2La condition pandémique a dans le même temps réactivé l’intérêt collectif pour la vie domestique. Celle-ci a en effet été propulsée sur les réseaux sociaux et les médias par la mise en circulation d’images et d’histoires privées et familiales. Cette hyper-visibilisation des intimités domestiques s’est accompagnée d’une tendance à exposer les souffrances et les angoisses individuelles et collectives. Potentiel révélateur du danger que génèrent des situations de cohabitation forcée, d’une part, et catalyseur des inégalités, notamment celles de genre, d’autre part, le foyer s’est alors donné à voir comme une unité traversée de tensions. Dans un contexte de distanciation imposée entre les individus aggravée par les confinements, la sphère domestique a réémergé comme le théâtre privilégié où se construisent les rapports de genre, où se façonnent les modèles de féminité et de masculinité, ainsi que des formes de violence et de tensions qui remodèlent ou réinterrogent le rapport au connu, à la maladie, à la vie et à la mort. Ce dévoilement de la sphère domestique a enfin crucialement réactualisé l’intérêt d’étudier les liens qui existent entre l’intime et le politique.

3Dans ce contexte d’urgence documentaire et de médiatisation des intimités domestiques, il nous a paru essentiel d’engager une réflexion sur la construction de l’intime au-delà de cette temporalité de crise et à partir d’une focale sur les mondes arabo-musulmans. Or dans ce contexte socio-politique, la pandémie du Covid-19 s’est ajoutée aux crises structurelles qui frappent de nombreux pays de la région, comme en témoignent la crise économique libanaise, le renforcement de l’autoritarisme en Tunisie et en Algérie, les guerres au Yémen et en Syrie, ou encore le conflit israélo-palestinien. Crises sanitaires, démographiques, politiques, économiques et sociales convergent et se sédimentent ainsi sur un terrain marqué par des relations néocoloniales. Avec des temporalités et des modalités distinctes, ces crises et leurs conséquences habitent le quotidien des individus – dont les histoires sont retracées dans les contributions qui composent ce numéro –, elles façonnent leurs relations sociales, leurs rapports aux corps et leurs capacités d’agir. Processus sociaux de long cours, les crises produisent des tensions spécifiques dans les mondes intimes des individus : ceux-ci s’y trouvent alors tout à la fois parcourus par ces tensions, et construits par celles-ci.

4Nous proposons ainsi une lecture de l’intime comme condition relationnelle déterminée et déterminante, et nous nous attardons plus précisément sur les tensions qui l’habitent comme des causes et des conséquences de l’action. La tension est ici considérée comme une contrainte, un élément perturbateur de l’ordre en place, et comme un état d’oscillation entre de possibles manières d’être ou d’agir, c’est-à-dire comme une ressource permettant de réinventer l’action individuelle et collective. Dans cette perspective, elle apparaît comme une condition même d’existence de l’intime. Les contraintes politiques, morales, sociales ou économiques dont il est question dans ce dossier sont en effet toutes génératrices d’ordres nouveaux ou d’« arts de faire » (De Certeau, 1980) particuliers aux contextes étudiés. En venant stimuler des capacités d’interagir et de faire groupe, les tensions brouillent les frontières et les catégories ; elles établissent de nouvelles formes de contrôle social et institutionnel sur les individus, les groupes et les collectivités. Contrairement au sens commun qui tend à poser l’intime comme un état de fait, une modalité spatiale ou une forme exceptionnelle de la relation à soi ou aux autres, l’apport de ce numéro est ainsi de déplacer la réflexion sur le procédé « interlocutoire » (De Certeau, 1990, p. 186) qui sous-tend la construction de l’intime, c’est-à-dire sur sa nature interactionnelle qui prend forme dans les discours, les négociations et les actions politiques ou ordinaires. En proposant de lire l’intime à partir des tensions qui le traversent, les auteur·e·s interrogent l’impact des politiques publiques, des normes familiales et institutionnelles dans la structuration des relations sociales afin de montrer comment ces facteurs participent à la construction, déconstruction et reconstruction de l’intime.

