- 1 . Conformément à l’article 490 du Code pénal, les relations sexuelles hors mariage sont pénalisées. (...)
1La maternité célibataire au Maroc est une expérience difficilement vécue par les mères célibataires et leurs enfants. Elle est associée au péché, à la transgression des normes communément admises et qui régulent la sexualité et la reproduction. En effet, le cadre normatif interdit les relations sexuelles hors mariage et fait de l’institution du mariage le seul cadre légitime où la reproduction peut avoir lieu1. Culturellement, enfanter hors mariage expose une femme et son enfant à la stigmatisation sociale.
- 2 . Les chiffres sont fournis dans le cadre d’une étude initiée par l’association INSAF : Le Maroc de (...)
2Les écrits sur le sujet se penchent sur les implications de cette stigmatisation sociale sur le vécu du couple mère/enfant et sur les manifestations de leur exclusion (Ech-Channa, 2000 ; Cherkaoui et Zirari, 2002 ; Nâamane Guessous et Guessous, 2005 ; Magdoud, 2010). Les rapports familiaux sont souvent affectés après l’annonce de la grossesse hors mariage. Une femme se trouve rejetée par la famille et par le père biologique de l’enfant ce qui l’amène à devoir gérer toute seule tout ce qui se rapporte à la grossesse et la prise en charge de l’enfant. Cette situation devient davantage difficile par le profil précaire des mères célibataires qui sont généralement à niveau bas d’instruction et sans qualification professionnelle. Selon les statistiques fournies en 2010, cette situation est vécue par 210 434 mères célibataires estimées a l’échelle nationale entre 2003 et 20092.
- 3 . L’invisibilisation d’une sexualité hors mariage devient possible en étant financièrement capable (...)
3La maternité célibataire est à l’intersection entre classe sociale et genre. Être issue d’une classe sociale défavorisée ne permet pas à une femme de détenir les ressources nécessaires (culturelles, sociales, économiques, etc.) pour être autonome économiquement et pouvoir affronter les aléas de la vie. Tomber enceinte et enfanter hors mariage est justement parmi ces aléas imprévus, très souvent, être mère célibataire n’est pas un choix. Il s’agit d’une expérience qui s’impose suite à une grossesse non désirée et dont il est légalement interdit d’avorter. L’interruption de la grossesse peut se faire dans la clandestinité. Toutefois, en dépit de tous les risques que cette pratique implique, beaucoup de mères célibataires déclarent avoir eu l’intention de la pratiquer mais faute de moyens, elles ont dû y renoncer. Avoir les ressources financières nécessaires permet aux femmes d’invisibiliser leurs pratiques sexuelles transgressives3 et de pouvoir gérer les conséquences de ces pratiques notamment par le recours à un avortement clandestin (Le Bris, 2020). À la classe sociale s’ajoute la question du genre. En effet, si le cadre normatif (juridique et religieux) interdit les relations sexuelles aux femmes au même titre qu’aux hommes, seules celles-ci sont culturellement responsabilisées de la transgression sexuelle commise. La transgression rendue publique par la mise au monde d’un enfant illégitime expose une femme à la stigmatisation sociale.
4Dans cet article, nous partons du principe qu’un individu ne demeure pas passif aux manifestations de son exclusion. Il peut vivre dans les marges de la société sans pour autant en être définitivement exclu. Rester dans le dedans implique le positionnement en tant qu’acteur qui tend vers une mobilisation de ressources diverses et une renégociation du vivre-ensemble. Comment alors les mères célibataires agissent-elles face à leur vécu difficile marqué par l’exclusion et la précarité ? Comment arrivent-elles à gérer les difficultés de leur quotidien et à s’adapter aux implications de leur statut de mère célibataire ?
- 4 . L’enquête a été initialement menée dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie, intitulée (...)
5Afin de répondre à ces questionnements, les résultats d’une enquête qualitative4 seront mobilisées dans le but de rendre compréhensible les logiques d’action des mères célibataires et leur capacité d’agir face à un environnement social hostile. Ainsi, des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de cinquante mères célibataires, certaines étaient des bénéficiaires de la prise en charge associative au moment de l’enquête, d’autres n’avaient pas transité par le secteur associatif. Cette variation des profils des mères célibataires vise à rendre compte des spécificités qui peuvent marquer leurs trajectoires en termes de ressources et de possibilités de gestion de leur expérience. Les données recueillies par les entretiens ont été approfondies et enrichies par les observations de terrain. L’observation directe et participante ont été mobilisées pour examiner de près le vécu des mères célibataires aussi bien au sein des associations que dans leur milieu de vie naturel (quartier d’habitation, demeures, etc.).
