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Varia & recherches en cours

La transformation de l’ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif en musée des « années de plomb » (Casablanca, Maroc)

The transformation of the former Derb Moulay Cherif secret detention center into a museum of the "Years of Lead" (Casablanca, Morocco)
حَبان، أنيسة «المعتقَل السِّرِّيّ السابق بدرب مولاي الشريف 1» (الدار البيضاء، المغرب). التتريث [إضفاء صفة التراث] المستحيل؟»
Anissa Habane

Résumés

Au Maroc, durant la période des « années de plomb » (1956-1999), caractérisée par l’intensité de la répression par le pouvoir royal contre toute opposition politique ou sociale, le pays a abrité plusieurs centres de détention secrète. Parmi eux, il y a l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif à Casablanca qui fonctionna de 1959 à 1991. Durant plusieurs décennies, ce site secret pièce maîtresse du système répressif a séquestré, torturé, tué, des militants politiques, syndicaux, étudiants mais aussi des anonymes. Après la mort du roi Hassan II en 1999, une littérature carcérale en langue française et arabe a permis de divulguer et d’informer sur les conditions de détention dans ces lieux. À son accession au trône en 1999, le nouveau souverain Mohammed VI établit en réponse aux mobilisations de groupes de défense des victimes et des droits humains, deux instances. D’abord la Commission indépendante d’arbitrage en 1999, visant à identifier et à indemniser les victimes et ayants droit de la disparition forcée et de la détention arbitraire. Puis l’Instance équité et réconciliation (IER) chargée d’établir la vérité sur les faits et sur les violations des droits de l’homme commises à l’encontre des opposants sur une période circonscrite entre 1956 et 1999, dans l’objectif d’indemniser des victimes, d’analyser les causes institutionnelles des violations des droits humains et de proposer des réformes pour prévenir leur répétition. Ce contexte de réconciliation nationale permet alors l’émergence de commémorations dans l’espace public, interdite jusqu’alors. En mars 2000, le Forum Vérité Justice (FVJ) rassemblant différents groupes de victimes ayant subi la répression organisa un rassemblement de près de 1 500 personnes devant l’ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif (CDS-DMC) afin de réclamer sa transformation en musée, amorçant le processus de patrimonialisation. Dans les années qui suivirent, la patrimonialisation se poursuit ensuite par le haut, par le biais d’une mobilisation d’institutions publiques, de politiques, d’experts, d’associations, d’artistes. À partir d’un terrain exploratoire, cet article analyse le processus de patrimonialisation de l’ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif qui mobilise depuis plus de deux décennies, plusieurs acteurs associatifs et institutionnels enclins à sa préservation et à sa transmission. En 2023, où en est le processus patrimonial ? En s’appuyant sur l’exploitation de récits de détenus sous les « années de plomb » ; d’articles scientifiques ; de documents écrits ou d’enregistrements de conférences en lien avec la problématique traitée, mais aussi d’observations sur le terrain et de plusieurs entretiens semi-directifs conduits en 2023, je reviens sur trois temporalités. La première concerne la mise en place d’anciens centres de détention secrète dans le royaume marocain post-indépendant permettant de saisir cette période douloureuse, honteuse et peu valorisante de l’histoire nationale. La deuxième revient sur la temporalité de la mobilisation. Faute d’un investissement possible à l’intérieur de l’ancien CDS-DMC, les actions ont été conduites, exclusivement dans l’espace public, et de façon éphémère et modeste. La troisième revient sur la patrimonialisation bloquée par la non récupération du bâtiment ayant abrité l’ancien centre de détention secrète, empêchant de l’investir pour le moment d’une fonction muséale et y favoriser la préservation de la mémoire et l’éducation des générations futures. La mise en valeur du CDS-DMC demeure un enjeu mémoriel important face au désintérêt des autorités et des détenteurs du pouvoir. D’autant plus que la mobilisation des anciens détenus politiques des années 2000 s’essouffle avec l’avancée dans l’âge. Ainsi, en l’absence de volonté politique d’aller au bout de la recommandation de l’IER de transformer le site en un projet de préservation de la mémoire, l’ensemble des personnes ayant côtoyé de près ou de loin le CDS-DMC relèvent de « la mémoire empêchée » (Ricoeur, 2000, p. 83), empêchant que le travail et devoir de mémoire puissent se faire entièrement.

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Notes de l'auteur

J’utilise dans l’article le sigle CDS-DMC pour désigner le centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif. La liste des sigles utilisés est présente à la fin de l’article.

Texte intégral

  • 1 La délimitation des « années de plomb » oscille entre les historiens mais également entre les membr (...)
  • 2 A titre d’exemple, on pourra se référer aux ouvrages suivants, écrits par des détenus ou un membre (...)
  • 3 C’est dans un climat de répression que sont créées : en 1972, la Ligue marocaine pour la défense de (...)
  • 4 Sur le sujet de la réparation et de l’indemnisation mis en place par l’IER, consulter les travaux d (...)

1Durant plusieurs décennies, le Maroc a abrité des centres de détention secrète où des hommes et des femmes, arrêtés ou enlevés, furent séquestrés, torturés, tués quand ils n’ont pas été portés disparus, pour leurs opinions politiques, leur militantisme ou leur participation directe ou indirecte à des mouvements sociaux et/ou révolutionnaires. Ces lieux d’enfermement secret étaient de nature diverse (commissariat, maison isolée, ancien palais, ancienne kasbah, bagne, hangar d’aéroport…). Il est question dans cet article de voir dans quelle mesure la période des « années de plomb1 », caractérisée par l’intensité de la répression par le pouvoir royal contre toute opposition politique ou sociale (Slyomovics, 2005 et 2008 ; Guessous, 2007 ; Feliu et al., 2019 ; Rhani, 2019a et 2021) peut s’incarner dans un de ces anciens lieux de détention secrète au titre de « lieu de mémoire » (Nora, 1997). Après la mort du roi Hassan II en 1999, une littérature carcérale en langue française et arabe2 a permis de divulguer et d’informer sur les conditions de détention. En réponse aux mobilisations de groupes de défense des victimes et des droits humains3, le nouveau souverain Mohammed VI établit en 1999 la Commission indépendante d’arbitrage, visant à identifier et à indemniser les victimes et ayants droit de la disparition forcée et de la détention arbitraire. Le Forum marocain pour la vérité et la justice (FVJ) crée en 1999, regroupa d’anciens prisonniers politiques et militants des droits de l’homme issus de différents groupes politiques, pour parler d’une seule voix. Il organisa des conférences de presse, mais aussi des sit-in et des pèlerinages vers d’anciens centres de détention secrète, le plus souvent en partenariat avec l’AMDH et l’OMDH (Vairel, 2005). Le FVJ relaya plusieurs doléances en plus de la simple indemnisation financière des victimes : la réhabilitation publique des victimes, la restitution des dépouilles des disparus, des indemnités et une prise en charge médicale (Rhani et al., 2015), la création d’une commission nationale pour la vérité (Vairel, 2005). En 2004, le roi Mohammed VI établit l’Instance équité et réconciliation (IER)4, chargée d’établir la vérité sur les faits et sur les violations des droits de l’homme commises à l’encontre des opposants sur une période circonscrite entre 1956 et 1999, dans l’objectif d’indemniser des victimes, d’analyser les causes institutionnelles des violations des droits humains et de proposer des réformes pour prévenir leur répétition. Des auditions de victimes débutées en décembre 2004 par l’IER ont été retransmises à la télévision permettant à la population de découvrir des visages de victimes et d’entendre leurs témoignages.

