Haftar sur le terrain – contrôle progressif de l’Est puis du Sud libyen – lui prodiguent un rayonnement militaire et politique important. Fort de sa lutte contre les milices islamistes et groupuscules terroristes, cet acteur cristallise les ambitions des différents mouvements contre-révolutionnaires, tant au sein des réseaux kadhafistes que des États de la région28 et, en particulier, de l’Égypte. Les nouveaux rapports de forces ainsi générés par la guerre civile transforment peu à peu les logiques antagonistes établies jusqu’alors dans l’espace transnational entre « février » et « septembre » et donnent place à de nouvelles coalitions d’acteurs (Kalyvas, 2003). Comme le souligne l’un de nos interlocuteurs, ancien membre du gouvernement de l’Est, « Avec la montée en puissance de l’ANL à partir de 2014, mais surtout depuis 2018, les divisions se sont atténuées entre les différentes tendances politiques libyennes présentes en Tunisie et en Égypte. Beaucoup d’entre eux se sont mis à supporter les actions de Khalifa Haftar vis-à-vis de la dégradation du contexte en Libye.29»

  • 30 . Données tirées de plusieurs entretiens.
  • 31 . Entretien mené auprès d’un ancien membre du gouvernement de l’Est, 2021, Le Caire.

18Dans ce nouveau contexte, les élites de l’ancien régime tentent de tirer leur épingle du jeu pour réinvestir les sphères politiques nationales. Certaines figures mobilisent leurs réseaux à l’étranger et auraient ainsi été présentes lors de rencontres entre Khalifa Haftar et les autorités des pays d’accueils30. Dans une autre mesure, les « kadhafistes » activent également leurs réseaux en Libye pour apporter des soutiens financiers et humains aux forces de l’ANL. De nombreux membres des tribus Kadhafa et Megherha sont appelés à se rallier aux côtés de Khalifa Haftar, réactivant ainsi les alliances tribales historiques de l’ancien régime. Par ailleurs, les Kadhafa concluent également une réconciliation avec les Awlad Sliman du Sud libyen, lesquels avaient pris les armes contre le régime en 2011 et s’étaient battus aux côtés de Fajr Libya en 2014. Cette entente permet notamment au maréchal de l’Est de rallier des membres des Awlad Sliman à ses côtés, consolidant ainsi ses positions dans la région de Sebha (Sud) et son extension vers l’Ouest (Lazib, 2021). Les rangs de l’armée du Maréchal Haftar rallient aussi des officiers réguliers et des membres de l’appareil sécuritaire de la Jamahiriya. Ces évolutions permettent progressivement aux anciens du régime de retrouver une place dans les jeux de pouvoir et dans les discussions politiques. Ce même interlocuteur évoque à ce sujet que « Des Kadhafistes ont pu revenir à partir de 2014, mais c’est surtout entre 2015 et 2016 que les choses ont évoluées pour eux. Certains d’entre eux ont même pu organiser des meetings dès cette période à l’hôtel Tibesti de Benghazi.31» Dans cette conjoncture, une nouvelle géographie transnationale se dessine sous l’impulsion des retours d’exil vers la Libye, ou plutôt des allers-retours effectués entre les pays hôtes et l’Est libyen. D’une part, la capacité de ces élites à circuler d’un espace à l’autre et, d’autre part, à mobiliser des réseaux (familiaux et politiques) pour influencer le conflit à distance leur permet de se redéployer politiquement.

Opportunités politiques et alliances de circonstances

19La mobilisation des réseaux kadhafistes signifie-t-elle une reconfiguration des affiliations politiques ? Déclassés à la suite des révoltes populaires, les anciens du régime avaient été exclus des instances politiques et perdu leurs positions d’interlocuteurs privilégiés auprès des acteurs internationaux. Aussi, le soutien accordé à Khalifa Haftar semble davantage relever d’une stratégie de reclassement de la part des élites contre-révolutionnaires pour gagner en légitimité politique. À l’image du conflit en Libye, la reconfiguration des affiliations politiques en exil n’est ainsi, sûrement, que le fruit d’alliances de circonstances, d’arrangements et de tactiques évoluant en fonction des intérêts du moment plutôt que l’expression d’un alignement idéologique (Sawani, 2018 ; Kalyvas, 2003).

  • 32 . The Libyan National Conference Process Final Report, November 2018, https://www.hdcentre.org/wp-c (...)