6Les personnes stigmatisées ne demeurent pas passives face à l’exclusion exprimée par les représentants de l’ordre social, ou plus précisément par les entrepreneurs de la morale (Becker, 1985). Elles se montrent plutôt capables de préserver une image positive et créative dans la mise en place de stratégies d’insertion dans la communauté.
7Les interactions entreprises par les mères célibataires se trouvent souvent marquées par la stigmatisation sociale susceptible de porter atteinte à leur estime de soi. Des stéréotypes tenaces revêtent une dimension collective qualifiant, à priori, l’ensemble des mères célibataires par une assignation réductrice. Les représentations collectives négatives ne sont pas sans répercussions sur l’image que les mères célibataires ont d’elles mêmes. Le sentiment de culpabilité ressenti dépend, dans une grande partie de la manière dont une mère célibataire pense être perçue par les autres. Un manque de confiance et un sentiment de honte définissent désormais l’ensemble des rapports au corps social, manifestant concrètement (ou non) des attitudes stigmatisantes, comme exprimé dans les dires de l’une des mères célibataires enquêtées :
« Dès que quelqu’un apprenne que je suis une mère célibataire son regard et son comportement change à mon égard... on me regarde de travers, on me prend pour une fille facile » (B., 23 ans, mère d’une fille)
- 5 . Il s’agit ici d’une qualification socialement véhiculée et rapportée dans le discours des enquêté (...)
8Les jugements négatifs et les regards soupçonneux et méprisants d’autrui affectent, considérablement, l’identité des personnes jugées être en marge. Toutefois, cette primauté du jugement de l’autre dans la définition du concept de soi et de l’estime de soi est remise en question. Le soi n’est pas toujours une image en miroir des évaluations et des opinions d’autrui. En effet, en cas d’inadéquation entre les évaluations des autres et de soi, l’acteur réévalue ses propres perceptions, en acceptant ou en rejetant les évaluations d’autrui (Dubar, 1991 ; Strauss, 1992 ; Cohen-Scali & Moliner, 2008). C’est le cas des mères célibataires qui adoptent une image tout à fait opposée à celle renvoyée par leur entourage social, notamment lorsqu’il s’agit d’associer leur statut à celui de « prostituées »5, un statut plus stigmatisant et plus dégradant dans l’échelle des états matrimoniaux. Le rejet d’une image négative se traduit, de prime abord, par une distinction des traits spécifiques de chacun des deux statuts comme le souligne l’une des enquêtées :
« Les mères célibataires ne sont pas comme les prostituées (bnat zenqa) qui ont le cœur dur et qui sont habituées à avoir des relations sexuelles à tort et à travers. Les prostituées sont sexuellement expérimentées parce qu’elles connaissent beaucoup d’hommes. Tandis que nous, nous ignorions comment éviter de tomber enceinte parce que pour la plupart des filles ici à l’association leur grossesse était survenue suite à leurs premiers rapports sexuels. Nous étions trompées par nos copains qui n’avaient pas tenu leurs belles promesses de nous prendre pour épouses et de fonder une famille ensemble. » (A., 25ans, mère d’une fille).
9Le travail sur l’image de soi se fait ici par une mise en évidence de la dichotomie entre un statut définit socialement comme étant dévalorisant et une identité telle qu’elle est perçue par l’acteur lui-même. Se livrer à un processus d’interprétation vise à rendre compréhensible la réaction des mères célibataires face aux évaluations d’autrui, et à mettre en avant leur capacité de se prémunir des répercussions de l’image négative socialement attribuée. Le partage des mêmes expériences, en l’occurrence la maternité célibataire et la prise en charge associative semble unifier l’ensemble des mères célibataires pour ne constituer qu’un seul corps, d’où l’emploi du « nous ». Une valorisation dans le groupe et par le groupe devient possible grâce au sentiment d’appartenance qui unit les mères célibataires.
