- 1 Ce texte a été rédigé dans le cadre du projet « African Governance and Space (AFRIGOS) : Transport (...)
1Sur le continent africain, la vague de libéralisation des années 1980-1990 a permis l’institutionnalisation croissante de vastes espaces transnationaux censés dynamiser les échanges commerciaux à l’échelle régionale et communément appelés « corridors ». Ce mouvement est toujours en cours. Il n’a cependant pas fait que façonner de nouveaux espaces physiques constitués de routes, de postes-frontières ultra-modernes, de ponts ou de ports à travers lesquels peuvent circuler supposément sans entraves les marchandises (Lombard et Ninot, 2013 ; Nugent, 2018). Il est aussi à l’origine de l’affirmation de nouveaux espaces sociaux où se rencontrent élites économiques et administratives. Ce texte propose de documenter ce qui se joue dans l’un d’entre eux.
- 2 Le nom de l’organisation, ainsi que les noms propres présents dans le texte ont été changés de faço (...)
2Pour ce faire, je livre les résultats d’un travail exploratoire reposant sur une observation participante menée entre 2017 et 2019 dans les hôtels des villes de Ouagadougou, Bamako et Accra, à l’occasion des réunions de l’une des principales organisations représentant les intérêts du secteur privé à l’échelle de la région ouest-africaine. Dans ce texte, j’appelle cette organisation l’Union2. Les réunions de l’Union sont les plus importantes du genre en Afrique de l’Ouest. Elles rassemblent annuellement, pendant deux à trois jours, des chefs d’entreprise, des commerçants, des transporteurs ou des organisations représentant leurs intérêts ; mais aussi des représentants des administrations nationales, d’organisations régionales telles que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ou l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ; ceux de diverses coopérations bilatérales, d’ONG, d’entreprises plus ou moins importantes ; ou encore des transitaires impliqués dans les activités de dédouanement des marchandises ; tous réunis au nom de la libre circulation des marchandises. Aux observations réalisées à l’occasion de ces réunions est venu s’ajouter le suivi de certains des participants dans leurs activités quotidiennes au Burkina Faso, au Ghana et au Sénégal, au cours de visites qui, dans certains cas, se sont étalées sur les trois années de l’enquête. Cet ensemble a enfin été complété par la littérature grise produite par l’organisation sur ses propres activités.
3Sur la base de ce qu’il est désormais convenu d’appeler une ethnographie multi-site (Marcus, 1995), cette contribution propose de restituer une partie de ce dont sont faits les sociabilités, les trajectoires de vie ainsi que les pratiques et les discours qui lient les représentants du secteur public et du secteur privé dans cet espace. Ce travail n’a cependant pas qu’une portée descriptive ; il a aussi une ambition plus théorique. Les réflexions sur l’entrepreneuriat en Afrique comme ailleurs sont jusqu’ici restées relativement hermétiques aux questionnements portés par la sociologie des mobilisations, plus sensible aux modalités concrètes de l’action collective (Offerlé, 2009). En Afrique, les chercheurs ont en effet questionné de façon privilégiée la manière dont l’État façonne le monde des affaires plutôt que la manière dont le monde des affaires et ses représentants tentent de travailler l’État. Cette perspective a été riche en enseignements. Elle a, de façon non exhaustive, permis de souligner le lien étroit entre la forme de l’État et celle du capitalisme (Boone, 1992), entre celle du système partisan et le développement plus ou moins important d’un secteur privé (Pitcher, 2017), ou encore, plus généralement, la place centrale de l’économie dans les mécanismes de domination (Hibou, 2006). Cette contribution propose cependant d’opérer un renversement en portant attention aux moyens par lesquels certains représentants du monde des affaires, loin d’être passifs, cherchent à influencer la marche de l’État au travers d’actions collectives, appuyés en cela par les agences internationales de développement.
4Dans le cas de l’Union, les principales manifestations de ces tentatives sont les réunions annuelles de l’organisation. Celles-ci sont le lieu de formation d’un entre-soi élitaire à l’échelon régional. En leur sein, certains des acteurs du monde économique et leurs représentants négocient leur proximité auprès de la haute administration nationale et régionale, ou encore mettent sur pied un réseau de représentants pour négocier cette proximité en leur nom, plus localement, avec des fonctionnaires de terrain, aux différentes étapes du transport de leurs marchandises, afin d’en faciliter la progression.
5Dès lors, ces réunions confèrent à leurs participants ce qui, au cours de mon enquête, a pris le nom d’« accès ». Bien qu’elle fasse étonnamment écho à certains travaux sur la corruption (Schaffer, 1986) ou encore sur le lobbying (Bouwen, 2002), l’expression relève ici d’un terme émique désignant plus simplement une série d’occasions permettant de nouer des contacts avec l’État à travers certains de ses représentants. Sous cet angle, l’« accès » est l’une des modalités par laquelle se forme et s’entretient à l’échelle régionale ce qui, depuis la fin des années 1990, a tendance à être appelé de façon croissante et parfois ambiguë un « capitalisme de connivence » ou de « copinage » (Aligica et Tarko, 2014). Les lignes qui suivent explorent une partie de ce que recouvre cet « accès », comment il est construit par l’Union à l’occasion de ses réunions, ainsi que le type de passe-droit qu’il permet d’obtenir. Elles rappellent que, si l’État façonne le monde économique et les activités de ceux qui le composent, ces derniers tentent aussi en retour de façonner les actions de l’État dans le sens de leurs intérêts.
