- 1 .. Peut être traduit par « clan », « voyous ». Notion très, voire trop largement utilisée pour dési (...)
1L’année 2021 marque le deuxième anniversaire du soulèvement populaire et la deuxième année du règne d’Abdelmadjid Tebboune. Le programme présidentiel peut être résumé dans les termes suivants : rétablir l’autorité de l’État affaiblie par le règne de la « issaba »1 et mettre fin à la crise politique qui s’en est suivie. Pour ce faire, le chef de l’État a annoncé la poursuite de l’élaboration institutionnelle de « l’Algérie nouvelle » à travers le parachèvement du processus électoral. Ce dernier a, en effet, commencé en décembre 2019 avec le scrutin présidentiel et s’est poursuivi en novembre 2020 avec le référendum constitutionnel. Restait donc l’organisation d’élections législatives anticipées et le renouvellement des assemblées départementales et municipales (APW, APC), scrutins tenus respectivement en juin et novembre 2021.
2Sur le plan de la santé, le gouvernement a continué de lutter contre la pandémie, à travers les mesures de prévention et une campagne de vaccination contre le Covid-19. La reprise économique dans le monde a conforté l’optimisme officiel qui tablait sur la croissance de la demande en énergie et, par extension, l’augmentation des prix des hydrocarbures. Cette remontée apparaissait d’autant plus nécessaire qu’en 2020, les recettes budgétaires avaient dramatiquement baissé en raison de l’effondrement des prix provoqué par la crise sanitaire.
32021 est donc présentée comme l’année du retour à une certaine normalité politique et de la restauration de la stabilité et de la légitimité des gouvernants. Dans quelle mesure cet objectif a-t-il amorcé sa concrétisation ? Pour apporter un début de réponse à cette question complexe, nous nous référerons à deux notions sur lesquels tous les dirigeants s’appuient pour gouverner : le « pouvoir » et l’« autorité ». La convocation de ces deux notions permet de distinguer la « stabilité » d’une gouvernance comme un fait accompli, de sa « légitimité » qui fait appel à d’autres éléments.
4Notre hypothèse est que le processus politique, amorcé depuis le 12 décembre et parachevé en novembre 2021, a consolidé le pouvoir des dirigeants algériens, mais a fragilisé leur autorité.
5L’hypothèse selon laquelle le pouvoir se consolide et l’autorité se fragilise en Algérie repose sur les différences importantes entre les deux concepts (Weber, 1922) et, en pratique, sur le recours aux éléments constituants de l’autorité et à l’incapacité de construire les éléments constitutifs de la légitimité. En effet, rappelons que le « pouvoir » est la capacité de faire faire à un autre ce qu’il ne ferait pas spontanément et/ou volontairement. Il permet le triomphe d’une volonté sur une autre, surtout lorsqu’on considère que « le pouvoir ne se donne pas, il se prend »2. Pour ce faire, il s’appuie sur la coercition, la menace et la contrainte, d’une part, et la rémunération-clientélisation, d’autre part. En général, la visibilité du pouvoir provient de sa force coercitive et son droit à l’emploi de la force physique (Alphonse, 2019) en plus de sa capacité à distribuer des privilèges. Ces caractéristiques correspondent à la définition du hard power abondamment utilisé dans l’étude des relations de domination entre les États (Coutu, 2008).
6Le pouvoir s’acquiert de plusieurs façons, puisqu’il est attribué par l’élection, la nomination et la cooptation. Il peut être conquis par un coup d’État, une révolution ou une conquête militaire. Il peut aussi être usurpé par la fraude électorale et se reproduire par la succession. Dans tous les cas, il induit une relation hiérarchique dure (hard power) entre le chef et ses subordonnés, une relation de domination fondée sur l’obéissance et la peur du dominé vis-à-vis du dominant et, dans le cas d’espèce, du citoyen-sujet vis-à-vis du chef-dirigeant (Leclerc, 2014). Les dirigés craignent de perdre ce qu’ils ont acquis par la rétribution ou pis d’être opprimés et réprimés.
7Tout en restant dans une relation hiérarchique, l’autorité obéit quant à elle à une autre logique, tant en termes de procédés qu’en termes de résultats. En effet, « l’autorité met en relation structurale trois variables importantes : des gouvernants, des gouvernés et une finalité se résumant dans les valeurs que partagent les gouvernés en tant que membres d’un groupe social donné » (Addi, 1995). Elle s’éloigne de la relation mécanique du rapport de force et promeut une approche holiste et relationnelle, dans laquelle les idées, les valeurs sont au centre de la relation (Vibert, 2017).
8Ainsi, l’autorité ne se décrète pas, elle se construit et celui qui en est doté n’est pas un « chef » mais un « leader ». Ce dernier « exerce un rôle plus politique qu’administratif. Il mobilise les personnes, les idées et les passions » (Caillé, 2016). Comment un dirigeant construit-il son autorité pour devenir un leader ? L’élection qui permet d’obtenir du pouvoir peut aussi servir à construire l’autorité si cette élection permet la représentativité et pas seulement la représentation. En amont, elle doit être soumise à des règles et des procédures transparentes, reconnues et acceptées pour garantir l’égalité des chances et la liberté d’action et d’expression de tous les candidats. En aval et pendant le scrutin, la neutralité de l’administration, les débats contradictoires et la large participation citoyenne contribuent à la crédibilité de l’élection et à l’émergence d’un dirigeant représentatif, doté d’une autorité en devenir. Une fois élu, ce dernier construit son leadership s’il continue de mobiliser autour de son projet et que ses actions sont reconnues comme utiles à la communauté. La persuasion remplace ainsi la coercition (soft power).
9Outre l’élection, le charisme et surtout la conformité à la loi et à l’éthique sont également des ressources qui permettent la construction de l’autorité et l’émergence du leader. En donnant l’exemple, celui-ci obtient l’adhésion volontaire de la communauté (les gouvernés), sans recourir aux contraintes physiques, psychologiques, morales ou même économiques. Son autorité se construit progressivement en s’appuyant sur deux éléments clés : en montrant le sens de son projet et son exemplarité dans l’action (Mellet). Un leader construit son autorité quand il explique et convainc ceux dont il a la responsabilité que son projet a un sens en termes d’intérêt général. En plus de convaincre et de mobiliser, le leader montre la voix et s’implique directement dans la réalisation du projet commun. Il n’est pas au-dessus mais « dans » la communauté. C’est en s’impliquant qu’il donnera l’exemple. S’il parvient à convaincre et à mobiliser, le leader obtient de facto l’adhésion car il est légitime. Il n’est plus question d’obéissance obtenue par la peur (pouvoir-chef), mais de loyauté obtenue par l’adhésion (autorité-leader).
