• 1 . S.N., « Coronavirus : Des millions de personnes dans la précarité attendent un soutien », Medias2 (...)
• 2 . L’envoi de devises a battu tous les records, passant de 70 milliards de Dirhams en 2020 à 100 mil (...)
• 3 . En novembre 2019 Mohammed VI avait nommé une commission ad hoc extra-gouvernementale ayant pour m (...)
• 4 . Ali Amar, « CSMD : La fin de l’Histoire et le dernier Marocain ? », Le Desk, 30/05/2021, https:// (...)

1Au début de l’année 2021, après une année et demie de pandémie, le constat est sans appel : l’économie marocaine est exsangue. Près d’un Marocain sur deux en âge de travailler est inactif ou au chômage, et parmi les employés marocains plus d’un sur deux ne dispose pas de contrat de travail1. Des aides exceptionnelles et les fonds envoyés par les trois millions de Marocains résidents à l’étranger (près d’un Marocain sur 10) ont permis d’atténuer la situation précaire de nombreuses familles au cours de l’année passée2. Des manifestations de mécontentement ont bien lieu, mais elles sont sporadiques et localisées, tels les « coups de gueule » des clients dans les souks face aux prix qui montent. Elles semblent déconnectées des mobilisations des militants de diverses organisations qui dénoncent les violations des droits humains, des libertés publiques et de l’intimité des espaces privés au cours de sit-in et de marches périodiques. Même si la grogne est là, sourde et diffuse au sein des couches populaires et de l’étroite classe moyenne, le pays renvoie l’image tant recherchée de la stabilité. Le roi, Mohammed VI, n’a-t-il pas anticipé la crise actuelle dès 2019 en commandant un rapport pour un nouveau modèle de développement à une commission de personnalités emmenée par l’ancien ministre de l’Intérieur Chakib Benmoussa3 ? Les conclusions de ce rapport rendues publiques en mai appellent à un Pacte national de développement sous l’autorité directe du roi4. Elles proposent une feuille de route énonçant des recommandations à suivre par les prochains gouvernements pour réformer l’administration, faire décoller l’économie du pays et améliorer la position du Maroc dans les classements internationaux des indices de développement.

• 5 . Cf. Bennani-Chraïbi Mounia (2017), « ‘Le roi est bon, la classe politique est mauvaise’. Un mythe (...)
• 6 . Cf. les déboires du responsable du PJD, Abdelali Hamieddine après des déclarations « fuitées » au (...)

2Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), qui sont à la tête du gouvernement depuis 2011, sont rendus responsables de la mauvaise situation sociale et économique par leurs adversaires politiques qui réclament une alternance gouvernementale. Ceux-ci omettent de rappeler qu’au cours de la dernière législature (2016-2021), en plus des ministères appartenant traditionnellement au domaine de souveraineté (Intérieur, Justice, Affaires religieuses, Affaires étrangères et Administration de la Défense), les ministères économiques du gouvernement (Économie et Finances, Industrie et commerce extérieur, Agriculture, Développement rural et Pêche…) ont échappé au contrôle du chef du gouvernement, Saad Eddine El Othmani (Desrues, 2018). Ces portefeuilles ministériels ont été confiés à des technocrates et des hommes d’affaires qui jouissent de la confiance du roi pour faire aboutir les projets politiques identifiés à l’institution monarchique (García de Paredes et Tomé, 2019). Le fait que la plupart de ces ministres aient été encartés au Rassemblement national des indépendants (RNI) a été perçu comme un signe de plus, parmi d’autres, que ce parti était le favori du Palais pour les scrutins de 2021. Dans cette configuration gouvernementale, qui est alors le véritable responsable du bilan de la situation économique et sociale plutôt morose du pays ?5 Le roi ? Mohammed VI rappelle périodiquement que la Monarchie se situe au-dessus de l’arène électorale et les quelques voix parmi les responsables politiques qui osent critiquer son interventionnisme sont aussitôt dénoncées tant par leurs adversaires que par leur propre famille politique6. Le chef du gouvernement ? ou le patron des ministres RNI, l’inamovible ministre de l’Agriculture et seconde fortune du royaume, Aziz Akhannouch ? C’est dans ce contexte tendu, marqué par un chef de gouvernement dépassé par l’ampleur de la crise sanitaire (Desrues, 2022a) et par ces orientations politiques préconisées depuis l’institution monarchique que les Marocains sont invités à se rendre aux urnes en cette année 2021.