  • 5 TAOUFIK ZAINABI Ahmed, non daté, Charpente d’une mémoire puzzle, [Bulletin d’information du Conseil (...)
  • 6 Le Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) est devenu en 2011, le Conseil national des dro (...)

2C’est la première expérience arabe en matière de justice transitionnelle, avec la particularité que le Maroc n’a pas connu de changement de régime politique. Elle présente néanmoins des limites, comme celle de la non désignation des responsabilités au sein de l’État et la non identification des auteurs des violations (Finan-Mohsen, 2007 ; Slyomovics, 2008 ; Emtawbel, 2020), non jugés à quelques exceptions près, ou encore de critiques sur la mise en œuvre de la réparation communautaire (Vairel, 2019) et des modalités d’évaluation de l’indemnisation financière du préjudice subi (Rhani, 2018). Les processus de réconciliation mis en place en Afrique du Sud ou dans des pays du Cône Sud se sont aussi accompagnés d’initiatives et d’actions mémorielles avec la construction de monuments, de mémoriaux, de musées, de stèles et de plaques commémoratives. Depuis 2006, l’IER5 a émis à l’attention du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH)6, les recommandations, parmi d’autres, de restaurer les anciens centres de détention secrète de Derb Moulay Cherif, de Tazmamart, Tagounit, Agdz, Kelâat Mgouna, Skoura ; de convertir ces sites en lieux de mémoire ; les classer en tant que monuments historiques ; et de documenter l’histoire de la détention secrète à l’échelle des régions et ses répercussions sur les communautés locales.

3Un lieu d’enfermement constitue à la fois un objet patrimonial et un lieu de mémoire. Comme le montre N. Heinich (2009) avec son ouvrage « De la cathédrale à la petite cuillère », la notion de patrimoine ne s’applique plus exclusivement aux vieilles pierres (cathédrales, châteaux, centres urbains historiques), elle recouvre désormais des biens divers tant par leur nature que par leur étendue. Le patrimoine n’existe qu’à travers la patrimonialisation, définie comme un processus social par lequel un groupe attribue à un bien matériel ou immatériel issu de l’histoire, -y compris celle dont les plaies n’ont pas été pansées totalement-, un ensemble de valeurs, lui permettant ainsi d’être protégé dans l’espace et le temps. Il est le résultat d’une construction sociale, dont la reconnaissance contribue à sa protection et sa conservation, en vue de sa transmission aux générations futures. Dans le cadre de revendications identitaires, le patrimoine peut devenir à la fois le support d’une mobilisation collective, un facteur de cohésion sociale et territoriale mais également de conflictualités, comme lorsqu’il renvoie aux biens issus de l’histoire douloureuse, déniée ou oubliée. La patrimonialisation d’un ancien lieu d’enfermement ne va donc pas de soi, parfois c’est la démolition qui est privilégiée : « « C’est le cas notamment pour les « mémoires douloureuses », celles que les sociétés ne veulent pas forcément regarder en face, voir surgir dans la sphère publique et s’inscrire dans l’espace. » (Veschambre, 2008 : 192).

4Le présent article souhaite, à partir d’un terrain exploratoire, contribuer à l’analyse du processus de patrimonialisation de l’ancien centre de détention secrète de l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif (CDS-DMC) à Casablanca, en fonction de 1959 à 1991 (Taki, 2014, p. 490). En 2023, où en est le cheminement patrimonial ? Quels sont les obstacles à sa transformation en musée des « années de plomb » ? La méthodologie repose sur l’exploitation de récits de détenus ; d’articles scientifiques ; et de documents et de conférences sur le sujet de la détention. Les articles concernant la prison au Maroc demeurent rares. La transformation des pratiques de l’enfermement au Maroc, de l’époque médiévale au XXIe siècle, est évoquée par J. El Adnani et S. El Mandjra (2022) qui abordent différentes évolutions architecturales des prisons à partir de la fin du XIXe siècle, montrant des changements de matérialité catégoriques à partir du Protectorat français. Les travaux de S. Slyomovics (2005) renseignent sur les conditions de détention des prisonniers de la fin du XIXe siècle à la période post-indépendance, avec un éclairage sur les modalités de la création du système pénal au début du Protectorat. Quant aux quelques productions scientifiques en lien avec les centres de détention secrète, elles portent principalement sur l’écriture carcérale (Aït-Aarab, 2008 ; Zekri, 2011 ; El Guabli, 2014 ; Menin, 2014 ; Rhani, 2019b). Selon Z. Rhani, la violence politique est demeurée longtemps un « phénomène sociopolitique invisible » (Rhani, 2019a, p. 151) et elle n’a été traitée ni par les chercheurs marocains dont le « silence peut être également imputé à leur position sensible, étant eux-mêmes visés par la violence de l’État » (Rhani, 2019a, p. 159), ni d’ailleurs par les anthropologues étrangers (Clifford Geertz et Ernetz Gellner) ayant travaillé sur le Maroc durant les « années de plomb ». Ce travail s’appuie aussi sur des observations sur le terrain et une quinzaine d’entretiens semi-directifs réalisés entre janvier et juin 2023, avec des anciens détenus ou des proches de détenus et divers acteurs (sociaux, culturels et patrimoniaux) afin de saisir leurs degrés d’implication dans les différentes formes de mobilisation conduites en lien avec l’ancien CDS-DMC.

La mise en place de centres de détention secrète sous les « années de plomb »

  • 7 Le documentaire Rif 58-59 : briser le silence de Tarik El Idrissi montre à travers les témoignages (...)