10Les instruments mis en place dans le cadre de l’« Algérie nouvelle » entrent-ils dans le registre du « pouvoir du chef » ou de « l’autorité du leader » ?
11Cette section se propose d’analyser tant les acteurs du pouvoir (visibilité des dirigeants militaires) que les instruments utilisés par ces derniers (l’économie rentière et la clientélisation). Elle s’intéresse également à la mise en scène du pouvoir politique (Constantopoulou, 2017) ainsi qu’à la relation de domination et d’obéissance qui s’y déploie.
12Le système politique algérien est traditionnellement caractérisé par la cohabitation d’un double pouvoir : un pouvoir apparent et émergé de nature civile et un pouvoir réel et immergé de nature militaire. Les deux se complétaient pour maintenir la pérennité d’un système résilient qui a toujours tenté de réunir pouvoir et autorité. En avril 2019, feu Ahmed Gaid Salah, alors chef d’état-major, brise cet équilibre au profit d’un pouvoir militaire devenu apparent et omnipotent, dans un contexte politiquement exceptionnel de vacance de la présidence de la République. L’un des objectifs essentiels de l’élection présidentielle de décembre 2019, décidée par Ahmed Gaid Salah, est de revenir à la configuration initiale : pouvoir civil apparent permettant d’invisibiliser le pouvoir militaire. Or, la présidence d’Abdelmadjid Tebboune ne s’engage pas dans cette voie, puisque les acteurs militaires continuent d’occuper largement la scène politico-médiatique.
- 3 . Les membres du HCS sont : le Premier ministre ; le directeur de cabinet de la présidence de la Ré (...)
13L’une des manifestations de cette surexposition est la multiplication médiatisée des réunions du Haut conseil de sécurité (HCS)3. Le HCS est une instance consultative chargée de donner au président de la république des avis sur les questions relatives à la sécurité nationale. À ce titre, jusqu’en 2019, il ne se réunissait qu’exceptionnellement lors des situations de crise. Ce n’est plus du tout le cas. Entre les réunions périodiques et les réunions extraordinaires, le HCS figure, en moyenne une fois par mois, à la une de l’actualité officielle. Ajoutons à cela, la transmission des bilans hebdomadaires des activités de l’ANP dans la lutte contre la criminalité et le terrorisme ; la médiatisation de toutes les activités ordinaires du chef d’état-major ainsi que ses visites sur le terrain ; les éditoriaux mensuels de la revue El Djeïch dont de larges extraits sont lus et commentés dans les médias publics et privés ; les visites des délégations militaires étrangères ; et enfin les émissions télévisées et radiophoniques dédiées exclusivement à l’ANP et produites et présentées par la cellule de communication du ministère de la Défense.
- 4 . La dépêche évoque « une cellule terroriste activant au profit de l’organisation terroriste ‘Racha (...)
- 5 . APS, « Bilan opérationnel de l’ANP pour l’année 2021 », 01 janvier 2022.
- 6 . APS, « Le président Tebboune préside une réunion périodique du Haut Conseil de Sécurité », 18 mai (...)
14Le plus remarquable dans ces immixtions publiques et médiatiques concerne les domaines et les sujets abordés. Dans la catégorie des sujets propres aux institutions sécuritaires, citons les bilans d’activités abondamment relayés et commentés dans les médias. Contentons-nous ici de citer uniquement le bilan annuel tout en signalant que le ministère de la Défense publie chaque semaine le résultat de ses opérations. Pour l’année 2021, il a annoncé une vingtaine de terroristes tués, des centaines d’arrestations d’individus liés au terrorisme4, plus d’une tonne de drogues saisis (kif traité, cocaïne, psychotropes), plus de 1 600 narcotrafiquants arrêtés et de nombreuses armes récupérées (un système de missiles sol-air, des Kalachnikovs, des pistolets automatiques, des batteries pour système de missiles, des obus, des munitions et des bombes lacrymogènes)5. Bien que ses prérogatives ne le lui permettent pas, le HCS a annoncé le classement du Mouvement islamiste Rachad et du MAK (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie) dans la catégorie des organisations terroristes6.
- 7 . APS, « Le président Tebboune préside une réunion périodique du Haut Conseil de Sécurité, 21 févri (...)
- 8 . APS, « Le président Tebboune préside une réunion périodique du Haut Conseil de Sécurité », 04 aoû (...)
15En revanche, ces acteurs militaires ont donné à voir leur implication dans la gestion de questions d’ordre socio-économique et politique, à l’instar des préparatifs des élections, de la rentrée sociale, de la solidarité populaire contre la propagation de la pandémie de Covid-197, de l’installation des stations de production d’oxygène au sein des hôpitaux, de l’emploi dans le sud du pays, de la diffusion de fake news via les réseaux sociaux, ou encore de la création d’un pôle pénal pour le suivi et la lutte contre les crimes cybernétiques, le durcissement des peines à l’encontre des pyromanes, la mise en exploitation de nouvelles stations de dessalement de l’eau de mer, l’amélioration du service public de l’approvisionnement en eau, l’inspection des établissements éducatifs scolaires, universitaires et de ceux relevant de la formation professionnelle, l’adoption du dialogue avec le partenaire social de l’Éducation, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la santé, etc.8
- 9 . APS, « Le président Tebboune préside une réunion périodique du Haut Conseil de Sécurité », 18 mai (...)
- 10 . APS, « Le président Tebboune préside une réunion périodique du Haut Conseil de Sécurité », 4 janv (...)
16C’est au niveau du HCS qu’ont été discutées les mesures relatives à l’ouverture et la fermeture des frontières aériennes et aux conditions devant être remplies par les voyageurs9. C’est toujours cette structure théoriquement consultative qui a demandé au gouvernement de prendre « toutes les mesures nécessaires à l’effet du soutien d’une forte impulsion économique, notamment après la stagnation induite par le Covid-19 et la chute des prix du pétrole, et la mise en place d’un Plan d’encouragement et d’incitation en direction des producteurs en associant les secteurs, privé et public »10.
