- 1 Ce texte a fait l’objet d’une réédition (Srour, 2025).
1Dédiée principalement au cinéma arabe, mais aussi asiatique, africain et latino-américain, la revue CinémArabe est créée à Paris en 1975 par un groupe de jeunes critiques et cinéastes, pour la plupart installés en France pour leurs études. Ensemble, ils s’engagent avec leurs propres moyens pour que puisse exister une critique cinématographique consacrée au cinéma de leurs pays et capable d’en saisir les particularités : « Une nouvelle critique pour un nouveau cinéma. » De 1975 à 1979, date de parution du dernier numéro (no 12), cette revue bilingue fait intervenir de nombreux contributeurs et contributrices, obtient des entretiens inédits de cinéastes africains, couvre des festivals tricontinentaux, et publie des manifestes essentiels traduits en français et en arabe, comme « Vers un troisième cinéma » (Getino & Solanas, 1969) ou « Femme, arabe et… cinéaste » (Srour, 19761). La revue CinémArabe est l’une de ces traces méconnues d’un mouvement transnational de critiques de cinéma inspiré du Troisième Cinéma. Or celle-ci n’a pas fait l’objet d’études et est rarement citée comme référence.
2La première étape de notre projet a donc consisté à rassembler tous les numéros, pour ensuite les numériser et les partager en ligne avec un index de films liés et la publication des sommaires détaillés en plusieurs langues. Ce geste s’inscrit dans une volonté de participer à la préservation, restauration et recirculation des traces fragiles du cinéma radical, transnational, militant, tricontinental des années 1970. Pour qu’elles soient accessibles aux générations futures, ne tombent pas dans l’oubli, et pour que l’histoire du cinéma ne s’écrive plus sans ces récits, trop longtemps considérés comme minoritaires et donc mineurs.
3Via un travail résolument collectif, nous avons essayé de comprendre dans quel contexte la revue est née, comment elle a circulé, pourquoi elle a finalement disparu, et ce que la critique cinématographique peut faire dans un contexte de domination politique et esthétique. Nous avons également cherché à comprendre qui étaient ces jeunes critiques, ce collectif, et quelle était leur vision politique et artistique. Nous nous sommes également interrogés sur le regard qu’ils portent aujourd’hui sur cette expérience éphémère.
4Pour cela, nous avons mené une série d’entretiens avec les contributeurs et contributrices de la revue (ou avec son « comité d’intervention », pour reprendre le terme qu’ils utilisaient), tels que la critique de cinéma égyptienne Magda Wassef, le cinéaste algérien Ali Akika, le critique de cinéma tunisien Khémais Khayati, l’écrivain mauritanien Abdoul War et le cinéaste marocain Ahmed El Maânouni, afin de retracer l’histoire de CinémArabe, et cartographier sa circulation. Le texte qui suit est le récit que nous avons composé à partir de nos échanges et de l’étude du corpus, afin d’accompagner le partage en ligne de la collection CinémArabe.
5Ce texte adopte volontairement une forme allusive qui emprunte à son sujet : un récit pensé sur le mode de la reprise, de la photocopie, de l’emprunt et du collage, basé essentiellement sur les entretiens et les textes de la revue elle-même. La citation, comme mode d’écriture, et comme reprise des manières de faire propres aux tracts ou films militants qui remploient souvent des parties d’autres films pour servir leur discours. Ce texte est donc une proposition en soi, se voulant une ressource pour des recherches historiennes ultérieures.
- 2 Khémais Khayati. Entretien avec Léa Morin et Marie Pierre-Bouthier sur Zoom, 18 mars 2021.
6… raconte le critique de cinéma tunisien Khémais Khayati2, l’un des co-fondateurs et principal animateur de CinémArabe, lorsqu’il évoque l’histoire éphémère de la revue. Fondée par de jeunes militants du cinéma, CinémArabe est une rare tentative, au cœur des années 1970, de s’allier pour la création collective d’une tribune dédiée aux voix manquantes du cinéma.
- 3 Sur les contre-cultures et la presse alternative post 1968, voir Mc Grogan, 2018.
- 4 Sur les caméras en lutte, voir Layerle, 2008.
- 5 On peut penser toutefois à la revue de cinéma d’avant-garde marxiste-léniniste Cinéthique (1969-198 (...)
- 6 C’est notamment le cas pour les mouvements féministes qui s’emparent avec puissance de l’outil de l (...)
- 7 « Les revues sont les porte-voix de communautés qui ont des langues, des savoir-faire, en lutte con (...)
7Alors même que des dizaines de revues, de brochures, de maisons d’édition autonomes et d’imprimerie autogérées fleurissent dans les milieux militants d’extrême gauche (maoïstes, féministes, exilés, marxistes-léninistes, etc.) de la France d’après 19683, et que des dizaines de collectifs et de films militants sont réalisés et diffusés dans les milieux de la contre-culture4, peu de revues alternatives sont consacrées au cinéma5, et encore moins aux cinémas non occidentaux. C’est pourtant dans ce contexte où l’on croit possible de faire de l’édition un outil révolutionnaire permettant l’émergence d’un nouvel ordre du monde et une autre écriture de l’histoire6 qu’émerge CinémArabe. Prendre la parole, la libérer, rompre avec le système dominant des médias, se rapprocher des lecteurs avec un ton nouveau, agir en collectif, revendiquer tout autant l’autonomie que l’amateurisme, mais aussi s’adresser à un nouveau lecteur sont des mots d’ordre partagés. Inventer une revue de cinéma est aussi un projet politique, un geste manifeste, surtout lorsqu’il est renforcé d’une intention et d’une revendication à faire exister une parole qui n’existait pas7.
8Mais alors que les publications militantes étaient souvent l’émanation d’un groupe politique ou d’un collectif déjà constitué (comme les éditions du Mouvement de libération des femmes, ou de la Ligue communiste révolutionnaire par exemple), qu’en est-il de la revue CinémArabe ?