5À peine sortie de l’Indépendance, le Maroc bascule rapidement vers un régime autoritaire. Le soulèvement du Rif7, entre le 4 octobre 1958 et le 9 février 1959 est réprimé par les Forces armées royales sous la supervision du prince héritier Moulay Hassan et du général Oufkir. L’écrasement de la révolte est sanglant (Nahass, 2016 ; Aidi, 2017 ; Aziza, 2019 ; Nahass et Bendella, 2022 ; Rhani et al., 2022) : bombardements, destruction des habitations et des récoltes. Entre 1956 et 1999, le régime cibla et réprima par la violence un large éventail de militants politiques (nationalistes, communistes, socialistes, marxistes-léninistes, Sahraouis, Amazighs (Berbères), islamistes). La guerre des Sables en 1963, entre le Maroc et la jeune Algérie indépendante cristallisa en particulier les tensions entre le pouvoir royal et les diverses voix politiques divergentes au sein du pays. Le « mouvement du 23 mars » désigne les protestations qui se déroulèrent entre le 21 et 25 mars 1965. Il est créé à Casablanca, par les lycéens, à la suite de la restriction décidée par le ministre de l’éducation nationale restreignant l’accès des plus de 17 ans au deuxième cycle dans les lycées. Il est rejoint les jours suivants par d’autres villes. Les soulèvements s’amplifièrent et s’élargirent en réunissant une partie de la jeunesse, de leur famille, des chômeurs et des travailleurs, mobilisés pour rejeter « l’injustice, la corruption et la pauvreté » (Parejo Fernández, 2019, p. 280). Les protestations furent réprimées dans le sang, avec un usage disproportionné de la force (Parejo Fernández, 2019, p. 290), entraînant une centaine de morts, des milliers de blessés et des arrestations d’activistes politiques et étudiants, mais aussi comme le souligne Z. Rhani (2019a) de simples élèves. Le roi Hassan II proclama, le 7 juin 1965, l’État d’exception conduisant à la dissolution immédiate du parlement. Il dura de 1965 à 1970, muselant les forces d’opposition (Ménard, 2022).

  • 8 Le documentaire Baguette de plomb de Nabil Merrouch (2013) restitue les témoignages de trois maroca (...)
  • 9 COHEN Jean-Louis, Historien, Architecte et Professeur à l’Institute of Fine Arts de l’Université de (...)

6Dans un contexte sous haute tension et d’écrasement féroce, « les aspirations régicides se multiplient » (Bennani-Chraïbi, 2021, p. 108), à l’image des deux tentatives avortées de coup d’État militaire en 1971 et 1972. Elles entraînèrent exécutions et peines de prison à l’égard des militaires impliqués dont une partie (58 militaires) fut transférée dans le bagne de Tazmamart. La répression du régime se poursuivit les décennies suivantes, contre les événements des émeutes du pain8 à Casablanca en juin 1981, la révolte de Nador en 1984 ou la grève de Fès en 1990, ne laissant aucun répit à toute opposition sociale ou politique, constamment matée et muselée (IER, 2006 ; Rhani, 2022). Selon l’architecte Jean-Louis Cohen9, la volonté du pouvoir de mettre fin à toute opposition s’accompagna de la destruction de lieux de rassemblement et de réunions à Casablanca (cinéma Vox, théâtre, les Arènes) : « pour éviter que subsistent des lieux permettant à des réunions politiques de se dérouler, donc c’était une mesure de police du bâtiment, au sens fort du terme ». De même, l’arabisation de l’enseignement secondaire et le recours à des enseignants du Moyen Orient « tous imprégnés d’un salafisme militant, très proche du wahhabisme » (Ménard, 2022, p. 449), aurait été un moyen pour Hassan II de « faire barrage à la gauche marxiste qu’il croyait susceptible de saper son autorité » (Ménard, 2022, p. 450). Le climat punitif touche également le supérieur avec la fermeture en 1968 de la section française de philosophie à l’Université de Rabat et de l’Institut de sociologie de Rabat en 1970 (Vermeren, 2002). Il est à l’origine de la faiblesse des travaux en sciences sociales (Zahi, 2014) produits par les chercheurs soumis à : « Un silence imposé par un système de contrôle et de surveillance bien établi. » (Rhani, 2019a, p. 154).

  • 10 Najib Taki (2014) à la page 499 précise les limites de cette liste de détenus séquestrés car faute (...)
  • 11 GAGET Valérie, ZOUIOUECHE Abdel, jeudi 14 avril 2005, Années de plomb : la mémoire retrouvée, [Repo (...)

7Durant des années, le durcissement du régime s’accompagna de l’établissement de lieux secrets dans tout le Maroc où furent séquestrés, de quelques jours à plusieurs années (IER, 2009, p. 108), des militants politiques, syndicaux, associatifs et étudiants. La lecture des témoignages d’anciens détenus nous apprend que les individus sont arrêtés sur leur lieu professionnel ou à leur domicile ou celui d’un ou une camarade, puis transportés, les yeux bandés, vers ces sites secrets, où ils sont interrogés, frappés, voire torturés. Pourtant, ces lieux souterrains, invisibles du grand public, avaient pignon sur rue à Casablanca et Rabat. C’est notamment le cas de l’édifice de l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif, construit au début de l’Indépendance dans le quartier ouvrier de Hay Mohammadi de Casablanca. L’immeuble qui relève de la Préfecture de police est constitué de quatre étages et dispose d’un rez-de-chaussée abritant les locaux des activités du commissariat à partir de 1959 et jusqu’en 1991. Les quatre étages supérieurs abritaient au total 35 appartements destinés à loger les familles de policiers. Avec la fonction officielle coexista une autre fonction punitive et illégale dans le rez-de-chaussée du commissariat, celle de centre de détention secrète. L’historien Najib Taki (2014) a tenté de retracer l’histoire de ce site et de dresser une liste provisoire10 des personnes qui y ont été séquestrées. Les écrits et les témoignages oraux d’anciens détenus ont décrit les sévices subis comme le rappelle Abdelaziz Mouride qui y a été détenu11 : « C’était la torture quotidienne, on est dans la cellule en train de manger ou de dormir et vous entendez des cris horribles. Chaque jour. ». Les détenus étaient séquestrés, tenus à l’isolement, menottés constamment avec un bandeau sur les yeux. Les femmes subissaient le même traitement et recevaient des noms d’homme afin de ne pas pouvoir être identifiées (El Bouih, 2016). Des militants qui avaient été honorés pour leur lutte pour l’Indépendance et leur mobilisation pour le retour d’exil du roi Mohammed V, tombent également en disgrâce comme le relate un habitant âgé : « Ce quartier est le mien, Mohammed V m’a donné un terrain pour services rendus à la nation, et ce sont les services de son fils qui m’ont fait souffrir dans les caves de Derb Moulay Chrif à quelques pas de chez moi » (Consortium mémoire et dignité, 2011, p. 21). Parfois, ce sont des membres de la famille d’un opposant ou militant qui furent arrêtés, des femmes coupables « par association et filiation » (Guessous, 2007, p. 42), ou encore des malheureux présents au mauvais endroit et au mauvais moment.