17La disparition des frontières entre le militaro-sécuritaire et les autres sphères de la gouvernance a eu comme impact direct la généralisation et l’amplification du discours complotiste. Désormais, le complot semble être partout, n’épargnant même pas les organisations internationales intergouvernementales dont l’Algérie est membre à part entière. En effet, la Banque mondiale (et l’UNICEF quelques mois plus tard) a été ouvertement accusée de comploter contre les intérêts de l’Algérie.
- 11 . APS, « La Banque mondiale sort de son cadre institutionnel et s’en prend à l’Algérie », 28 décemb (...)
La Banque mondiale (BM) est sortie de son cadre d’institution financière internationale pour se transformer en un outil de manipulation et de propagande, en distillant des informations tendancieuses et sournoises sur la situation économique en Algérie, allant toute honte bue jusqu’à même à prédire ‘un séisme’ dévastateur et des perspectives obscures pour le pays… Il s’agit aussi de ternir l’image de l’Algérie et de semer le doute parmi les Algériens, notamment après les images d’union et de communion que le pays a vécu récemment après la consécration de l’équipe nationale de football en coupe arabe-FIFA11.
- 12 . « Le rapport de la Banque mondiale contraste avec de récents rapports de cette institution », 31 (...)
18Ceci est un extrait d’une dépêche de l’Algérie presse service (APS) sur le rapport rendu par la Banque mondiale en 2021. Sachant que l’Algérie est membre de la BM et que ses rapports ne sont diffusés qu’après consultation de la partie concernée, le caractère incongru de cette riposte a suscité des réactions critiques. En effet, le Premier ministre Aïmene Benabderrahmane a déclaré que « même si on n’est pas d’accord sur certaines données, ce rapport regorge d’indicateurs positifs, appelant à une lecture approfondie12 ».
- 13 . Le pipeline GME (Gaz Maghreb Europe) a été inauguré en 1996. Il reliait sur 1 400 km les gisement (...)
- 14 . Youcef Salami, « Le contrat de transit du GME par le Maroc ne sera pas renouvelé : Alger ferme le (...)
- 15 . Energies Media, AFP, « Ce que Rabat et Alger gagnent en faisant passer le gazoduc Maghreb-Europe (...)
19C’est officiellement pour contrer un autre complot, celui du Maroc, que l’Algérie a décidé de mettre fin au contrat du Gazoduc Maghreb Europe (GME) qui, passant par le Maroc, alimentait l’Espagne et le Portugal13. L’exploitation du GME permettait d’acheminer autour de 10 milliards de mètres cubes (m3) par an de gaz vers l’Espagne, tandis que le Maroc prélevait entre 700 millions et un milliard de m3 destinés à couvrir 12 % de ses propres besoins en électricité14, en plus du bénéfice des revenus générés par les droits de passage du gazoduc sur son territoire qui lui rapportaient au minimum 50 millions de dollars par an, selon l’évolution des prix du gaz sur le marché international15. Cette décision a été prise après la rupture des relations diplomatiques avec la monarchie, accusée de soutenir le MAK, organisation accusée par le pouvoir algérien d’avoir provoqué les incendies de l’été 2021 et de contracter des alliances dans le but de nuire à l’Algérie.
- 16 . « Algérie : Des hauts gradés de l’armée de l’ère Gaïd Saleh en prison », https://almaghribalarabi (...)
- 17 . Merzouk Abdelaziz, « Plus de 20 hauts gradés de l’armée de l’ère Gaïd Salah en prison », Algérie (...)
- 18 . Karim Amrouche, « L’armée algérienne solde l’héritage encombrant du général Ahmed Gaïd Salah », L (...)
20Par ailleurs, il convient de noter que ce pouvoir militaire est engagé dans une politique de « purge » qui passe par des arrestations et des condamnations au sein de l’institution militaire. Ainsi, une trentaine d’officiers se sont retrouvés emprisonnés, tandis que d’autres ont fui à l’étranger16. Les observateurs ont appelé ce phénomène la « déguaidisation » de l’institution militaire. Il consiste à neutraliser tous les relais de l’ancien chef d’état-major et vice-ministre de la défense (Dris-Aït Hamadouche, 2021). Cette entreprise a débuté en aout 2020 avec l’extradition de Turquie de son secrétaire particulier l’adjudant-chef Guérmit Bounouira17. Il n’est pas rare que ces arrestations soient aussi interprétées comme le signe du retour en grâce du groupe d’intérêt représenté par l’ancien chef des services de renseignement, le général Mohamed Medienne (Dris, 2014). Pour rappel, ce dernier avait été mis à la retraite en 2015 et emprisonné en 2019. Or, dès janvier 2021, il a été acquitté et libéré dans le sillage du retour de Khaled Nezzar de son exil espagnol, lui aussi blanchi de toutes poursuites18. Dans le chapitre relatif à la réhabilitation d’officiers emprisonnés, citons également le cas du général M’henna Djebbar. Ce dernier a été placé, en novembre 2021, à la tête d’une toute nouvelle structure : la Direction générale de lutte contre la subversion (DGLS). Or quelques mois plus tôt, le visage et le parcours de celui qui avait dirigé la Direction centrale de la sécurité des armées (DCSA) entre 1995 et 2013 étaient étalés sur les écrans de la télévision publique, car il avait été arrêté pour « enrichissement illicite et trafic d’influence » en octobre 2019. Libéré en juillet 2020, il est de nouveau un personnage clé de l’architecture sécuritaire actuelle.
21En lien avec les vagues d’arrestations, l’autre caractéristique qui a marqué les structures névralgiques de l’institution militaire est l’instabilité de ses dirigeants. Ces changements incessants, additionnés aux poursuites et aux emprisonnements, ont donné l’image négative d’une institution traversée par des conflits internes. L’extrême visibilité de l’institution militaire et sécuritaire, d’une part, et la médiatisation de ses fragilités internes, d’autre part, ont produit une mise en scène du pouvoir dans une configuration déséquilibrée. En effet, les chefs militaires apparaissent comme les détenteurs d’un pouvoir coercitif hypertrophié et d’une autorité affaiblie.