6Avant de revenir plus en détail sur les pratiques et les discours qui ont cours dans les réunions de l’Union, il convient de reconstituer la manière dont cet espace social s’est institutionnalisé. Cette histoire est étroitement liée à celle de l’Union. Pour ce faire, je me fonderai principalement sur une série d’entretiens menés avec certains des membres historiques de l’Union, ainsi que sur la documentation produite par l’organisation. L’existence d’une représentation régionale destinée aux entrepreneurs n’a rien d’évident. Après tout, d’autres groupes sociaux qui disposent d’une représentation nationale n’ont aucune représentation à l’échelle régionale. L’existence de ce groupe social à cet échelon est le fruit du travail effectué par les acteurs de l’aide internationale. C’est en effet grâce à l’appui de la coopération bilatérale états-unienne que l’Union et ses réunions annuelles prennent forme au début des années 2010. L’United States Agency for International Development (USAID) apporte son concours à la fois financier et technique à l’organisation à ses débuts, suivant en cela un modèle semblable à celui décrit par A. Manhiça ou encore A. Badou et T. Bierschenk dans ce même numéro. C’est sans doute dans ces liens étroits avec l’industrie du développement qu’il faut rechercher les raisons du recours par l’Union à ce style de performance mêlant expertise et organisation de réunions formelles.
7Le soutien de l’agence états-unienne se situe dans la continuité du rôle déjà joué par l’État colonial puis postcolonial dans l’organisation des intérêts privés, d’abord sous la forme des Chambres de commerce, puis sous celle des Conseils des chargeurs à partir de la fin des années 1960. Ces derniers sont un type d’organisation qui reviendra à plusieurs reprises dans ce texte. Il s’agit d’associations professionnelles regroupant des importateurs et des exportateurs. Cette forme d’organisation s’est développée à partir de la fin des années 1960 en Afrique de l’Ouest, sous l’influence de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Elle relève cependant d’une création étatique, tout comme les Chambres de commerce. À titre d’exemple, le Conseil des chargeurs ghanéens fut établi sur la base d’un décret militaire, il est d’ailleurs toujours accueilli dans les locaux ministériels.
8En toute logique, ce sont ces organisations – Chambre de commerce et Conseil des chargeurs – qui constituent aujourd’hui les principaux relais de l’Union au niveau national plutôt que les syndicats patronaux, moins proches de l’État mais surtout moins directement concernés par la question de la circulation internationale des marchandises. Cette prise en charge publique de l’organisation des intérêts du secteur privé obéit cependant à une idéologie différente par rapport aux périodes précédentes. À l’époque coloniale, cette prise en charge était avant tout destinée à favoriser l’implantation des entreprises françaises ou britanniques sur le territoire colonisé (Cooper, 2014). Plus tard, après la première décennie post-indépendance, cette prise en charge s’inscrivait dans une logique d’africanisation de l’économie commune à nombre de politiques nationales (Boone, 1992). Le financement de l’Union par l’USAID est en revanche intimement lié à la question de la libre circulation des marchandises. Cette thématique fait partie des fondamentaux de l’organisation depuis la fin des années 1980, si l’on en croit ses archives. Mais lorsque les projets de « corridors de transport » connaissent leur apogée dans la région, dans les années 2010, notamment sous l’effet de plusieurs projets financés par la Banque mondiale, cette question se pose avec encore plus d’acuité.
9Le point de départ de l’Union est une campagne de plaidoyer organisée par l’USAID à la fin des années 2000 et portant sur les entraves à la circulation des marchandises sur les grands axes de la région ouest-africaine. La campagne est alors principalement axée sur le recensement systématique de l’ensemble des points de blocage existant sur les grands axes routiers de la sous-région. La notoriété du bailleur ainsi que les réseaux noués par les professionnels du développement embauchés pour animer le tissu entrepreneurial suffisent à établir un premier réseau de participants aux réunions de sensibilisation. Après quelques années, soucieuse de pérenniser l’action entamée, l’organisation de coopération américaine cherche cependant à transformer cette première tentative en une entité pérenne dont l’existence dépasserait la simple durée de vie des financements alloués à ce projet.
10Nous sommes alors au début des années 2010 et c’est à ce moment que la trajectoire du projet de développement américain rencontre celle de K. Assemani, un homme d’affaires ghanéen. L’homme est repéré par les représentants du bailleur lors de différentes réunions de sensibilisation menées dans le cadre de leur campagne de plaidoyer. Il est issu d’une famille libanaise établie depuis la période coloniale au Ghana. À ses débuts, dans les années 1940, l’entreprise familiale concentre ses activités dans le secteur du transport. Elle se diversifie les décennies suivantes dans le domaine du commerce international, de la logistique, du stockage, ou encore de la location de bureaux. Outre son authentique intérêt pour les questions de circulation de marchandises à l’échelle régionale, l’investissement d’Assemani dans le projet d’organisation des bailleurs tient ici à la relative disponibilité que lui laisse la gestion de l’entreprise familiale parfaitement établie.
11Il convient cependant aussi de resituer son engagement dans une temporalité plus longue, en lien avec l’histoire de sa famille. Malgré l’importance de son entreprise et son ancienneté, l’homme d’affaires se situe à l’époque à l’écart des réseaux du pouvoir et des organisations représentant les intérêts du secteur privé telles que le Conseil des chargeurs. La proximité qu’a entretenue la famille d’Assemani avec la présidence ghanéenne à la fin des années 1970 a permis à l’entreprise familiale de se diversifier. Suite à l’arrivée au pouvoir du général Rawlings au début des années 1980, cette même proximité a cependant provoqué la disgrâce de sa famille. « Le coup [d’État] nous a servi de rappel, un enseignement pour nous dire qu’il fallait complètement se retirer de tout ce qui était politique et se concentrer sur le business » (entretien avec K. Assemani, Bamako, mai 2018). L’investissement de l’homme d’affaires à l’échelle internationale est un moyen beaucoup plus sûr d’entrer en contact avec l’État. Il lui permet de faire valoir ses intérêts, sans pour autant avoir à directement s’engager dans l’arène politique. Le discours produit par les acteurs du monde du développement sur les bienfaits des « corridors de transport » sature cet espace et, au moins en apparence, a un effet dépolitisant, comme l’a depuis longtemps proposé J. Ferguson (1994). Il évide les relations entre ce groupe d’intérêt et les élites politiques nationales des potentiels enjeux partisans qu’elles peuvent revêtir à l’échelon national. La rhétorique du développement donne à la défense des intérêts de la frange du secteur privé représentée par l’Union les allures d’un consensus internationalement partagé et permet, au passage, de réconcilier ces intérêts particuliers avec l’intérêt général. Le discours produit par l’industrie du développement résonne ici avec l’éthique développée au sein d’organisations telles que les Rotary Clubs, richement décrits par D. Connan (2016) dans le contexte kenyan.