• 7 . Lahcen Bensassi, 2021, Les lois électorales avec leurs derniers amendements qui régulent les éché (...)

9Tout au long de l’année 2020, le ministère de l’Intérieur a mené des consultations avec les partis politiques pour réformer la loi électorale. Finalement, le 3 mars 2021, la loi organique (04-21) relative à la Chambre des représentants est approuvée par tous les groupes parlementaires à l’exception du parti du chef du gouvernement, le PJD, qui a voté contre, et des deux députés de la Fédération de la gauche démocratique (FGD), qui se sont abstenus7.

• 8 . « Maroc : Le Conseil des ministres approuve des lois organiques relatives aux élections », Yabila (...)

10Parmi les nouvelles mesures, certaines concernent l’incompatibilité entre le mandat de député et la fonction de président du conseil des communes dont la population dépasse 30 000 habitants, d’autres se rapportent à l’augmentation du nombre d’habitants requis pour l’application du scrutin de liste de 35 000 à 50 000, à la moralisation des opérations électorales ainsi qu’à la transparence financière des campagnes électorales des candidats8. Mais les mesures les plus importantes concernent le renforcement de la discrimination positive en faveur de la représentation politique des femmes au détriment du quota des jeunes, la suppression du seuil électoral et la prise en compte du quotient électoral sur la base des électeurs inscrits.

• 9 . Celui-ci a été modifié à la suite de la proposition du Parti Authenticité et Modernité (PAM). Yas (...)
• 10 . Yassine Benargane, « Élections 2021 : Les jeunesses de plusieurs partis s’opposent à la suppressi (...)

11Depuis 2002, les élections des députés à la Chambre des représentants sont composées de deux scrutins simultanés : un premier scrutin concerne la majorité des sièges à pourvoir et consiste à déposer un bulletin de vote pour les candidats de l’une des 92 circonscriptions électorales couvrant le territoire national et disposant de 2 à 6 sièges en fonction de leur population ; un second scrutin concerne cette fois une minorité de sièges et s’effectue via l’élection d’une liste nationale de femmes (dont le nombre a évolué de 30 à 60 de 2003 à 2016), au sein de laquelle étaient venues s’ajouter en 2011 trente candidatures de jeunes de moins de quarante ans. La suppression de ces dernières de la liste nationale et la transformation de ladite liste en 12 listes régionales de 3 à 12 sièges signifie un retour à la féminisation de ces listes, puisque les listes de candidatures pour ces 90 sièges régionaux doivent être composées d’au moins un tiers de femmes, dont les première et deuxième places sur la liste. Les négociations concernant la suppression de cette mesure de discrimination positive en faveur des jeunes impulsée par le PAM9 ont suscité, en vain, le mécontentement des sections de jeunesse du PJD, de l’Istiqlal, de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et du Parti du progrès et du socialisme (PPS)10. Celles-ci n’ont pas été soutenues par les dirigeants de leurs formations respectives. Il est vrai qu’elles ne sont plus le vivier de cadres politiques qu’elles étaient encore jusqu’au tournant du XXI^e siècle et qu’elles sont périodiquement en conflit avec ces mêmes dirigeants notamment en période pré-électorale lors des négociations pour la confection des listes électorales. L’adoption de ce quota de jeunes en 2011 était étroitement liée à la convergence de trois facteurs : la fronde depuis le début des années 2000 des sections de jeunesse de l’Istiqlal et de l’USFP qui réclamaient des mesures de discrimination positive en faveur des jeunes au sein des instances dirigeantes des partis politiques et du Parlement (Garcia de Paredes et Desrues, 2021) ; le surgissement en 2011 d’un mouvement de contestation – le Mouvement du 20 Février – impulsé par une nouvelle génération de militants politiques (Desrues, 2012) ; et la volonté du roi Mohammed VI depuis son avènement en 1999 de rajeunir les instances de direction des partis ainsi que la Chambre des représentants (Desrues, 2022b).

• 11 . Mohamed Belkacem, « Les détails de la suppression de la liste des jeunes et de l’augmentation de (...)
• 12 . Toujours à propos de la représentation féminine, un autre projet de loi organique met en place un (...)
• 13 . Tafra, « Calcul. Et si les élections de 2016 avaient été réformées ? », 16/10/2020, http://tafra. (...)
• 14 . Sara Ibriz, « Législatives. L’impact du remplacement de la liste nationale par les listes régiona (...)