10Réagir face aux manifestations de la stigmatisation sociale représente pour des mères célibataires une manière de reconstruire ou de préserver une image sociale positive. Contre-rejet, refus d’être indulgent aux moments des conflits, sont des réactions qui procurent aux mères célibataires le sentiment qu’elles font autorité et qu’elles arrachent une place dans un territoire qui s’efforce de les expulser dans les marges. Les conflits peuvent avoir lieu au sein des associations entre les mères célibataires bénéficiaires à cause de leurs enfants qui se chamaillent ou d’un désaccord sur la répartition des tâches. Les mères célibataires peuvent avoir aussi des conflits avec les voisins et les colocatrices en raison de la grande promiscuité, qui impliquent des confrontations récurrentes au quotidien.
- 6 . Le statut de mère célibataire n’est pas reconnu sur le plan juridique contrairement à celui de fe (...)
11Confrontées à des stéréotypes qui les discréditent, les mères célibataires sont amenées à recourir à des stratégies de gestion d’une image socialement souillée. Des mères célibataires occultent leur statut face aux personnes extérieures au groupe des stigmatisés (out-group) et optent pour celui de femme veuves ou divorcée. Bien que ce statut soit aussi stigmatisant dans la société marocaine (Houssam, 2016), il ne l’est pas autant que celui d’une mère célibataire. Il implique la reproduction dans le cadre légitime du mariage, conférant ainsi à la femme et l’enfant une reconnaissance sociale et juridique6. La quête d’une légitimité sociale amène nombre de mères célibataires à s’approprier des statuts sociaux conformes aux attentes et normes sociales. Leurs familles peuvent recourir, elles aussi, à la même stratégie afin d’éviter la stigmatisation des proches et des voisins.
« Les voisins qui habitent la même maison que nous sont au courant que je suis une mère célibataire. Mais dans le quartier, les gens pensent que j’étais mariée et que j’avais divorcé après. Lorsque les gens découvrent que tu es une mère célibataire, on te fait un regard très dégradant (nadra naqsa bezzaf). Moi je ne peux pas dire que je suis mère célibataire (oum a’aziba), je prétends être divorcée avec un enfant. Pour les gens si tu enfantes sans avoir un acte de mariage tu es une fille de mauvaise réputation (mamzyanach). Même mon père fait la même chose, il prétend devant sa famille que je suis divorcée. Normalement, je suis censée dire la vérité mais je ne peux pas, je trouve que c’est rabaissant à dévoiler (naqssa) » (K., 26 ans, mère d’un garçon).
12Contrairement aux mères célibataires habitant la même ville que leurs familles, ou celles qui habitent avec leurs parents, les mères célibataires migrantes choisissent de s’attribuer le statut de femme mariée. Par l’anonymat que garantit la migration interne notamment dans les grandes villes, comme c’est le cas pour Casablanca, des mères célibataires peuvent rendre visite à leurs familles, tout en gardant secret leur statut social dévalorisant. L’identification à une image valorisante, opposée à celle attribuée par la société, permet de s’approprier un statut social légitime, mais surtout d’être semblable à « l’influenceur » (Kelman, 1961). Cette stratégie se renforce et acquiert plus de crédibilité auprès de l’entourage social grâce à des procédés divers, tels que le départ de la famille. Quitter le quartier d’habitation ou la ville d’origine facilite la construction d’une image sociale nouvelle auprès de l’entourage social et favorise l’insertion d’une mère célibataire dans le giron familial, sans être exposée à la stigmatisation.
13Le recours au mariage représente aussi un moyen d’acquérir un statut social légitime et valorisant. Se marier permet de contourner le stigmate de la maternité célibataire qui relèverait désormais d’un passé révolu. Certaines mères célibataires accèdent à cette institution en se mariant avec le père biologique, tandis que d’autres se marient avec un autre homme, rencontré à une phase ultérieure à l’accouchement. Quand il s’agit de ce second cas de figure, une mère célibataire se trouve systématiquement placée en position de redevabilité vis-à-vis du mari. D’un côté, parce que le mariage est généralement perçu par lui comme une concession le faisant basculer dans une position dégradante dans l’échelle sociale. Et d’un autre côté, parce que prendre une mère célibataire pour épouse revient à lui accorder la possibilité de jouir d’un état matrimonial légitime et se débarrasser d’un statut social stigmatisant. Une mère célibataire interviewée met en avant le prix qu’elle a dû payer pour reconquérir une légitimité sociale.
