1Le 18 avril 1956, un mois après l'indépendance de la Tunisie, une grande cérémonie marque le transfert des pouvoirs de police des autorités coloniales françaises au gouvernement tunisien. Bien que symbolique, cette date ne représente ni le début ni la fin du transfert des pouvoirs de police. Elle s'inscrit dans un processus qui commence avec la signature des accords d'autonomie interne le 3 juin 1955 et s’achève le dernier jour de l'année 1956, lorsque tous les services y compris la Direction de la surveillance du territoire (DST) passent sous contrôle du gouvernement tunisien. Il faudra attendre 1964 pour que le monopole tunisien sur les ressources coercitives soit assuré sur tout le territoire avec le départ du dernier soldat français et l’évacuation de la dernière base française à Bizerte.
2Le processus de transfert des pouvoirs en Tunisie ne découle pas d'une initiative unilatérale française, mais résulte d'âpres négociations engagées sous la pression d'une insurrection nationaliste armée. Celle-ci est déclenchée en janvier 1952 par le mouvement national tunisien, constitué d'un maillage de partis organisés, de syndicats et d'associations où le parti du Néo-Destour est hégémonique (Rudebeck, 1969 ; Kraïem et al., 2008).
- 2 Mongi Slim, membre du bureau politique et Mohamed Masmoudi, président de la fédération du parti en (...)
- 3 Cette position est confirmée dans les déclarations à la presse et dans deux entrevues entre Bourgui (...)
3Face à cette contestation insurrectionnelle, la répression coloniale est particulièrement militarisée. Elle est assurée tant par les services de police et forces locales que par les forces militaires, surtout la gendarmerie et les colonnes mobiles (Leal, 1911 ; Bediouf, 2009 ; Thomas, 2012). Parallèlement, la contestation anticoloniale gagne d'autres parties de l'empire français, notamment le Maroc. Pour ne pas « être acculé », comme ce fut le cas en Indochine, Pierre Mendès-France, nouveau président du Conseil français, propose le 31 juillet 1954, en Tunisie, des négociations devant aboutir à une autonomie interne supprimant l'administration directe française, mais maintenant ses prérogatives de défense et des affaires étrangères (Mendès-France, 2007, p. 60). Le Néo-Destour, représenté par quatre de ses leaders dont deux sont chargés des négociations2, accepte l'offre de Mendès-France et participe à un nouveau gouvernement tunisien de négociation. Cependant, le gouvernement français conditionne ces négociations à la reddition des fellagas. En menant une insurrection armée, ces combattants contestent le monopole de la violence détenu par les autorités françaises. Bourguiba légitime et revendique leur action la qualifiant de « patriote » et demande qu’on leur accorde une amnistie complète3 (Ajl, 2019). Il se pose ainsi en représentant de leurs objectifs politiques, un rôle que les combattants lui reconnaissent en déposant les armes à son appel. Les négociations des accords d'autonomie, qui s'engagent entre septembre 1954 et avril 1955, aboutissent à un transfert limité des pouvoirs, notamment en matière de police. Cette situation provoque une division au sein du Néo-Destour. D'un côté, Habib Bourguiba, président du parti, accepte les accords en les envisageant comme une base pour des négociations à venir. De l'autre, Salah Ben Youssef, secrétaire général du même parti, et ses partisans yousséfistes appellent à reprendre la lutte armée jusqu'à l'indépendance. Ces derniers s'engagent d'abord dans une opposition politique, avant de renouer avec la lutte armée (Oualdi, 2022 ; Sghaier, 2007 ; Turki, 1996, 2009 ; Dhaoui, 2018). Jusqu'à la proclamation de l'indépendance le 20 mars 1956, ni les défenseurs bourguibistes de l'accord ni les yousséfistes ne sont assurés de l'emporter. Les deux disposent de soutiens politiques importants (Oualdi, 2022), mais également de soutiens externes qu'ils convertissent en ressources coercitives. Outre le soutien politique, l'Égypte nassérienne arme Salah Ben Youssef. Quant à Bourguiba et au bureau politique du Néo-Destour, ils s'appuient sur les capacités militaire et sécuritaire des autorités françaises (Sghaier, 2011). En retrait durant la première phase du conflit, les autorités françaises finissent par prendre position et s'investir dans la répression. Elles craignent à la fois la perte d'un interlocuteur « modéré » en la personne de Bourguiba, mais également la déstabilisation du territoire tunisien crucial pour la préservation des intérêts français en Tunisie et pour le contrôle des frontières d'une Algérie où la résistance armée s'organise. Leur objectif est de contrecarrer toute unité d'action entre les groupes armés yousséfistes et algériens.
4Comment un parti et des élites nationalistes dont la légitimité découle de leur opposition à la domination coloniale en viennent-ils à dépendre du même pouvoir qu’ils combattent ? Ce travail permet d'aborder ce paradoxe sous le prisme du transfert des services de sécurité en dépassant à la fois le récit de l'historiographie officielle occultant le rôle joué par les yousséfistes dans l’indépendance (Sayah, 1979, 1982) et le récit des historiens nationalistes arabes qui réduisent les bourguibistes à des « collaborateurs » assoiffés de pouvoir (Abdallah, 1990 ; Madini, 2012).
5Espace d’expérimentation, la Tunisie fut le premier pays de l'empire colonial français à connaître une phase d'autonomie interne, avant d'accéder à l'indépendance. Au cours de cette période, la France élabore une stratégie précurseure de celle adoptée ultérieurement dans ses autres colonies africaines. Celle-ci consiste à transférer graduellement des responsabilités aux élites locales afin de répondre aux aspirations nationalistes, tout en préservant les prérogatives nécessaires pour maintenir son influence. (Chafer, 2001 ; Borrel et al., 2021). Peu d’études ont abordé le transfert du maintien de l’ordre au moment des décolonisations dans l’empire français à l’exception du cas de la Haute-Volta. Le transfert des fonctions répressives aux élites locales en avril 1959 s'est déroulé graduellement, maintenant les prérogatives de défense et de surveillance du territoire entre les mains françaises (Tiquet, 2011, 2012). Dans l’empire britannique une stratégie similaire a été adoptée. L’objectif étant d’assurer une "retraite en bon ordre" comme le soulignent Anderson et Killingray (1992). Ils expliquent notamment que si la réticence à céder entièrement le contrôle du maintien de l’ordre est une constante, les transferts de pouvoir ont donné lieu à différents résultats. La structure de l'État colonisé, la durée de la colonisation et sa nature, les effets d’apprentissage des différentes expériences dans l’empire, sont autant de facteurs qui influencent les processus de transfert des services de sécurité. Ce travail prend en compte ces facteurs tout en soulignant un angle mort de cette littérature focalisée sur les stratégies de la puissance coloniale. Cet article propose dans le cas tunisien d’analyser la façon dont les différents groupes nationalistes se saisissent du processus de transfert du maintien de l’ordre, y résistent ou l’exploitent pour redéfinir leur rapport à la domination coloniale, ainsi que leur place dans le mouvement nationaliste. Il prend également en compte les effets non-anticipés de ces transferts de pouvoir, ainsi que leur rôle dans la formation de l’État post-colonial.