12Le quota féminin passe ainsi de 60 à 90 sièges11. Il garantit un minimum de 25 % de femmes à la Chambre des représentants au lieu des 20 % dans l’assemblée sortante, rapprochant le Maroc des taux de représentation féminine des voisins algériens et tunisiens12. Par ailleurs, le passage d’une liste, élue au niveau national, à un scrutin de listes correspondant aux douze circonscriptions régionales n’est pas anodin : les partis qui avaient dominé les élections de 2016 risquent de perdre un certain nombre de sièges. Selon une simulation effectuée par le think tank « Tafra »13 sur la base des résultats des élections de 2016, le PJD qui avait obtenu 27 sièges grâce à la liste nationale, n’en aurait obtenu que 12 si ce système des listes régionales avait été appliqué cette année-là. Il en va de même pour le PAM, l’autre parti qui avait percé en 2016. Celui-ci aurait perdu 11 sièges, passant de 21 à 10. Quant à l’Istiqlal et au RNI, ils n’auraient pas été affectés par ce changement, tandis que les autres partis, présents au Parlement avec des scores beaucoup plus faibles, auraient gagné en moyenne entre 3 et 5 sièges14. À la vue de cette simulation, il convient d’interroger la signification de l’introduction de cet amendement dans la loi électorale : en portant apparemment préjudice au PJD, elle renforce la thèse de ceux qui prétendent que la loi révisée vise à empêcher une nouvelle victoire des islamistes, ou tout au moins à réduire son amplitude.

• 15 . « Le PJD débouté, le nouveau quotient électoral n›est pas anticonstitutionnel (et les effets de c (...)
• 16 . Ahmed Talhi, membre du PJD et président du Conseil du Logement de Tanger évaluait une perte de 38 (...)
• 17 . Reda Zaireg, « Le paradoxe du quotient électoral ou l’impossible victoire de 40 000 contre deux » (...)

13La révision du quotient électoral est une autre réforme qui confirmerait l’hypothèse selon laquelle le ministère de l’Intérieur et les partis politiques défenseurs d’un régime de Monarchie exécutive chercheraient une alternance gouvernementale en recourant à la révision de la loi électorale. Le PJD a dénoncé une mesure allant à l’encontre de la libre expression de la volonté populaire et de l’esprit démocratique qui doit entourer la préparation des élections. Depuis 2002, les élections étaient régies par le mode de scrutin proportionnel de liste au plus fort reste dans les différentes circonscriptions territoriales et par un seuil électoral qui avait été établi à 3 % en 2016. Ce quotient était calculé sur la base des votes exprimés. Avec la réforme, le seuil électoral disparaît et la répartition des sièges entre les listes s’effectue dorénavant au « moyen d’un quotient électoral qui s’obtient en divisant le nombre d’électeurs inscrits dans la circonscription électorale concernée par le nombre de sièges qui lui sont réservés. Les sièges restants sont répartis selon la règle des plus forts restes, en les attribuant aux listes ayant obtenu les chiffres les plus proches dudit quotient ». En théorie, ces mesures favorisent la dispersion du vote et la fragmentation de la représentation parlementaire, car elles annulent le coût d’entrée des partis en termes de nombre de voix. Dans le cas du nouveau calcul du quotient, celui-ci écarte la probabilité de voir des partis arrivés en tête obtenir un reste qui atteindrait ce quotient leur permettant de gagner un second siège dans la même circonscription. Avec l’ancien système, seuls le PJD (26) et le PAM (7) avaient réussi à obtenir un deuxième siège dans les circonscriptions locales en 2016. Néanmoins si l’on suit de nouveau la simulation effectuée par Tafra15, la réforme du quotient porterait surtout préjudice au PJD qui perdrait 26 sièges passant de 98 à 72 tandis que le PAM, qui passerait de 81 à 77, arriverait en tête devant les islamistes. De même, l’Istiqlal et le RNI augmenteraient leurs scores avec 39 sièges au lieu de 35 et 28 respectivement. Le PJD et d’autres analystes de la vie politique marocaine, sont encore plus pessimistes et avancent que cet amendement pourrait signifier un manque à gagner de 30 à 40 sièges pour les islamistes16. Quoiqu’il en soit, vu que chaque siège d’une même circonscription sera obtenu dorénavant par une formation différente, tous les pronostics avancent qu’il y a de fortes probabilités d’assister à une érosion importante du PJD et à un recul du PAM. En revanche, le RNI, et dans une moindre mesure l’Istiqlal, progresseraient tandis que les plus petits partis seraient renforcés, certains pouvant espérer former un groupe parlementaire ou faire leur retour à la Chambre des représentants17. Si ces simulations devaient se confirmer et vu le précédent de 2016 (Desrues, 2017), le PJD aurait certainement du mal à former un gouvernement sans subir le diktat d’une coalition réunie autour du PAM, du RNI et de l’Istiqlal. Dès lors, on comprend que les élus du PJD se soient opposés à cette loi. Ceux-ci ont porté un recours devant la Cour constitutionnelle qui a été débouté, la haute juridiction marocaine ayant rappelé que la loi fixe la nature du quotient et que, par conséquent le Parlement a le dernier mot. Ce faisant, à aucun moment au cours de ce processus législatif, Saad Eddine El Othmani n’a mis en jeu son poste de chef du gouvernement devant le Parlement. Il est resté à la tête d’un gouvernement dont les partis formant la coalition qui le soutient votent des lois visant à lui faire perdre les prochaines élections.