  • 12 MIDECH Jaoued, 13 février 2009, Tazmamart, Agdez, Derb Moulay Chrif…transformés en musées de la mém (...)

8L’IER émit plusieurs recommandations pour conserver les anciens centres de détention secrète : « l’Instance s’est attelée à l’élaboration d’une nouvelle approche pour la sauvegarde de la mémoire, qui propose la reconversion des anciens centres illégaux de séquestration ou de détention en projets productifs et capables de préserver la mémoire » (IER, 2006, p. 34). Malgré cette volonté affichée, plusieurs anciens centres ont été partiellement ou totalement détruits, par leurs précédents occupants ou par l’usure et la dégradation des matériaux dans le temps. Les cellules du bagne de Tazmamart furent démolies en 2006 (Rhani et al., 2022) ce que regretta Ahmed Marzouki12 qui y fut détenu durant 18 années : « Une partie essentielle de la mémoire de ce bagne a été rasée. On aurait préféré que ces cellules soient sauvegardées en leur état, avec sur chaque porte le numéro qu’elle portait naguère ». Depuis 1991, le bâtiment n’abrite plus l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif. Le rez-de-chaussée aurait été partiellement détruit selon plusieurs interlocuteurs, pour être réaménagé en appartements. Si lors de mes déplacements sur le terrain, je n’ai pas pu y accéder, mes observations confirment l’occupation humaine au niveau du hall d’entrée qui donne accès aux anciens locaux du commissariat où du linge est étendu sur des fils. Les recommandations de l’IER n’empêchent pas la destruction de bâtiments ayant occupé des fonctions de centre de détention secrète. Ces démolitions nient à la fois, la reconnaissance symbolique et sociopolitique, et la conservation de la matérialité spatiale des traces des violations des droits de l’homme. Ces traces sont souvent nécessaires au processus mémoriel car « À l’inverse, effacer les traces que pourraient investir tel ou tel groupe social, c’est priver ces groupes de capacités à marquer et à s’approprier l’espace » (Veschambres, 2008, p. 13).

L’élargissement de la mobilisation patrimoniale de l’ancien centre de détention secrète

  • 13 A l’exemple d’une veillée à la bougie devant l’ancien centre de détention de Derb Moulay Cherif org (...)
  • 14 Web doc sur les Journées de sensibilisation au Programme de la Réparation Communautaire (5 au 7 nov (...)
  • 15 Bien que le patrimoine ne soit pas une prérogative de l’AUC, l’institution qui relève du ministère (...)

9La patrimonialisation est un processus de construction de lien social dans le temps et dans l’espace. Dans le cas de l’ancien CDS-DMC, le processus de patrimonialisation s’amorce par une construction par le bas, sous l’impulsion des victimes des « années de plomb ». Ainsi, en mars 2000, le FVJ organisa un rassemblement de près de 1 500 personnes devant l’ancien commissariat afin de réclamer sa transformation en musée (Stora, 2000 : 89 ; Slyomovics, 2005). « La série de sit-in initiée par le Forum vérité et justice est ainsi l’occasion d’un marquage symbolique des lieux » (Vairel, 2004, p. 187). Ce processus de patrimonialisation est rendu possible grâce au contexte de réconciliation nationale qui laisse place à l’émergence de commémorations dans l’espace public. Jusqu’en 1999, ces commémorations n’étaient pas autorisées et demeuraient d’ordre privé au domicile des familles (Slyomovics, 2008). Dans les années qui suivirent, plusieurs commémorations13 rendant hommage aux disparus se déroulèrent devant l’ancien commissariat. La patrimonialisation se poursuit ensuite par le haut, par le biais d’une mobilisation institutionnelle. En 2010, les Journées de sensibilisation au Programme de la Réparation Communautaire14 de l’IER se déroulèrent devant l’ancien commissariat. Sous les fenêtres des occupants, plusieurs tonnelles ainsi qu’une grande tente caïdale furent installées. Ce fut aussi l’occasion de projeter sur un grand écran des témoignages de victimes auditionnées par l’IER, d’accrocher sur un des murs du bâtiment une banderole intitulée « Ils sont passés par là » listant les noms détenus de l’ancien CDS-DMC, mais aussi d’organiser des concerts et des spectacles de danse. La patrimonialisation par le haut se poursuit par l’intervention des experts qui ont intégré l’édifice de l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif dans l’inventaire du patrimoine architectural de l’Agence urbaine de Casablanca15 (AUC) pour sa « valeur exceptionnelle », lui permettant ainsi d’être protégé selon mon interlocuteur puisqu’aucun permis de démolition ne sera délivré par l’AUC. Si ce bâtiment de type grand ensemble de la fin des années 1950, présente une faible valeur esthétique ou architecturale, il paraît évident que l’intention de le sauvegarder tient au fait qu’il a joué le rôle d’une pièce maîtresse dans le système de détention secrète des « années de plomb », où les détenus subissaient des interrogatoires sous sévices, pour être ensuite transférés pour certains d’entre eux, vers d’autres sites secrets dispersés dans tout le pays.

  • 16 Le cinéma marocain s’est aussi engagé dans la construction d’une mémoire collective avec la transmi (...)
  • 17 Le film documentaire « Ana L'Hay…7 histoires et 1/2 » réalisé à l'initiative de l'Association Casam (...)
  • 18 Le « Consortium mémoire et dignité » regroupe l'association Initiative urbaine, Casamémoire et le R (...)