« Mon mari me violentait bien avant notre mariage, et pourtant je l’ai accepté en tant qu’époux. Franchement, je ne vais pas te mentir, j’ai supporté tout cela pour éviter les médisances des voisins et pour que je puisse emmener mon fils avec moi chez ma famille. [...] Durant trois ans, je ne pouvais leur rendre visite. Ce n’est que lorsque je me suis mariée que mon père m’a permis de venir chez eux et d’emmener mon fils avec moi, alors que je ne pouvais pas le faire avant » (H., 24 ans, mère de deux garçons).
14La coercition sociale amène donc les mères célibataires à agir en tant qu’acteur rationnel, capable d’estimer ses pertes et prévoir ses gains. Animées par la conviction que le statut de divorcée, bien que stigmatisant, ne l’est pas autant que celui de mère célibataire, certaines choisissent de se lancer dans un mariage non fondé, et dont la probabilité d’un divorce est considérable. Le statut de mariée est perçu comme une expérience garantissant un retour vers la normativité, que ce soit dans sa durabilité que dans son échec. Dans tous les cas de figures, il leur redonnera une image respectable de soi et fera de leur monoparentalité une phase antérieure contournée par un mariage ou un divorce ultérieur.
15En vue de correspondre à une image acceptable au sein du quartier d’habitation, une mère célibataire change son apparence et opte pour un aspect vestimentaire conservateur lui vouant le respect du groupe social. Porter des jeans, des chemises ou des T-shirts courts, se maquiller, avoir les cheveux lâchés, sont autant d’éléments d’apparence auxquels on renonce après l’expérience de la maternité célibataire pour se réorienter vers un autre aspect conservateur fondé sur le port de la djellaba et du voile. Ces indicateurs vestimentaires permettent de véhiculer des signes relatifs au statut de femme mariée et de là se mettre à l’abri des regards soupçonneux.
16L’usage du voile (hijab) est détourné des raisons religieuses pour être investi comme stratégie, dont le but est d’échapper au contrôle social. Le changement vestimentaire débute parfois bien avant l’expérience de la maternité célibataire. C’est principalement le cas des mères célibataires qui ont dû migrer seules du milieu rural à Casablanca en quête de plus de liberté ou de possibilité de travail. Passer d’un milieu rural à un autre urbain implique une tendance, parfois contraignante, d’introduire un nombre de changements non seulement en rapport avec son apparence, dans son mode de vie et son entourage social aussi. Les propos de l’une des mères célibataires enquêtées illustrent ce changement :
« Un jour, moi aussi j’ai voulu faire comme les autres filles ici à Casablanca, j’ai voulu avoir des relations amoureuses avec des garçons (tsahib), je voulais porter des vêtements à la mode (nelbess roumi) et ne pas couvrir mes cheveux mais cela a mal tourné. Après ce qui m’est arrivé (enfanter hors mariage), j’ai décidé de ne plus avoir de téléphone ni de vêtements modernes. Je me suis renfermée sur moi même, je déteste maintenant avoir des relations amoureuses avec des hommes (krahthom). Si j’avais préservé ce qu’il y avait de traditionnel et de campagnard en moi, j’aurais pu éviter cette catastrophe. » (A., 25ans, mère d’une fille).
17Établir des échanges et des relations amoureuses (tsahib), avec toutes ses implications (sorties, appels téléphoniques, rapports sexuels pré-maritaux, etc.), est l’un des indicateurs du changement qui sera, après la grossesse hors mariage, perçu comme la principale faute commise. Cette culpabilité amène des mères célibataires à limiter leurs rapports sociaux, notamment avec l’autre sexe. La tendance chez elles est prêter attention à leur image sociale (aspect vestimentaire, la façon de se comporter avec des hommes, etc.) pour éviter les répercussions de leur stigmate et s’efforcer à ce qu’il demeure non dévoilé socialement (Goffman, 1975).
18Comme les mères célibataires arrivent à trouver des solutions pour contourner leur stigmate, elles se montrent aussi en mesure de mobiliser des ressources et de mettre en place des stratégies afin de résister à l’enfoncement dans la précarité.