• 18 . On trouvera une analyse détaillée de la trajectoire des divers partis politiques qui composent le (...)

14De l’avis du PJD, il ne fait aucun doute que le nouveau quotient, qui devrait déboucher théoriquement sur une surreprésentation des petits partis, risque de porter préjudice à la volonté de leurs électeurs. Dès lors, certains observateurs ont avancé que les islamistes pourraient profiter de cette mesure qu’ils dénoncent comme étant « anti-démocratique » pour mobiliser leurs électeurs en suivant l’exemple d’Abdelilah Benkirane en 2016. Celui-ci, à défaut de pouvoir défendre un bilan un tant soit peu positif de son action à la tête du gouvernement, s’était présenté comme la victime des collusions d’intérêts entre le ministère de l’Intérieur et les « partis de l’administration »18 visant à éviter la victoire de la volonté populaire, i.e. des islamistes du PJD (Desrues, 2017).

• 19 . La loi 13/21 a été adoptée le 26 avril 2021 par le Parlement par 119 voix pour des députés appart (...)
• 20 . En juillet 2019 le Parlement marocain a adopté la loi cadre relative à la réforme du système éduc (...)

15Quelques jours plus tard, la légalisation du cannabis thérapeutique19 est un nouveau séisme qui secoue le PJD. Depuis l’arrivée d’El Othmani à la tête du gouvernement, c’est une nouvelle ligne rouge idéologique du parti qui a été franchie dans la mesure où le droit islamique est sans appel sur l’interdiction de la consommation de cette substance. Cette nouvelle couleuvre à avaler pour la formation islamiste vient après celle de l’imposition du français, deux ans auparavant, comme langue des matières scientifiques, dès l’enseignement primaire20. En effet, pour les islamistes, la langue arabe est une langue sacrée en tant que langue liturgique de l’Islam. De surcroît, au regard de son caractère de langue officielle de l’État, le gouvernement, selon le PJD, devrait œuvrer à étendre son usage, notamment dans l’enseignement. À l’opposé, la langue française est considérée comme une langue renvoyant au legs colonial. Ce faisant pour les islamistes elle devrait être remplacée dans l’enseignement par l’anglais, la langue des sciences, de l’économie et des relations internationales contemporaines.

• 21 . Benkirane avait conspué les ministres du PJD et décidé de geler sa participation après avoir qual (...)

16Ces deux lois ont suscité le courroux d’Abdelilah Benkirane21. De nouveau, l’ancien chef du gouvernement est sorti de sa retraite « dorée » pour vitupérer contre El Othmani et pour annoncer le gel de son adhésion au parti. Ce positionnement à quelques mois des élections confirme la fracture qui existe au sein du PJD entre la direction actuelle emmenée par El Othmani et sa base militante dont Benkirane sait si bien prendre le pouls. Il contribue à alimenter les doutes sur la participation de celui-ci à la prochaine campagne électorale. Or, en 2016, la victoire du PJD n’avait été possible que grâce à la campagne menée tambour battant par Benkirane.