20En s’imposant comme chef de guerre sur le territoire, le maréchal Haftar s’impose aussi rapidement comme l’une des principales figures politiques libyennes en étant invité aux dialogues internationaux sur la sortie de crise en Libye. Il participe notamment à la conférence internationale de Paris, organisée en mai 2018 sous l’égide de l’ONU, aux côtés du président de la Chambre des représentants, Aguilah Saleh ; du chef de l’État, Fayez el Serraj et du président du Conseil d’État, Khaled Meshri. Le déploiement des réseaux kadhafistes auprès des forces de Khalifa Haftar ne permet pas seulement leur retour progressif en Libye : cette stratégie leur confère également une nouvelle visibilité, leur permettant d’être réintroduits progressivement dans les canaux de discussions politiques et diplomatiques pour la résolution du conflit. Face à l’enlisement du contexte politique, l’ONU lance une nouvelle feuille inclusive au cours de l’année 2018 devant aboutir à l’organisation d’une conférence nationale inter-libyenne. Les anciens du régime sont ainsi conviés aux différentes consultations menées au préalable en Libye, en Tunisie, en Égypte et en Angleterre. Le rapport final du processus de conférence nationale évoque en effet la tenue d’une session exclusive avec une trentaine de membres du FLNL au cours du mois de juillet 201832.

21Si les « kadhafistes » se montrent capables de se mobiliser auprès des actions menées sur le territoire par Khalifa Haftar, l’entente semble finalement reconsidérée en contexte électoral. Prévues pour le 24 décembre 2021 puis finalement reportées, les élections présidentielles mettent tout particulièrement en lumière les mécanismes de compétition entre ces différents acteurs. Le retour sur le devant de la scène de Seif el Islam mobilise, en effet, l’intervention de forces armées affiliées à Khalifa Haftar pour empêcher la validation de sa candidature. En dépit du ralliement de plusieurs officiers et anciens hommes politiques de la Jamahiriya à ses côtés, Khalifa Haftar ne conçoit pas de perdre une partie de son électorat face à la concurrence générée par le redéploiement des kadhafistes. Notre interlocuteur, proche du FLNL, revient sur cet évènement tout en justifiant la grande influence des « verts » sur le territoire :

  • 33 . Entretien mené auprès d’un ancien haut représentant de la Jamahiriya, partisan du FLNL, Le Caire, (...)

 Certes, lentrée de Seif al-Islam a suscité la colère de Khalifa et du reste des candidats. Le mouvement vert est soutenu par la majorité des Libyens, et Khalifa n’aura pas de chance face à ça. Le succès de Seif signifie la mise en place d’un État. Ce n’est pas dans l’intérêt des gangs armés. Ça confirme que ce qui s’est passé en 2011 n’était pas une révolution. Cela met l’Occident dans une position délicate quant à leur intervention en 2011 et la destruction de la Libye.33 

  • 34 . Des membres du FLNL ainsi que certaines personnes ressources ont confirmé cette hypothèse lors d’ (...)

22Ces propos révèlent ainsi la capacité des différents courants du mouvement vert à se soutenir et se coaliser selon les trajectoires prises par le conflit en Libye. En réalité, il est complexe de définir clairement le positionnement de ce mouvement en contexte électoral puisque celui-ci apparait largement morcelé en différents réseaux d’individus ayant chacun leurs visions et leurs intérêts à faire valoir. En effet, plusieurs membres de l’ancien régime annoncent leur candidature en tant qu’indépendants tout en étant, semble-t-il, proches et/ou soutenus par les différents courants de la mouvance verte34.

Conclusion

23Porter le regard sur les élites de l’ancien régime libyen permet ainsi de saisir dans quelle mesure l’espace transnational a pu constituer une opportunité politique pour leur redéploiement. Si les trajectoires prises par les transitions politiques en Libye, en Tunisie et en Égypte ont contribué, dans un premier temps, à exclure et à invisibiliser les anciens du régime en exil, ceux-là sont tout de même parvenus à tirer avantage des évolutions politiques et géopolitiques à l’œuvre depuis 2014. Ainsi l’exil a-t-il été l’un des effets générés par la guerre, tout en constituant « un processus politique » dont l’activité peut être perçue comme la préparation à un retour dans les sphères politiques nationales (Shain, 2005 ; Wang, 2017). La transformation de la situation politique en Libye a progressivement entrainé le dépassement des lignes de tensions établies jusqu’alors entre les révolutionnaires (February people) et contre-révolutionnaires (September people). Les « kadhafistes » se sont redéployés politiquement par le biais de coalitions transnationales nouées auprès d’acteurs locaux et régionaux en instrumentalisant notamment la question islamiste. Ils se sont ainsi montrés capables de mobiliser leurs réseaux pour influencer le conflit à distance et façonner un environnement plus favorable à leur retour en Libye. Si la notion d’ « exil » a pu être pertinente, un temps, pour saisir leurs trajectoires, les anciens du régime évoluent et circulent dorénavant dans un espace politique transnational. En revanche, les dynamiques « clivages/alliances » générées par la guerre civile ne permettent pas d’avoir une vision claire des antagonismes politiques. S’ils ont réinvesti la sphère politique nationale et les négociations internationales, les héritiers de la Jamahiriya n’ont pas pu ou n’ont pas voulu se structurer politiquement sous un même parti privilégiant les arrangements, les transactions politiques ou les alliances de circonstances pour se positionner dans un contexte aussi mouvant.