12Au début des années 2010, Assemani s’impose comme la cheville ouvrière du réseau souhaité par l’USAID. Il peut compter pour cela sur le soutien financier et technique de l’organisation, ainsi que sur le réseau d’entreprises mis en place lors de la campagne de plaidoyer par les professionnels du développement employés par la coopération états-unienne. Ce soutien lui permet d’entrer en contact avec des multinationales telles que Bouygues ou Bolloré, aujourd’hui membres de l’organisation. Il s’associe par ailleurs avec les Chambres de commerce et les Conseils des chargeurs des différents pays de la région qui ont déjà servi de support à la campagne de plaidoyer. Ces partenariats permettent à l’organisation de ramener majoritairement à elle une frange de commerçants ou de chefs d’entreprise d’envergure nationale, impliqués dans des activités d’import-export de denrées alimentaires. Ils laissent cependant de côté les petits commerçants étiquetés comme informels dont les diverses représentations sont bien souvent exclues des réunions de l’Union.
13Malgré ce succès relatif, de nos jours, l’équilibre de l’organisation est précaire et l’Union est toujours à la recherche de ressources durables. Face au retrait progressif de l’USAID, l’organisation s’est certes tournée vers la coopération bilatérale allemande, mais l’autonomie financière de l’Union se heurte à l’ambivalence de ses actions. Parce que l’organisation rassemble des personnes représentant les intérêts de commerces ou d’entreprises de grande et de moyenne taille, elle peut être considérée comme un syndicat ou encore une organisation patronale. Une grande partie des biens symboliques qu’elle produit, sous la forme d’expertises diverses dans le cadre de ses activités de plaidoyer, est cependant accessible à tous car financée par des acteurs du monde du développement. La production de cette expertise ne peut donc constituer à elle seule une incitation suffisante pouvant pousser les entreprises et leurs représentants à devenir membres de l’organisation. Cette situation rend l’Union prisonnière du soutien à la fois technique et financier des bailleurs en l’empêchant de devenir une organisation majoritairement financée sur fonds propres.
14Cette situation a aussi des effets sur le discours produit dans le cadre des activités de plaidoyer. L’Union continue de produire des statistiques sur les différents points de blocage présents sur les grands axes routiers de la région ouest-africaine, en ligne directe avec la campagne de plaidoyer dont elle est issue. Elle dispense également plusieurs formations par an sous la forme d’ateliers, afin de renforcer l’application des textes déjà existants en matière de libre-échange. Elle ne peut cependant pas ouvertement présenter ses actions comme celles d’un groupe d’intérêt patronal, sous peine de se priver des financements issus de l’aide au développement supposément destinés au plus grand nombre. L’Union se présente avant tout comme une « plateforme », un « partenariat » ou encore une « alliance ». Dans le discours officiel tenu sur son site internet ou bien dans la documentation qu’elle produit, l’organisation représente certes le secteur privé, mais ses actions sont tournées vers la défense de l’intérêt général. Supprimer les barrières douanières n’aurait pas simplement pour but d’augmenter les marges de profit de ses membres entrepreneurs. Cela aurait plutôt pour but d’abaisser le coût de la vie en permettant aux biens alimentaires de circuler plus rapidement et sans entraves d’un pays de la sous-région à un autre. De la même façon, l’Union se veut avant tout un organisme de lutte contre la corruption sur la route, promouvant un idéal de fonctionnement de l’État fondé sur la « bonne gouvernance » comme le précisent certaines de ses brochures.
15Au-delà de la production de rapports ou de l’organisation d’ateliers, les réunions annuelles se sont imposées comme les principaux temps forts de la vie de l’Union depuis la création de l’organisation au début des années 2010. Elle contribue à rendre visible le groupe représenté tout autant que les problèmes publics que l’organisation entend faire exister. Elle est cependant aussi à l’origine de la formation d’un entre-soi élitaire rassemblant des acteurs privés et publics. Le premier élément venant conférer aux rencontres organisées leur caractère élitaire est la sélection qui s’opère à l’entrée. Pour participer à ces réunions, il faut d’abord logiquement être informé de leur tenue. Or, être mis au courant de ces réunions suppose être au préalable en lien avec les organisateurs, les avoir rencontrés à l’un de leurs ateliers ou bien dans l’un des ateliers où ils sont intervenus, être un partenaire d’affaires, en bref avoir été identifié par l’un d’entre eux comme un participant potentiel. À ce titre, ma qualité de chercheur, relativement jeune, ne m’a permis d’être informé qu’à la dernière minute de la date de ces réunions. Cette information tardive reflétait ma place dans le réseau de l’organisation, plutôt marginale. Outre l’information, le prix de la participation constitue ensuite un autre barrage à l’accès à la réunion annuelle. À moins de devenir membre du réseau et de s’affranchir d’une cotisation de plusieurs milliers de dollars US par an, le participant doit être en capacité de payer les 200 dollars US nécessaires à son inscription. À cela s’ajoutent les frais de déplacement pour rejoindre la capitale ouest-africaine où se déroule la réunion, mais aussi les frais d’hôtel, à la charge des participants.