6L'opposition yousséfiste au traité d'autonomie interne aurait contribué à l’accélération du processus de transfert du maintien de l'ordre. C’est la thèse défendue ici. Dépendants des autorités coloniales pour réprimer leurs adversaires, les partisans des accords exploitent cette opposition pour négocier un transfert de compétences plus large et plus rapide. Par ailleurs, ils compensent leur contrôle limité sur les forces de l'ordre, en créant des groupes armés extralégaux contrôlés et dépendants du parti. Ils mobilisent ensuite ces différentes ressources à la fois contre les yousséfistes et contre le pouvoir colonial avec lequel ils collaborent, dans le but d'obtenir l'indépendance. Cette manœuvre leur permet de légitimer leur stratégie d'accepter l'autonomie interne comme une étape vers l'indépendance et de consolider durablement leur position face aux yousséfistes.
- 4 L’appellation est d’origine turque. L’oudjak est un foyer ou local groupant un détachement de spahi (...)
7Ce travail s'appuie sur une diversité de sources archivistiques et orales. Il mobilise les fonds Alain Savary, les archives militaires de Vincennes (SHAT) et les archives du ministère des Affaires Étrangères (MAE) français, plus précisément le fonds de la Résidence générale. S'agissant de ce dernier, c'est une copie consultée à l'Institut Supérieur de l'Histoire du Mouvement National en Tunisie qui a été utilisée. Cette recherche s'appuie également sur des mémoires (Mendès-France, 2007 ; Bourguiba, 1987 ; Lebjaoui, 1970) et des recueils de documents, tels que les publications de la commission de publication des documents diplomatiques français (années 1950-60) et celles de l'historien officiel du régime bourguibien, Mohamed Sayah (1978, 1982). Un recueil des textes et discours de Salah Ben Youssef (Dhifallah, 2015) constitue également une tentative inédite de regrouper une grande partie de ses déclarations publiques. D'autres sources ont été exploitées, notamment les débats parlementaires, les textes légaux et la presse tunisienne (Essabah, al Amal, Le Petit matin) et française (Le Monde). Enfin, deux entretiens menés avec Tijani Ketari, ancien responsable du service de l’ordre public, de l’Oudjak et du Makhzen4 et premier commandant de la garde nationale, ainsi que Mahmoud Ellafi, militant néo-destourien et chargé de mission au ministère de l'Intérieur pendant la période étudiée, ont permis d'éclairer les enjeux du transfert du point de vue tunisien et la formation de groupes extralégaux dans le conflit.
8Ces sources permettront d’examiner comment les ressources coercitives tunisiennes – gouvernementales et extralégales - se sont constituées au fil des négociations de transfert et du conflit yousséfistes. La première examine les négociations de transfert des forces de sécurité dans le cadre de l'autonomie interne, en soulignant leurs enjeux et leurs résultats. La deuxième partie analyse les effets paradoxaux du conflit yousséfiste sur l'accélération du transfert du maintien de l'ordre et sur la prise de position française dans le conflit. Enfin, la troisième partie examine comment le Néo-Destour bourguibiste compense son contrôle limité sur les forces de l'ordre en créant des groupes armés extralégaux qu'il mobilise contre les yousséfistes et le pouvoir colonial.
- 5 Le Monde, 18.11.1954 ; Le Monde, 19.11.1954.
- 6 « Note du ministère des affaires tunisiennes et marocaines, Incidence de la nouvelle politique sur (...)
- 7 Les principaux points de désaccord dans les accords portent sur les responsabilités du maintien de (...)
9Les négociations d’autonomie débutent sur la base de visions contradictoires où la question du maintien de l’ordre joue un rôle central. Pour le camp nationaliste, elle signifie une pleine souveraineté sur les affaires internes du pays, notamment sur la police, et ne serait qu’une étape vers l’indépendance. Pour le gouvernement français, c’est d’un partage de responsabilités dont il est question. Christian Fouchet, ministre des Affaires tunisiennes et marocaines, déclare au milieu des négociations que l’autonomie selon la conception française est un but en soi et non une « étape »5. Le gouvernement français entend maintenir son contrôle sur les renseignements généraux et la sûreté du territoire. Il exige également que « la plupart des postes-clés et la direction des services de sécurité resteront à des Français, et qu'aux autres échelons la proportion de fonctionnaires français dans les services de police restera considérable pendant de nombreuses années », proposition refusée par les négociateurs Tunisiens. La position française s’explique par trois facteurs : assurer « la sécurité de la colonie française et des intérêts français »6, sauvegarder les intérêts stratégiques de défense en Afrique du Nord, cruciale dans le contexte de la guerre froide et des concurrences européennes (Comor, 2007), et enfin détenir les moyens de surveiller les activités des combattants algériens sur les frontières et sur le sol tunisien, d’intercepter leurs mouvements et le trafic d’armes depuis l’Égypte, vers la Libye en passant par la Tunisie. C'est dans ce contexte que le contrôle des renseignements, de la surveillance du territoire et même des fonctions basiques de maintien de l'ordre sont considérés comme vitaux pour les autorités françaises. Les définitions contradictoires de ce qui relève des prérogatives de défense ou de police créent une situation de blocage sept mois après le début des négociations7.
- 8 Note du directeur des services de sécurité Francès au résident général du 3 août 1955, Fonds d’arch (...)