19Malgré la diversité de leurs trajectoires, les mères célibataires ont souvent le sentiment d’avoir vécu les mêmes choses, de partager un destin commun, d’être semblables. L’appartenance à un groupe de personnes qui vit la même expérience procure un sentiment de sécurité et renouvelle la confiance en soi. Retrouver des paires, qui sont arrivées à réorganiser leur vie et à réordonner leurs relations sociales, redonne l’espoir de pouvoir renouer les liens sociaux délités, et l’envie de retrouver une stabilité dans sa nouvelle situation. Grâce au groupe des paires, une mère célibataire se rend compte que le cours de la vie continue malgré tout. Parler de ses problèmes quotidiens à ses congénères, raconter sa vie, permet de faire le point pour entamer un nouveau départ. Écouter les autres permet ainsi de s’identifier à eux, de profiter de leurs expériences, et donc d’avancer.
20La maternité célibataire représente une expérience qui implique nécessairement une mise en place de nouveaux réseaux de sociabilité. Le groupe des paires représente un réseau social mobilisable à chaque besoin. Il procure une aide, particulièrement, importante à une rentrante, en la dotant de principes et d’astuces qu’il convient d’employer pour s’adapter et s’organiser en tant que mère célibataire.
« Avant de prendre contact avec les mères célibataires au sein de l’association, je pensais que j’étais la seule au monde à avoir enfanté hors mariage, je pensais que personne ne souffrait autant que moi. Toutefois, le fait de rencontrer d’autres mères célibataire au sein de l’association m’a fait comprendre que beaucoup de femmes vivent la même situation que moi. Certaines ont des conditions plus difficiles que les miennes et pourtant elles se battent au quotidien, elles s’accrochent pour survivre elles et leurs enfants. » (S. 20 ans, mère d’un garçon).
- 7 . C’est une sous-culture qui réfère à « un ensemble d’idées et de points de vue sur le monde social (...)
21Cet apprentissage, sur le tas, se fait d’une façon permanente. La réintégration au sein du groupe ne manque pas de faire connaître, à une mère célibataire, les alternatives offertes quant aux structures de prise en charge (structures associatives, structures sanitaires) et aux possibilités d’emploi, ou encore aux attitudes à adopter face à autrui. Il s’agit d’une sorte de sous-culture relative à un « groupe déviant », par la transgression commise et la réaction sociale qui en découle (Becker, 1985)7. Bien que cette sous-culture « cristallise une identité déviante », elle représente une force, qui met une mère célibataire sur les rails d’une nouvelle trajectoire. La défaillance des supports traditionnels (famille, proches, amis, etc.) ainsi que la difficulté, voire l’impossibilité de se débrouiller seule, modifie les relations sociales d’une mère célibataire qui se voit obligée de reconnaître l’importance de l’aide des autres.
- 8 . Il s’agit de femmes qui quittent le milieu d’origine et qui se détachent de leurs familles pour m (...)
22La période de la prise en charge associative est l’une des phases principales qui favorise l’identification des paires, susceptibles d’être mobilisées même après le départ de l’association. Le regroupement des mères célibataires dans les quartiers avoisinants l’association de prise en charge, la colocation, le partage d’une maison par plusieurs locatrices, sont autant de facteurs qui permettent un contact régulier entre elles, d’où la prolifération d’un réseau féminin. Ce réseau comprend principalement des femmes, partageant la même expérience à savoir la maternité célibataire, des migrantes autonomes8, des divorcées, des célibataires, et rarement des femmes mariées. Les réseaux féminins représentent des canaux de diffusion de l’information notamment en rapport avec les opportunités de travail. C’est principalement au moment du chômage qu’une mère célibataire ressent fortement l’importance des réseaux féminins qui, grâce à l’information transmise, facilitent l’occupation de tâches de bricolage professionnel, et parfois un emploi principal. Aussi ces réseaux aident-ils une mère célibataire à retrouver un logement, ou à avoir un prêt pour couvrir ses besoins matériels.
- 9 . L’ensemble des enquêtées partageaient une chambre à deux ou à plusieurs, exceptée une seule mère (...)