16Ces différents coûts d’entrée font de la réunion annuelle de l’Union un évènement relativement clos, rassemblant une centaine de personnes triées sur le volet, essentiellement composées d’individus venant non pas en leur nom propre, mais au nom de l’organisation qu’ils représentent, qui les finance, et qui les a mandatés. Les présentations d’usage à chaque début de réunion permettent de se faire une idée assez précise de l’origine des divers participants, en grande majorité des hommes. Aux représentants de l’administration et de la coopération internationale se mêlent les multiples strates des milieux entrepreneuriaux déjà bien identifiées dans d’autres contextes (voir par exemple Labazée, 1995 ; Marfaing et Sow, 2000).
17On pourrait grossièrement diviser l’audience en trois groupes. Un premier groupe est composé de personnes fortement internationalisées. Il mêle des représentants d’ONG, de coopération bilatérale, d’organisations régionales et plus rarement de bailleurs internationaux tels que la Banque africaine de développement ou la Banque mondiale. Un deuxième groupe est composé de contingents d’organisations nationales impliquées dans la circulation des marchandises et représentant tantôt le secteur privé – Chambres de commerce, associations de mandataires ou Conseils des chargeurs –, tantôt des administrations comme les douanes ou encore les sociétés de gestion des ports de la sous-région. Enfin, un troisième groupe, plus restreint, rassemble de riches commerçants du secteur informel ou de hauts cadres d’entreprises formelles venus au nom de leur société. Malgré leur différence, ces segments distincts du monde des affaires ont un point commun. Ils sont, là encore, tous impliqués dans la circulation de marchandises diverses en Afrique de l’Ouest, qu’il s’agisse directement de leurs marchandises ou de leur métier en tant que transporteur, transitaire ou chargeur.
18La sélection et la logique d’entre-soi que les réunions annuelles de l’Union contribuent à créer sont encore renforcées par la circulation nationale et internationale de leurs participants, qu’il s’agisse de représentants du secteur privé, d’organisations internationales ou de membres de l’administration. Pour la plupart, la réunion n’est que le prolongement de véritables tournées au sein d’un circuit de rencontres qui se déroule tout au long de l’année, depuis parfois plusieurs années, et dans lequel on peut être tour à tour mandaté par son organisation en tant que participant ou invité en tant qu’orateur. Les réunions que l’Union met en place tout au long de l’année sous la forme d’ateliers plus modestes sont également des étapes de ce circuit où, lorsque l’on représente un bailleur international, il est important de se faire voir afin d’assurer la promotion de son projet. De la même façon, ce circuit de rencontres est aussi un lieu que les administrations aiment investir. Il est un lieu de concurrence entre les différentes autorités portuaires de la région soucieuses d’attirer à elles davantage de flux de marchandises, ou encore un champ de bataille entre administrations régionales et nationales. Les premières y accusent les secondes de ne pas mettre en œuvre les règlements favorables à la libre circulation des marchandises. Dans le cas singulier de l’Afrique de l’Ouest, à cette rivalité s’ajoute celle entre les deux entités régionales que sont la CEDEAO et l’UEMOA. Ce phénomène contribue d’ailleurs au succès de ces réunions. Il fait des représentants du secteur privé qui y participent les principaux arbitres de ces querelles, dans la continuité logique d’indicateurs tels que le Doing Business grâce auxquels ils départagent déjà les diverses administrations nationales (Davis et Kruse, 2007).
19La réunion annuelle de l’Union occupe cependant une place à part au sein de ce circuit. Elle est systématiquement ouverte par des représentants du gouvernement du pays qui l’accueille et couverte par la presse nationale. La présence des ambassadeurs des pays dont les organismes de coopération financent l’organisation confère d’emblée une envergure internationale à la rencontre. Le standing de la rencontre est aussi garanti par la qualité des hôtels où elle se déroule. Ceux-ci sont étrangement similaires d’année en année et de pays en pays. Ils appartiennent systématiquement à la frange supérieure des hôtels des grandes capitales ouest-africaines. Ils disposent à ce titre des mêmes dispositifs de sécurité, des mêmes piscines, parfois des mêmes mobiliers, lorsqu’il ne s’agit pas du même propriétaire. Il n’est ainsi pas rare de voir ces hôtels accueillir au même moment une autre réunion au caractère international sur des thématiques en vogue telles que la santé, ou encore servir de lieux de rencontre réguliers au Rotary Club local.
20Enfin, la formation de cet entre-soi est le produit du partage du même ensemble de références techniques propre aux experts de la circulation internationale des marchandises. Car la rencontre se veut avant tout un lieu d’échange entre experts. C’est d’ailleurs à ce titre que la présence d’universitaires y est tolérée, voire même appréciée. L’organisation de la rencontre laisse une large part à des communications abordant des sujets aussi opaques pour le non-initié que « la charge à l’essieu », « l’expérience des cautions TRIE », les dernières évolutions de la législation commerciale ou du Code des douanes dans la sous-région, ou encore les différentes variations des systèmes de suivi électronique du transit (EBIMA, SYDONIA et autres COTECNA…). Au jargon développé dans les communications s’ajoute la forme épousée par ces prises de parole expertes. Celles-ci doivent obéir à la thématique définie par l’Union et sont organisées sous forme de panels. Elles sont de plus accompagnées de présentations PowerPoint et suivies de questions-réponses. Pour le chercheur présent en tant qu’observateur, elles confèrent à la rencontre un air étrangement familier, semblable à celui d’un colloque scientifique.