22L’Algérie possède une économie rentière qui a toujours servi à maintenir la paix sociale et à clientéliser la base sociale des dirigeants (Dris-Aït Hamadouche, 2018). En 2011, face aux soulèvements populaires dans le monde arabe, les dirigeants avaient mobilisé avec succès les ressources économiques de clientélisation (Dris-Ait Hamadouche, Dris, 2012). Cette stratégie est-elle toujours opératoire ?
- 19 . Fouad Irnatene, « Sonatrach : 2021, une année positive », El Moudjahid, 03/07/2022, https://www.e (...)
23La reprise économique mondiale post-Covid-19 a directement permis d’augmenter la production d’hydrocarbures, moteur de la croissance nationale, de 5 %, passant de 175,9 millions de tonnes équivalent pétrole (TEP) en 2020 à 185,2 millions en 2021. Cette production est constituée de 67 % de gaz naturel, de 23 % de pétrole brut, 5 % de condensat et 5 % de GPL. Les volumes d’hydrocarbures vendus ont atteint 159,4 millions (TEP), soit une hausse de 14 % par rapport à 2020. La part destinée aux exportations a atteint 95 millions (TEP), en hausse de 18 % par rapport à l’année précédente, tandis que les ventes sur le marché national ont atteint 64,3 millions TEP, soit hausse de 9 % relativement à 202019.
- 20 . « Réalisations de Sonatrach en 2021 : Bon bilan malgré la crise », El Moudjahid, 31/01/2022, http (...)
- 21 . Ibid.
- 22 . Fouad Irnatene, op cit.
24Dans les unités de raffinage, la production n’a pas beaucoup progressé : 27,9 millions de TEP en 2021, contre 27,8 millions en 2020, soit une hausse d’1 %20. En revanche, le bilan de la production de gaz est meilleur. Ainsi la production de gaz naturel liquéfié (GNL) a cru de 14 %, atteignant 26,3 millions de m3 en 2021, contre 23,1 millions de m3 en 202021. Malgré la faible progression des produits raffinés, l’Algérie a réduit ses importations des produits pétroliers de 70 % par rapport à 202022, une baisse rendue possible par l’arrêt des importations de voitures provoquant la stagnation du parc automobile, ainsi que par la très faible reprise du transport aérien.
- 23 . Ibid.
- 24 . Il s’agit du premier contrat signé entre les deux partenaires traditionnels depuis la promulgatio (...)
- 25 . « L’année économique 2021 », El Watan, 29 décembre 2021, https://www.elwatan.com/edition/economie (...)
25En termes financiers, la Sonatrach a réalisé en 2021 un chiffre d’affaires à l’exportation de 35,4 milliards de dollars, contre 20,2 de milliards de dollars en 2020, en hausse de 75 %. Quant au montant de la fiscalité pétrolière, il a atteint 2 601 milliards DA en 2021, enregistrant une augmentation de l’ordre de 40 % par rapport à 202023. Dans le domaine du partenariat, la Sonatrach et la compagnie italienne ENI ont signé le 14 décembre 2021 un nouveau contrat sous forme de partage de production dans la zone du Bassin de Berkine, pour un investissement de 1,4 milliard de dollars24, en plus d’un accord dans le secteur des énergies renouvelables25.
- 26 . Algérie : Rapport de suivi de la situation économique - Automne 2021.
- 27 . https://www.coface.com/fr/Etudes-economiques-et-risque-pays/Algerie
- 28 . The Economist Intelligence Unit-Business Environment Rankings 2020-2024
- 29 . Statista, « Taux de chômage en Algérie de 2012 à 2026 », https://fr.statista.com/statistiques/794 (...)
- 30 . Fatma Bendhaou, « Algérie : Le taux d’inflation grimpe à 9,2 %, un record historique », 22/12/202 (...)
26Ces chiffres peuvent-ils entraîner une plus large redistribution de la rente en vue d’élargir la base sociale des dirigeants algériens ? En fait, les hausses mentionnées plus haut peuvent paraître spectaculaires, mais ne le sont pas réellement dans la mesure où elles se réfèrent à 2020, année de crise sanitaire mondiale. C’est la raison pour laquelle malgré la hausse des prix des hydrocarbures, les finances publiques sont restées en situation de déficit et les activités hors hydrocarbures ont même reculé. Le PIB s’est contracté au premier et deuxième trimestre 2021, conséquence de l’essoufflement de l’activité dans les secteurs de la construction et des services. Au premier semestre 2021, le PIB et le PIB hors-hydrocarbures demeuraient ainsi à 3,1 % et 3,9 % inférieurs à leur niveau antérieur à la pandémie26. Si l’endettement extérieur est resté faible (inférieur à 1 % du PIB), la dette publique s’est considérablement alourdie27. S’agissant du classement de l’environnement des affaires, l’Algérie reste mal classée avec une note de 4.47/10, et au 76erang mondial sur 82 pays répertoriés28. Sur le plan socio-économique, le chômage a atteint 14,5 %29 et l’inflation a dépassé les 9 %.30.
27En résumé, 2021 s’est terminée avec les mêmes points faibles économiques que les années précédentes31 : forte dépendance vis-à-vis des recettes d’hydrocarbures, un taux de chômage des jeunes élevé, de faibles opportunités pour les diplômés, le poids excessif du secteur public, le mauvais état des infrastructures, les lourdeurs bureaucratiques, la corruption, les faiblesses du secteur financier et un environnement des affaires incertain. Ce bilan a rendu les ressources économiques moins efficaces pour renouveler la base sociale des dirigeants par la clientélisation habituellement attractive.
28Si l’autorité repose sur la capacité des dirigeants à devenir des leaders afin de gagner la loyauté des citoyens, la finalisation du processus électoral à travers les scrutins organisés en 2021 a-t-elle contribué à construire l’autorité des gouvernants algériens et à obtenir la loyauté des citoyens ?
29Les pouvoirs publics ont présenté l’année 2021 comme celle du « parachèvement de l’édifice institutionnel » commencé le 12 décembre 2019 avec l’élection présidentielle, poursuivie le 1er novembre 2020 avec le référendum sur la nouvelle constitution. En juin, puis en décembre 2021, les élections législatives anticipées et les élections municipales et départementales sont respectivement organisées pour le renouvellement des Assemblées populaires communales (APC) et de wilaya (APW).