23La mise en place du réseau féminin assure la possibilité de partager des chambres ou des appartements à plusieurs9. La colocation représente une stratégie permettant de surmonter la cherté du logement, mais offre également la possibilité d’enrichir son réseau de connaissance. Souvent, le partage du logement implique le partage de plusieurs choses : ustensiles, vêtements, couches, lait pour enfant, dépenses diverses (factures d’eau et d’électricité, nourriture, etc.). Le partage se traduit également par la répartition des tâches, aussi bien à l’intérieur du foyer (ménage, cuisine, etc.), qu’à l’extérieur (courses). Prendre des responsabilités au sein du groupe, c’est surtout s’affirmer, se faire confiance, donner un sens à sa vie et avoir une meilleure image de soi.
24Le rapport au travail est affecté non seulement par la portée stigmatisante de l’expérience de la maternité célibataire, mais aussi par l’analphabétisme et le manque de qualification professionnelle des mères célibataires, d’où leur relégation à des emplois subalternes (femmes de ménage, ouvrières, etc.). Toutefois, cette situation offre une flexibilité professionnelle se traduisant par la possibilité d’exercer plusieurs petits métiers, parfois simultanément, et au cours de toute la semaine. Grâce à la facilité d’accès à l’emploi, rares sont les mères célibataires qui dans une métropole telle que Casablanca restent au chômage durant une longue période, sauf s’il s’agit d’un choix justifié par le refus d’exercer un travail domestique, qualifié souvent d’épuisant. La vie métropolitaine de Casablanca favorise la conjoncture d’un emploi principal, et d’un autre complémentaire appelé un « bricolage », opportunité que les petites villes ou le milieu rural n’offrent pas (Bouasria et al. , 2020). Cette alternative permet à une mère célibataire de subvenir à ses besoins et de faire face aux aléas de vie (licenciement, maladie, etc.).
- 10 . Au regard de l’instabilité professionnelle, les mères célibataires ont du mal à savoir gérer leur (...)
- 11 . Une seule association à Casablanca accorde une rémunération hebdomadaire à ses bénéficiaires en c (...)
25Des mères célibataires recourent à une autre stratégie pour s’en sortir financièrement quand elles sont dans l’incapacité de couvrir les dépenses durant les crises financières10. Les réseaux de connaissance peuvent être mobilisés pour avoir des possibilités de crédit de la part de fournisseurs divers (épicier, pharmacien, boucher, etc.). Ceci permet aux mères célibataires de commander sans que les fournisseurs n’exigent un payement immédiat. Cette stratégie mise en marche surtout par les personnes vivant dans la précarité permet aux mères célibataires de subvenir à des besoins primordiaux dans l’attente d’être rémunérée. Les dettes sont alors accordées sur la base de relation de confiance établie entre les mères célibataire et les fournisseurs. Cette relation est facile à instaurer notamment pour les mères célibataires prises en charge au sein des associations. Pour les fournisseurs, l’association se porte garante de ses bénéficiaires qui payeront certainement leur dû dès qu’elles seront rémunérées par l’association11, ou par l’employeur.
- 12 . Suivre une formation professionnelle étalée sur trois ans, permet aux mères célibataires prises e (...)
26Retrouver un équilibre financier n’est pas évident pour une mère célibataire qui se voit obligée de recourir à d’autres alternatives. L’enjeu pour elle est double : retrouver une stabilité financière pour elle et aussi pour son enfant dont les charges sont souvent lourdes. Exercer un travail implique systématiquement le recours à une puéricultrice pour s’occuper de l’enfant, ce qui alourdit davantage les responsabilités financières à assurer. La conjonction simultanée de plusieurs travaux, la conciliation entre la prise en charge associative et des bricolages professionnels, sont entre autres des manières pour s’en sortir matériellement. Le principe est d’occuper chaque instant de son temps par un travail rémunéré. On ne se permet plus de jouir l’oisiveté d’un jour de repos si une occasion de travail se présente. Le mois de congé rémunéré par une association pour certaines mères célibataires, leur permet de toucher entre 1000 et 2000 MAD12. Un salaire qui représente pour elles une ressource capitale pour payer leurs dettes auprès des fournisseurs ou des paires. Loin de se permettre de jouir d’une période du congé, les mères célibataires recherchent activement des emplois provisoires (serveuses, cuisinières, femmes de ménage, etc.) pour recouvrir leurs dettes restantes ou pour faire une petite épargne.