21On aurait cependant tort de s’arrêter à la description de ceux que ce dispositif rassemble, sans prêter plus attention aux interactions qu’il rend possibles. L’idée de voyager, de résider dans un bon hôtel et d’avoir accès à des buffets de qualité pendant quelques jours constitue, à coup sûr, une motivation importante pour les participants. Ce sont cependant les interactions générées par ce dispositif et ce qu’elles permettent qui constituent les principales incitations à prendre part à ces réunions. Les grands hôtels dans lesquels se déroulent les réunions organisées par l’Union sont des lieux de sociabilité par excellence. À ce titre, les réunions organisées par l’Union ne sont pas sans reproduire à une échelle plus importante ce qui peut se jouer entre entrepreneurs et fonctionnaires ailleurs, par exemple dans l’intimité de simples visites de courtoisie pour l’obtention d’un contrat public (Muñoz, 2018 : 64-92). Elles habillent cependant ces interactions d’un vernis différent. Au cours d’un entretien mené dans le hall de son hôtel en marge d’une rencontre à Bamako, Assemani résume ainsi ce que les réunions annuelles de l’organisation offrent selon lui :
Il y a quelque chose que personnellement j’appelle « accès ». C’est quelque chose que tu as la possibilité d’utiliser quand tu l’as. De façon évidente les politiques ont accès à ceux qui comptent lorsqu’il s’agit de faire du business. Gros propriétaires, grands transporteurs, ils ont accès à eux. Car tu ne peux pas être une grande organisation sans être quelque part connecté au politique. […] Le but de l’Union telle qu’elle a été conçue, c’est que c’est une organisation régionale. Donc cela vous autorise à vous construire une visibilité sans utiliser le nom de l’entreprise. Ils vont finir par la connaître, ils connaissent sans doute déjà, car c’est important. Mais lorsque je contacte par exemple le vice-président du Ghana, je le fais au nom du comité national [de l’organisation]. De ce point de vue on a réussi à construire une marque qui est associée au plaidoyer, aux bonnes pratiques. Cela peut aider certains des leaders de l’Union à avoir accès à des gens auxquels ils n’ont pas accès normalement. Ensuite, cela dépend de ce que vous voulez faire avec ce genre d’accès. [….] D’habitude, on n’a pas accès aux ministères d’État et à l’élite politique sans être soi-même membre de cette élite politique, ou sans avoir un but direct avec eux. Dans le cas de l’Union, cela vous achète une position de représentant d’un groupe régional. Cela vous permet de discuter de ce que vous voulez durant une session ou après. Quand vous avez accès à tous ces hommes politiques, vous pouvez presque demander ce que vous voulez. Vous avez l’opportunité de présenter votre cas, aussi particulier qu’il soit. Vous pouvez décider d’utiliser cet accès pour faire du lobbying ou du plaidoyer pour l’Union, ou bien vous pouvez le faire pour vous-même seulement. (entretien avec K. Assemani, Bamako, mai 2018)
22Au sein des rencontres, l’accès peut prendre la forme d’interactions de divers ordres. Il peut d’abord prendre la forme d’échanges policés et officiellement encouragés par l’organisation. Ce type de rapprochement est pensé de façon explicite par les organisateurs, qui aménagent des temps informels lors du déroulement de la réunion pour laisser cours aux rencontres. De même, les organisateurs disposent savamment les participants autour de tables rondes plutôt qu’en rangs face à l’estrade afin de faciliter les échanges. Les interactions que ces attentions génèrent sont l’occasion de nouer des relations transcendant les oppositions public-privé, d’échanger sur des sujets techniques lors des questions-réponses qui suivent une intervention, ou encore de s’échanger des cartes de visite à l’occasion d’un rafraîchissement, du dîner ou discrètement pendant une communication.
Provisional programme of the Union’s 2017 annual meeting (Day 2)
8:00 am – 9:00 am
Registration of participants
9:00 am – 10:00 am
Review of Union 2017 Major Activities and Success Stories Union Executive Secretary
10:00 am – 10:30 am
Coffee Break
10:00 am – 1:00 pm
Panel 1: Corridor Development and Management: Strategy, Achievements and way forward
Moderator: Federal Ministry of Transport of Nigeria
Proposed Speakers:
1. ECOWAS Commission
2. UEMOA Commission
3. African Development Bank
1:00 pm – 2:00 pm
Lunch
2:00 pm – 3.30 pm
Panel 2: Best Practices in Corridor Management and the Role of Private Sector
Moderator: Minister of Investment Promotion and Private Sector of Mali
Proposed Speakers:
1. Acting Director for Private Sector Investment Promotion/Northern Corridor Transit and Transport Corridor Authority
2. Secretary- General /Observatoire de la Fluidité des Transports (OFT)
3. President, Mali Shippers’ Council
3:30 pm – 4:00 pm
Coffee break
- 3 Lorsque les réunions de l’Union ont lieu dans un pays anglophone, la langue anglaise est majoritair (...)
23Les membres les plus impliqués de l’organisation sont aussi les plus rompus aux us et coutumes des espaces internationaux. Côté scène, pour reprendre la célèbre métaphore théâtrale d’Erving Goffman (1973), ils sont donc les garants de la tenue des échanges. Ce travail passe par le souci particulier apporté au langage, que les échanges se déroulent en anglais ou bien en français3. Lorsqu’il est fait mention des problèmes de corruption rencontrés sur la route, les participants sont invités à ne pas évoquer des « tracasseries policières » mais plutôt des « tracasseries » tout court afin de ne pas stigmatiser la police. De même, on ne parle pas de « corruption » mais plutôt d’une série de « pratiques anormales ». Le registre employé est celui de l’intérêt général, du don de soi et de l’engagement. Il ne s’agit pas de faire avancer ses intérêts propres, mais plutôt d’améliorer la libre circulation des marchandises dans la sous-région. Lors des questions-réponses, de la rédaction des minutes de la rencontre ou encore du plaidoyer final dont l’adoption clôture rituellement l’évènement, le vocabulaire est lissé et les différences qui peuvent surgir sur la base de clivages nationaux, entre représentants de l’administration et du secteur privé ou entre les divers segments du monde des affaires, sont gommées.