• 22 . M. M, « PJD : les messages saillants de Slimane El Omrani à la veille des élections », Médias24, (...)

17En fait, il semblerait qu’El Othmani et ses fidèles au sein du secrétariat général du parti et du gouvernement sous-estiment la gravité de la crise de légitimation dont ils souffrent auprès de la population en général, et des militants en particulier. Pour preuve, ils se targuent d’un bilan positif de leur action gouvernementale, affirmant que durant la législature les conditions de vie des citoyens se seraient améliorées, que le pays se serait développé et qu’il rayonnerait à l’étranger. Or, l’économie du pays est toujours soumise aux aléas de la pandémie de Covid-19 et les grandes orientations de développement économique et social sont décidées au Palais et gérées par des ministres généralement imposés par le roi et encartés au RNI. Quant à la politique étrangère, elle appartient au domaine réservé de la Monarchie. De son côté, la presse retient surtout la capacité d’El Othmani à « avaler beaucoup de couleuvres ». Quant aux critiques venant de certains cadres du parti et des militants, seul El Othmani et son entourage peuvent encore croire qu’elles ne seraient que le témoignage de la bonne santé démocratique de la formation islamiste. C’est ce que laisse entendre le 7 avril, Slimane El Amrani, premier vice-président du PJD, dans un entretien à la chaîne de télévision 2M. Il déclare notamment que les profondes crises qui ont secoué le parti dernièrement, que ce soit la normalisation des relations avec Israël, le projet de loi sur le cannabis et le quotient électoral, n’affectent pas sa capacité à remporter les prochaines élections législatives22. Pour ce faire, il avance trois arguments : le parti a connu d’autres crises dont il est sorti renforcé ; ensuite les électeurs et militants du parti votent par conviction (sous-entendu contrairement aux autres formations), et sauront faire la part des choses. In fine, le responsable islamiste considère que s’il y a des victimes ce n’est pas le parti, mais la Constitution et la démocratie.

• 23 . Pour plus d’informations sur la centralité de la question palestinienne dans le discours idéologi (...)
• 24 . Nina Kozlowski, « Maroc : pourquoi Benkirane n’a renoncé à rien (ou presque) », Jeune Afrique, 13 (...)

18Or, tout comme El Othmani, El Amrani se méprend. Les images retransmises par les médias d’un chef du gouvernement signant la normalisation des relations entre le Maroc et Israël en décembre 2020 sans qu’aucune avancée n’ait été annoncée dans le dossier de reconnaissance d’un État palestinien23 ont eu un impact très négatif sur les militants islamistes. Pour le Mouvement unicité et réforme (MUR), bras idéologique du PJD et vivier de militants, il s’agit d’une véritable trahison. Et si Benkirane a secouru El Othmani en janvier quand ses partisans exigeaient des comptes et des démissions, il s’agissait d’éviter une scission au sein du parti tout en montrant au Palais qu’il demeurait loyal à la Monarchie, comprenait l’intérêt supérieur de la souveraineté nationale au Sahara occidental et qu’il respectait le domaine réservé du monarque, notamment les Affaires étrangères. Mais comme le rappelle l’hebdomadaire Jeune Afrique, « cette allégeance à la Monarchie n’était plus de mise dès que les décisions politiques redescendaient au niveau de l’arène gouvernementale et parlementaire ». C’est pourquoi, il a gelé sa participation pour protester contre le projet de loi relatif à la légalisation du cannabis et prouver qu’il demeurait « le gardien des valeurs fondamentales du PJD face à un Othmani pusillanime et qui n’a pas su s’opposer à une loi qui aurait pu lui apporter le soutien de l’opinion pieuse et conservatrice »24.

• 25 . Yahya Benabdellah, « El Otmani : ‘Sur les 30 membres du secrétariat général du PJD, 22 ne se prés (...)
• 26 . Les démissions du PJD ont été particulièrement remarquées dans les régions de Marrakech, Rabat et (...)