27Le travail de sexe représente parfois une autre stratégie de survie pour certaines mères célibataires. La probabilité de basculer dans ce travail peut varier en fonction de la visibilité du stigmate. Le dévoilement du stigmate associé au statut de mère célibataire semble favoriser le basculement de celle-ci dans le travail de sexe. Tenant compte du lien inextricable entre la prostitution et la maternité célibataire marquant les représentations sociales collectives (Nâamane Guessous et Guessous, 2005 ; Cherkaoui, 2010), une mère célibataire ne fait que s’identifier réellement au statut, qui lui est socialement attribué. Ce passage à l’acte se fait, principalement, par des mères célibataires, dont les supports sociétaux antérieurs sont rompus (familles, proches, emplois stables, etc.). Le souci de préserver une image sociale respectable de soi n’est plus important. Néanmoins, celles qui arrivent à garder le statut de mère célibataire méconnaissable par les autres œuvrent pour la préservation de cette situation.
28Le discours des mères célibataires sur la prostitution décèle une ambigüité quant à sa définition. Une nuance est établie entre la prostitution en échange d’une rétribution financière, et la fréquentation sexuelle des hommes en contrepartie de dons (recharges, vêtements, cadeaux, sorties, etc.), ou encore en échange d’argent dont le sens proclamé par l’homme est « d’aider », et non de rendre un dû monétaire contre l’acte sexuel de la femme. Une dichotomie est plus apparente au niveau du discours qui révèle une différence entre le fait d’être prise en charge par un homme (hazni) et le fait de se prostituer (Nekhroj). Les deux cas de figure ne semblent pas être stigmatisants aux yeux des interviewées qui véhiculent un discours de justification à propos d’une mère célibataire qui s’adonne au travail de sexe, à cause des conditions de vie défavorables, de la précarité de l’emploi, et de la difficulté d’un parent seul d’avoir un enfant à charge. Ces raisons neutralisent la prostitution, condamnée socialement, pour faire d’elle une expérience souvent justifiée et tolérée par le groupe de paires. Elle est conçue en tant qu’un autre décrochage propulsé par la maternité célibataire.
- 13 . La prostitution des mères célibataires est souvent expliquée dans la littérature sociologique sur (...)
29Le travail de sexe représente rarement l’activité principale des mères célibataires. Le recours à la prostitution se fait simultanément avec un emploi précaire ou un petit métier. Il s’agit surtout d’une prostitution d’appoint ou intermittente dont le but est de subvenir à ses besoins essentiels13. Les mères célibataires qui font du travail de sexe un métier fondent leur choix sur une rationalité de gain à moindre effort. Ce passage ne résulte pas exclusivement d’un déterminisme dépassant la volonté des mères célibataires, mais d’un raisonnement rationnel, qui fait que cette transition représente l’une des stratégies alternatives de production facile de revenu. Il s’agit d’un choix ou d’une alternative meilleure pour échapper à la pauvreté dans un contexte où les conditions socio-économiques vécues sont défavorables.
30Être mère célibataire ne renvoie pas, immanquablement, à la condition exclusive d’un individu passif et résigné. La distanciation par rapport à une image socialement dévalorisante et la mise en place d’un éventail de stratégies (stratégies de contournement, stratégies d’alliance, stratégies de survie) témoigne d’une capacité d’adaptation et d’une quête vers un repositionnement positif dans les rapports sociaux. Des mères célibataires arrivent à réinstaurer les liens délités et à mobiliser des ressources en provenance de leur environnement social.
31Une mère célibataire organise sa vie et redéfinit son image en fonction de son nouveau statut. Cette réorganisation passe avant tout par la mobilisation de ressources sociales antérieures (amis, famille, etc.) et l’instauration d’autres nouvelles (réseaux féminins, etc.) permettant l’accès à une sous-culture renseignant sur les manières de s’adapter, de parvenir à calfeutrer l’identité dévalorisée, de faire face à sa précarité, et de là d’agir face aux difficultés de la vie quotidienne avec un minimum d’effort et de temps. Ainsi, arrangement, contournement, détournement, résistance, débrouillardise sont autant de stratégies d’actions qui témoignent des capacités d’adaptation et d’organisation chez les mères célibataires.
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