24L’« accès » peut cependant aussi prendre la forme d’une autre série d’interactions ayant lieu en coulisses. Durant les trois jours de la rencontre, la promiscuité générée et les rencontres inattendues ayant lieu dans le hall, la salle à manger de l’hôtel ou, le soir, dans les hôtels où résident les participants, sont autant d’occasions pour développer une proximité reposant sur un autre registre. Je remarque N. Abadaki dès le début de la rencontre qui a lieu cette fois-ci à Ouagadougou. Bien qu’il s’agisse de sa quatrième participation, l’attitude qu’il adopte tranche par rapport à celle des autres participants. Il est habillé en vêtement traditionnel, alors que beaucoup portent des costumes de ville. Par ailleurs, le ton franc de ses prises de parole en public provoque souvent l’hilarité de la salle. Il se présente comme un représentant du secteur du transport. À ce titre, il n’hésite pas à prendre à partie les intervenants représentant la CEDEAO ou encore l’UEMOA sur des cas précis concernant des cargaisons bloquées et pour lesquelles il a, semble-t-il, déjà envoyé des lettres sans jamais avoir de réponse. Ses manières de faire ont jusqu’ici plutôt fait fuir les représentants des bailleurs qu’il a tenté d’approcher.
25Tout au long des trois jours que dure la conférence, il cultive cependant tout particulièrement ses relations avec les douaniers présents en nombre dans la salle et largement reconnaissables à leur uniforme. Cette stratégie atteint son apogée lors de la visite groupée du port sec de la ville où se déroule la conférence, lorsque Abadaki, à l’affût de la moindre occasion pour se rapprocher des douaniers, s’improvise traducteur auprès du groupe de douaniers nigérians présents. Plus tard, alors que nous sommes dans le bureau du douanier en chef du port sec de la ville, il entame la conversation avec les douaniers du site. Alors que le groupe quitte le bureau pour continuer la visite, lui y reste. On l’entend de loin poser des questions techniques sur les procédures de dédouanement. Il ne réapparaît que quelques minutes avant le départ du groupe en bus.
26L’attitude d’Abadaki est un cas extrême tant elle est ostentatoire. Elle n’en reflète pas moins comment une partie des représentants du secteur privé présents lors des rencontres de l’Union, hommes ou femmes, investissent les interstices du programme chargé de l’évènement suivant des registres distincts. C’est d’ailleurs sans doute dans ces styles que s’affirment les oppositions les plus marquées entre les diverses strates du monde économique évoquées plus haut. À l’attitude criarde d’Abadaki répond celle plus discrète des représentants d’entreprises dites formelles, certes habillés en costume de ville et plus proches de l’« ethos entrepreneurial » décrit par C. Vampo dans ce même numéro, mais obéissant au final à la même logique. Côté scène, l’enjeu est de faire avancer une cause collective et de défendre l’intérêt général en favorisant le libre-échange, vecteur de croissance. En coulisses, il s’agit d’établir une série de relations personnelles avec les représentants des administrations présentes, dans le but de ponctuellement faire valoir ses intérêts particuliers. Les coulisses et la scène ne sont pas à opposer totalement. Le discours désintéressé, tourné vers la satisfaction de l’intérêt général, et développé en façade, permet aux interactions qui ont lieu en coulisses d’exister. Il donne en effet à l’Union et à ses représentants les ressources nécessaires pour s’imposer en tant qu’interlocuteurs privilégiés des autorités nationales et faire valoir, sur le terrain, les intérêts du groupe social représenté par l’organisation.
- 4 On fait ici un clin d’œil à la formulation de S. Laurens qui parle lui de « courtiers du capitalism (...)
27Dans cette ultime partie, je livre quelques fragments d’entretiens et d’observations réalisés aux côtés de représentants de l’Union en dehors du temps de la réunion, au cours de leurs activités quotidiennes, à différents points de l’un des grands axes routiers traversant la région ouest-africaine. Les sociabilités négociées lors des réunions annuelles de l’Union se redéploient en effet sous la forme d’un réseau d’intermédiaires œuvrant auprès de l’administration pour la « facilitation » de la circulation de marchandises. Ce réseau prolonge localement l’« accès » négocié lors de la réunion. À la différence des homens de contacto évoqués par A. Manhiça dans ce même numéro, ces intermédiaires locaux ne sont pas eux-mêmes des entrepreneurs ; ils sont plutôt des professionnels payés par l’Union pour agir en son nom. Ils relèvent en cela de véritables courtiers, au sens fort donné à ce terme par l’anthropologie du développement (Bierschenk et al., 2000).
28Les pratiques auxquelles se livrent ces représentants résonnent avec les stratégies de contournement déjà bien décrites des commerçants transfrontaliers (Grégoire, 1991 ; Bennafla, 2002 ; Tidjani Alou, 2012). Elles sont par ailleurs courantes dans les administrations ouest-africaines en général et dans les douanes en particulier, où elles ont souvent été analysées en termes de corruption (Blundo, 2001 : 84-85 ; Bako-Arifari, 2001). Dans ce cas précis, ces mêmes pratiques sont cependant le produit de personnes perçues comme fortement internationalisées, une ressource que leur appartenance à l’Union leur confère. Cette caractéristique donne aux actions des représentants de l’Union une tonalité particulière. Alors que dans d’autres contextes elles sont stigmatisées, aussi bien par les plus hautes strates de l’administration que par les acteurs internationaux, elles semblent ici parfaitement admises et valorisées, voire même parées d’atours légaux.