- 9 Note du 20 octobre 1955, Fonds d’archives du MAE, Archives de la Résidence générale, Série T, Carto (...)
- 10 Note du directeur des services de sécurité Francès au résident général du 3 août 1955, Fonds d’arch (...)
- 11 Note du 29 novembre 1955, Fonds d’archives du -MAE, Archives de la Résidence générale, Série T, Car (...)
10La perméabilité entre ordre interne et ordre externe qui est mobilisée par le gouvernement français. La stratégie de négociation pour le contrôle de la Direction de la sûreté du territoire (DST), qui n’existait pas au moment des négociations, est à ce titre significative. En effet, sa création même s'inscrit dans la perspective de maintenir le contrôle français sur certaines prérogatives exercées par la direction de la sûreté publique qui devaient relever du gouvernement tunisien au bout de deux ans8. Ainsi, des missions relevant de l’ordre intérieur en métropole sont redéfinies en missions de défense en Tunisie. À la différence de la DST en métropole centrée sur contre-espionnage, en Tunisie c’est une DST aux effectifs renforcés et aux compétences étendues qui est créée9. Elle rassemble des prérogatives relevant de la surveillance du territoire, des « renseignements généraux en matière de renseignement de sécurité intérieure, avec d’autres relevant de la police administrative »10, du contrôle administratif des étrangers, celui des armes, munitions et explosifs, et des postes de transmission sans fil (TSF)11.
- 12 Le Monde.fr, 5 février 1955.
11Les définitions divergentes sur les prérogatives de défense concernent également le territoire où les pouvoirs de police doivent être exercés. Sous le protectorat, si le territoire tunisien était principalement contrôlé par des civils, les régions du Sud relevaient d'une administration militaire française. Pour la partie tunisienne, l'autonomie interne doit rétablir la souveraineté sur tout le territoire. Pour les négociateurs français, les territoires du Sud sont « dans l'Union française, la clef de tout un dispositif intéressant quarante millions d'Africains » 12. Maintenir leur statut militaire permet de définir le contrôle de cet espace comme une prérogative de défense.
- 13 Les principaux points de désaccord dans les accords portent sur les responsabilités du maintien de (...)
- 14 Discours de Bourguiba à Tunis, 01.01.1956 (Sayah, 1982, T3, 373)
- 15 Entretien n° 1 du 20 décembre 1983, mené par Maurice Vaïsse et Cécile Pozzo Di Borgo, Collection de (...)
12Face à l’impasse que connaissent les négociations13., Ben Youssef, maximaliste, fait monter les enchères (el Mechat, 1992). De son côté, Mendès-France fait face à une contestation grandissante au sein de la colonie française en Tunisie et à l'Assemblée. La question tunisienne provoquera la chute de son gouvernement le 6 février 1955. Inquiets de la perte de leur interlocuteur14, Bourguiba et les négociateurs tunisiens doivent soit « lâcher un peu de lest »15, soit de quitter les négociations encore plus affaiblis. Les pourparlers reprennent le 15 mars avec le nouveau gouvernement d’Edgar Faure. Un accord n'interviendra qu'à la mi-avril, alors que s'approche la conférence de Bandoeng du 18 au 24 avril 1955, où la politique coloniale française risque d'être contestée. La concomitance des préparatifs de cette conférence afro-asiatique et les pressions soutenues de Ben Youssef (Chaïbi, 2016, T2) contribuent à accélérer les négociations.
- 16 Le Monde, 3.12.1954.
- 17 L’année politique 1955 : Revue Chronologique des principaux faits politiques, diplomatiques, économ (...)
- 18 Le Monde 9.04. 1955.
- 19 Médenine, Matmata, et Kebili
- 20 Annexe 5, art 4, Protocole annexe n°4 relatif à l’ordre public des accords d’autonomie interne
13Le compromis final prévoit un transfert des responsabilités de maintien de l’ordre au gouvernement tunisien dans un délai de deux ans. En contrepartie, les négociateurs tunisiens acceptent que « l'appareil policier, placé sous l'autorité d'un ministre tunisien, conserve provisoirement son directeur et son personnel français, un processus de "tunisification" progressive étant prévu »16 sur une période entre dix et vingt ans. Pour les territoires du Sud, la partie tunisienne obtient de les circonscrire à une zone réduite, acceptant que l'autorité militaire française y maintienne ses pouvoirs de police. Elle accepte également « l'autorité française sur les polices de droit externe (sécurité du territoire, frontières, ports) » 17, mais refuse toute intervention française dans la nomination des caïds18. Une procédure de coopération entre autorités civiles tunisiennes et officiers chargés de la police est mise en place. Les caïdats dans ces territoires19 ne sont plus soumis au régime militaire, mais au même régime législatif, judiciaire et administratif que le reste du territoire20. Ce compromis est accepté par le président du Néo-Destour, mais rejeté par son secrétaire général.
- 21 Article 11, Accords d’autonomie interne du 3 juin 1955
- 22 Selon les périodes, cette administration dépend soit du Secrétariat général du gouvernement, soit d (...)
- 23 Note du 12 septembre envoyé par R Seydoux, Haut-Commissaire de France, (Mouilleau, 2000, p. 369)
- 24 Les khalifas, sont les suppléants des caïds, et les kahias, sont des cadres intermédiaires entre le (...)