30Ces deux scrutins ont-ils rempli les conditions nécessaires pour renforcer l’autorité des dirigeants élus, à savoir mobiliser en produisant du sens et de la représentativité pour déboucher sur la loyauté ? Deux paramètres peuvent permettre d’apporter des éléments de réponse à cette question : l’engouement populaire et l’alternance au pouvoir.
31Le taux de participation établi officiellement à 23 % pour les élections législatives. Ce record de l’abstentionnisme est aggravé par le nombre de bulletins nuls qui atteint 1 111 678 sur les 4 610 723 suffrages exprimés. Cela signifie que les députés ont été élus avec 18,8 % des voix. S’agissant des élections municipales et de wilayas, réputées attirer plus d’électeurs en raison de leur caractère local, le taux de participation est officiellement de 36,58 % pour les APC et 34,76 % pour les APW. Or, en faisant le même calcul que précédemment, c’est-à-dire en retirant les 1 136 738 bulletins nuls, on constate que la participation réelle ne dépasse pas 26,8 % pour les APC et 23,4 % pour les APW.
32Les résultats définitifs de l’élection législative ont maintenu le Front de libération nationale (FLN) en tête avec 98 sièges, suivi des Indépendants (84 sièges), du Mouvement de la société pour la paix (MSP) avec 65 sièges et du Rassemblement national démocratique (RND) avec 58 sièges.
33Répartition des sièges dans la nouvelle APN
Partis et indépendants
|
Nombre de sièges
|
Front de libération nationale
|
98
|
Indépendants
|
84
|
Mouvement de la société pour la paix
|
65
|
Rassemblement national démocratique
|
58
|
Front El Moustakbal
|
48
|
Mouvement El Binaa
|
39
|
Parti voix du peuple
|
03
|
Parti de la liberté et de la justice
|
02
|
Parti de la justice et du développement
|
02
|
Parti El Fadjr El Jadid
|
02
|
Front de la bonne gouvernance
|
02
|
Front de l’Algérie Nouvelle
|
01
|
Parti El Karama
|
01
|
Parti Jil Jadid
|
01
|
Front national algérien
|
01
|
- 32 . La présence des députés de moins de 40 ans se répartit comme suit : FLN avec 40 élus contre 27 dé (...)
- 33 . 68 universitaires ont été élus sur les listes du FLN, 53 sur celles du MSP, 51 indépendants, 32 a (...)
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34La configuration partisane de l’APN reflétant un statu quo difficilement explicable après le soulèvement populaire du 22 février 2019, les autorités ont mis en avant certaines caractéristiques afin de valoriser une assemblée peu légitime (les députés ont été élus avec une moyenne de 8597 voix). La jeunesse et l’importance des universitaires sont mises en avant : les moins de 40 ans représentent 32,9 % des élus (soit 134 sièges)32 tandis que les universitaires atteignent 67,8 % des élus (276 sièges)33. À noter cependant que ces deux caractéristiques ne sont pas le fruit de l’émergence naturelle de ces catégories sociales, mais le résultat d’une contrainte imposée par la loi électorale. En revanche, lorsque la contrainte du quota disparait, la représentativité disparait également. C’est le cas des femmes dont le nombre est retombé à son niveau d’avant 2008 à savoir 33 femmes députées34, soit à peine 8 % du nombre total des sièges de la Chambre basse du parlement, alors qu’elle était autour de 33 % dans les précédentes législatures35.
35Qu’en est-il des résultats des élections locales ? Ont-ils concrètement traduit l’existence d’un sens politique pouvant susciter une mobilisation loyale ? À l’instar de l’Assemblée nationale, les institutions locales n’ont connu aucun changement en termes de représentation politique. Au niveau des municipalités, le FLN a conservé sa première place après avoir remporté 5 978 sièges aux APC et obtenu la majorité absolue dans 124 communes. Il est suivi du Rassemblement national démocratique (RND) avec 4 584 sièges et la majorité absolue dans 58 communes, puis par les listes indépendantes avec 4 430 sièges et la majorité absolue dans 91 APC. Le Front El Moustakbel arrive en quatrième position avec un total de 3 262 sièges et une majorité absolue dans 34 APC. Il est suivi par le Mouvement El Bina qui remporte 1 848 sièges et 17 APC à majorité absolue. Enfin en sixième position, on trouve le Mouvement de la société pour la paix (MSP) qui obtient 1 820 sièges et la majorité absolue dans 10 communes.
- 36 . Samir Leslous, « Le pari perdu du FFS », Liberté, 30/11/2021.
36S’agissant des wilayas, le FLN se maintient une fois de plus à la première place avec 471 sièges, suivi du RND (366 sièges), le Front El Moustakbel (304 sièges), le MSP (239) le Mouvement El Bina (230) et les listes indépendantes (100 sièges). Ce statu quo a fait au moins une victime, le Front des forces socialistes (FFS). Quittant le camp des partisans du soulèvement populaire dont de nombreux acteurs conditionnaient la participation aux élections à l’instauration d’un contexte politique et juridique garantissant un scrutin juste et transparent, le FFS a décidé de prendre part aux scrutins. Malgré le boycott de son rival le RCD, le parti a reculé dans ses propres fiefs en Kabylie sans progresser dans les autres régions du pays. Pis, il n’a plus le monopole des assemblées locales et subit la concurrence d’autres partis politiques36.
37Si le parachèvement du processus électoral avait pour but de permettre l’émergence d’une base sociale renouvelée aux gouvernants post-12 décembre, force est de constater qu’il n’en est rien. Non seulement, ces élections ont enregistré des records d’abstention, mais elles ont permis le retour des formations politiques qui, peu ou prou, avaient été parties prenantes de la gouvernance précédent le soulèvement du 22 février. Une gouvernance qui, rappelons-le, a coûté l’arrestation et l’emprisonnement des dirigeants du FLN et du RND.
38Par l’absence totale d’alternance même symbolique, formelle et superficielle, ces élections ont révélé l’ampleur de l’incapacité des gouvernants à renouveler le personnel politique et à reconstruire une base sociale sur laquelle s’appuyer. Or, cette base est d’autant plus indispensable qu’Abdelmadjid Tebboune, comme ses prédécesseurs, est arrivé au pouvoir dans un contexte de crise, poussé à conclure des alliances politiques pour asseoir son fragile pouvoir. En remettant en avant les acteurs impliqués dans la crise de légitimité. La construction de leur autorité est donc difficile.