- 8 Sur la Tricontinentale et les étudiants étrangers à Paris, voir Faligot, 2013 et Blum-Tronchet, 202 (...)
- 9 À l’Université libre de Vincennes ou à la Sorbonne nouvelle notamment.
- 10 Magda Wassef. Entretien avec Léa Morin, Paris, 29 avril 2023.
- 11 Ahmed el Maânouni. Entretien avec Marie Pierre-Bouthier, Casablanca, octobre 2021.
9C’est au Quartier Latin à Paris que se croisent, au début des années 1970, ceux qui deviendront les contributeurs de CinémArabe. Khayati raconte : « C’était la Tricontinentale. Vous rencontriez toutes les nationalités. Il y avait un rêve dans ce Paris, pas de frontières, un autre esprit8. » Ils ont à peine 25 ou 30 ans. Ils sont alors professeurs, étudiants en cinéma9, journalistes. Plutôt fauchés, mais passionnés. Certains se rêvent cinéastes, d’autres écrivent. « C’est à Paris que j’ai découvert le monde arabe. Nous avions des discussions interminables, avec les Tunisiens, les Marocains, les Algériens, les Turcs… », se souvient Magda Wassef10. Venue d’Égypte pour faire des études de cinéma, elle fréquente la Cinémathèque française et les cafés de la rue Mouffetard. « Une espèce de diaspora filmique », selon le cinéaste marocain Ahmed el Maânouni qui habitait le quartier11. La création de la revue s’inscrit dans l’histoire postcoloniale.
10Très vite, l’idée d’une revue bilingue (en arabe et en français) consacrée aux cinémas de leurs pays s’impose. Magda Wassef raconte :
- 12 Magda Wassef. Entretien avec Léa Morin, Paris, 29 avril 2023.
On avait envie de parler de nous, de notre cinéma, qui était marginalisé. Nous étions jeunes, nous n’avions pas de moyens, mais nous partagions un enthousiasme. Notre moteur c’était le besoin de donner une visibilité à ces cinémas qui n’avaient pas leur place dans les revues comme les Cahiers du cinéma12.
11Ils déplorent la rareté des écrits consacrés aux cinémas non occidentaux aussi bien dans les revues de cinéma françaises que dans les journaux quotidiens, malgré la plume remarquée de Guy Hennebelle (qui publie dans Cinéma ou Écran) ou celle d’Ignacio Ramonet (qui écrit notamment dans Le Monde), tous deux engagés vers la défense des cinémas contestataires et des cinémas africains et latino-américains notamment. Une rareté qui va de pair avec l’accès difficile de ces films aux écrans, renforçant le problème de leur invisibilité.
12Les fondateurs de CinémArabe déplorent également que les revues de cinéma et de culture soient rares dans leurs pays, et n’y circulent pas facilement. Au Maroc, la revue Cinéma 3 a été interdite en 1970 après seulement 4 numéros. En Algérie, la première revue de cinéma Les 2 écrans ne commence à paraître qu’en 1978. La revue tunisienne Goha, fondée en 1964, est « la seule revue maghrébine de cinéma », peut-on lire dans un encadré du numéro 4-5 de CinémArabe :
La seule revue que les pressions financières n’ont pas tuée. Goha, un moyen pour connaître le cinéma arabe et africain. Goha, une revue bilingue (arabe/français) au service du cinéma de la conscience. Goha serait morte sans l’amour du cinéma. GOHA BP 992, Tunis, Tunisie, parution trimestrielle13.
- 14 Pour des fragments d’histoire de la critique de cinéma en Algérie et au Maroc voir Layerle & Martin (...)
13Alors c’est dans la presse quotidienne ou hebdomadaire que les critiques de cinéma écrivent le plus, comme le Marocain Noureddine Saïl dans Maghreb Information. Mais ces articles épars, bien que de grande qualité, restent difficilement accessibles notamment dans une perspective transnationale14.
14Répondant à Guy Hennebelle qui les interrogeait sur ce qui les avait conduits à fonder CinémArabe, Khémais Khayati et son ami le critique et cinéaste marocain Abdou Achouba déclarent avoir constaté qu’ils n’avaient accès aux informations et analyses sur les cinémas arabes que par « le canal des revues ou hebdomadaires européens ».
- 15 « En conversation avec Guy Hennebelle. Faire entendre une autre voix dans la critique international (...)
Or, ces informations, même si elles sont élaborées par des hommes de gauche, portent une vision du cinéma très différente de celle que nous pouvons avoir nous-mêmes de notre production. Il y a un grand écart culturel, difficile à combler15.
15Ils veulent écrire sur leurs propres cinémas et désirent une critique capable d’en appréhender les particularités. Et pour cela, ils décident de joindre leurs forces et de s’unir.
16Alors que les mouvements de décolonisation des années 1960 et les révoltes culturelles et sociétales des années 1970 marquent l’émergence d’un nouveau cinéma (ou cinéma alternatif, cinéma différent, ou encore troisième cinéma, selon les pays et les théoriciens), l’équipe de CinémArabe appelle à « l’apparition d’une critique nouvelle au service d’un cinéma nouveau16 ». Un cinéma à la recherche de nouvelles formes porté par le désir de déconstruire les imaginaires cinématographiques qui dominent alors.
- 17 Magda Wassef. Entretien avec Léa Morin, Paris, 29 avril 2023.
17Le premier numéro de CinémArabe est entièrement consacré à la critique arabe : « Nous voulions combattre le cinéma dominant, avec les outils de la critique », raconte Magda Wassef17. À ceux qui leur reprochent leur position géographique, Paris, les rédacteurs de CinémArabe répondent :
- 18 UCAC, « Pour une nouvelle critique arabe », CinémArabe, no 1, 1975, p. 1.
