1Comment habiter une terre quittée, perdue, détruite ou interdite ? Comment transmettre, en situation d’exil, ce désir d’être chez soi ? Qu’est-ce que le recevoir en héritage ? Revenir, est-ce, au fond, (im)possible ?
2Les questions au cœur de l’exposition « Revenir », qui s’est tenue au Mucem de Marseille entre octobre 2024 et mars 2025, ont d’abord émergé en contexte ethnographique, et plus particulièrement au sein d’un travail de doctorat auprès des descendant·es de harkis installé·es dans le sud de la France (Fabbiano, 2016), avant de se déployer des années plus tard, à une échelle plus large, dans un registre muséal (Fabbiano, Faucourt, 2024). La rencontre entre nos pratiques professionnelles – l’anthropologie et la conservation du patrimoine – a, en effet, permis d’élaborer une réflexion partagée et collective sur le chez-soi et les expériences de retour en Méditerranée d’un côté, et l’(im)matérialité de leurs traces et de leurs transmissions de l’autre côté. Cette rencontre s’est, en premier lieu, traduite par la mise en place de l’enquête-collecte « Retours et migrations en Méditerranée », initiée par le département de la recherche du Mucem dès 2019. Dans le cadre de ce dispositif de recherche et d’acquisition muséographiques, cinq équipes de chercheuses et de chercheurs ont réinvesti leurs terrains respectifs en France, en Italie, en Macédoine du Nord, en Grèce, en Galilée et en Cisjordanie. Confrontées à la fragilité des trajectoires humaines, au vieillissement et à la disparition de leurs interlocutrices et de leurs interlocuteurs, aux mutations des contextes socio-politiques, à l’épuisement des acteurs et des actrices sur le terrain, les enquêtes-collectes ont traduit à même les vécus la complexité du revenir, ses contraintes, son instabilité même. En témoigne le corpus constitué, riche en documents, objets, entretiens, dessins, films et photographies, qui rendent compte du devenir d’expériences à la fois individuelles et collectives, diachroniques et transnationales dans différents sites historico-politiques. Ces éléments ont parfois été réunis dans une version numérique pour respecter le rapport avec l’objet-document (photos, documents administratifs) ainsi que le soin de l’archive des personnes avec lesquelles les enquêtes-collectes ont été menées sur le terrain. Tout en questionnant, en creux, l’(im)matérialité de la source, ses lieux de sauvegarde et les charges affectives qui y sont souvent associées, les copies archivales pour lesquelles nous avons opté évitent, en effet, de (re)produire une dynamique d’extraction y compris dans la patrimonialisation.
3Si nous avons investi l’enquête-collecte comme « la colonne vertébrale du projet », la collecte ne l’épuise pas pour autant. « Retours et migrations en Méditerranée » a initié une pratique hybride où acquisition et conservation ont été accompagnées, dans l’espace-temps de l’exhibition, par des prêts personnels de la part des enquêteurs et enquêtrices ainsi que des femmes et des hommes avec lesquel·les iels ont travaillé. L’articulation entre collecte et prêts a, ainsi, donné corps à des ensembles cohérents, en mesure de mettre en récit des parcours et des vécus sans en réduire l’épaisseur. Plus largement, le prêt a constitué un des modi operandi que nous avons privilégiés. Parallèlement à ceux des œuvres conservées en collections publiques et des fonds des associations locales, nous y avons recouru à chaque fois que nous avons co-construit des biais narratifs avec celles et ceux dont les expériences sont présentées dans le parcours. Les objets qu’iels nous ont proposés, dont un certain nombre très intimes – albums et tirages photographiques, vidéos familiales, lettres et notes, cartes et documents administratifs, éléments du monde naturel – restituent leurs souhaits de partager des aspects spécifiques de leurs liens au pays d’origine, à la terre natale ou ancestrale, que les temps du revenir ont contribué à façonner.
Vitrine « Palestine », section « Interdiction de retour »
Portes ouvertes, le 18 octobre 2024
© Clémence Piot
Situations de retour au Maghreb et au Liban
Prêts institutionnels et personnels
@Grégoire Edouard
4Un dernier lieu à partir duquel nous avons observé ces liens et leur devenir a été celui de la création, à partir d’œuvres d’artistes contemporains ayant vécu ou rencontré l’exil. Une attention particulière a été, alors, portée aux propositions conjuguant quête et enquête, où les témoignages, parfois profondément personnels, énoncent, voire dénoncent une histoire collective avec pudeur et justesse.
5Les discussions engagées au cours des échanges réguliers avec les terrains, les enquêteur·ses, les prêteur·ses et les artistes ont nourri l’élaboration d’un discours muséographique polyphonique où non seulement s’entremêlent temporalités, actualités et localités méditerranéennes, mais surtout dialoguent de manière d’être au chez-soi et s’expriment des régimes de présence (im)possibles. Ces dialogues se donnent à entendre dans la résonnance des œuvres, les cheminements et les rapprochements qu’elles suggèrent, les perspectives qu’elles ouvrent, aussi bien spatialement que conceptuellement. Ils se donnent également à lire dans la succession de cartels narratifs, rédigés par les personnes concernées pour décrire leurs objets et/ou leurs mondes, nous permettant ainsi de les apprivoiser à partir de leur propre point de vue. Partager l’autoctorialité des supports textuels (Clifford, 1997), pour mettre en relief le vécu dans ses complexités et ses ambiguïtés, nous a gardé de toute dérive surplombante et universelle dans l’approche des situations de retour. Par ce choix, il a été possible d’assumer entièrement la légitimité subjective des histoires racontées, prises dans un « système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun [le revenir] et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives » (Rancière, 2000 : 12).
Affiche de l’exposition
Archives de la famille Ghoussoub Feghali ; passeport personnel de Sabyl Ghoussoub
@David Giancatarina
6En cela, l’exposition « Revenir » ne restitue pas une démarche d’enquête, mais la constitue. Par ses jeux d’échelles et ses registres différents, sa scénographie décloisonnée, presque insulaire, elle met à l’épreuve l’expérience et se pose comme une véritable expérimentation transdisciplinaire. Elle souhaite questionner plutôt que répondre, envisager plutôt qu’arrêter, présenter plutôt que représenter des situations que l’on ne saurait pas réduire à des typologies figées, dont vitrines et cimaises traceraient, une fois pour toutes, les contours. Le travail expographique s’est, ainsi, apparenté à un dispositif de re-cherche (Ingold, 2019), comme une double itération de chercher-à-nouveau et de nouveau-chercher, dans l’intention de déplier les horizons à la fois situés et sans cesse actualisés du revenir. Ce dispositif n’a pas pris fin au moment de l’ouverture au public. Au contraire. Les réactions et les critiques qu’on reçoit de la part des visiteur·ses impliqué·es, souvent reliées à des événements personnels ou familiaux, à des manières d’habiter l’exil, de pratiquer ou de refuser le retour, autrement dit de faire l’épreuve du chez-soi, continuent à définir cet espace en tant que médium de re-cherche partagée et ouverte.