19La chute du nombre de candidatures, que les islamistes présentent aux élections communales, est un autre indicateur de la crise traversée par le PJD et de la perte de confiance des entrepreneurs politiques dans sa victoire aux élections dans leur circonscription. Pour neutraliser son opposition au sein du parti, le Secrétaire général a parfois imposé des candidats contre l’avis des sections locales, provoquant des conflits qui feront que certains cadres locaux quitteront le parti pour rejoindre d’autres formations politiques – au moins six d’entre eux occuperont des têtes de listes du RNI et de l’Istiqlal, notamment25. De nombreuses communes n’auront pas de candidats islamistes tandis que dans d’autres circonscriptions les militants ne feront pas campagne pour le candidat du parti. En 2015, le PJD avait présenté 16 310 candidatures de conseillers aux élections municipales (12,46 % du total des candidatures présentées par l’ensemble des partis politiques), en 2021, il n’en présentera qu’un peu plus de la moitié (8 681, c’est-à-dire 5,51 % du total des candidatures), soit trois fois moins que le RNI (25 492). Dans la lignée du RNI, le reste des partis a présenté des candidats dans beaucoup plus de communes que le PJD, en espérant ainsi produire un effet d’entrainement, le vote communal tendant à induire le même choix des électeurs aux différents scrutins qui se déroulent le même jour. L’omniprésence du RNI ainsi que celle du PAM (21 187 candidats) et de l’Istiqlal (19 845) contribuera certainement à leurs excellents résultats aux municipales (9 995 élus pour le RNI, 6 210 pour le PAM et 5 600 pour l’Istiqlal) et influera positivement sur les élections à la Chambre des représentants tandis que l’effet inverse se produira avec le PJD qui passera de 5 021 conseillers élus en 2015 à 777 en 202126.

• 27 . Hind Loughlimi, Khaoula Mouhassabi, Mehdi El Ouahmani, Camille Palais et Wassim Simouri, « Morocc (...)
• 28 . Khalil Rachdi, « Élections 2021 : voici ce que coûte, à peu près, une campagne virtuelle », Le360 (...)

21Contrairement aux autres candidats qui ont confié leur campagne électorale à des agences de communication, Akhannouch a investi dès 2018 dans une cellule de communication réunie autour de lui pour diffuser les idées et les messages du parti en ligne. Cette équipe a modernisé le site web du parti et accru sa présence sur la plupart des plateformes des réseaux sociaux : Facebook, Instagram, Twitter, Youtube et TikTok27. Elle a eu recours à la publicité sponsorisée sur les réseaux sociaux, pour faciliter la diffusion de l’image et du discours du parti auprès de larges masses d’électeurs, dans laquelle le RNI a investi plus de 211 000 dollars ; un montant qui dépasse celui qu’ont déboursé tous les autres partis réunis28. Les messages ont été ciblés en fonction des publics. À côté de la diffusion du programme, la success story d’Aziz Akhannouch a été largement divulguée pour faire connaître l’entrepreneur, présent dans les secteurs de la distribution de carburants, du gaz, de l’énergie solaire, des lubrifiants, du tourisme, de l’agriculture, de l’immobilier et de la presse, qui est devenu la deuxième fortune du Maroc et un ministre inamovible depuis près de quinze ans, apprécié de Mohammed VI. Tous ces messages ont été envoyés dans un langage moderne et accessible, en darija ainsi qu’en arabe, tamazight, français et anglais.

• 29 . Majda Benthami, « Voici comment le digital a transformé la campagne électorale », Le360.ma, 20/9/ (...)
• 30 . Depuis le succès de la campagne de boycott contre trois grandes marques, dont les stations-servic (...)
• 31 . Said Bennis, « Les élections législatives dans le monde virtuel » [سعيد بنيس: الانتخابات التشريعي (...)
• 32 . À une semaine du scrutin, Nabil Benabdallah déclarait dans Le Ring, l’un des podcasts de TelQuel, (...)

24Tous ces antécédents sont de première importance pour aborder une campagne des législatives qui ne durera que quinze jours et dont les activités sont restreintes par la pandémie, même si le gouvernement a finalement autorisé la distribution de matériel imprimé, la présence de groupes de militants dans les rues (qui ne doivent cependant pas dépasser 10 personnes et 5 véhicules), et la tenue de rassemblements d’une capacité maximale de 25 personnes tout en maintenant le couvre-feu nocturne. On le voit, ces restrictions ont favorisé le RNI, qui était déjà entré en campagne depuis plusieurs mois tant sur le terrain que sur les réseaux sociaux29. Si, dès les premières heures de la campagne électorale, tous les grands partis ont inondé les réseaux sociaux de spots et de photos de candidats, relayés par des SMS et des messages WhatsApp ciblant tous les publics30, les campagnes virtuelles de la plupart des partis politiques, selon le sociologue Saïd Bennis, ont utilisé des outils et des formats numériques dépassés reproduisant l’iconographie des campagnes de rue31. En revanche, la campagne du RNI était beaucoup plus adaptée aux réseaux sociaux, plus créative, et plus centrée sur l’audiovisuel, pour toucher tous les publics avec un ton éloigné du langage institutionnel. Face à ce déploiement médiatique et financier du RNI, le reste des partis a dénoncé un usage exorbitant de l’argent susceptible de fausser le jeu électoral32.