Nous pensons que le premier devoir de la critique arabe est de lutter chez elle, mais vu la mondialisation des problèmes, il faut qu’elle lutte ailleurs, là où elle est peut établir des contacts avec toutes les forces combatives et progressistes dans le monde18.
- 19 « En conversation avec Guy Hennebelle », art. cit.
- 20 Ibid.
18Le premier numéro, financé avec le soutien de l’AFCAE (Association française des cinémas d’art et essai), est un bulletin qui « a pour fonction de faire connaître à la critique occidentale les courants cinématographiques ou les films qui sont dans le monde arabe » et qui « fera fonction de bulletin de liaison au sein de la critique arabe elle-même ». Ses contributeurs y affirment leur positionnement politique et leur volonté de se démarquer d’une critique petite-bourgeoise à l’œuvre dans les journaux arabes, une critique qu’ils considèrent « occidentalisée, dans le sens où elle vit encore sur le mythe de la “Nouvelle Vague” du cinéma d’auteur, de l’analyse structuraliste de l’image et de ses codes, etc.19 ». Ils lui reprochent « une évacuation complète de la question idéologique du “pourquoi” du cinéma et du “pour qui”20 ». Le ton est donné.
- 21 « Éditorial. Les trois collectifs », CinémArabe, no 3, mai-juin 1976, p. 2.
- 22 « En conversation avec Guy Hennebelle », art. cit.
- 23 À titre d’exemple, les Rencontres internationales pour un nouveau cinéma (Montréal, première éditio (...)
- 24 Sur les cinémas différents : Hennebelle & Bassan (dir.), 1980.
19C’est à l’imprimerie du Parti communiste français (grâce à des amitiés) qu’est imprimé en 1976 le troisième numéro. Premier à ne pas être ronéotypé, ce numéro marque une nouvelle étape : il n’est plus seulement un bulletin de coordination pour des critiques arabes. En effet, l’appel à s’unir et joindre les forces pour une nouvelle critique, lancé par les deux co-fondateurs, Khémais Khayati et Abdou Achouba, a été entendu : de nombreux amis et collaborateurs rejoignent le « comité d’intervention critique ». « À partir du numéro 3, CinémArabe est fabriquée dans tous ses détails dans une optique collective21. » Il n’y a pas de rédacteur en chef, la revue appartient à tous ses contributeurs. Un mode de fonctionnement collégial similaire à celui des milieux militants de l’après-1968 en France, comme le confirme Khayati : « “Intervention” est un terme politique22. » Le collectif a donc vocation à agir sur la société, à se saisir du réel, politique et social, pour contribuer à la transformer, à l’image des cinémas d’intervention sociale et des comités d’action cinématographique nés des luttes ouvrières, anticoloniales et tricontinentales à travers le monde23. Il participe à l’émergence de cinémas politiques, différents et militants24.
- 25 Ahmed el Maânouni. Entretien avec Marie Pierre-Bouthier, Casablanca, octobre 2021.
- 26 Heiny Srour, « Pour l’abolition de la distinction : producteur/distributeur/cinéaste/critique », Ci (...)
20La critique a elle aussi un rôle à jouer dans ce nouvel ordre du monde cinématographique. « Nous voulions agir pour créer ce cinéma qu’on appelait de nos vœux », raconte Maânouni. Le cinéaste marocain a alors fini ses études à l’INSAS (l’école de cinéma de Bruxelles) et prépare son premier long métrage Alyam, Alyam (1978)25. Il apprécie particulièrement les longues discussions cinéphiles avec ses camarades, et les actions partagées. Car l’« intervention » du comité se prolonge en dehors des pages de la revue : les membres du collectif ont pour ambition de faire de la revue un espace de réflexion sur le rôle de la critique « solidaire », notamment en organisant des colloques, et ils vont régulièrement accompagner des séances, présenter des films dans les salles de cinéma ou les festivals et animer des débats26.
- 27 UCAC, « Editorial : Les trois Collectifs », Cinémarabe, no 2.
Il nous faut une critique dynamique qui sorte des huis clos et accompagne le film par le tract, la parole, l’animation qui devront dépasser le film pour toucher à la vie. Contre la critique-marketing-solitaire mais dominante qui possède tous les atouts des moyens de communication « la critique solidaire » possède un grand et inestimable atout : sa mobilité et son caractère collectif27.
- 28 Abdou Achouba, Khémais Khayati, « Mise au point… en toute clarté », CinémArabe, no 3 (mai, juin1976 (...)
- 29 Ahmed el Maânouni. Entretien avec Marie Pierre-Bouthier, Casablanca, octobre 2021.
21La revue se présente comme une tribune : « Le premier obstacle était celui de la direction idéologique. Certains la voulaient “rouge”, d’autres “experte”, d’autres encore “non alignée”… Nous la voulons libre, large et évolutive28. » Et cette tribune, dès le troisième numéro, ne sera pas seulement celle des cinémas arabes, mais également celle des cinémas africains, asiatiques et latino-américains. « Nous avions cette sensibilité tricontinentale, de libération, en réponse à l’impérialisme. Nous devions affirmer notre identité », raconte Ahmed el Maânouni29. C’est ainsi que la revue s’étend aux les luttes cinématographiques d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Khayati et Achouba écrivent :
- 30 Abdou Achouba, Khémais Khayati, « Mise au point », art. cit.
Nous Arabes et Africains avons les mêmes préoccupations et défendons les mêmes projets. Que cette tribune s’intitule Cinéma arabe, africain, asiatique, latino-américain, ce n’est pas là l’essentiel. L’important est d’accorder nos voix et nos exigences pour que nous sortions de cette misère aussi imposante que notre espoir. […] Nous connaissons bien nos ennemis communs, tout front politico-culturel est de nature à nous renforcer30…
22Mais pour ces jeunes critiques de cinéma, comment avoir accès aux films sénégalais ou maliens alors même qu’ils ne sortent pas en salle en France ? Où visionner les nouveaux cinémas politiques d’Argentine par exemple ? Comment mener des entretiens avec les cinéastes tricontinentaux, hors ceux installés à Paris ?