5Se pencher sur les tensions qui traversent et façonnent l’intime répond à l’exigence de souligner sa nature éminemment politique et de questionner les visions dominantes et normatives du privé et du public (Berrebi-Hoffmann et Saint-Martin, 2016). Les contributions du numéro éclairent la façon dont ces visions se reproduisent, sont remises en question et/ou transgressées par les rapports au corps, à la maladie et à l’espace, l’institutionnalisation des unions maritales, l’entretien des relations affectives, la fondation d’une famille, ou encore l’autonomisation des enfants vis-à-vis des parents. Ces domaines, qui dépendent a priori de choix personnels, reflètent les contextes normatifs, socio-politiques et historiques dans lesquels ils s’inscrivent. Objet de surveillance, la vie privée des individus est gouvernée par une entreprise législative et administrative. Face aux contraintes que cette gouvernance de l’intime implique, les tensions qui marquent les expériences personnelles et collectives agissent comme des moteurs d’actions et des résistances quotidiennes. Du Maroc au Koweït, en passant par la Turquie, et en variant les approches disciplinaires, ce dossier propose également des réflexions portant sur des formes alternatives d’écriture, notamment l’auto-ethnographie et la bande dessinée. C’est en effet davantage par la parole, le dessin ou la fiction que les individus réussissent à signifier autrement la politisation de l’intime.

Définir l’intime : une vaine entreprise ?

6Les travaux sur l’intime ont acquis une nouvelle centralité depuis l’avènement du tournant affectif, qui a poussé les sciences humaines et sociales à porter une attention accrue à l’objectivation des émotions. Dans la tradition philosophique occidentale et dans son acception étymologique latine, l’intime renvoie à ce qui est au « plus intérieur » de soi (Jullien, 2013). Dans cette perspective, celui-ci est associé aux affects, aux émotions et à l’entre-soi, aux domaines du privé, de la sexualité et du care, ainsi qu’aux processus d’individuation et d’abstraction d’autrui (Giddens, 1992  ; Sennett, 1995). L’intime relève d’une diversité de dynamiques sociales et historiques qu’une littérature florissante a permis de mettre au jour, tout particulièrement dans le contexte occidental ou en contexte colonial (Tisseron, 2001 ; Povinelli, 2006 ; Illouz, 2007 ; Foessel, 2008 ; Jankowiak, 2008 ; Vidal-Naquet, 2019). Comme qualité de relations de proximité, l’intime permet également d’interroger les rapports interindividuels, les relations à l’espace et les processus subjectifs et intersubjectifs de construction de ses bornes. L’intérêt pour ce domaine a également investi les études sur les mondes arabo-musulmans où il a rapidement été assimilé à un ordre inviolable et quasi sacré, en témoignent les honor and shame studies au sortir de la période coloniale. Ces premiers travaux sur les mondes arabo-musulmans rendent apparentes des limites méthodologiques et pointent les difficultés d’accès des chercheur·e·s aux données censées relever de la sphère intime. En raison d’une supposée inaccessibilité de l’intime, celui-ci s’est vu attribuer un caractère presque anti-ethnographique (Dresch, 2000 ; Shryock, 2004 ; Montgomery, 2019). D’autres, au contraire, ont démontré que de telles analyses découlaient d’une pratique androcentrique à la fois du point de vue méthodologique et analytique (Asmi, 2016). Cette critique pointe le fait que l’accès des enquêteur·trices à certains lieux ou domaines du social dépendrait de leur identité de genre : les approches de l’intime ont souffert de l’orientation « masculine » de la recherche selon laquelle l’intime est évoqué comme inaccessible, car tout simplement inaccessible aux enquêteurs hommes.

7En prenant le contrepied d’un savoir scientifique, artistique et littéraire occidental demeuré longtemps imprégné d’exotisme (Francez, 2017), des travaux ethnographiques sur les sociétés arabo-musulmanes ont permis de sortir de ces impasses en mettant l’intime et son caractère relationnel au centre de l’analyse (Hoodfar, 1996 ; Joseph, 1999). Les travaux de l’anthropologue Suad Joseph sont pionniers en ce sens : en interrogeant les rapports de genre au sein de familles libanaises appartenant aux classes populaires, ses travaux ont montré la porosité des catégories du public et du privé. La famille, considérée comme l’unité de base des sociétés arabes, constitue selon S. Joseph un modèle d’intimité à partir duquel se structure l’action politique et se reproduit le fonctionnement de l’État (Joseph, 1993, 1997). Le continuum de relations entre sphères publique et intime, qu’elle définit par le terme de « patriarchal connectivity », présuppose de penser la construction de la personne dans un processus relationnel et implique de reconnaître dans l’ « autrui significatif » une extension de soi-même. Les dynamiques de réciprocité et de responsabilité que ce processus génère s’articulent, selon S. Joseph, à un système de valeurs et de normes patriarcales. Cependant, si les hiérarchies de genre (des hommes sur les femmes) et d’âge (des aînés sur les cadets) constituent des ressources pour la construction des subjectivités, elles sont tout autant des réalités contre lesquelles les individus peuvent assumer une posture critique. Dans le prolongement de ces perspectives, les contributions de ce dossier illustrent de ce point de vue les manières qu’ont les individus de composer avec des injonctions qui peuvent s’avérer contradictoires, voire irréconciliables.