- 25 Décret beylical du 15 décembre 1955, JOT du 20 décembre 1955
14Un accord est finalement signé le 3 juin 1955. L'autonomie interne est restreinte par diverses conventions et annexes. L’administration française directe est supprimée et le Résident général, le représentant de la France dans la Régence, est remplacé par un Haut-commissaire, en l’occurrence Roger Seydoux qui devient le dépositaire de tous les pouvoirs reconnus par les conventions en vigueur21. Un ministère de l’Intérieur tunisien est créé et dirigé par un membre du bureau politique du Néo-Destour, Mongi Slim. Au lendemain de la promulgation des accords, le gouvernement tunisien ne dispose que d’un contrôle très limité sur ses propres forces. En effet, au regard des dispositions relatives au maintien de l’ordre mises en œuvre avant l’indépendance, les seuls instruments coercitifs à la disposition du gouvernement tunisien sont les forces locales dites « indigènes » et l'administration régionale caïdale. À la veille de l’autonomie interne, on dénombre 36 caïdats (circonscriptions administratives), chacun administré par un caïd, agent de l’administration beylicale qui depuis le protectorat est rattaché au Résident général22 (El Mechat, 2007) et travaille sous le contrôle direct de son représentant, le contrôleur civil (Mouilleau, 2000). Cette tutelle française est supprimée23. Les caïds, ainsi que leurs dépendants hiérarchiques khalifas et kahias24, représentent désormais le gouvernement tunisien dans leurs localités respectives. Ils disposent des pouvoirs de police sous la direction du ministre de l'Intérieur tunisien. Ils supervisent la police rurale, composée de troupes locales des spahis de l’oudjak dans les zones rurales ainsi que dans les centres urbains non érigés en municipalités, relevant de leur autorité selon un calendrier fixé par les accords. D’autres troupes locales, notamment le makhzen du Sud et le makhzen mobile, demeurent sous contrôle français et leur statut n’est pas défini avant quelques mois. Ainsi, l'administration régionale constitue l'outil principal de maintien de l'ordre à la disposition du gouvernement tunisien d'où l'importance stratégique de la nomination d'agents loyaux (Ben Tarjem, 2018). Jusqu'en décembre 1955, le ministère de l'Intérieur tunisien ne contrôle effectivement que les spahis de l'Oudjak, au nombre de 539 hommes25.
15En somme, les négociations sur l'autonomie interne soulèvent la question cruciale du transfert des responsabilités de maintien de l'ordre. Le Néo-Destour, forcé de demander le dépôt des armes aux combattants en échange d'un contrôle espéré total et immédiat sur l'appareil coercitif de l'État, se heurte à l'exigence française d'un transfert partiel et progressif. Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour, juge ces conditions inacceptables. Elles limitent selon lui la souveraineté tunisienne, entravent l'indépendance totale et la résistance avec le mouvement algérien. Soutenu par l'Égypte, des groupes armés et la Ligue arabe, Ben Youssef préconise la lutte jusqu'à l'indépendance totale, coordonnée avec les mouvements du Maghreb (Oualdi, 2022 ; Turki, 1996, 2009 ; Dhaoui, 2018). Cette position lui vaut l'hostilité des autorités françaises, mais le soutien politique et militaire de l'Égypte nassérienne et des groupes armés algériens présents à la frontière tunisienne (Sghaier, 2007). En revanche, Habib Bourguiba envisage l'autonomie interne comme une étape vers l'indépendance, une base pour formuler de nouvelles revendications. Il bénéficie du soutien français et des ressources d’un gouvernement tunisien composé majoritairement de néo-destouriens acquis à sa stratégie. Le désaccord entre les deux leaders destouriens engendre une guerre fratricide : d’un côté l’opposition yousséfiste aux accords, et de l’autre ses défenseurs, à savoir le gouvernement tunisien, le bureau politique du Néo-Destour et leurs partisans « bouguibistes ».
16L'opposition de Salah Ben Youssef aux accords d'autonomie et l'escalade de la violence qui a suivi entraînent deux conséquences majeures. Entravés dans leur action politique, les opposants à l'autonomie se préparent à une nouvelle lutte armée en coopération avec les groupes algériens à la frontière. Cela provoque un changement significatif dans la position du gouvernement français. Bien que se présentant officiellement comme un acteur neutre dans le conflit, il consent à fournir des ressources coercitives au gouvernement tunisien avant de mobiliser graduellement ses propres forces pour la liquidation du yousséfisme. Ainsi, l’opposition de Salah Ben Youssef à une autonomie interne restreinte et un transfert lent des outils de maintien de l'ordre accélère paradoxalement ce processus au profit des bourguibistes.
17Dès son retour d'exil le 13 septembre 1955, le secrétaire général du Néo-Destour déploie une intense activité, alternant rencontres personnelles, réunions et meetings. Après un discours particulièrement virulent contre les accords à la grande mosquée de la Zitouna, Bourguiba obtient son exclusion du bureau politique du parti le 13 octobre 1955, bien que cette décision doive être validée par le congrès prévu un mois plus tard. (Sayah, 1979). Le secrétaire général lance alors une large campagne dans tout le pays en réaction à son exclusion. Les partisans du bureau politique recourent à l’intimidation et attaquent ces meetings, les soutiens du secrétariat ripostent. L’engrenage de la violence est ainsi amorcé dès la fin du mois d’octobre et s’intensifie progressivement vers la fin du mois de novembre.
18Quelques jours après le début des troubles, la déclaration de La Celle-Saint-Cloud du 6 novembre 1955 promettant « l’indépendance dans l’interdépendance » du Maroc semble donner raison à la stratégie de Salah Ben Youssef selon laquelle une autonomie interne tronquée ne peut garantir l’indépendance et que seule la poursuite de la résistance armée peut l’assurer. La division du Néo-Destour se renforce.
- 26 Interview de Salah Ben Youssef au journal l’Action, 31.10.1955 reproduite dans les annexes des text (...)
- 27 Le Monde, 02.12.1955 ; Le Monde, 13.12.1955t
- 28 Depuis le retour de Ben Youssef, le photographe de Salah Ben Youssef est la première personne assas (...)
- 29 Le Monde, 06.12.1955
- 30 Fonds Alain Savary, SV14 Dr 3 sdr b, Lettre de Roger Seydoux, haut-commissaire de France à M. Massi (...)
19Pour Bourguiba, la priorité est de reprendre le contrôle du parti. Grâce à son alliance avec la puissante centrale syndicale, l’UGTT, il parvient à consolider sa position lors du congrès de Sfax (Oualdi, 2022). Cette plus haute instance du Néo-Destour se réunit entre le 15 et le 18 novembre 1955, confirme la position du bureau politique sur l’autonomie interne et valide l’exclusion du secrétaire général (Sayah, 1979). Ben Youssef ne reconnaît pas cette décision, considérant que seul le Secrétariat général est le représentant légitime du Néo-Destour26. Les yousséfistes organisent alors des cellules et ouvrent des locaux dans tout le pays. Durant cette phase, deux néo-destour coexistent avec des locaux différenciés : les cellules sont soit affiliées au Secrétariat général, soit au bureau politique (Oualdi, 2022). Quel que soit leur appartenance, les locaux sont la cible d’attaques réciproques27. Les rixes font plus de victimes vu l’usage de jets de pierres, de bâtons et même d’armes à feu. Les lettres de menaces se multiplient et le cycle des assassinats commence à partir du 28 novembre 195528. Bourguiba échappe le 3 décembre à une tentative d’assassinat à Korba dans le Cap-Bon29, la première d’une longue série. La vie de Ben Youssef est aussi menacée. Le Haut-commissaire français renforce sa sécurité30 ne voulant pas en faire un martyr.