- 31 Khémais Khayati. Entretien avec Léa Morin et Marie Pierre-Bouthier sur Zoom, 18 mars 2021.
- 32 À cette période, Khayati commence à travailler pour France Culture, ainsi que pour un hebdomadaire (...)
- 33 Khémais Khayati. Entretien avec Léa Morin et Marie Pierre-Bouthier sur Zoom, 18 mars 2021.
- 34 Correspondance avec Léa Morin, Paul Bonnarme, Deva Pereda, Laura Alhach et Mariana Torres, octobre (...)
- 35 Magda Wassef et Martine Encoignard, « Festivals : de Berlin jusqu’à Utrecht », CinémArabe no 7-8 (j (...)
- 36 Magda Wassef, « Entretien avec Souleymane Cissé », CinémArabe, no 10-11 (août, septembre, octobre, (...)
23CinémArabe, du fait de son comité critique transnational et multilingue, est surtout riche de ses ramifications et amitiés cinéphiles. Les membres du Comité activent leurs réseaux professionnels et amicaux pour faire vivre la revue : ils accueillent notamment des textes et des comptes rendus de correspondants. En 12 numéros, la revue a réuni plus de 48 contributeurs de différentes nationalités : Palestine, Liban, Maroc, Algérie, Égypte, Tunisie, Bolivie, Mauritanie, Guinée, Tchad, Sénégal, Québec, États-Unis, Italie, Argentine, France et Cameroun. De grands noms de la critique internationale comme Tahar Cheriaa, Serge Daney, Guy Hennebelle, Noureddine Saïl, Guido Aristarco ou Paulin Soumanou Vieyra côtoient de très jeunes plumes. « Il y avait un courant qui passait et qui nous réunissait », raconte Khayati31. Il faut dire que personne n’est payé et que c’est uniquement par militantisme qu’on décide de s’impliquer dans la revue32. « On dépensait même de notre poche pour pouvoir faire cette revue. Et c’était un rêve collectif : celui qui veut écrire, qu’il vienne ! », précise Khayati33. C’est ainsi que le critique de cinéma portugais Antonio Rodriguez, alors étudiant en France, va rejoindre le Comité, et proposer un dossier entièrement consacré à la censure dans le cinéma au Brésil. « C’est pour CinémArabe que j’ai assisté à mon premier festival de cinéma, celui de Mannheim, en 1978. Une expérience incroyable. J’en ai gardé beaucoup d’amitiés », raconte celui qui deviendra programmateur à la Cinémathèque portugaise34. Les passerelles vers les autres cinémas se font surtout à travers les festivals, comme ceux de Carthage, de Cannes ou de Ouagadougou35, qui leur permettent de voir les films, mais aussi d’établir des relations privilégiées avec des cinéastes africains, comme Ousmane Sembène ou Souleymane Cissé36. Le numéro 10 sera même financé par le Festival de Carthage, à l’occasion du 10e anniversaire des Journées cinématographiques de Carthage (JCC).
- 37 Abdoul War. Entretien avec Léa Morin. Entretien personnel. Paris, 29 avril 2023.
- 38 Ibid.
- 39 Magda Wassef, « Entretien avec Souleymane Cissé », art. cit.
24La dimension panafricaine de la revue s’affirme de numéro en numéro. L’écrivain et critique mauritanien Abdoul War rejoint l’équipe à partir de 1977. Pour avoir accès aux films africains, il fréquente la cinémathèque du ministère de la Coopération : « J’empruntais les films, en 16 mm, et je les projetais à Paris 8 où je travaillais à l’époque37. » Il rédige alors un travail de recherche sur le cinéma africain, et milite pour une critique africaine : « Tant que les Africains ne produiront pas eux-mêmes leurs œuvres et que les Africains ne critiqueront pas les œuvres des Africains, on est mal barrés. Sinon ce sont les autres qui dictent38. » L’équipe de CinémArabe profite également des passages de cinéastes à Paris pour le montage de leurs projets pour mener des entretiens avec eux, et voir leurs films. Magda Wassef raconte : « Notre amie la monteuse Andrée Devanture était un peu la protectrice des cinéastes africains. Nous, nous allions dans sa salle de montage pour voir les films et échanger avec les cinéastes. » Ce fut le cas notamment avec Souleymane Cissé (Mali) et Dikongue Pipa (Cameroun)39.
- 40 Comité d’intervention de CinémArabe, « Cinéma National Indépendant », CinémArabe, no 6 (mars, avril (...)
- 41 Khémais Khayati et Magda Wassef, « Je veux déranger. Entretien avec Youssef Chahine », CinémArabe n(...)
- 42 Abdelaziz Al-Farouk, « Entretien avec Tawfiq Salah », CinémArabe, no 9 (juin, juillet 1978), p. 54.
- 43 Elias Aïssi, Magda Wassef et Abdou Achouba, « Dariush Mehrjui : la parole d’un auteur. Entretien av (...)
- 44 Magda Wassef, « Entretien avec Souleymane Cissé », art. cit.
- 45 En parallèle de la 4e Conférence des Pays non-alignés en septembre 1973 et du programme de film « L (...)