8Les chercheur·e·s travaillant au sein des sociétés arabo-musulmanes sont aujourd’hui doté·e·s d’un outillage analytique à même de reconnaître les contingences structurelles qui façonnent ces domaines particuliers du vécu. Les études post-coloniales, féministes notamment, ont précieusement éclairé les modalités historiques, sociales et culturelles à travers lesquelles s’élaborent les expressions et les pratiques de l’intime. Celles-ci ont par exemple permis d’interroger la manière dont l’expérience religieuse façonne des féminités pieuses (Mahmood, 2005 ; Shehabuddin, 2008) ; elles ont ouvert le débat sur la sexualité (Mernissi, 2001 ; Massad, 2007) ; elles ont montré comment les femmes s’emparent d’un objet culturel, comme la poésie, pour forger des intimités qui leur sont spécifiques (Abu-Lughod, 2009) et ont enfin permis de mettre au jour les relations entre genre, générations et espace (Filaire, 2013 ; Le Renard, 2019). Portant sur les dialectiques entre famille et État, genre et pouvoir, ou sur les formes quotidiennes de négociation et de redéfinition des normes et des valeurs qui déterminent les frontières entre licite et illicite, public et privé, ces études présentent l’intime comme un espace d’épanouissement, mais aussi comme un lieu de contrainte, voire de violence. Parmi elles, on compte également des travaux sur les pratiques et les représentations de l’espace qui montrent les façons dont celui-ci devient intime, par exemple chez les réfugiés palestiniens et syriens dans les camps du Liban (Doraï et Puig, 2012) ou encore auprès des jeunesses arabes aux Émirats arabes unis (Assaf, 2013).

9L’intimité s’avère alors être moins un espace à soi qu’un espace à soi dans le monde, dont les valeurs sont parfois concurrentes. Découlant des lois, des normes morales et des conduites collectives, celles-ci génèrent ainsi des modes spécifiques de les intérioriser. C’est tout particulièrement ce que cherchent à saisir les travaux plus récents qui se penchent sur les modalités à travers lesquelles se construisent et s’expriment les sentiments amoureux (Fortier, Kreil, Maffi, 2018 ; Breteau, 2019 ; Cheikh, 2020). Ces travaux ont permis d’insister sur le rôle du social dans la fabrique des affects et ainsi de contextualiser la diversité des modes de subjectivation des individus. Par exemple, ces approches offrent des analyses inédites sur l’attribution d’affects aux ruines et aux restes de guerre à l’issue du conflit chypriote (Navaro-Yashin, 2009), ou sur la frontière comme expérience vécue en condition d’occupation en Palestine (Parizot, 2018). Chacune à leur manière, ces études soulignent ainsi l’importance de considérer le processus interactionnel inscrit dans la construction de ressentis individuels et collectifs.

Thématiques du dossier : corporalité, maladie et rapports de genre

10Tant par le trop-plein que par l’insuffisance de réglementation, l’intime est objet d’une politisation qui dépasse les textes de loi et les institutions pour se faire norme sociétale (Donzelot, 1977). C’est davantage sur les terrains liminaux – parfois volontairement négligés par l’État – de l’autonomie des affects, du genre et des corps que cette police montre toute sa tension, entre présence et absence, entre contrainte et demande de réglementation. Les contributions réunies dans ce dossier mettent l’accent sur cette question à partir du corps, support toujours central de la matérialisation de l’intime. En tant que « vaisseau » de l’identité (Al Shammari, ce numéro), le corps, incarnation de l’intime ou actant de celui-ci, cristallise les problématiques relatives au sujet en ce qu’il permet de questionner la tension entre individu et groupe.