- 31 Le Monde, 07.11. 1955 ; Le Monde, 02.12.1955
- 32 Conférence de presse de Salah Ben Youssef, 5 novembre 1955 (Dhifallah, 2015, p. 204)
- 33 Conférence de presse de Salah Ben Youssef, le 25 novembre 1955 (Dhifallah, 2015, p. 209)
20Durant cette phase du conflit, l’action des forces de sécurité sous contrôle français se limite à s’interposer pour contenir les troubles31. En revanche, celles sous les ordres du gouvernement tunisien sont accusées de partialité par Salah Ben Youssef à deux occasions distinctes au cours du mois de novembre : il les accuse d’avoir laissé le champ libre aux « milices du bureau politique » pour attaquer sa tournée dans le nord-ouest du pays32 et d’avoir intimidé des syndicalistes de l’UGAT pour les contraindre à se dissocier de l’organisation pro-yousséfiste33.
- 34 Conférence de presse de Bahi Ladgham, Le Petit Matin, 01.12.1955 (Sayah, 1982, T3, 144)
- 35 Télégramme n°4184/4189 de Roger Seydoux à l’adresse du MAE datant du 7 décembre 1955, Fonds d’archi (...)
- 36 Télégramme n°4184/4189 de Roger Seydoux à l’adresse du MAE datant du 7 décembre 1955, Fonds d’archi (...)
- 37 Echange de lettres entre le président du conseil tunisien et le Haut-commissaire de France à Tunis, (...)
- 38 Discours de Bourguiba à Nabeul, 01.12.1955 (Sayah, 1982, T3, 142o)
- 39 Conférence de presse de Bahi Ladgham, (Sayah, 1982, T3, 144)
21Ces troubles vont néanmoins être utilisés début décembre par le bureau politique du Néo-Destour afin de requalifier l’opposition yousséfiste en « problème d’ordre public et de sécurité » et exiger que le gouvernement dispose « des moyens nécessaires » pour « garantir l’ordre public contre les abus »34. Des représentants du parti et du gouvernement tunisien adressent plusieurs demandes à Roger Seydoux exigeant « non seulement d’accroître les moyens de police dont dispose actuellement le gouvernement tunisien, mais de mettre le directeur des services de sécurité sous l’autorité du ministre de l’Intérieur »35. Officiellement, le gouvernement tunisien justifie cette demande qui va à l’encontre des accords d’autonomie interne par la nécessité de disposer des moyens de « combattre le mouvement yousséfiste »36. Selon lui cette « menace à l’ordre public » provient « d’une action concertée qui revêtait le caractère d’un complot contre la sûreté intérieure de l’État »37. Ce crime, défini dans le droit français, a été transposé dans le droit tunisien pour réprimer le mouvement national et transférer les affaires politiques aux cours de justice françaises (Chékir, 2007). Tout en réaffirmant son rôle dans la lutte anti-coloniale, le parti revendique une nouvelle forme de légitimité, celle de la construction d'un « nouveau régime » 38et de l’édification d’un État « sur des bases nouvelles » 39. Les mesures d’exception sont justifiées par cet objectif ultime. En assimilant la défense de leurs intérêts à celle de l'État lui-même, les bourguibistes justifient leurs actions répressives contre toute voix discordante Ceux qui s'opposaient à eux sont ainsi automatiquement considérés comme des ennemis de l'État, menaçant sa stabilité et son développement.
- 40 SHAT, carton 2H133, dossier 1, synthèse mensuelle de renseignement (période du 10 au 26 décembre 19 (...)
- 41 Télégramme n°4184/4189 de Roger Seydoux à l’adresse du MAE datant du 7 décembre 1955, Fonds d’archi (...)
22Durant cette même période, plusieurs rapports de renseignement militaire français signalent la formation d'un « nouveau maquis yousséfiste », étroitement lié aux groupes nationalistes armés algériens actifs sur la frontière tuniso-algérienne40. Ceci est également confirmé par les sources yousséfistes selon lesquelles des groupes d'action directe dans les villes et des combattants armés dans les campagnes se sont bien préparés à la lutte armée dès la fin du mois de novembre (Sghaier, 2011, 105-106). Craignant la résurgence de la lutte armée en Tunisie et d'une jonction avec celle qui se déploie en Algérie, les autorités françaises acceptent d'accélérer le calendrier d'application des accords d'autonomie interne en matière de maintien de l'ordre, à la faveur de l'échange de lettres du 8 décembre 195541.
- 42 Recrutés parmi les fellagas, prisonniers politiques, scouts, membres des cellules destouriennes, il (...)
- 43 Entretien avec l’auteure août 2018.
23Cet accord prévoit un transfert progressif du makhzen mobile et du makhzen du sud, ainsi que le recrutement des 1000 agents, triplant ainsi le nombre de l’Oudjak 42. Tijani Ketari43 a dirigé le service de l’ordre public, de l’Oudjak et du Makhzen regroupant les nouvelles forces. Selon lui, le recrutement de ce corps de supplétifs devait répondre à deux impératifs : former un corps sécuritaire organisé et loyal au gouvernement tunisien, dépendant uniquement de lui ; et offrir aux fellagas démobilisés et à une partie des prisonniers politiques libérés une fonction et un emploi, afin de ne pas s'aliéner leur soutien, d'autant plus que l'écrasante majorité des anciens combattants démobilisés n'avait pas les moyens de subsister et que les mécontents pouvaient se rallier à l'opposition yousséfiste.