29Ces intermédiaires professionnels se répartissent dans les ports et à proximité des bureaux de douane situés aux frontières du Bénin, du Sénégal, du Burkina Faso, du Ghana, du Nigeria ou encore de la Côte d’Ivoire. Certains d’entre eux ont leur bureau dans les locaux des Chambres de commerce ou des Conseils des chargeurs locaux. Leur contact est notamment diffusé grâce aux brochures que l’Union distribue lors de ses réunions. Même s’ils ne l’affichent pas, on peut par ailleurs supposer que ces intermédiaires répondent avec plus d’empressement et de dévouement aux sollicitations de proches de l’Union rencontrés lors des réunions de l’organisation qu’à de parfaits inconnus. Le profil des membres de ce réseau est relativement uniforme. Il s’agit pour la plupart d’anciens fonctionnaires des douanes à la retraite.
30Celui qui se fait appeler le « Major » est l’un d’entre eux. Il représente l’Union dans l’un des plus grands ports d’Afrique de l’Ouest. Je le rencontre à l’une des réunions de l’Union. Après avoir effectué une licence de droit et un master en commerce international, il a passé le concours des douanes. Il commence alors une carrière brillante. Il est cependant « mis au frigo », selon sa propre expression, suite à un différend avec l’un de ses supérieurs pourtant son cadet. Il entame alors une seconde partie de carrière à des postes qu’il estime de moindre intérêt et se réfugie dans l’écriture de précis sur le commerce international. Une fois à la retraite, il est vite recruté par le Conseil des chargeurs. Il donne à son profil une dimension internationale grâce aux voyages qu’il effectue pour le compte de l’organisation. Il capitalise aussi sur l’expertise acquise en donnant des cours dans les écoles de formation des douanes ou encore en dispensant des formations dans le cadre d’ateliers destinés aux acteurs du secteur privé. Pour ce faire, il monte même sa propre société de conseil. Cette trajectoire le conduit tout naturellement à être recruté par l’Union au sein de son équipe d’intermédiaires, il y a de cela quelques années. Il entre en contact avec eux via le Conseil des chargeurs pour qui il effectue déjà des missions de conseil. Il dispose d’ailleurs désormais de son bureau au sein du bâtiment de l’organisation qui jouxte le port. C’est de là qu’il rédige des notes pour l’Union, mais aussi qu’il diligente des enquêtes au sein du port afin de comprendre d’où proviennent les blocages qui lui sont signalés par les entrepreneurs. Le Major va cependant plus loin. Tout comme lorsqu’il travaillait aux douanes, son réseau d’informateurs lui fait part des rumeurs parcourant le port. Bien qu’il trouve cette pratique moins gratifiante, il confesse intervenir parfois sur demande, afin de débloquer des situations pour le compte des entrepreneurs qui font appel à lui pour le compte de l’Union. Il mise pour cela sur ses relations dans la gendarmerie ou encore les douanes. Une partie des agents aujourd’hui en poste a servi sous ses ordres ou a bénéficié de ses formations lorsqu’ils n’étaient que stagiaires.
31Le profil de T. Sylla, un autre de ces intermédiaires, est certes moins représentatif que celui du Major. Il n’est pas un ancien fonctionnaire des douanes et est plutôt jeune. Il officie dans une ville frontalière pour le compte de l’Union, à l’autre extrémité de l’axe routier où le Major se trouve. Après des études en logistique, il a été impliqué dans la collecte de données pour la campagne de communication qui a donné lieu à la création de l’Union, avant d’être recruté par l’organisation. Il ne fait pas partie des intermédiaires mis en avant par l’organisation dans ses brochures. Sans doute est-ce parce que sa jeunesse et le caractère excentré de sa localisation en ont fait un élément marginal du dispositif de l’Union. Ce cas limite permet de saisir toute l’importance des ressources que fournit l’Union. Au-delà de la simple réunion annuelle, le fait d’être un représentant de l’Union donne en effet accès à un entrelacs de réunions officielles déterminantes dans l’acquisition des ressources nécessaires aux activités d’intermédiation.
32Sylla s’est d’abord fait reconnaître au sein des Comités nationaux pour la facilitation des échanges. Ce type de comité a été créé en 2013 dans le cadre de la mise en œuvre de l’Accord sur la facilitation des échanges (AFE) promu par l’Organisation mondiale du commerce. Ces réunions mensuelles rassemblent des représentants des principales organisations patronales nationales, des Conseils des chargeurs, des Chambres de commerce et surtout les « PDG » (police, douane, gendarmerie). Elles recréent certaines des sociabilités organisées par l’Union elle-même lors de ses réunions annuelles et de ses ateliers. Inconnu au début, Sylla joue sur la légitimité que lui confère son statut de représentant de l’Union dans ces réunions. Il s’impose progressivement comme un interlocuteur légitime auprès des plus hauts gradés des PDG, jusqu’à devenir l’un de leurs auxiliaires attitrés.