11Le corps est abordé particulièrement par le prisme de la maladie, comme l’évoque l’artiste libanaise Noémie Honein dans l’entretien qu’elle a accordé à Michela De Giacometti et Laura Odasso, et qui nous apprend combien le cancer fait l’objet d’un « tabou » au sein de la société libanaise. N. Honein nous livre le témoignage de son expérience de la maladie à travers la mise en récit de son rapport à son propre corps en métamorphose. Elle pointe en particulier les conséquences de sa maladie sur sa sexualité, mais aussi sur les relations qu’elle entretient avec sa famille et son pays d’origine, le Liban. Ici, l’absence d’une prise de position publique gouvernementale sur ce domaine de la santé renforce la stigmatisation de la maladie, qui se voit alors reléguée dans le domaine du privé. Loin, en effet, de constituer des champs discrets du vécu, ces éléments du récit composent la trame de la personnalité de cette artiste et lui donnent forme.

12Si cet exemple pointe l’absence d’un débat collectif autour du cancer, d’autres affrontent en revanche les effets des politiques de l’intime et leurs manquements. C’est le cas des cliniques de soins reproductifs décrites à Tunis par Irène Maffi, Betty Rouland et Carole Wenger. Les auteures montrent comment le tabou social et le semi-vide institutionnel sur la question de la procréation ouvrent la voie à de nouvelles politiques de l’intime commerciales et libérales qui s’inscrivent silencieusement dans le paysage maghrébin. En l’absence de structures adéquates et de personnel de santé formé en médecine de la reproduction, et face à l’invisibilisation du problème de l’infertilité dans la sphère publique, le vide légal est dépassé par des pratiques autonomes relevant de dynamiques de marché, avec des inégalités structurelles fondées sur les ressources économiques. Le corps apparaît ainsi comme soumis à des règles et des contraintes institutionnelles. I. Maffi, B. Rouland et C. Wenger analysent l’assistance à la procréation médicalement assistée (AMP) en Tunisie par les couples issus d’autres pays d’Afrique. En questionnant le rôle de la mobilité médicale, la stigmatisation de l’infertilité, et les stratégies médicales auxquelles les couples ont recours, ainsi que les différenciations de genre dans les parcours d’AMP, les auteures montrent que le corps fait l’objet d’un façonnement contextuel par lequel la fabrique de l’intime s’opère. La discrétion que les couples tiennent à instaurer autour du recours à cette pratique médicale s’accompagne notamment d’une recherche d’« intimité culturelle » c’est-à-dire, selon les auteures, d’un partage de valeurs morales qui colorent les problématiques de santé, problématiques ressenties à la fois comme très personnelles et partagées. Sans se limiter à ces contributions, la question du rapport entre corps et normes de genre se trouve déployée dans l’ensemble de ce numéro, articulée à d’autres sujets tels que la famille, le mariage et le rapport à l’espace.

Domesticité, mariage et relations familiales

13Étudiés aux prismes des tensions qui les traversent, la sphère domestique, le mariage et la famille révèlent les liens possibles et les ambivalences entre les institutions, les pratiques individuelles ou collectives et les normes sociales. Mettre la focale sur l’espace domestique ne signifie pas resserrer le regard sur un objet prétendument intime. Sa définition et ses limites sont en effet l’objet de négociations constantes au cœur de rapports de pouvoir entre les institutions, les individus, les sexes et les générations. C’est en ce sens que le domestique donne à voir sa pertinence analytique permettant de dévoiler les enjeux politiques inhérents à la définition des limites entre public et privé. On en retrouve un exemple dans la contribution de Tugba Gokduman sur les jeunes femmes turques qui, pour poursuivre leurs études, quittent le domicile parental et s’installent dans des résidences étudiantes ou des (co)locations à Istanbul. Ici, l’intime prend la forme d’un espace d’expression du désir et de la sexualité à l’abri des regards des parents, de la famille et des voisins. Cet article permet de comprendre que les processus de domestication de ces nouveaux lieux de vie sont collectifs et s’inscrivent dans une logique de continuité. En effet, le contrôle parental exercé sur les jeunes femmes comme gage de leur protection et de leur respectabilité est institutionnalisé au sein des résidences publiques estudiantines, dotées de règles de conduite strictes. Ce contrôle est en outre doublé d’une surveillance du voisinage. Alors que les différences entre types d’habitat – résidences universitaires et (co)locations – pourraient laisser supposer que des intimités distinctes s’y déploient, il apparaît au contraire que les similitudes sont nombreuses. Dans les deux cas de figure, les jeunes femmes déjouent les règles de conduite attendues dans ces espaces tout en s’assurant de paraître respectables. Ces lieux de vie dans le contexte de la métropole cosmopolite d’Istanbul constituent ainsi des « espaces domestiqués » à la fois par la présence de règles explicites ou implicites et par les négociations que les jeunes femmes y mènent pour s’aménager des espaces de liberté, et tout particulièrement de liberté sexuelle.