• 33 . Yahia Benabdellah, « Élections 2021 : la Chambre des représentants renouvelée à 70 % », Medias24, (...)

27La même tendance se retrouve dans les trois scrutins, indépendamment des trois échelles institutionnelles et territoriales concernées (législatives, régionales et communales) (cf. Tableau 1) : le RNI est le vainqueur sans appel, suivi du PAM et de l’Istiqlal qui arrivent respectivement en 2^e et 3^e position, au coude à coude. Derrière ce trio de tête, se situent l’USFP et le Mouvement populaire (MP) des formations politiques qui ne sont plus des alternatives gouvernementales depuis la fin des années 2000, puis d’autres partis tels l’Union constitutionnelle (un clone du RNI) et le Parti du progrès et du socialisme (PPS) qui peuvent servir d’appoint pour former des majorités gouvernementales. Enfin, à la surprise générale, le PJD est réduit à la portion congrue avec seulement 13 élus, un score qui ne lui permet même pas de constituer un groupe parlementaire ! Enfin, la déconfiture du PJD et la montée en puissance du RNI, ont permis le renouvellement de plus de 70 % des députés de la Chambre des représentants qui compte 280 nouveaux élus sur 395.33

• 34 . Paradoxalement, le PJD selon les calculs du journal en ligne Médias24 aurait conservé quatre sièg (...)

29Quelques chiffres concernant la représentation parlementaire du PJD évoquent un véritable K.O. des islamistes, victimes du « dégagisme » des électeurs. Le PJD perd les trois quarts des voix enregistrées cinq ans auparavant (400 000 contre 1 700 000). En passant de 125 à 13 sièges, les islamistes retournent à la case départ avec un nombre de sièges équivalent à celui obtenu lors de leur première participation, il y a vingt-quatre ans, aux élections législatives de 1997 (López García et Kirhlani, 2022). La débâcle du PJD est d’autant plus importante que les amendements de la loi électorale loin de favoriser le RNI et de porter préjudice aux islamistes auraient permis à ceux-ci de conserver quelques sièges34. Des 13 sièges obtenus, quatre seulement ont été remportés sur les listes des circonscriptions locales ; et ce, grâce au changement du calcul du quotient électoral auquel le PJD s’est tant opposé. Quant aux neuf sièges restants, ils ont été obtenus sur les listes régionales réservées aux candidatures féminines. Au niveau des élections municipales, le parti a perdu la quasi-totalité de ses présidences de communes, notamment dans ses principaux bastions électoraux que sont les grandes villes du pays telles Casablanca, Fès, Tanger, Kenitra ou Agadir.

• 35 . Fahd Iraqi, « Législatives au Maroc : le PJD, arrivé par les urnes, dégagé par les urnes », Jeune (...)

30Dès que les résultats sont tombés, El Othmani, esseulé, a présenté sa démission du Secrétariat général du parti assumant ainsi la sanction des électeurs. Sa propre défaite est cuisante : il est arrivé cinquième dans la circonscription de Rabat-Océan, où quatre sièges étaient en jeu, en récoltant à peine 4 400 voix. Même si les responsables sortants du PJD ont essayé de jeter le soupçon sur le déroulement des scrutins, en indiquant l’existence « d’incidents graves » dans les bureaux de vote, pour l’hebdomadaire Jeune Afrique, la sanction est sans appel et traduit l’euphorie de ses opposants : « le PJD, arrivé par les urnes a été dégagé par les urnes »35.

• 36 . Les « affaires » impliquant ses élus dans des faits de corruption, de fraude à la sécurité social (...)