10La patrimonialisation se fait aussi par une appropriation symbolique, par des groupes divers ayant la volonté de mettre en lumière l’histoire individuelle et collective d’anciens détenus dans l’ancien site secret. « L’appropriation symbolique de l’espace peut être envisagée à travers les discours de revendication, de légitimation tenus par certains individus, groupes, institutions. Mais l’appropriation de l’espace est surtout liée à la production, au réinvestissement de formes matérielles, véritables points d’appuis pour manifester, exprimer, revendiquer une telle appropriation. » (Veschambre, 2008, p. 9). Depuis plusieurs années, sont investis à la fois l’espace public et l’espace médiatique avec la publication d’ouvrages et la production de films16 et documentaires17. Plusieurs actions ont en effet cherché à collecter et centraliser des témoignages d’anciens détenus de l’ancien CDS-DMC. Le livre « Cariane central Hay Mohammadi – Mémoire et dignité » (2011) a été initié par un consortium d’associations nommé pour l’occasion « Consortium mémoire et dignité18 ». Le travail accompli auprès, et avec, des habitants du quartier de Hay Mohammadi a consisté à échanger et récupérer des récits, des photographies et autres documents sur les luttes passées, menées par les habitants, ainsi qu’un volet sur la détention de certains habitants. À l’issue du programme Archives, Histoire et Mémoire (IER II) soutenu par l’Union Européenne de 2009 à 2013, est paru l’ouvrage intitulé « L’enfermement, le partage – Lieux et mémoire » (CNDH, 2015) sur onze lieux de détention secrète, établis en plusieurs points du pays avec tout un éclairage sur l’ancien CDS-DMC. Le guide « Casablanca, courts-circuits » (Blondeau et Joundy Ouazzani, 2016) propose 10 parcours pour faire déambuler les habitants dans différents quartiers à l’aide d’un plan de la ville. L’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif est signalé comme point d’intérêt à observer pour le circuit « Casablanca l’ouvrière ». En 2020, l’ouvrage « Les chemins de la mémoire - La mémoire de Hay Mohammadi illustrée par des plaques commémoratives » (Mahdi, 2020), publié par l’Association Casamémoire, rassemble textes, témoignages et photographies anciennes et récentes sur le quartier.

  • 19 Entretien téléphonique avec un personnel des Archives du Maroc en avril 2023.

11Faute d’un investissement possible à l’intérieur du lieu, les actions ont été réalisées jusqu’ici, exclusivement dans l’espace public, et de façon éphémère et modeste. L’association Casamémoire, fondée en 1995 et visant à sauvegarder le patrimoine architectural du XXe siècle au Maroc, organise lors de ses « Journées du patrimoine de Casablanca » une visite du quartier de Hay Mohammadi en autobus, pour faire découvrir les expérimentations architecturales en termes de logements collectifs du XXe siècle, avec une étape devant l’ancien commissariat pour rappeler l’histoire de « ce lieu important de la mémoire » me précise la présidente de l’association. Avec le soutien de l’Atelier de l’Observatoire, une association casablancaise mobilisée dans des projets participatifs d’art et de recherche, l’artiste Wiame Haddad a installé du 20 mai au 5 juin 2016, dans le quartier de Hay Mohammadi, une réplique d’une cellule du commissariat de Derb Moulay Cherif dans le cadre de son exposition photographique « The Green-House - Ceux qui restent » dédiée au parcours d’anciens détenus et en lien avec l’enfermement vécu. Elle me précise lors de notre échange : « C’est un lieu que beaucoup d’associations veulent garder comme lieu de mémoire, avec les anciens détenus et militants politiques. La population c’est encore autre chose. Des gens [le grand public/un large public] étaient venus, il y avait eu du monde. Il y a clairement un intérêt des gens pour ce lieu. Mais c’est encore compliqué en 2015 d’en parler. Pour les faire parler de ce sujet, c’est encore autre chose. ». Les sujets de détention et de torture sont restés longtemps tabous dans la société marocaine, c’est pourquoi le travail de collecte de témoignages par les multiples acteurs constitue une source d’informations importantes sur l’ancien CDS-DMC, d’autant plus que les documents de la période des « années de plomb » ne sont pas encore conservés aux Archives du Maroc et demeurent non consultables pour le moment19. Quant aux archives détenues par l’IER, elles ont été cédées en 2017 aux Archives nationales et ne sont consultables qu’avec autorisation. En 2015, près de quinze ans après la recommandation de l’IER, de transformer l’ancien CDS-DMC en un espace consacré à la mémoire des « années de plomb », une plaque commémorative est installée sur la façade du bâtiment dans le cadre du Projet MED/2006/018-122. Elle constitue « la première tentative de constituer un fonds patrimonial par l’introduction d’un discours historique dans l’espace public et non par la sauvegarde d’éléments physiques » (Dutour, 2006, p. 2).

Les obstacles à la transformation de l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif en musée

  • 20 J’ai pu consulter en septembre 2023 le plan cadastral de l’ancien commissariat de Derb Moulay Cheri (...)
  • 21 En général, malgré les décisions judiciaires rendues, l’État marocain rencontre des difficultés à d (...)
  • 22 Zakaria Rhani (2019) précise les conditions d’identification de l’emplacement de la fosse commune, (...)

12En 2023, malgré la mobilisation de multiples acteurs, la récupération du bâtiment pour l’investir d’une fonction muséale n’a pu être conduite. Selon mon interlocuteur du comité de suivi des recommandations de l’IER au CNDH, l’édifice du commissariat a bien fait l’objet d’une demande de dévolution au profit du CNDH en 2006. Cependant, la Préfecture de police, toujours propriétaire du bâtiment20, a répondu défavorablement car, elle ne serait pas en mesure de reloger plus d’une trentaine de familles. Le bâtiment qui avait été quasiment vidé au début des années 1990, à la suite du déménagement du commissariat en 1991, aurait été selon mes interlocuteurs, « réoccupé », « squatté », par des familles ou des proches de policiers21. L’occupation des logements est observable depuis l’extérieur (linges aux fenêtres, pots de fleurs, unités extérieures de climatisation). Mon interlocuteur à l’IER m’explique que son institution n’a pas avancé sur ce dossier mais me précise que le projet de récupération du bâtiment de l’ancien CDS-DMC est toujours un dossier en cours. Il me précise que les efforts du CNDH se sont focalisés entre autres, sur plusieurs projets. Il y a l’ancien bagne de Tazmamart, vidé de son activité militaire fin 2006 et récupéré par le CNDH. Sa réhabilitation est en cours de finalisation selon mon interlocuteur. Elle a été rendue possible selon lui par le soutien financier du ministère de l’Aménagement, de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Politique de la ville. Il ajoute aussi la création du « cimetière des sans noms » (CNDH, 2015, p. 282-283) suite aux investigations de l’IER qui ont permis d’identifier la fosse commune22 creusée dans la cour située à l’arrière du bâtiment de la Protection civile à Casablanca. Les 80 dépouilles de victimes des émeutes de juin 1981 découvertes, furent exhumées et inhumées à nouveau en 2005, dans des tombes individuelles en marbre blanc (Rhani, 2019a, p. 76).

  • 23 Les recherches conduites (Capdevila, 2019 ; Sánchez del Olmo, 2019 ; Welch, 2020 ; Goycoolea Prado (...)
  • 24 Ex-CCDTyE est la dénomination espagnole retenue en Argentine pour désigner Ex-Centro Clandestino de (...)
  • 25 Débuté en 2011, le Projet MENA Mapping est un projet de documentation et de cartographie numérique (...)