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Notes

1 . Entretien, Le Caire, 2022.

2 . Système politique et idéologique développé par Mouammar Kadhafi. Nous revenons plus en détail sur cette dimension dans le développement qui suit.

3 . Lacher Wolfram, Al-Idrissi Alaa, 2018, « Capital of militias : Tripoli’s Armed Groups Capture the Libyan State », Small Arms Survey; Lacher Wolfram, 2018, « Elite Bargains and Political Deals Project. Libya Case Study », Stabilisation Unit; 23 p. ; Lacher Wolfram, 2011, « Families, Tribes and Cities in the Libyan Revolution », Middle East Policy, Vol. XVIII, No. 4, Winter 2011, p. 140-153 ; Bensaad Ali, 2012, « Changement social et contestations en Libye », Politique africaine, Karthala, n°125, p. 5-22 ; Quesnay Arthur, 2013, « L’insurrection libyenne: un mouvement révolutionnaire décentralisé », 15 p. ; Quesnay Arthur, 2012, « Renégocier l’espace politique libyen : du local au national », Noria Reaserch, 14 p.

4 . Il semble que le terme de fululs soit plus régulièrement employé pour qualifier le personnel dirigeant de l’ancien régime de Hosni Moubarak en égypte. Cependant, l’emploi de ce terme pour définir les élites politiques libyenne en exil a été justifié par les travaux du chercheur Jie Wang in Wang Jie, 2017, « Islamist Forces, Political Reordering of Libya and Exiles in Cairo », Global Politics Review 3, no. 1, p. 39-60.

5 . En référence à la couleur du drapeau instauré sous la Jamahiriya. Symbole de l’Islam, Mouammar Kadhafi en a fait l’emblème de sa « révolution populaire ».

6 . Terme employé par Marine Poirier in « Les charmes du cheikh. Construire et défendre sa notabilité au Yémen (2009-2019) », Presses de Sciences Po | « Critique internationale », 2020/2 n° 87, p. 175-198 et par Christian Testot in « Diplomatie nomade autour du Yémen », Éditoriaux de l’IFRI, 2017, 8 p. L’emploi de ce terme est particulièrement approprié pour caractériser ces villes comme des plateformes à travers lesquelles se concentrent et se connectent les réseaux libyens et internationaux.

7 . À propos des formes de l’action transnationale, voir Sydney Tarrow in The New Transnational Activism, Cambridge University Press, 2005, 278 p.

8 . Dans le cadre d’une thèse portant, plus largement, sur la reconfi­guration des élites politiques libyennes dans une perspective transnationale.

9 . Voir Balta Paul, 1990, « 2 - La Libye ou la volonté d’exister » in Le Grand Maghreb. Des indépendances à l’an 2000, avec la collaboration de Rulleau Claudine. La Découverte, 1990, p. 33-54.

10 . Voir le Livre vert de Mouammar Kadhafi paru en 1975.

11 . Tout en prônant une négation de la réalité politique de la tribu en ce qu’elle brimerait aussi les libertés individuelles, il entreprit tout de même de la réifier comme force sociale jusqu’à l’assigner comme source de la nation.

12 . Genieys William, 2006, « Nouveaux regards sur les élites du politique », Revue française de science politique, 2006/1 (Vol. 56), p. 125.

13 . Les membres du CCR étaient réunis aux côtés de Mouammar Kadhafi dans le cadre du mouvement des Officiers unionistes libres pour renverser la monarchie en place (1951-1969). Après leur prise de pouvoir, des désaccords politiques et idéologiques semèrent la discorde au sein du CCR. Une tentative de coup d’État fomentée par plusieurs membres du CCR pour évincer Mouammar Kadhafi fut déjouée en 1975 et la plupart furent limogés.