25Forte de cette constellation « qui se saigne pour la défense de la cinématographie tricontinentale40 », on comprend mieux comment cette revue, sans appui financier solide, a pu devenir un point névralgique des mouvements du troisième cinéma, en réunissant des textes, manifestes et entretiens inédits avec de grands cinéastes du monde entier, comme Youssef Chahine41 et Tawfiq Saleh42 (Égypte), Dariush Mehrjui43 (Iran), Ousmane Sembène (Sénégal), Souleymane Cissé44 (Mali) ou encore Tahar Cheriaa (Tunisie). À la manière des festivals panafricains Carthage et Ouagadougou, des ciné-clubs aux programmes militants, comme au Maroc, ou de conférences comme celle des cinéastes du Tiers-Monde en 1973 à Alger45, la revue devient à son tour un espace de débat, où se côtoient des cinéastes tricontinentaux engagés dans une lutte commune. « Le cinéma du Tiers-Monde n’est pas UN », peut-on lire en avertissement du numéro 7-8, consacré au rapport entre cinéma et critique.
26L’émergence de ce cinéma n’a été ni facile, ni linéaire. Plusieurs tentatives d’intimidation, de détournement et d’évacuation furent exercées sur les cinéastes allant de l’absence de politique cinématographique (pour des causes économiques !) jusqu’à l’emprisonnement si ce n’est l’assassinat, en passant par les multiples interdictions. Malgré ces obstacles, des films existent, des courants virent le jour et une esthétique fut mise au point.
27On sait l’importance des obstacles politiques (censure, empêchements, interdictions, disparitions) dans l’histoire des cinémas tricontinentaux. La critique de cinéma doit donc prendre en compte ces luttes et ces blessures. Et aussi s’engager : elle doit être une arme utile à la lutte contre les cinémas dominants.
- 46 CinémArabe, n o 7-8.
- 47 Ibid.
- 48 Ibid.
- 49 Ibid.
28Le numéro 7-8 est donc entièrement consacré à la relation critique/cinéma, avec la volonté de penser ce que peut être une critique non occidentale et tricontinentale. « Notre tâche de critique consiste à travailler et favoriser la production de concepts, codes culturels, pour que naisse un cinéma national par ses formes (sans chauvinismes) et populaire à contenu progressiste46. » Le comité de CinémArabe signe un éditorial cinglant qui n’épargne pas les critiques de cinéma qui ne « doivent pas tomber dans les pièges de la critique officielle (soumission, paresse, éclectisme) et doivent se débarrasser des tics et snobismes d’une partie de la critique occidentale47 ». Les critiques de CinémArabe se positionnent : ils disent ne conserver de relations qu’avec les critiques occidentaux qui « prennent, dans leur propre pays, des positions anticapitalistes et de solidarité avec la lutte des peuples dans le monde48 ». Cet éditorial se finit sur une proposition extrêmement stimulante, celle d’une union critique-cinéaste. Pour ce numéro, CinémArabe fait appel à de nombreux critiques, dont Serge Daney qui conclut son texte ainsi : « une seule arme : l’indépendance de pensée49 ».
- 50 Khémais Khayati. Entretien avec Léa Morin et Marie Pierre-Bouthier sur Zoom, 18 mars 2021.
- 51 Ce texte a fait l’objet d’une réédition (Solanas, 2004).
- 52 Fernando Solanas, « Décoloniser l’image », CinémArabe, n o 6, 1977
- 53 Ibid.
- 54 Wadi Bouzar, « Pour une autre voix », CinémArabe, no 9 (juin-juillet 1978), p. 4.
29CinémArabe est aussi un lieu de publication, de traduction et de réédition d’écrits parus ailleurs (en France ou à l’étranger), et notamment de textes ou manifestes cinématographiques que la revue juge essentiel de faire circuler. Elle utilise les outils politiques de la reprise, de la photocopie, de l’emprunt et du collage, à l’image des tracts ou des films militants qui réutilisent souvent des parties d’autres films pour servir leur discours. « On avait aussi cette conscience que ce qu’il y a d’intéressant il faut le transmettre, il ne faut pas le garder pour soi », explique Khayati50. Ainsi, dans le numéro 6, CinémArabe propose une traduction en français (par François Gèze) d’un texte inédit, « Décoloniser l’image », de l’Argentin Fernando Solanas51, le réalisateur de L’Heure des brasiers (1967), film emblématique des nouveaux cinémas, et l’auteur – avec Octavio Getino – du célèbre manifeste « Vers un troisième cinéma » (Getino & Solanas, 1973). Dans « Décoloniser l’image » Solanas aborde trois thématiques fondamentales pour CinémArabe : « 1. La lutte contre le conformisme des cinémas occidentaux dominants ; 2. L’émergence d’une critique de type nouveau qui échappe aux conventions de la cinéphilie ; 3. Les rapports entre la critique occidentale et tricontinentale52. » Cet article est l’un des points de départ du numéro 6 consacré au cinéma populaire. « Le cinéma a un rôle fondamental à jouer en tant qu’art populaire dans cette révolution culturelle contre le pouvoir53. » Il s’agit de « restituer aux couches populaires majoritaires leurs capacités de création et d’innovation », écrira le sociologue algérien Wadi Bouzar54.
- 55 Jorge Sanjines, « Pour un cinéma révolutionnaire et populaire », CinémArabe, no 4-5 (octobre-novemb (...)
30Autre texte important : « Pour un cinéma révolutionnaire et populaire », du cinéaste bolivien Jorge Sanjinés, traduit par Chantal Beaufumé, et publié avant même sa parution en espagnol. Sanjinés y évoque l’importance pour l’intellectuel, issu principalement de la bourgeoisie, d’être constamment sur ses gardes et d’« adopter une attitude permanente d’autocritique », pour l’élaboration d’un « langage populaire cinématographique » capable d’intéresser les ouvriers et les paysans ». Il en appelle à « la responsabilité de ceux qui ont les moyens de faire du cinéma55 ».
- 56 Ahmed El Maanouni, « Pour la liberté d’expression », CinémArabe, no 6 (mars, avril 1977), p. 44.
- 57 Brahim Berkati, « Déplacements, suspensions et licenciements s’érigent-ils en force de loi dans la (...)