39Dans un contrat social, la préservation de la sécurité et de la vie des citoyens est l’une des fonctions essentielles des gouvernants. Or, en 2021, la sécurité de nombreux Algériens a été remise en cause durant deux épisodes particulièrement dramatiques : la crise de l’oxygène liée à troisième vague de Covid-19 et les incendies qui ont ravagé plusieurs wilayas du pays. Ces deux épisodes ont révélé de graves lacunes quant aux capacités de l’État à répondre aux besoins vitaux de la population.
- 37 . Makhlouf Mehenni, « Covid-19 : l’oxygène met à nu les limites de la stratégie algérienne », TSA, (...)
- 38 . Ryad Hamadi, « Gestion du covid : le gouvernement sous le feu des critiques », TSA, 21/07/2021.
- 39 . « En Algérie, la flambée des cas de Covid-19 sème le chaos dans les hôpitaux », L’Express, https: (...)
40Ces deux épisodes ont eu lieu en été. La troisième vague de la pandémie de Covid-19 a provoqué littéralement l’explosion du nombre d’infections, de décès et la saturation des services hospitaliers37. La responsabilité des pouvoirs publics a été mise en cause par les spécialistes et la classe politique et relayés dans les médias nationaux. En effet, l’explosion des contaminations a fait suite aux rassemblements populaires tenus lors de la campagne électorale pour les élections législatives anticipées38. La wilaya d’Alger, qui compte 19 hôpitaux, a été submergée par les demandes d’hospitalisation et de réanimation. Dans beaucoup de régions du pays, la demande d’oxygène s’est accrue sans que les autorités puissent y répondre39. Le corps médical a dénoncé ces insuffisances :
- 40 . « Covid-19 en Algérie : entretien avec le Pr Kamel Bouzid », TSA, 12/08/ 2021.
Il y avait des dispositions à prendre en temps et en heure que nous n’avons pas prises…Il y a eu plusieurs défaillances… L’impéritie de l’Agence nationale de sécurité sanitaire qui ne sert à rien, alors qu’elle devait tirer la sonnette d’alarme en temps et en heure, ce qu’elle n’a pas fait. Sans parler des ministères de la Santé et de l’industrie pharmaceutique car leur discours est incroyable, (selon lesquels) ce n’est pas l’oxygène qui manque mais le nombre de malades qui a augmenté et consomment beaucoup d’oxygène »40.
- 41 . Lilia Benameur, « Crise de l’oxygène : les critiques acerbes du Pr Khiati », TSA, 09/AOÛT/2021
- 42 . Riyad Hamadi, « Flambée du covid-19 : des morts à Skikda faute d’oxygène », TSA, 30/07/2021,
41Le professeur Khiati a dénoncé la « négligence du ministère de la santé », « l’incompétence au niveau des hôpitaux », et l’absence de réactivité de « l’Agence de la sécurité sanitaire qui n’a pas demandé au ministère de la Santé, et aux hôpitaux, de s’équiper de générateurs d’oxygène »41. À Skikda, wilaya située au nord-est du pays, la direction de la santé a contredit le Premier ministre qui accusait les réseaux sociaux de dramatiser la situation et de lancer des fake news. Ainsi a-t-elle confirmé le décès de patients Covid-19 à l’hôpital des Frères Guermeche, faute d’oxygène42.
- 43 . Samir Leslous, « Face à la remontée des cas de contamination par la Covid-19 : sursaut de mobilis (...)
- 44 . Safia Ayache, « Covid-19 : en Algérie, la société civile s’organise face à la pandémie », Le Mond (...)
- 45 . Saïd Oussad, « Pr Abdelaziz Tadjeddine : heureusement qu’il y a cet élan de solidarité des Algéri (...)
- 46 . Info Radio M, « Covid-19/solidarité de la diaspora : les conditions draconiennes de l’ambassade d (...)
- 47 . Samira Chibani, « Dons de la diaspora : l’Ambassade d’Algérie à Paris corrige le tir », 10/08/202 (...)
42Décriés par les pouvoirs publics, les réseaux sociaux ont contribué à dénoncer les insuffisances institutionnelles mais aussi à organiser la solidarité populaire43. Comités de villages et de quartiers, associations, entreprises, élus locaux et citoyens se sont mobilisés via les réseaux sociaux44. La solidarité a concerné le transport des malades, l’achat de transformateurs d’oxygène, de bouteilles d’oxygène et de médicaments, tant à l’intérieur du pays qu’en provenance de l’étranger45. En effet, la diaspora s’est illustrée à travers des actions collectives organisées pour pallier aux manques. L’ampleur de cette mobilisation était telle que les autorités ont tenté d’en prendre le contrôle. Dans un communiqué officiel, l’ambassade d’Algérie à Paris a exigé que tous les initiateurs d’opération de collecte et d’acheminement de dons prennent attache avec ses services pour la délivrance de l’« autorisation d’acheminement de dons », car les opérations de solidarité « obéissent à (des) conditions »46. Confirmant la volonté de mettre sous contrôle les réseaux de solidarité de la société civile, l’instruction prévoyait également que la Pharmacie centrale des hôpitaux (PCH) devait réceptionner les dons et en assurer la répartition selon son évaluation des besoins au niveau national. Cette tentative de prise de contrôle a échoué face à la résistance des acteurs mobilisés47. Ceci dit, cet épisode a été révélateur de la défiance à l’égard des institutions officielles, comparativement à l’organisation des acteurs autonomes de la société civile.
- 48 . H. L, « Incendies meurtriers en Kabylie », 30/12/2021, Karim Benamar, « Feux de forêt en Kabylie (...)
- 49 . A. Maktour, « Vies humaines, pertes économiques, impact social… De quoi sera fait demain en Kabyl (...)
- 50 . Riyad Hamadi, « Incendies en Algérie : erreurs stratégiques et manque d’anticipation », TSA, 15/0 (...)
- 51 . « Beldjoud : Des mains criminelles derrière les incendies de Tizi-Ouzou », APS, 10/08/2021.
- 52 . « Abdelaziz Rahabi ancien ministre. Qui veut brûler l’Algérie ? », Liberté, 12/08/2021, https://w (...)