14Questionner la sexualité comme un terrain privilégié de l’intime invite donc à décentrer le regard de l’institution du mariage pour dévoiler les relations qui se nouent entre conjoints, mais aussi en dehors du cadre de la conjugalité. Cette approche requiert néanmoins de penser la façon dont le mariage, entendu dans les pays arabo-musulmans comme cadre légitime de la sexualité et comme institution vouée à la reproduction de formes d’endogamie communautaire, statutaire ou de classe, continue à structurer les intimités qui se jouent à ses marges (De Giacometti, 2022).

15Le cadre normatif du mariage et ses conséquences sur les couples est l’objet de l’article de Catherine Therrien et Catherine Phipps. En croisant plusieurs sources, elles s’intéressent plus spécifiquement à la régulation des unions mixtes et à leurs inflexions au fil de l’histoire récente du Maroc. Pendant le protectorat, les hiérarchies raciales fondent la structure même du système colonial et assurent son existence, prolongeant leurs effets sur la période postindépendance. Les citoyens sont alors dissuadés de s’engager dans des unions matrimoniales mixtes, perçues comme une menace à l’unité nationale marocaine en train de se « constituer ». Si à l’époque contemporaine le pays semble plus ouvert à ces unions, il s’agit là encore de préserver une certaine homogénéité nationale. Celle-ci est, cette fois, appuyée par l’islamisation du système législatif, venant renforcer une vision patriarcale de la notion de couple. Une certaine continuité se dessine au travers de ce que les auteures considèrent comme un néo-impérialisme racial et genré qui s’exerce surtout à l’égard des partenaires marocain·e·s dans les couples binationaux. L’emprise sur les relations affectives ne se produit pas exclusivement par une politique des papiers marquant la frontière entre l’étranger et le national. Comme le montrent les auteures, l’« institutionnalisation » de l’intimité se matérialise – et s’étudie – dans les archives, la presse, mais aussi les romans. La littérature constitue un produit culturel qui incarne autant qu’elle façonne les imaginaires sur la mixité conjugale. L’approche multifactorielle adoptée par C. Therrien et C. Phipps montre ainsi comment les critères de genre et de race traversent et structurent les façons dont sont perçus les mariages mixtes et leur encadrement juridique.

16Dans ce même pays, Chadia Arab et Christophe Guibert nous invitent à considérer comment l’histoire coloniale, la fabrique de l’État et l’instauration de l’islam comme religion d’État, ainsi que plus récemment le travail des associations féministes, façonnent la perception du licite et de l’illicite dans l’espace public. Leur ethnographie des lieux de drague chez les jeunes adultes à Rabat illustre les effets des « enjeux de pouvoirs sur les corps » et offre un regard sur les politiques publiques et les normes sociales et religieuses qui façonnent l’intime dans l’espace public. En naviguant entre ce que ces deux chercheur·e·s comprennent comme des « bulles géographiques » dans l’espace urbain de Rabat et ses marges, les jeunes dont il est question expriment leurs capacités d’agir. Ceux-ci font ainsi preuve d’une inventivité qui peut être lue comme le contournement de normes contraignantes à leur endroit. Plutôt que de simplement « intérioriser les normes sociales » passivement, ils en jouent et deviennent acteurs de la fabrique de l’espace public.