31Quelques jours plus tard, les opposants au Secrétaire général démissionnaire ont pointé du doigt sa responsabilité accusant tant sa gestion à la tête du gouvernement que son élection à la tête du parti et la mise au placard de son prédécesseur, Abdelilah Benkirane. L’heure de la revanche a sonné pour l’ancien leader du PJD et tous ceux qui ont été écartés par El Othmani. Néanmoins, le bilan d’El Othmani à la tête du gouvernement n’explique pas toute l’ampleur de la défaite. Pour comprendre l’ampleur du châtiment électoral, la future équipe dirigeante devra évaluer les mesures impopulaires prises au cours des deux législatures qui avaient touché les classes moyennes salariées, déjà peu nombreuses, en ponctionnant les salaires des fonctionnaires, en augmentant l’âge du départ à la retraite, en préconisant l’embauche temporaire de contractuels dans des secteurs aussi vitaux que l’éducation et la santé et en cautionnant la disparition partielle des subventions de la Caisse de compensation. Elle devra évaluer aussi le risque encouru par le parti de se retrouver sous la dépendance excessive du charisme de Benkirane, qui, empreint de populisme, avait réussi a masqué l’impact de ces mesures peu populaires. Avec l’arrivée d’El Othmani à la tête du gouvernement les concessions faites au Palais ont révélé l’impuissance politique du PJD face à la monarchie et le choix de la majorité des ministrables du parti de privilégier leur attachement aux postes de responsabilité. De même, la gestion municipale peu reluisante du PJD, ainsi que son inaptitude à moraliser la vie publique36 ont été perçues par la population comme autant de signes d’incompétences et de comportements inadéquats. Ces phénomènes ont détourné les sympathisants islamistes des bureaux de vote et conduit les électeurs non-islamistes à revoir leur choix. Ceux-ci les avaient appuyés par le passé en émettant un vote protestataire. En 2021, les électeurs ont pu se retourner vers un RNI revigoré, un Istiqlal rasséréné et un PAM mieux implanté dans le monde rural que ses détracteurs ne le pensaient.

• 37 . Jassim Ahdani, « À Mediouna et Al Hoceima, les dessous de la réélection de cinq sièges parlementa (...)
• 38 . « Transparency-Maroc enregistre la permanence de pratiques illégales lors des élections du 8 sept (...)

32Quant à l’achat des voix aux abords des bureaux de vote et à la fraude au niveau des dépouillements, ces pratiques ont été dénoncées surtout par le PJD37, le PPS et le PSU, mais elles sont restées sans suite judiciaire38. Il semblerait que c’est dans les zones rurales et les banlieues des grandes villes, là où les partis sont peu implantés et où la population est la plus précaire, que l’utilisation massive de l’argent pour obtenir des voix a été enregistrée.

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34Le gouvernement, qui est présenté en un temps record le 7 octobre, est composé de 24 ministres, dont 17 nouveaux venus et sept femmes39. Le RNI et le PAM obtiennent 7 portefeuilles chacun, tandis que l’Istiqlal se contente de quatre ministères. Les cinq ministres restants correspondent aux domaines de souveraineté du roi et ne connaissent pas de changement par rapport à la législature précédente (Abdellouafi Laftit à l’Intérieur, Ahmed Taoufiq aux Habous et Affaires religieuses, Nasser Bourita aux Affaires étrangères, Abdellatif Loudiyi à l’administration de la Défense et Mohamed Hajoui au Secrétariat général du gouvernement)40. On remarquera que Chakib Benmoussa, ancien ministre de l’Intérieur, président du Conseil économique social et environnemental (CESE) et coordinateur de la CSMD rejoint le gouvernement sous les couleurs du RNI pour occuper le portefeuille de l’Éducation41. On notera enfin, signe des temps, la disparition du ministère des droits de l’Homme, dont la création en 1993 avait inauguré la phase de décompression autoritaire de la fin du règne d’Hassan II.

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35Le programme du nouveau gouvernement n’est autre que celui de la mise en marche des principes contenus dans le rapport de la CSMD et dont les mesures doivent porter leurs fruits à l’horizon 2035. À cela s’ajoutent en dehors des traditionnelles références au taux de croissance, à la création d’emplois et à la réduction de la pauvreté, la généralisation de la couverture sociale à tous les Marocains (annoncée par le roi dans son discours du Trône de juillet 2020), l’augmentation de la part des femmes dans la population active, l’universalisation de l’enseignement préscolaire à partir de l’âge de quatre ans et l’application effective de l’officialisation de la langue amazighe42.