43Le second épisode ayant révélé les défaillances des pouvoirs publics face à au besoin de sécurité concerne les incendies qui ont ravagé plusieurs régions du pays en août 2021. Les plus dramatiques ont eu lieu dans les maquis habités de Kabylie, où le bilan des pertes humaines a été dramatique. Selon les sources officielles, au moins 90 personnes, parmi lesquelles 33 militaires, ont perdu la vie dans ces incendies et des dizaines de milliers d’hectares sont partis en fumée48. Au nombre important de décès, s’est ajouté les disparus, les blessés et tous les sinistrés qui se sont retrouvés totalement dépouillés49. Rapidement, les pouvoirs publics ont été doublement mis en cause : d’une part, ils n’ont pas anticipé et mis en place les stratégies de prévention nécessaires, d’autre part, les moyens mobilisés pendant la crise n’étaient ni adéquats, ni suffisants50. Le discours officiel, quant à lui, s’est immédiatement focalisé sur le caractère criminel des incendies51. Aussi l’ancien diplomate et ancien ministre de la Communication, Abdelaziz Rahabi, a-t-il évoqué des « incendies criminels massifs, programmés et concertés… la réalité de l’existence d’opérations visant à affaiblir l’Algérie… Un état d’impréparation inquiétant dans la gestion des situations de crise »52. C’est dans ce contexte dramatique, accentué par la suspicion et la colère, que survient un autre drame, l’assassinat de Djemal Bensmail à Larbaâ Nath Irathen (wilaya de Tizi Ouzou), village martyr ravagé par les incendies. Dans des conditions confuses, ce pompier volontaire a été ramené au village dans un fourgon de police. Il y sera lynché par une foule pensant que son transport au commissariat dans un fourgon de police signifiait qu’il avait été arrêté pour avoir provoqué les incendies criminels.
- 53 . APS, « Incendies de Tizi-Ouzou: la solidarité a déjoué le complot », 24/12/2021 ; APS, « Incendie (...)
44Ainsi, durant l’été 2021, la mobilisation citoyenne a pris le relais des services gouvernementaux. S’agissant en premier lieu des feux et de leurs conséquences dramatiques, des pompiers volontaires et des centaines de convois chargés de médicaments et de vivres partant de toutes les régions du pays ont été acheminés vers les zones sinistrées. Des familles des victimes brulées, prises en charge dans les hôpitaux de la capitale, ont été hébergées localement. Dans ce climat tragique, les réseaux sociaux ont relayé les appels et les images d’un élan de solidarité jamais égalé. Mis devant le fait accompli, les dirigeants ont adapté leur discours en présentant cette solidarité comme une réponse aux complots ourdis par les ennemis intérieurs et extérieurs53.
- 54 . « L’Algérie a une dette envers Nouredine Bensmail », TSA, 16 Août 2021.
- 55 . Khaled Satour, « Derrière les brasiers de la Kabylie, le spectre de la décennie noire », Contredi (...)
- 56 . Le procureur de la République de Larbaâ Nath Irathen et le directeur général de la police n’ont p (...)
45En second lieu, lorsque survient le drame de Djamel Bensmail, son père prend immédiatement la parole, là encore sur les réseaux sociaux, pour dédouaner la population de Larbaâ Nath Irathen. Sa prise de parole en tant que père du défunt a délégitimé les appels à la vengeance, à la stigmatisation, à la bipolarisation et à la haine54. Par sa promptitude et sa sagesse, il a stoppé net tous les risques de transformer ce drame en guerre civile55. En effet, les appels à la vengeance commençaient déjà à fuser, au milieu d’un discours officiel désignant le MAK et le Maroc comme les coupables. À cela s’est ajouté les grands médias qui ont diffusé les images du lynchage de Djamel Bensmaïl, les aveux des suspects non jugés et les appels à la condamnation à mort des suspects de Larbaâ Nath Irathen56. A contrario de la tendance à l’escalade, des centaines de citoyens de Kabylie et d’ailleurs, se sont spontanément rendus auprès de la famille meurtrie à Miliana (115 km d’Alger) pour présenter leurs condoléances et exprimer leur condamnation du crime commis. Sur les lieux du lynchage, les comités de village se sont mobilisés, ont récolté une somme d’argent et constitué une délégation de sages qui l’a versée à la famille du défunt, comme le veut la tradition.
- 57 . Lynda Abbou, « El Hadi Lassouli, bénévole humanitaire et engagé dans le Hirak, depuis un an en pr (...)
46Dans la résolution d’un conflit comme dans la gestion des conséquences des catastrophes, les autorités traditionnelles et les réseaux autonomes de solidarité ont ainsi supplanté les pouvoirs publics. Cette substitution a été facilitée tant par les réseaux de solidarité, que par les collectifs constitués au moment de la libération des espaces de liberté durant le soulèvement populaire57. C’est précisément la juxtaposition de ces deux éléments qui peut expliquer l’intensification de la répression.
47La crise de l’autorité des gouvernants s’est poursuivie en 2021 en raison d’une double incapacité : d’une part, celle des élections à produire du sens et à créer un sentiment de loyauté et, d’autre part, celle des moyens économiques à mettre en œuvre pour s’attirer les bonnes grâces de la population.
- 58 . M. Ouyougoute, « 10e forum des droits de l’homme à Béjaia : Le constat accablant de la Laddh », L (...)
- 59 . L’ordonnance n° 21-08 du 8 juin 2021 modifiant et complétant l’ordonnance n° 66-156 du 8 juin 196 (...)
48Dans ce type de configuration, le pouvoir politique post-22 février a eu recours à la contrainte et la répression. « Chaotique », tel est le terme utilisé par le vice-président de la Ligue algérienne des droits de l’Homme (LADDH), Saïd Salhi, pour qualifier la situation des droits humains en 202158. Pour justifier ce jugement, il a annoncé 77 000 arrestations parmi lesquelles on compte 470 mandats de dépôt et 270 détenus d’opinion en prison pour l’année 2021. Tous les espaces et toute expression politiques sont désormais potentiellement criminalisables à travers l’article 87 bis du nouveau code pénal. Cet article, promulgué via une ordonnance présidentielle59, est destiné à renforcer la lutte contre le terrorisme en redéfinissant la notion de manière à publier une liste d’organisations et de personnes terroristes. Ainsi,
est considéré comme acte terroriste ou sabotage, tout acte visant la sûreté de l’État, l’unité nationale et la stabilité et le fonctionnement normal des institutions par toute action ayant pour objet de : […] œuvrer ou inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels ; porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’inciter à le faire, par quelque moyen que ce soit .