13La difficulté de la récupération d’anciens centres clandestins de détention s’est aussi parfois posée dans des pays du Cône Sud23, même si elle a été grandement facilitée par la démocratisation de ces régimes. Au Chili par exemple, le propriétaire de la parcelle José Domingo Cañas 1367, située à Ñuñoa dans l’agglomération de Santiago, avait tenté de réaliser une opération immobilière mais il a été exproprié suite à sa reconnaissance comme monument historique en 2002 par le décret 52 (Capdevila, 2019). L’Argentine offre un autre exemple de démêlés avec l’Olimpo, un ancien centre clandestin de détention, de torture et d’extermination24 parmi les nombreux mis en place lors de la dictature militaire (1976-1983). Ce dernier fut utilisé par la police jusqu’en 2005. C’est la signature d’un accord par le nouveau gouvernement de Nestor Kirchner pour transférer la tutelle du site à la Municipalité de Buenos Aires en 2004 qui autorise aux associations mobilisées de récupérer le site (Capdevila, 2019). Depuis 2002, la loi 961 permet la transformation des anciens centres clandestins argentins en lieu de mémoire (Capdevila, 2019, p. 4). Au Maroc, aucun des anciens centres détention secrète n’est protégé par une inscription sur l’Inventaire national des sites et monuments historiques. L’État n’a pas, pour le moment, dégagé de budget pour assurer leur sauvegarde matérielle. Étonnamment, Casamémoire qui procède depuis plusieurs années à l’inscription de bâtiments de la ville de Casablanca et qui a dédié toute une réflexion sur huit centres de détention secrète au Maroc dans le cadre du projet MENA Mapping25, n’a jamais entrepris jusqu’ici d’inscrire l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif à l’Inventaire national. La raison de ce choix de mise à l’écart réside principalement, selon la présidente de Casamémoire avec qui j’ai échangé, sur le fait que « La référence politique refroidit beaucoup de décideurs. Ils ont peur de remuer des choses. » mais surtout selon elle pour des questions de priorité ; les dossiers d’inscription réalisés par l’association visaient des immeubles menacés de démolition imminente. Les membres de l’association sont en partie des architectes, qui œuvrent à la sauvegarde du patrimoine architectural au sens large. Leur intérêt pour le patrimoine sombre que constitue les anciens sites d’enfermement secret est manifeste, de par leur participation dans les divers projets mentionnés précédemment. Toutefois, même si le patrimoine a une dimension politique, il paraît peu probable que les membres de Casamémoire entrent en conflit direct avec les pouvoirs publics sur cette question au risque de briser les liens noués avec des partenaires stratégiques pour le classement d’édifices à protéger. C’est parce que l’association compte aussi des membres issus du militantisme associatif, non-initiés à l’architecture, que le périmètre d’action de Casamémoire s’élargit avec le temps.

14Durant plusieurs années, la presse a aussi relayé l’information du projet de transformation de l’ancien CDS-DMC en musée. Le CNDH et les parties prenantes furent réunies un temps dans un comité de pilotage pour une potentielle mise en valeur muséographique. En 2013, Fatna El Bouih, ancienne détenue politique et militante associative, exprimait sa frustration et son attachement quant au fait que le projet de musée dans lequel elle était impliquée n’avait toujours pas démarré (Menin, 2014 : 57). En 2021, lors d’un reportage, elle tenait les propos suivants devant le commissariat : « Je ne peux pas être à Hay Mohammadi et ne pas passer devant ce lieu de mémoire. Je rêve d’un jour où cette porte soit ouverte et qu’on puisse… ». Elle ne terminera pas sa phrase interrompue par la journaliste de l’émission. Face à la complexité et la lourdeur d’un tel projet de transformation en musée, plusieurs de mes interlocuteurs reconnaissent la difficulté de la question du portage d’un tel projet. Certains n’y croient plus. D’autres orientent la réflexion vers d’autres pistes, comme un musée virtuel pour un membre de Casamémoire, ou l’installation d’un mémorial en souvenir des victimes des « années de plomb » dans un endroit bien en vue des habitants, qui serait plus facile à mettre en place d’après un ancien détenu politique, membre du bureau du FVJ. Pour plusieurs des interviewés, le portage uniquement par une association paraît peu plausible et la nécessité d’un soutien institutionnel et académique leur semble incontournable pour la viabilité d’un tel projet comme le fait remarquer l’un de mes interlocuteurs historien : « Mais ce que je crois, et comme le dit une grande partie de la littérature de ces associations, c’est l’absence de volonté politique de la part de l’État marocain. Ce qui signifie que la question nécessite une décision claire et décisive de l’Institution royale pour donner le feu vert. ». En effet, l’État marocain n’a pas encore œuvré à l’adoption d’une législation qui permette de récupérer et réinvestir d’anciens sites de détention secrète, ni mobilisé suffisamment les pouvoirs publics pour la mise en œuvre d’une politique patrimoniale ou culturelle sur les anciens sites secrets de détention comme cela a pu se faire dans certains pays d’Amérique Latine (Capdevila, 2019).

15Pour autant, même avec un aval politique et financier, aboutir à l’élaboration d’un musée des « années de plomb » n’est pas tâche facile comme le montre le cas du musée du Rif. Le CNDH a organisé en juillet 2011, dans le cadre du Programme IER II, un colloque pour réfléchir à la création d’un musée à dimension régionale dans le Rif. Toutefois, le processus de création de ce musée a généré selon B. Nahass (2016) des conflits entre les visions du CNDH et celles d’associations locales, mais aussi des conflits entre des groupes tribaux rifains et a donné lieu à une mise en concurrence des mémoires locales. Des tensions et des oppositions ont été dégagées par la chercheure et peuvent être restituées ici en quatre points. Le premier est le choix de la période chronologique couverte par le futur musée, dont le CNDH souhaitait qu’elle aille de la préhistoire à nos jours pour retracer l’histoire du Rif, alors que certaines associations locales revendiquaient l’histoire du temps présent. Le second concerne les représentations liées à la nature du musée, c’est-à-dire pour le CNDH le refus d’un « musée de la torture » (Nahass, 2016, p. 260) en réponse aux partisans d’un musée de la résistance rifaine au colonialisme espagnol et à la répression des « années de plomb ». Le troisième porte sur le choix de la localisation du musée en fonction des figures de la résistance rifaine, entre la ville d’Al Hoceima liée à l’engagement d’Abdelkrim El Khattabi et celle de Nador attachée à celui de Cherif Mohamed Améziane. Le quatrième est la remise en cause par certaines associations de la légitimité d’acteurs associatifs impliqués dans le pilotage du futur musée. C’est finalement l’ancien bâtiment de la Bachaouia à Al Hoceima, datant des années 1920 qui a été réhabilité à la suite d’un appel d’offres lancé en 2012 par le CNDH. La finalisation du musée du Rif est encore en cours. De cette expérience rifaine, il demeure un défi que le processus de patrimonialisation du CDS-DMC ne passe sous silence aucune des mémoires des acteurs qui ont gravité dans (détenus, geôliers et tout autre personnel missionné sur des tâches particulières) et autour du lieu (les familles, les partis politiques, les associations…). Tout un chacun méritant que son histoire individuelle, longtemps déniée et oubliée, soit (re)connue.