- 58 UCAC, Collectif CinémArabe, « Une critique nouvelle pour un nouveau cinéma : rapports entre la crit (...)
- 59 Id.
31CinémArabe publie donc régulièrement des manifestes56, des lettres ouvertes57, et propose de lier révolution pour un nouveau cinéma et luttes de libération contre l’impérialisme. « Le critique doit insérer le film dans son environnement politique et idéologique58. » « Il est urgent de se battre, de dénoncer, de résister à tous les mécanismes en place59. »
- 60 « Sionisme = racisme et impérialisme, Palestine vaincra », CinémArabe, no 6, mars-avril 1977, p. 45
- 61 Ali Akika, « Nouvelles du Tiers Monde », CinémArabe, no 9 (juin, juillet 1978), p. 34.
- 62 Le « Groupe cinéma Vincennes », constitué des enseignants et cinéastes Danièle Dubroux, Jean Narbon (...)
32La lutte pour la liberté du peuple palestinien est ainsi extrêmement présente, comme symbole de cette lutte politique et cinématographique contre l’impérialisme. Un poster « Palestine vaincra » est publié dans le numéro 660. Le numéro 9 consacre ses « Nouvelles du Tiers Monde » à un communiqué de l’Institut du cinéma palestinien qui annonce l’exécution de deux militants et cadres de l’institut par Israël61. Ali Akika y ajoute une brève annonçant la création d’une commission d’enquête à l’initiative du « Groupe cinéma [de l’Université de] Vincennes » dont il fait partie pour faire reconnaître le droit aux Palestiniens à filmer62.
- 63 CinémArabe, n o 6, mars-avril 1977.
33Dans le numéro 6, on annonce la constitution d’un comité de solidarité avec les cinéastes « latino-américains actuellement emprisonnés dans des conditions souvent atroces63 ». S’ensuit un dossier spécial avec la liste des emprisonnés, et des focus sur les cinéastes chiliens Carmen Bueno et Jorge Muller, et sur l’Argentin Raymundo Gleyzer, suivi d’un texte du journaliste américain Peter Biskind détaillant la situation pays par pays et demandant la libération des cinéastes emprisonnés, avec des signataires comme Alain Robbe-Grillet, Sarah Maldoror, Marta Rodriguez et Ousmane Sembène. Ce texte paru initialement en anglais a été traduit en français par l’équipe de CinémArabe. La traduction devient un outil politique.
34Ainsi, camaraderie et sororité ont émergé avec des pensées et des gens qui vivaient dans d’autres régions et parlaient d’autres langues mais partageaient les mêmes engagements politiques et esthétiques. L’objectif : lutter pour la même cause, depuis différentes parties du monde. Ce faisant, les rédacteurs de CinémArabe ont réussi à créer ce réseau transnational grâce à la republication et la traduction.
35La langue est une question qui est discutée dans les éditoriaux de CinémArabe. Dans le numéro 10-11, le comité d’intervention répond dans un article intitulé « CinémArabe et la question de la langue » au reproche qu’il lui a été fait de ne pas tout traduire en arabe. Il répond avoir toujours été clair : arabe ou français, chaque contributeur est libre d’écrire dans sa langue d’expression, et les textes ne seront pas traduits vers l’autre langue, mais publiés tels quels. Le comité y rappelle aussi, malgré les obstacles politiques et économiques, la force du parti-pris de publier également en arabe :
- 64 « CinémArabe et la question de la langue », CinémArabe, no 10-11 (août-septembre-octobre-novembre 1 (...)
Pour nous, la langue de nos pays respectifs n’est pas seulement une technique de signes communicatifs. Elle est un produit matériel de l’histoire d’un peuple, donc un Tout où se retrouvent l’intelligence, la poésie, la sensibilité d’un peuple. C’est pourquoi nous défendons l’utilisation de la langue authentique du peuple dans toutes les pratiques culturelles. Pour les pays colonisés, la langue a été un rempart contre la dépossession de l’histoire et le démembrement social et culturel. C’est pourquoi nous avons tenu à CinémArabe à publier une partie en arabe malgré toutes les vicissitudes que l’on sait64.
- 65 CinémArabe, no 10-11 (août-septembre-octobre-novembre 1978).
36Le manifeste féministe « Femme, arabe… et cinéaste » de la cinéaste Heiny Srour (Srour, 1976), originellement publié dans le livre Les femmes tournent, est annoncé dès la couverture du double numéro 4-5 en 1976. Cela lui permet de toucher un autre lectorat. Heiny Srour y évoque les réactions qu’ont suscitées les projections de L’heure de la libération a sonné. Le film, sorti en 1974, montrait la lutte de libération du Dhofar dans le Sultanat d’Oman et la place des femmes dans l’insurrection. « Tu as trop insisté sur la libération de la femme, l’ennemi c’est l’impérialisme, pas l’homme65 », lui aurait-on notamment reproché, entre autres remarques sexistes.
37CinémArabe ne relègue donc pas la lutte contre le patriarcat dans les marges des luttes anti-impérialistes. Magda Wassef, ses amies et collègues Maryse Léon et Martine Encoignard ainsi que Heiny Srour ont joué là un rôle déterminant pour que la revue donne voix aux femmes critiques et aux femmes cinéastes, alors encore largement invisibilisées.
38Le numéro 11 de la revue propose ainsi un dossier spécial d’une très grande qualité : « La femme dans le cinéma arabe ». Tous les textes du dossier sont écrits par des critiques femmes, dans la lignée de l’engagement de la revue à donner la parole à des personnes directement concernées par leurs sujets d’écriture. Les critiques Wassyla Tamzali, Magda Wassef et Maryse Léon y présentent les cinémas de Assia Djebar, Selma Baccar, Heiny Srour et Jocelyne Saab, avec lesquelles elles se sont entretenues. Ces textes rares témoignent du recueil attentif par ces jeunes critiques d’une parole qui circulait peu.