24L’échange de lettres du 8 décembre 1955 établit également les modalités de coopération entre les autorités tunisiennes et françaises. Il prévoit que le directeur des services de sécurité français informe directement le ministre de l'Intérieur tunisien des événements touchant à l'ordre public, et règle les aspects administratifs et financiers de la direction des services de sécurité. De manière significative, il prévoit le transfert des compétences des tribunaux français aux tribunaux tunisiens en matière de sûreté intérieure de l’État. Deux décrets beylicaux sont alors promulgués, permettant au gouvernement tunisien de réutiliser les dispositifs juridiques de la répression coloniale, notamment le code pénal de 1913 et les « décrets scélérats » du 29 janvier 1926 (Chékir, 2007) que le Néo-Destour a dénoncé à maintes reprises, pour réprimer ses opposants. Dès lors, les services de la police judiciaire ne reçoivent d'instructions que des autorités tunisiennes, conformément à l'annexe n°4 sur l'ordre public (§1, b). Il incombe au gouvernement tunisien de donner au parquet des juridictions tunisiennes les instructions pour ouvrir une enquête pour atteinte à la sûreté intérieure de l'État, conférant ainsi à ces autorités le pouvoir de déterminer si une affaire constitue une menace à la sûreté de l'État. Ce changement permet également au gouvernement de mettre en place des juridictions spéciales pour juger les accusés de crimes politiques. Estimant que les juges tunisiens sont sympathisants de la cause yousséfiste (Oualdi, 2022), le gouvernement créé une cour criminelle spéciale par décret en date du 28 janvier 1956 (Chékir, 2007). La définition extensive des atteintes à la sûreté de l’État couvre un large éventail d'activités et les peines prévues sanctionnent à la fois la violence politique, mais aussi la participation politique non violente. Pour compléter ce dispositif, le ministre de l’Intérieur s'appuie sur des militants du parti pour évaluer les caïds, écartant ainsi les agents proches des Français et les sympathisants des yousséfistes (Ben Tarjem, 2018). L'objectif est de garantir la loyauté de l'administration caïdale qui contrôle les forces de sécurité locale.
- 44 Le Monde, 22.12.1955
- 45 Le Monde 13.01.1956
25Tous ces moyens juridiques, judiciaires, et sécuritaires sont mobilisés contre l’opposition yousséfiste. Ses activités politiques non violentes sont alors sérieusement entravées par le gouvernement tunisien. Le 7 décembre 1955, un premier journal yousséfiste, Al Balagh, est suspendu pour 3 mois. Le 18 décembre 1955, la demande d’autorisation de Salah Ben Youssef d’organiser un meeting est rejetée. Un rassemblement a eu lieu devant son domicile est considéré par la police comme une manifestation illégale. Sa dispersion par les forces de police sous contrôle français fait plusieurs blessés et un mort44. Des arrestations suivent dans le reste du pays, dont la majorité pour port d’armes. Le 12 janvier 1956, c’est la demande d’organiser un congrès du « Secrétariat général » qui est refusée sous prétexte que la requête est « déposée au nom d’un parti politique qui n’a pas d’existence légale » et que la réunion est « de nature à troubler l’ordre public »45. Ce congrès devait rassembler toutes les cellules dissidentes du Néo-Destour. Salah Ben Youssef a choisi de faire abstraction de son exclusion considérant l'organisation du congrès de Sfax comme illégale. La tenue de son congrès aurait pu créer une légitimité concurrente à celle du congrès de Sfax, à un moment où la propagande yousséfiste gagne du terrain et divise le pays, y compris le Sahel, fief de Bourguiba (Oualdi, 2022, p. 119-126).
- 46 Statuts de l’armée tunisienne de libération, SHAT, 2H157, dossier 2
26Parallèlement, les groupes yousséfistes d’action directe passent à l’offensive. De même, les bandes de Néo-fellagas yousséfistes gagnent le maquis sous le nom de « L’armée de libération tunisienne » dont les statuts sont rédigés le 10 janvier 195646. L’épithète « néo » se réfère aux fellagas de 1952 et se réclame d’une continuité de la lutte armée nationaliste, alors même que les combattants se sont divisés entre partisans de Bourguiba et de Ben Youssef. Le passage à la lutte armée était prévu dès le retour en Tunisie de Ben Youssef en septembre 1955, si un nouvel accord n’est pas trouvé avec la France (Sghaier, 2011). À l'origine, aucune source ne laisse présager que la violence serait dirigée spécifiquement contre les partisans de Bourguiba et du bureau politique du Néo-Destour. Cependant, au fur et à mesure que le conflit interne s'intensifie, ces derniers furent assimilés à des "collaborateurs" de la puissance coloniale, justifiant ainsi le recours de la violence armée à leur encontre.
- 47 Compte-rendu des contacts de Roger Seydoux, Haut-commissaire de France avec le bey, Tahar Ben Ammar (...)
- 48 JOT n°10 du 3 février 1956
- 49 Le Monde, 03.02.1956
27Les autorités françaises renoncent également à leur posture d’apparente neutralité. Le Haut-commissaire français, Roger Seydoux, qui a maintenu un soutien discret envers Bourguiba en justifiant son action par le respect des conventions, écrit dans un compte rendu : « nous avons aidé ce gouvernement à compléter, à préciser ces conventions (…). Toutefois, nous pouvons être amenés, s'il est trop inactif, à intervenir de nous-mêmes pour assurer la sécurité, si les agissements de Salah Ben Youssef risquaient de faire réapparaître le terrorisme ou la rébellion armée dans le bled »47. Pour mettre fin à la montée du yousséfisme, un plan fut établi le 26 janvier, conjointement entre d'un côté les représentants du Néo-Destour, Bourguiba et Bahi Ladgham, nouveau secrétaire général du parti, et de l'autre Roger Seydoux, son directeur de cabinet, et le colonel Bernachot, chargé de l’ordre public. La finalisation des détails est décidée le même jour entre Ahmed Mestiri, leader destourien et chef de cabinet du ministre de l’Intérieur, et le colonel Barnachot, en accord avec le directeur des services de sécurité. Les principaux lieutenants de Ben Youssef sont arrêtés. Lui-même s’enfuit en Libye avec l’aide discrète du ministère de l’Intérieur tunisien (Chaïbi, 2016, T2). Des perquisitions sont effectuées dans tous les locaux yousséfistes, aussi bien au siège du parti à Tunis qu’à l’intérieur du pays. Les cellules du Secrétariat général sont fermées et leurs principaux chefs arrêtés. Les journaux yousséfistes sont suspendus. Une Cour de justice d’exception est créée. Les autorités françaises, en collaboration avec le gouvernement tunisien, s'engagent désormais pleinement dans la liquidation du mouvement yousséfiste. Le 31 janvier 1956, le Premier ministre publie un arrêté de dissolution d'un groupement de fait dénommé "Secrétariat général"48. Au 1er février 1956, le bilan officiel compte 115 arrestations, dont 32 dans la région de Tunis49. Plusieurs armes et documents sont saisis.