Conclusion

16Associé pourtant à une mémoire douloureuse, honteuse et peu valorisante de l’histoire nationale marocaine, l’ancien CDS-DMC, pièce maîtresse du système de détention secrète durant les « années de plomb », a fait l’objet d’une forte mobilisation depuis deux décennies. Des actions menées par de multiples acteurs (patrimoniaux, sociaux, culturels, politiques…), avec et auprès des habitants, ont contribué à faire entrer l’ancien CDS-DMC dans la catégorie patrimoine. « La mise en mémoire est ensuite une question de temps, de rapports de force, d’enjeux politiques » (Veschambres, 2008, p. 209). Ici, la question des rapports de force est diluée dans l’obstacle de la récupération du bâtiment au profit du CNDH, empêchant pour le moment la construction d’un co-portage de projet pour valoriser le site d’une fonction muséale et y favoriser la préservation de la mémoire et l’éducation des générations futures. La mise en valeur du CDS-DMC demeure un enjeu mémoriel important face au désintérêt des autorités et des détenteurs du pouvoir. D’autant plus que la mobilisation des anciens détenus politiques des années 2000 s’essouffle avec l’avancée dans l’âge, les maladies et les décès liés à la vieillesse, ou encore, aux séquelles liées aux maltraitances et à l’extrême violence de la détention (Rhani, 2018). Ainsi, faute de patrimonialisation aboutie de ce lieu de mémoire et face à l’absence de volonté politique d’aller au bout de la recommandation de l’IER de transformer le site en un projet de préservation de la mémoire, l’ensemble des personnes ayant côtoyé de près ou de loin le CDS-DMC relèvent de « la mémoire empêchée » (Ricoeur, 2000, p. 83), empêchant que le travail et devoir de mémoire puissent se faire entièrement.

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Annexe

Liste des sigles

AMDH : Association marocaine des droits de l’homme

AUC : Agence urbaine de Casablanca

CDS-DMC : Centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif

CNDH : Conseil national des droits de l’homme

FVJ : Forum marocain pour la Vérité et la Justice

IER : Instance équité et réconciliation

LMDDH : Ligue marocaine pour la défense des droits de l’homme

OMDH : Organisation marocaine pour les droits de l’homme

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Notes

1 La délimitation des « années de plomb » oscille entre les historiens mais également entre les membres de la société civile. Pour Benjamin Stora (2000), elles vont de 1965 à 1975, qu'il circonscrit de la date de l’État d’exception et la mort supposée de Mehdi Ben Barka, à la Marche verte de 1975. Pour la journaliste spécialisée dans l’histoire du Maroc Zakya Daoud (2007), la période débute dès 1958, marquée par la répression du soulèvement du Rif et s’étend jusqu’en 1988, année qui marque l'interdiction par le gouvernement marocain de Lamalif, la revue mensuelle culturelle, économique et sociale dont elle fut la rédactrice en chef depuis 1966. L’Instance Equité et Réconciliation a arrêté quant à elle, la période allant de 1956, année de l’Indépendance du Maroc, à 1999, année du décès du monarque Hassan II au pouvoir depuis 1961. Zakaria Rhani (2021) montre que cette périodisation est artificielle en mobilisant des témoignages de victimes de violence à la fois sous la période coloniale et la période postcoloniale qui indiquent qu’il n’y a pas eu de rupture significative marquant la fin de cette violence d’État.

2 A titre d’exemple, on pourra se référer aux ouvrages suivants, écrits par des détenus ou un membre de leur famille : Marzouki, 2000 ; El Ouadie, 2001 ; Mdidech, 2002 ; Jamaï, 2003 ; Raiss, 2003 ; Laâbi, 2004 ; Bouissef Rekab, 2005 ; Binebine, 2020 ; Nadrani et Kounsi, 2009 ; Chberreq, 2014 ; El Bouih, 2016, Madjouli, 2020.

3 C’est dans un climat de répression que sont créées : en 1972, la Ligue marocaine pour la défense des droits de l’homme (LMDDH) ; en 1979, l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) ; et en 1988, l’Organisation marocaine pour les droits de l’homme (OMDH). Le régime de Hassan II établit à son tour en 1990, un Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) et en 1993, un ministère des Droits de l’homme. L’année 1993 donne aussi à voir la libération de prisonniers politiques et le retour d’une grande majorité d’exilés politiques.

4 Sur le sujet de la réparation et de l’indemnisation mis en place par l’IER, consulter les travaux de Frédéric Vairel (2004, 2019), Susan Slyomovics (2008) et de Zakaria Rhani (2018).

5 TAOUFIK ZAINABI Ahmed, non daté, Charpente d’une mémoire puzzle, [Bulletin d’information du Conseil National des Droits de l’homme intitulé], https://www.cndh.org.ma/fr/bulletin-d-information/charpente-dune-memoire-puzzle

6 Le Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) est devenu en 2011, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH).

7 Le documentaire Rif 58-59 : briser le silence de Tarik El Idrissi montre à travers les témoignages de survivants l’extrême violence de la répression qui s’est abattue contre les Rifains et les Rifaines. Comme l’indiquent certains témoins, leurs difficultés liées à l’occupation espagnole de la région allaient se poursuivre et se durcir dans une effroyable brutalité après l’Indépendance du Maroc. Farfira Films a mis en ligne une version gratuite du documentaire. Lien : https://www.youtube.com/watch?v=wcYgzAM7TEc

8 Le documentaire Baguette de plomb de Nabil Merrouch (2013) restitue les témoignages de trois marocains (un militant syndical, un travailleur et un jeune homme) dont la vie bascule lors des émeutes du 20 juin 1981 à Casablanca. Lien : https://www.youtube.com/watch?v=FPoEgbRRc9w

9 COHEN Jean-Louis, Historien, Architecte et Professeur à l’Institute of Fine Arts de l’Université de New-York, 22 octobre 2018, Conférence sur le patrimoine architectural de Casablanca, [Conférence - Institut français de Casablanca], https://www.youtube.com/watch?v=qS9utjasjZ0

10 Najib Taki (2014) à la page 499 précise les limites de cette liste de détenus séquestrés car faute d’accès aux archives de la période des « années de plomb », non consultables, et en particulier aux documents relatifs à l’ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif, ce dernier s’est appuyé sur un ensemble de témoignages collectés à partir de différentes sources (ouvrages, articles de journaux, magazines, entretiens…). La liste publiée dans son ouvrage a depuis évolué. (Entretien avec le chercheur en juin 2023).