39La revue s’est interrompue après 12 numéros seulement. Lire CinémArabe, c’est lire l’espoir, les projets, la volonté et les utopies d’une époque où l’on rêvait d’un nouvel ordre sociétal et cinématographique. C’est aussi lire la pertinence de ces propositions, aujourd’hui encore, et donc, en filigrane, la puissance d’empêchement des forces qui les ont fracassées.
40CinémArabe, par son modèle même de fonctionnement, a été une proposition concrète pour l’invention d’une autre manière, anti-conventionnelle et collaborative, de pratiquer la critique cinématographique. Le financement de la revue lui-même est participatif, les abonnés et lecteurs étant intégrés au projet. Le travail d’écriture, de relecture, de traduction, de gestion des impressions est partagé, ainsi que l’effort pour obtenir de nouveaux abonnements à travers le monde. Lors de chacun de leurs voyages, les valises des membres du Comité sont pleines d’exemplaires.
41En parallèle, la revue relaye d’autres propositions de dispositifs alternatifs de lutte contre les cinémas dominants.
- 66 Heiny Srour, Salma Baccar et Magda Wassef, « Manifeste. Pour l’auto-expression de la femme arabe », (...)
- 67 Heiny Srour, « Pour l’abolition de la distinction : producteur/distributeur/cinéaste/critique », ar (...)
42Qu’est-il arrivé au projet de Heiny Srour, Magda Wassef et Selma Baccar de création d’une « Union des cinéastes arabes indépendantes » pour faire face aux problèmes de distribution et de production et d’un fonds d’aide « pour l’auto expression de la femme arabe66 » ? Elles avaient en effet imaginé une bourse annuelle de soutien aux femmes cinéastes, financée par des contributrices indépendantes de manière participative, où « la priorité irait aux projets les plus radicaux des cinéastes les plus frappées par la répression67 ».
43Autre projet inachevé, dans le numéro 10-11, Antonio Rodriguez évoque une alliance de l’Espagne, du Portugal et de pays d’Amérique latine, avec un quota de films en espagnol et portugais, pour contrer l’hégémonie des États-Unis sur la distribution des films.
- 68 Wadi Bouzar, « Pour une autre voix », CinémArabe, art. cit.
- 69 On les retrouve parfois aussi dans les brèves comme en fin de la revue 7-8 où les films marocains d (...)
44Lire CinémArabe, c’est entrer dans un projet politique et cinématographique que chaque rubrique, y compris les annonces, contribue à construire. Çà et là, les pages de CinémArabe proposent des encarts solidaires de projets éditoriaux ou culturels, dans l’esprit de la revue. « Intervenir dans la lutte avec une arme spécifique, le cinéma » peut-on lire pour la promotion de la revue Cinéma politique68. Un encadré annonce la publication de La Palestine et le cinéma, dirigé par Guy Hennebelle et Khémaïs Khayati aux éditions du Centenaire. Des dessins humoristiques de Saladin viennent souligner les propos de la revue. Saladin est aussi l’auteur d’une bande dessinée poétique sur l’immigration Djeha rêve ou crève qui est vendue au siège de CinémArabe. Une annonce pour un disque en côtoie une autre pour du matériel cinématographique 16 mm, ou pour des livres sur la pratique du super 8 (les formats cinématographiques préférés par les cinémas politiques de l’époque, moins chers et plus accessibles). Un encadré fait la promotion du réseau de salles de cinéma d’art et d’essai parisiennes (Cinéquanone) et un autre du Third World Newsreel à San Francisco. On y trouve également des annonces pour des sorties de film et des soirées débat, comme celui de Ali Akika et Anne-Marie Autissier, Voyage en capital (no 7-8). Car certains membres de CinémArabe sont aussi cinéastes69 et la revue une tribune pour exprimer leurs intentions cinématographiques et évoquer leurs projets. Leur cinéma a-t-il été influencé par ces écrits partagés ?
- 70 Ahmed El Maanouni, « Larmes de crocodile », CinémArabe, no 6, mars-avril 1977, p. 44.
- 71 Ahmed el Maânouni. Entretien avec Marie Pierre-Bouthier, Casablanca, octobre 2021.
45Parfois aussi (trop rarement ?), la revue propose des échappées, comme cet essai poétique « Larmes de crocodiles », qui ressemble à un récit de rêve70. « Un délire personnel. C’est un portrait de ce qui nous préoccupait71 », selon son auteur Ahmed el Maânouni :
- 72 Ahmed El Maanouni, « Larmes de crocodile », art. cit., p. 44.
Pour fuir le vertige, j’ai couru le plus loin que j’ai pu, maudissant les miroirs, les petits rêves bien rangés, et les cahiers du cinéma d’avant 1967 et les chardons qui m’ensanglantaient les pieds jusqu’au précipice. Je m’arrête, je fais demi-tour […] et je rentre dans une chambre noire, je m’ouvre la tête, j’en sors de la pellicule et j’organise une projection-débat72.
- 73 Ahmed El Maanouni, « Réflexions candides à propos du cinéma marocain », CinémArabe, no 10-11 (août- (...)
46Du même auteur, on peut lire quelques « Réflexions candides à propos du cinéma marocain73 », où le cinéaste enrage de voir ses collègues marocains rencontrer des difficultés pour faire exister leur cinéma. Ces textes nous font accéder à une intimité, un quotidien, une rage, aux rêves que disent pas les diverses lettres ouvertes et manifestes rédigés dans un style plus impersonnel. Et c’est ça aussi, CinémArabe. Un espace d’expression libre nécessaire à un jeune cinéaste qui a besoin de ce lieu libre de débats et partage d’idées et de colères, alors même qu’il prépare activement son premier long métrage.
- 74 Magda Wassef. Entretien avec Léa Morin, Paris, 29 avril 2023.