28Traquée, l’opposition yousséfiste armée s’intensifie entre terrorisme urbain, enlèvements, assassinats, et néo-fellagisme dans les campagnes. Les opérations menées varient, allant de simples accrochages à de véritables batailles, notamment entre mars et juin 1956 (Oualdi, 2022 ; Sghayer, 2011 ; Turki, 1996).
29En utilisant le conflit yousséfiste, les bourguibistes et le gouvernement tunisien ont réussi à négocier le soutien français contre leurs adversaires et l’accélération du transfert des pouvoirs de police. Ils assoient leur position en concentrant des moyens de la violence de l’État et en se réclamant de nouvelles catégories de légitimation, celle de l’édification d’un nouvel État. Cette conquête institutionnelle du pouvoir par le Néo-Destour bourguibiste articule non seulement des dimensions légales, mais également des dimensions extra-légales.
30Malgré l'accélération du transfert des forces de l'ordre, le contrôle du gouvernement tunisien sur les forces coercitives légales demeure restreint. Il dépend du soutien des autorités françaises pour liquider l'opposition yousséfiste. Le Néo-Destour bourguibiste organise alors des groupes d'autodéfense armés, désignés sous diverses appellations telles que « milices », « comités de vigilance », ou encore « groupes d'action locaux ». Les milices du Bureau politique s'impliquent dans les violences et affrontements contre les yousséfistes dès le début du conflit, mais elles s'organisent et prennent de l'importance progressivement au fil du conflit pour former une force armée partisane extra-légale à partir de fin janvier 1956. À partir de là, elles coopèrent avec l'appareil sécuritaire et bénéficient du soutien des autorités françaises, constituant ainsi une ressource coercitive aux mains à la fois du Néo-Destour et du gouvernement tunisien. Une fois établies, ces milices sont également utilisées comme moyen de pression contre le gouvernement français pour obtenir l'indépendance.
- 50 Entretien de l’auteure avec Mahmoud Ellafi, août 2019
- 51 Entretien de l’auteure avec Mahmoud Ellafi, août 2019
31L'implication de militants dans des actions d'intimidation ou de violence n'est pas une nouveauté pour le Néo-Destour. Bien avant le conflit yousséfiste, le parti a déjà eu recours à de telles méthodes contre ses adversaires dans le mouvement national (Mechat, 2000), et surtout contre les collaborateurs avec la puissance coloniale, cibles d'assassinats commandités par le parti. Après l'autonomie interne, les milices du parti assument à la fois un rôle de sécurité publique et un rôle politique. Elles s'attaquent à toute opposition au bureau politique du parti tout en étant chargées de garantir le bon déroulement des élections de la Constituante de janvier 1956. De plus, elles ont pour fonction de pallier les carences des forces tunisiennes dans le maintien de l'ordre en luttant contre la criminalité ordinaire (Mkaddem, 2009), ce qui pouvait raffermir la légitimité du parti auprès de la population. Ces milices étaient généralement contrôlées par le Néo-Destour. Leur création est décidée au niveau des fédérations locales ou parfois des cellules du parti50. Il y avait toutefois des initiatives individuelles d'anciens résistants fellagas contre les yousséfistes que le parti ne contrôlait pas entièrement, mais qui servaient objectivement ses intérêt51. Face aux yousséfistes, ces milices instaurent la terreur, menaçant, violentant, arrêtant, séquestrant dans des centres de détention illégale, torturant, parfois exécutant des yousséfistes ou de présumés sympathisants.
- 52 Interview de Bourguiba à Paris-Inter (Sayah, 1982, T.1, p371)
32À la fin du mois de janvier 1956, le renforcement du néo-fellagisme et la multiplication des attentats contre les néo-destouriens poussent le Néo-Destour et les autorités françaises à trouver un accord. Il permet d’équiper les comités de vigilance et de les faire participer au maintien de l'ordre aux côtés des forces légales. L’annonce est faite par Bourguiba après l'assassinat de l'élu destourien Houcine Bouzaien, figure populaire de la résistance nationaliste à Gafsa et élu destourien à la constituante, par des militants yousséfistes le 25 janvier 195652.
- 53 SHAT, carton 2H133, dossier 1, synthèse mensuelle de renseignement période du 27 janvier au 12 févr (...)
- 54 SHAT, carton 2H133, dossier 1, synthèse bi-mensuelle de renseignement (période du 26 mars au 10 avr (...)
33La formation de ces « forces supplétives » dans les massifs montagneux où le néo-fellagisme s’est développé, était du ressort du ministre destourien de l’Intérieur. D’anciens chefs fellagas sont envoyés dans les régions où ils ont opéré contre la France entre 1952 et 195453 pour combattre leurs anciens frères d’armes yousséfistes (Sghaier, 2011). Considérant leur expérience dans la lutte armée, ces comités de vigilance bénéficient d'une connaissance fine du terrain, des cachettes et des méthodes de guérilla. Ils agissent en collaboration avec les autorités caïdales, désormais dotées de forces de police (Makhzen et supplétifs)54. Leur implication croissante dans le maintien de l’ordre a consacré progressivement une soumission croissante de l’administration régionale à l’autorité informelle du parti et de ses représentants locaux.
- 55 SHAT, carton 2H133, dossier 1, synthèse mensuelle de renseignement (période du 27 janvier au 12 fév (...)
34Cependant, les services de renseignement militaires français perçoivent ces groupes comme un risque pour les intérêts de la France. Des rapports signalent que ces groupes protègent les bandes algériennes, et que les armes récupérées après les affrontements avec les yousséfistes sont introduites dans un circuit échappant aux autorités françaises. Ils craignent que ces groupes ne constituent la première étape vers la constitution d'une « force de police tunisienne » autonome pouvant servir de levier de pression lors des négociations engagées fin février 195655. Malgré ces craintes, l’insurrection yousséfiste reste l’ennemi à abattre.