11 GAGET Valérie, ZOUIOUECHE Abdel, jeudi 14 avril 2005, Années de plomb : la mémoire retrouvée, [Reportage - Envoyé Spécial sur France 2], https://www.youtube.com/watch?v=V4LNgqpGT5A

12 MIDECH Jaoued, 13 février 2009, Tazmamart, Agdez, Derb Moulay Chrif…transformés en musées de la mémoire, [article de presse, la Vie économique], https://www.lavieeco.com/societe/tazmamart-agdez-derb-moulay-chrif-transformes-en-musees-de-la-memoire-12942/

13 A l’exemple d’une veillée à la bougie devant l’ancien centre de détention de Derb Moulay Cherif organisée par l’Union socialiste des forces populaires (USFP) en octobre 2013. Voir TABET Mourad, 2013, Meeting de l’USFP devant la prison de Derb Moulay Chérif à l’occasion de la Journée de la fidélité. Le parti de la Rose honore ses martyrs, [article de presse – Libération], https://www.libe.ma/Meeting-de-l-USFP-devant-la-prison-de-Derb-Moulay-Cherif-a-l-occasion-de-la-Journee-de-la-fidelite_a43537.html

14 Web doc sur les Journées de sensibilisation au Programme de la Réparation Communautaire (5 au 7 novembre 2010) devant l'ancien CDS-DMC à Hay Mohammadi. Lien : https://www.youtube.com/watch?v=7GRl-xlZ-Sc

15 Bien que le patrimoine ne soit pas une prérogative de l’AUC, l’institution qui relève du ministère de l’Intérieur, a depuis 2014 initié cet inventaire et délégué par appel d’offres son exécution. L’inventaire en question a été récemment réalisé par un bureau d’études casablancais, appuyé d’experts internationaux du patrimoine architectural casablancais du XXe siècle.

16 Le cinéma marocain s’est aussi engagé dans la construction d’une mémoire collective avec la transmission des souvenirs de ce passé douloureux et traumatique aux générations actuelles et futures. On peut citer à titre d’exemples les films suivants : La chambre noire de Hassan Benjelloun (2004, Bentagerla Production) ; Rif 58-59 : briser le silence de Tarik El Idrissi (2014) ; La moitié du ciel de Abdelkader Lagtaâ (2015) ; Avant le déclin du jour d’Ali Essafi (2021) et La mère de tous les mensonges de Asmaan El Moudir (2023).

17 Le film documentaire « Ana L'Hay…7 histoires et 1/2 » réalisé à l'initiative de l'Association Casamémoire par Chedwane Bensalmia et Yasmine Hadhoumi évoque les « années de plomb » dans le quartier de Hay Mohammadi. La revue de presse montre qu'il a été présenté en 2012 sur Casablanca.

18 Le « Consortium mémoire et dignité » regroupe l'association Initiative urbaine, Casamémoire et le Réseau Marocain d’Éducation Populaire. Le travail a pu être accompli avec le soutien financier du programme réparation communautaire initié par l'IER, la Fondation de la Caisse de dépôt et de Gestion et la subvention attribuée en 2010 par l'Union Européenne dans le cadre du Projet MED/2006/018-122 intitulé « Programme d’appui aux actions de réparation en faveur des régions touchées par les violations des droits de l’Homme ».

19 Entretien téléphonique avec un personnel des Archives du Maroc en avril 2023.

20 J’ai pu consulter en septembre 2023 le plan cadastral de l’ancien commissariat de Derb Moulay Cherif à l’Agence nationale de la conservation foncière du cadastre et de la cartographie de Aïn Sebaâ. Le bâtiment relève encore de la Préfecture de police.

21 En général, malgré les décisions judiciaires rendues, l’État marocain rencontre des difficultés à déloger les logements de fonction squattés, y compris par des fonctionnaires. AEH, 1er avril 2021, Des fonctionnaires-squatteurs difficiles à expulser de logements appartenant à l'État, [article de presse- Médias 24], https://medias24.com/2021/04/01/des-fonctionnaires-squatteurs-difficiles-a-expulser-de-logements-appartenant-a-letat/

22 Zakaria Rhani (2019) précise les conditions d’identification de l’emplacement de la fosse commune, de l’exhumation et la réinhumation en 2005, des corps des victimes. L’identité exacte des victimes demeure une limite du travail effectué par l’IER compte-tenu du fait que les dépouilles n’ont pas été identifiées malgré les prélèvements opérés par la police scientifique.

23 Les recherches conduites (Capdevila, 2019 ; Sánchez del Olmo, 2019 ; Welch, 2020 ; Goycoolea Prado et Núñez Martí, 2022) renseignent sur leur sauvegarde et leur reconversion éventuelle, leur requalification culturelle (souvent en musées ou en centres socio-culturels), la constitution de collections carcérales, la conservation d’archives ou encore la mise en place d’un tourisme mémoriel.

24 Ex-CCDTyE est la dénomination espagnole retenue en Argentine pour désigner Ex-Centro Clandestino de Detención, Tortura y Exterminio. Le terme extermination renvoie à la volonté d’éliminer les détenus. Ainsi, rien que pour l’Escuela de Mecánica de la Armada (ESMA) à Buenos Aires qui servit d’école militaire, puis de centre de détention secret, survécurent à peine 300 séquestrés parmi les 5 000 retenus de force.

25 Débuté en 2011, le Projet MENA Mapping est un projet de documentation et de cartographie numérique sur les prisons, les checkpoints et les anciens sites de torture clandestins au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Source : https://mappingmena.org/

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anissa Habane, « La transformation de l’ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif en musée des « années de plomb » (Casablanca, Maroc) »L’Année du Maghreb [En ligne], 31 | 2024, mis en ligne le 13 juillet 2024, consulté le 16 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/anneemaghreb/13273 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11x4h

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Auteur

Anissa Habane

Auteure d’une thèse sur la fabrique patrimoniale, culturelle et touristique dans les villes palestiniennes (Territoires palestiniens occupés) et co-auteure d’articles sur la patrimonialisation et le développement culturel palestiniens. Elle a aussi mené une recherche exploratoire sur l’hôpital transfrontalier de Cerdagne.

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