- 60 . Mena Right Group, « Le président algérien durcit par ordonnance la législation antiterroriste », (...)
49L’article 87 bis 13 dispose : « il est institué une liste nationale des personnes et entités terroristes qui commettent l’un des actes prévus à l’article 87 bis du présent code, qui sont classifiés ‘personne terroriste’ ou ‘entité terroriste’ ». Mesure totalement inédite, cette liste est publiée dans le Journal officiel60.
- 61 . Amine Ait, « L’ONU appelle l’Algérie à revoir sa définition du terrorisme », Algérie 360, 31/12/2 (...)
- 62 . https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/DownLoadPublicCommunicationFile?gId=26905
50Des organisations de défense des droits humains, des avocats, des partis politiques et des juristes ont relevé les dérives arbitraires inhérentes à l’application de cet article. Les rapporteurs des Nations unies, sous la houlette du Haut-commissariat des Nations unies pour les droits de l’Homme (HCNUDH) ont également rédigé des rapports dans ce sens61. En effet, ils ont jugé la définition du terrorisme tellement confuse et extensible qu’une simple grève ou demande d’une transition démocratique peuvent être assimilées à un acte terroriste. Or, comme l’exige le rapporteur spécial des Nations unies pour la défense des droits de l’Homme, la définition du terrorisme doit être précise, compréhensible, non rétroactive et non discriminatoire. La définition affirme également qu’un acte terroriste doit impérativement remplir au moins les trois conditions suivantes : utilisation de moyens mortels ; intention de susciter la peur au sein de la population et de contraindre le gouvernement ; avoir un objectif idéologique62.
- 63 . Adlene Meddi, « Algérie : des dizaines d’arrestations ciblent le Mouvement pour l’autonomie de la (...)
51Or, un certain nombre d’arrestations effectuées en été 2021 l’ont été sur la base d’accusations rétroactiveset par conséquent illégales. De nombreux juristes dont l’avocat Abdelghani Badi ont affirmé que dans certaines affaires soumises à la justice, les accusés ont été interrogés sur des faits très anciens, mais en application des lois promulguées dernièrement63. Par ailleurs, ajoute l’article 87, « aucune personne ou entité, n’est inscrite sur la liste mentionnée au présent article, que si elle fait l’objet d’enquête préliminaire, de poursuite pénale, ou dont la culpabilité est déclarée par un jugement ou un arrêt ». Ainsi, l’inscription sur la liste des entités et personnes terroristes est permise sur simple enquête préliminaire ce qui contredit la présomption d’innocence.
- 64 . Ali Boukhlef, « Face à la multiplication des courriers des Nations unies sur les droits de l’homm (...)
52Dans son rapport, le Haut-commissariat des Nations-unies pour les droits de l’Homme (HCNUDH) interpelle les autorités algériennes sur le respect du droit de manifester. Le document évoque les multiples interdictions de manifester imposées aux Algériens, ainsi que la répression dont ils sont victimes. En effet, des centaines de manifestants pacifiques ont été arrêtés et placés en détention au cours de l’année. Dans sa réponse, le gouvernement algérien n’a pas nié la répression mais l’a justifiée par « la violence des manifestants »64. Une justification que les faits peuvent difficilement étayer car le caractère pacifique du hirak est unanimement reconnu.
- 65 . « Justice : peine aggravée pour Nacer Meghnine, président de SOS Bab El Oued », H 24, 14/11/2021, (...)
53Quant aux questions relatives aux droits de réunion, le ministère de l’Intérieur a demandé au tribunal administratif de suspendre deux partis politiques, le Parti socialiste des travailleurs (PST) et l’Union pour le changement et le progrès (UCP), dument agréés. Dans la même veine, le président d’une association algéroise « SOS Bab El Oued » a été arrêté et condamné à un an de prison ferme pour « participation à des délits qui portent atteinte à l’intérêt national et l’unité nationale », pour avoir perçu « de l’argent d’une instance étrangère dans le but de commettre des faits qui touchent à l’unité nationale et à l’ordre public », pou « possession et distribution de tracts qui portent atteinte à l’intérêt national » et enfin« incitation à regroupement non armé »65.À la même période, l’association Rassemblement Action Jeunesse (RAJ) est dissoute, après près de trente ans d’activités.
54Cette vague de répression semble avoir ciblé des acteurs organisés et impliqués dans la conscientisation et la mobilisation des citoyens dans le soulèvement populaire pacifique. Mais au-delà de l’objectif immédiat, le recours à la répression est un aveu de l’incapacité des dirigeants de mobiliser la population en leur faveur.
55Dans l’Algérie de 2021, les rues ont retrouvé leur calme, les manifestations populaires ayant été stoppées par les forces de l’ordre. Les médias sont plus consensuels que jamais et les voix discordantes sont moins nombreuses. Malgré la fermeture de presque tous les espaces d’expression contradictoires, ces voix dénoncent inlassablement le recours aux attributs coercitifs du pouvoir.
56En 2021, le pouvoir réel se donne à voir dans une mise en scène autoritaire comme rarement dans l’histoire politique de ce pays. Malgré le parachèvement du processus électoral, l’instrument à travers lequel le pouvoir apparent (civil) devait revenir sur le devant de la scène, les attributs de l’Autorité restent fragiles. Ainsi les signes d’une relation de domination dure sont-ils proportionnels aux signes de défiance et à la persistance de la crise de confiance qui s’exprime à la moindre occasion.
57Pis, les dysfonctionnements de l’appareil de l’État, de sa haute administration notamment sécuritaire, et la fermeture autoritaire des espaces politiques ont poussé la société à chercher de nouveaux espaces d’expression, de nouvelles légitimités. In fine, le recours à l’étouffement de ces espaces ne signifie-t-il pas qu’ils dépassent le niveau de la simple solidarité, pour exprimer l’autonomisation de la société et de ses acteurs ? Autonomisation que les gouvernants, dont l’autorité reste en crise, refusent de laisser se développer.