14 . Obeidi Amal, 2008, « Political Elites in Libya since 1969 », in D. Vandewalle (Ed.), Libya since 1969: Qadhafi’s Revolution Revisited, Basingstoke, Palgrave Macmillan, p. 105.

15 . A propos du « répertoire de l’action collective » voir Charles Tilly in La France conteste. De 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986, 622 p.

16 . Entretien mené auprès d’un ancien haut fonctionnaire de la Jamahiriya, Le Caire, 2021.

17 . Entretien mené auprès d’un ancien haut représentant de la Jamahiriya, partisan du FLNL, Le Caire, 2022.

18 . Il s’agit notamment de membres affiliés aux Frères musulmans dont la plupart étaient membre du Front national pour le salut de la Libye (FNSL), d’éléments ayant appartenus au groupe djihadiste du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) ou au Mouvement du groupement islamique libyen.

19 . Mustapha Abdel Jalil, ancien ministre de la Justice, devient président du CNT ; Mahmoud Jibril, en charge des réformes économiques sous la Jamahiriya, est finalement élu président du Conseil exécutif du CNT.

20 . Cet organe politique transitionnel est fondé dès le 27 février 2011 pour soutenir les forces « rebelles » contre le régime de la Jamahiriya. Il est rapidement reconnu internationalement et prend la charge d’assurer la transition politique jusqu’à l’élection du Congrès Général National en aout 2012. Il est composé de personnalités politiques hétérogènes dont certaines sont issues de l’ancien régime mais converties à la révolution.

21 . Plusieurs membres de l’ancien régime figurent sur une liste formulée par Interpol et certains sont toujours mis en accusation pour « crimes contre l’humanité » et/ou d’autres chefs d’accusations pour avoir participé à la politique de répression du régime au cours de l’année 2011.

22 . Les membres du PJC ont étendu leur influence lors des élections législatives du Congrès Général National (CGN) en aout 2012 en cooptant des candidats dits indépendants.

23 . Ce dernier fut Secrétaire général du Comité populaire général de la Jamahiriya arabe libyenne (chef du gouvernement) de mars 2006 à aout 201 (période à laquelle il fuit la Libye pour la Tunisie). Il est arrêté en Tunisie pour être entré illégalement sur le territoire et condamné à plusieurs mois de prisons avant son extradition vers la Libye.

24 . Entretien mené en 2021 auprès d’un étudiant libyen, originaire de Tripoli, appartenant à la tribu des Megherha.

25 . Implantation territoriale de l’État Islamique (Daesh) et d’Ansar al Charia.

26 . Aux cours des années 2021/2022, l’évolution de la situation politique a permis un retour – partiel - de la plupart de ces instituions à Tripoli.

27 . L’État Islamique a fait exécuter un groupe d’une vingtaine d’égyptiens de confession copte à Syrte en février 2015 ce qui a contribué à faire intervenir l’Égypte militairement.

28 . Officiellement, l’Égypte et les Émirats Arabes Unis ont soutenu la « lutte anti-terroriste » aux côtés de Haftar en Libye.

29 . Entretien mené auprès d’un ancien membre du gouvernement de l’Est, 2021, Le Caire.

30 . Données tirées de plusieurs entretiens.

31 . Entretien mené auprès d’un ancien membre du gouvernement de l’Est, 2021, Le Caire.

32 . The Libyan National Conference Process Final Report, November 2018, https://www.hdcentre.org/wp-content/uploads/2018/11/Libyan-NCP-Report_English_web.pdf

33 . Entretien mené auprès d’un ancien haut représentant de la Jamahiriya, partisan du FLNL, Le Caire, 2022.

34 . Des membres du FLNL ainsi que certaines personnes ressources ont confirmé cette hypothèse lors d’entretiens.

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Pour citer cet article

Référence papier

Soraya Rahem, « Les élites de l’ancien régime libyen : reconfigurations politiques en contexte transnational »L’Année du Maghreb, 28 | 2022, 41-57.

Référence électronique

Soraya Rahem, « Les élites de l’ancien régime libyen : reconfigurations politiques en contexte transnational »L’Année du Maghreb [En ligne], 28 | 2022, vol. 2, mis en ligne le 10 janvier 2023, consulté le 29 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/anneemaghreb/11199 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anneemaghreb.11199

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Auteur

Soraya Rahem

Doctorante en géographie politique à l’Université de Tours, laboratoire CITERES, Équipe Monde arabe et Méditerranée (EMAM).

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