47De numéro en numéro, « la revue commence à avoir une certaine notoriété, nous étions invités dans les festivals. Nous recevions un écho très favorable74 ». Des 500 exemplaires des premiers bulletins, la revue passe à 5 000 exemplaires dès le numéro 4-5. On la trouve en kiosque à Paris, mais elle circule surtout dans les milieux étudiants, militants et cinéphiles, et à travers les abonnements. Et pourtant les difficultés se font ressentir. Tout au long de l’existence de la revue, l’équipe doit se battre pour l’impression de chaque numéro :
- 75 Ibid. « [Le] Festival des arabes de Paris est des plus incolores. […] Une fausse image de la cruell (...)
Quand il y a de gros écarts entre les numéros c’est surtout pour des problèmes financiers parce qu’il fallait imprimer. Il fallait trouver un mécénat quelque part et comme nous avions les têtes dures, les festivals ne nous faisaient pas confiance. Parce qu’on pouvait dans un papier sur un festival critiquer le festival alors qu’il nous sponsorisait75.
48Dans le numéro 9, une annonce rappelle aux lecteurs que la revue ne se finance que par ses sympathisants, « vous et les autres ». Qu’elle est indépendante, qu’elle veut le rester et qu’elle n’a de relation avec aucun État du Tiers Monde ou de l’Occident, y compris avec les « nouveaux riches » et qu’elle ne veut « s’inféoder à aucune politique ».
49De cela, elle paiera le prix.
- 76 CinémArabe no 12 (juillet-août 1979).
50« Cette revue est en danger de mort », titre l’éditorial du numéro 12, en août 1979. « Ce numéro que vous avez, peut-être le dernier, sans votre intervention, sans votre aide. Ou bien, il sera un nouveau départ avec vous et votre aide76. » Ce sera le dernier numéro, malgré ce long éditorial qui revient sur la nécessité d’une telle revue, l’esprit collectif qui la caractérise et aussi sur les besoins concrets en termes de vente par rapport aux coûts de fabrication, avec des exemples à l’appui :
Mise sur pied de façon passionnelle depuis 75, cette revue a réussi à regrouper autour d’elle et avec elle des éléments parmi les plus avancés de la critique du Tiers Monde. Nous avons voulu cette revue maîtresse d’elle-même dans la mesure où cette maîtrise de l’esprit et du fonctionnement permet d’en faire – selon les moyens – l’écho des préoccupations politiques et esthétiques de nos peuples et de leurs cinéastes, défendre la liberté d’opinion et d’expression, et appliquer un jugement esthétique et politique sur les films de nos continents, loin de l’esprit de copinage, des criticards et du marketing77.
- 78 Magda Wassef. Entretien avec Léa Morin, Paris, 29 avril 2023.
- 79 Khémais Khayati. Entretien avec Léa Morin et Marie Pierre-Bouthier sur Zoom, 18 mars 2021.
- 80 En 1974, notamment, le gouvernement Valéry Giscard d’Estaing décide de suspendre l’immigration des (...)
51CinémArabe n’a pas survécu à sa volonté d’indépendance et d’autofinancement. « On était passionnés. Mais nous n’étions pas des bons gestionnaires. Nous faisions tout nous-mêmes. À la fin nous avions des dettes alors que nous étions déjà très précaires. Il fallait arrêter », raconte Magda Wassef78. Les abonnements deviennent insuffisants, et sans financements de l’État ou de sponsors privés, la revue ne peut plus continuer. L’équipe n’a jamais cherché à se professionnaliser : « C’était un rêve. On ne cherchait pas à gagner de l’argent. On cherchait à faire fleurir des idées », raconte Khayati79. Mais la fin des années 1970 marque également la fin d’une époque. « C’était très difficile, n’oublions pas que nous étions des immigrés », ajoute-t-il, quand il évoque les difficultés administratives et financières rencontrées tout au long de l’aventure. Et les nouvelles politiques migratoires à la fin des années 1970 ne viennent pas arranger les choses80.
- 81 CinémArabe, no 9, (juin-juillet 1978).
52Pendant quatre ans, et jusqu’à son dernier numéro, CinémArabe a agi comme une plateforme active de circulations des idées et désirs de révolution cinématographique tricontinentale. Elle est restée totalement indépendante, engagée dans la « défense des cinéastes assiégés chez eux et ailleurs », et « pour la promotion des films au service de la reconquête de soi81 ». « CinémArabe donne la preuve que TOUT EST POSSIBLE », peut-on lire dans l’adresse aux lecteurs du numéro 9.
- 82 CinémArabe, no 7-8 (janvier-février-mars-avril 1978).
53Aujourd’hui, lire (et faire lire) CinémArabe, c’est tenter de prolonger ce combat – toujours d’actualité – pour la défense des cinématographies fragiles, longtemps négligées, et en permettre la circulation. D’où l’importance pour nous d’accompagner la mise en ligne de CinémArabe par une filmographie détaillée de toutes les œuvres citées dans l’ensemble des numéros de la revue. Lire CinémArabe c’est aussi lire le chemin, les désirs et les obstacles rencontrés par l’équipe qui nous partagent aussi de brèves en éditos, la réalité d’un tel projet. Nous les remercions pour cela. Mais CinémArabe reste surtout un espace unique pour penser la critique de cinéma et le rôle du critique de cinéma dans la société, notamment face aux dangers – toujours d’actualité – des « régimes réactionnaires » comme on peut le lire dans l’édito du numéro 7-8. « Le critique doit insérer le film dans son environnement politique et idéologique82. » Nous aimerions emprunter de ce souffle pour repenser aujourd’hui, aussi bien dans une perspective historique que dans un désir de construction des futurs, l’histoire de la critique du cinéma, et notamment d’une critique non alignée, décentrée, féministe et révolutionnaire.