- 56 T° 406 de M. Roger Seydoux au MAE, le 26 janvier 1956, Documents diplomatiques français. 1956, 1er (...)
35Le soutien français au gouvernement tunisien dans la répression du mouvement yousséfiste est à double tranchant. Si le leader du Néo-Destour ne parvient pas rapidement à démontrer que sa stratégie de négociation est la plus à même de conduire le pays à l'indépendance, cette collaboration écornerait sa légitimité et risquerait de faire basculer le rapport de force en faveur de son rival. Il exige l'indépendance en exploitant aussi bien la menace yousséfiste, le soutien de celle-ci aux combattants algériens, que l'évolution de la situation au Maroc56.
- 57 Notes sur les conversations franco-tunisiennes, Elie Cohen Hadhria, daté fin février 1956, Fonds Al (...)
- 58 JORF, n°6, ler février 1956, Séance du mardi 31 janvier 1956, p.136 (http://4e.republique.jo-an.fr/(...)
- 59 Le Monde, 14.02.1956
- 60 Négociation franco-tunisienne, sixième séance, 12 mars 1956, Fonds Alain Savary, 743AP/13, SV13_dos (...)
36Au Maroc, les négociations de « l’indépendance dans l’interdépendance » doivent commencer en février 1956. Le gouvernement tunisien ne peut rester en retrait sans prêter le flanc à la critique de ses opposants57. Le 31 janvier 1956, dans son discours d'investiture, Guy Mollet, président du Conseil français, affirme que les conventions du 3 juin 1955 « ne s'opposent pas à ce que (la Tunisie) bénéficie de l'indépendance dans une interdépendance organisée »58. Deux jours plus tard, Bourguiba se rend à Paris et plaide non seulement pour l’indépendance tunisienne, mais aussi pour une solution négociée pour l’Algérie. En secret, selon le témoignage d’un dirigeant FLN, il négocie avec les leaders nationalistes algériens le retrait de leur soutien à Ben Youssef (Lebjaoui, 1970, p 97-98). Les négociations pour l’indépendance s’ouvrent alors le 27 février 1956. Côté français, on déclare que les déclarations que Guy Mollet ont été mal interprétées. Qu’il ne s’agit nullement de remettre en cause les conventions de 1955. Celles-ci devant servir de base pour la définition de l’interdépendance. Il s’agirait uniquement d’apporter des aménagements pour « permettre à la Tunisie d'exercer, en plein accord avec la France, ses responsabilités dans les domaines de la défense et de la diplomatie »59. C’est une fin de non-recevoir pour la délégation tunisienne60.Le 12 mars, les négociations frôlent le blocage.
- 61 Télégramme du CSTT adressé à l'EMGFA le 14 mars 1956, SHAT, Fond 2H, Carton 2H136, document 39
- 62 Télégramme du CSTT adressé à l'EMGFA le 14 mars 1956, SHAT, Fond 2H, Carton 2H136, document 39
37Le risque d’une reprise des violences cette fois à l’initiative du Néo-Destour et non plus seulement des yousséfistes, est alors utilisé comme un moyen de pression61. Dans un télégramme, le commandement supérieur des troupes en Tunisie prévient que les formations néo-destourienne ont reçu l’ordre de se préparer à un affrontement avec les forces françaises en cas d’échec des négociations. Il indique également que les forces françaises sont incapables de contrôler tout le pays, d’autant qu’elles ne pourront plus utiliser « les troupes musulmanes » passées sous le contrôle du gouvernement tunisien62. De son côté, Bourguiba confirme publiquement cette menace en réagissant au blocage des négociations (Bourguiba, 1987, 502)
38Le président du Néo-Destour qui n’avait pas participé directement aux négociations intervient alors personnellement. Un compromis est trouvé. Le terme « interdépendance » est mentionné, mais il n’est pas défini. Le protocole d’indépendance est signé le 20 mars 1956. Le traité du Bardo est aboli. Les négociations qui devaient suivre pour clarifier les limites de l’interdépendance sont programmées pour le 16 avril 1956, mais elles seront indéfiniment reportées par le gouvernement tunisien.
39Les milices destouriennes seront légalisées par décret quelques jours après l'indépendance, puis dissoutes le 6 juillet 1956 après la tunisification de la Sûreté générale et aux débuts du transfert de la gendarmerie et de la formation du premier noyau de l'armée tunisienne. Avant leur démantèlement, elles s’attaquent non seulement aux yousséfistes, mais aussi à la "main rouge", organisation terroriste colonialiste liée aux services de sécurité français.
40Les négociations pour l'autonomie interne en Tunisie sont initiées sous la pression d'une insurrection nationaliste armée et parsemées de tensions autour du maintien de l'ordre. L’enjeu principal consiste dans le contrôle de la violence, la collecte de renseignements sur le territoire et la répartition de ces ressources entre la puissance coloniale et le gouvernement tunisien.
41Les accords placent le Néo-Destour bourguibiste dans une situation de dépendance vis-à-vis des autorités françaises. En effet, le gouvernement tunisien ne dispose alors que d'un contrôle limité sur les forces de l'ordre. Cependant, cette relation de dépendance n'est ni absolue, ni complètement subie. Conscients que la France craint une jonction des luttes armées au Maghreb pouvant mener à la perte de l'Algérie, les bourguibistes exploitent cet élément pour éliminer leurs adversaires yousséfistes et négocier l'indépendance du pays. Toutefois, ce résultat n'est pas le fruit d'une stratégie préalablement élaborée par la puissance coloniale ou les groupes nationalistes concurrents. D'un côté, le gouvernement français cherche à préserver ses intérêts stratégiques. De l'autre, bourguibistes et yousséfistes se saisissent du processus de transfert du maintien de l'ordre, à la fois dans leurs luttes intestines et dans leurs stratégies vis-à-vis de la puissance coloniale. En articulant une analyse des aspects légaux et extralégaux de la violence dans l'étude de la conquête institutionnelle du pouvoir au moment de la décolonisation, cet article permet d’abord de montrer que les spécificités du transfert du maintien de l’ordre dans le cas tunisien sont le résultat des différentes interactions au fil d’un conflit où aucun des acteurs n'était assuré de la victoire. Il permet également de mieux appréhender le rôle de l'appareil coercitif et de la violence dans la formation de l'État postcolonial.