17Les thèmes de la famille, de la mixité, de la mémoire et de la sexualité sont également déployés par l’autrice de bande dessinée et chercheuse libano-allemande Léna Merhej dans ses échanges avec M. De Giacometti et L. Odasso. L. Merhej pose en effet ces thématiques comme des objets centraux de ses projets personnels et collectifs. Engagée de longue date dans la promotion et la diffusion de la connaissance des artistes arabes de bande dessinée, elle travaille désormais avec des artistes internationaux.

18L’ensemble des contributions qui nourrissent ce dossier nous amènent par ailleurs à aborder les questions d’appartenance de classe qui apparaissent en filigrane. Les tensions et les fractures vécues par les individus n’ont pas les mêmes conséquences sociales sur les itinéraires intimes. Être doté d’un capital culturel valorisé au sein des lieux et des institutions de production du savoir permet de donner une forme intelligible aux « revendications intimes ». Cela permet, par exemple, d’écrire sur soi, sur sa maladie, sur son corps, ou encore sur la mémoire de sa famille et de son pays, comme autant d’actes de « citoyenneté intime » (Odasso, 2021).

Expressivité de l’intime : varier les perspectives, multiplier les écritures

19En raison même de la diversité des expériences de l’intime, il nous a paru intéressant d’inscrire ce dossier dans une approche multidisciplinaire. Ainsi, géographie sociale, histoire, littérature, sociologie et anthropologie se côtoient, usant des instruments méthodologiques et épistémologiques qui leur sont propres. Nous avons également tenu à faire un pas de côté par rapport aux études académiques et décidé de mettre ces derniers en dialogue avec des écritures alternatives de l’intime, comme la bande dessinée et l’auto-ethnographie. Les contributions réunies permettent de souligner que l’intime gagne à être traité par des médiums capables, par leurs vocations spécifiques, d’en saisir les aspects allusifs, évocateurs ou non dicibles. Notre ambition est de montrer que ces différents domaines de production de connaissance des mondes intimes convergent vers des intuitions communes que les différents formats d’expression sont à même de restituer.

20L’auto-ethnographie s’avère à cet égard un procédé qui permet de répondre à ces problématiques. Consistant à se saisir des expériences de l’enquêteur·trice afin de révéler des enjeux structurels et sociétaux plus larges, celle-ci est discutée dans l’entretien accordé à Marion Breteau par l’universitaire et écrivaine koweïtienne Shahd Al Shammari. Dans son dernier livre, Head Above Water : Reflections on Illness (2022), l’auteure pointe l’articulation entre handicap « non visible » et corps féminin. Revenant sur les étapes de l’évolution de la sclérose en plaques dont elle souffre, l’auteure décrit comment le discours médical s’enchevêtre avec des attentes et des normes de genre dans la constitution de l’identité. L’intime apparaît comme une pratique subversive, mais c’est toutefois moins dans un but d’exprimer la colère ou la frustration à se voir nier sa situation de handicap que d’espérer une « politique de l’amour » que la subversion agit. L’approche de S. Al Shammari rappelle ainsi le dessein que l’on pourrait qualifier d’humaniste du mode auto-ethnographique et qui se voit forgé, pour le cas discuté, par des lectures féministes. L’auteure montre que le texte n’est qu’un aspect parmi d’autres de l’expérience de l’intime qu’elle pose sur le papier. L’intime est façonné par un va-et-vient entre pensées et expériences personnelles, ainsi que par sa publicisation. Il mêle la difficulté à mettre en mots la douleur aux hésitations quant à la réception publique du choix d’un style auto-ethnographique, notamment au regard du cadre académique dans lequel l’auteure s’inscrit par ailleurs.

21L’écriture n’étant qu’une voie parmi d’autres de restitution et d’expression de la complexité du vécu, ce dossier intègre quelques extraits du travail en bande dessinée de L. Merhej et N. Honein. L’illustration de couverture du numéro, tiré d’un récent projet de L. Merhej, nous a paru constituer une belle évocation graphique des intimités en tension dont il est question dans ce dossier. Un jeu de proximité et de distance oppose la baigneuse et la foule, la mer à la ville qui sature la vue, et dans laquelle un tank émerge tel une menace toujours présente de destruction et de violence. L’apparente situation d’isolement et de contemplation solitaire – assez loin de la ville, mais suffisamment proche pour en saisir la présence – nous semble être une métaphore des mondes qui habitent nos intimités et des manières à travers lesquelles nous habitons intimement le monde.