Il y a deux ans de cela, le président [de la République] était parti à Abuja. Non, c’était à Ouagadougou. Nous étions le plus mauvais élève en matière de gouvernance routière. On a félicité les autres pays, et on a dit que nous, on avait encore beaucoup à faire. Qu’on faisait traîner le commerce interrégional ! Et ça, ça fait mal pour nos politiques. Il y avait le président, le haut commandant de la gendarmerie, le Premier ministre. [….] Le président a dit publiquement qu’il n’était pas content. À la sortie de la réunion, automatiquement, le haut commandant de la gendarmerie est venu à notre rencontre et nous a dit de l’aider à prendre ces gens. En présence de l’actuel gouverneur du palais qui était colonel en son temps. Il me dit « aide-moi à prendre ces gens-là ». Sur ce plan-là la gendarmerie ne badine pas. Donc du coup, il m’a donné son numéro personnel. Il m’a dit : « Jusque 4 heures du matin, 5 heures, n’importe quelle heure, si vous rencontrez des cas pareils, appelez-moi. Je prendrai les choses en main. Moi je vais régler le problème. » (entretien avec T. Sylla, Dakar, février 2019)
33Dans cet extrait d’entretien, Sylla ne se met pas uniquement en scène en tant qu’auxiliaire des forces de gendarmerie. Il est aussi le garant du respect des engagements internationaux pris par son pays à travers son président. À ce titre, Sylla agit depuis un espace international, au nom de règlements internationaux, et contre les pratiques illégitimes des forces de l’ordre au niveau local. Ses activités pour le compte de l’Union ne visent pas à détourner la loi, elles visent au contraire à garantir sa stricte application. Dès lors, il n’agit pas pour le compte d’intérêts particuliers ou privés, mais bien au nom de l’intérêt général tel qu’il est défini par la règlementation internationale. En parallèle de leurs activités d’intermédiation, les représentants de l’Union revendiquent d’ailleurs leur engagement dans des actions de quantification des flux et de recensement des pratiques dites « anormales » le long des axes routiers. Ils fournissent en cela la base des informations produites par l’organisation dans ses actions de plaidoyer destinées au grand public. Sylla poursuit par une anecdote liée à l’une de ses interventions :
Il y a un mois de cela, un commerçant m’a appelé. Il était avec deux camions de 46 à 50 tonnes chargés de piments. Il est passé par mon poste-frontière. Mais les douanes n’avaient pas les moyens logistiques pour pouvoir vérifier la cargaison. Ils ont donc estimé que chaque sac pesait à lui seul près de 50 kilos. Mais parfois certains pesaient 125 à l’arrière. Donc la douane a dédouané sur la base des 50 kilos. Un peu plus loin sur son trajet, un autre officier a dit « on va décharger pour voir ». […] Ils ont demandé au gars de décharger. Ils ont estimé la valeur en douane […], le truc tournait autour de 8 millions qu’il devait payer par camion. Il y avait deux camions, ce qui veut dire 16 millions. Matériellement, il ne peut pas. Le gars m’appelle à 20 heures. Parce que j’étais en famille. Il m’appelle pour me dire « voilà le problème ». Souvent on ne se fie pas à ce que dit le transporteur. Ce sont des gens qui racontent des contrevérités souvent. Je dis « c’est dans quel poste ? ». Il me dit où c’est. Je connais bien le lieutenant qui est là-bas. J’appelle le lieutenant. Je n’arrive pas à l’avoir. J’appelle son adjoint. Il me donne l’autre numéro de son boss. Je l’appelle. Il me dit exactement quel est le problème. Je lui dis « Bari, maintenant qu’est-ce que tu peux faire ? ». Le gars ne peut pas payer 16 millions, bien qu’il ait fauté. Il m’a expliqué le code en matière de fraude. Je connais, je lui ai dit « oui, je connais. Il faut être clément pour régler cette affaire. Il faut aider. De toi à moi, je sais que tu peux faire quelque chose pour ce monsieur. Comme ça demain, il va se rendre compte que ce qu’il fait là, il ne peut pas le faire. Il a essayé de tricher avec l’administration des douanes ». Bari m’a dit « donc on va essayer de voir. Maintenant on va dédouaner les 125 kilos par sac. Ça tourne autour de 4 millions et quelques ». J’ai dit « Bari, il ne peut pas. Il a essayé de tricher. Mais il ne peut pas. Essaie de faire quelque chose ». On a négocié toute la nuit. Bari m’a dit « maintenant, il n’a qu’à venir, je fais une quittance pour lui, il va aller payer 600 000 par camion ». (entretien avec T. Sylla, Dakar, février 2019)
34Le récit de Sylla aurait tout aussi bien pu être fait par le Major évoqué plus haut. Il n’a, par ailleurs, pas valeur d’observation. Il permet cependant d’appréhender de façon très concrète la façon dont les solidarités créées lors des réunions organisées par l’Union se redéploient au quotidien, par l’intermédiaire de professionnels qui en tirent certes des avantages personnels sous la forme d’un salaire et d’une certaine reconnaissance sociale, mais qui agissent surtout au bénéfice du groupe social représenté par l’organisation. En l’occurrence, ici, faire passer une amende de 16 millions de FCFA à 600 000 FCFA. Sylla est saisi par un commerçant proche de la Chambre de commerce de la région frontalière où il officie au nom de l’Union. Malgré l’heure avancée, il se permet d’appeler plusieurs hauts gradés qu’il a rencontrés dans le cadre de ses activités pour le compte de l’Union. Nul doute que son statut de représentant d’une organisation internationale ainsi que sa croyance dans le principe du libre-échange lui donnent l’aplomb et l’autorité nécessaires pour joindre le haut gradé. Les savoirs techniques qu’il a engrangés lui permettent de discuter d’égal à égal avec ce dernier jusqu’à arriver à une solution acceptable pour tous au bout de la nuit. De son côté, le douanier perçoit la demande de Sylla comme le prolongement direct des prescriptions de sa hiérarchie, elle-même soumise aux injonctions internationales. L’ensemble des ressources que confère l’« accès » négocié par l’organisation lors de ses réunions annuelles se combine ici pour aider le commerçant connecté au réseau de l’Union.
35À lire les travaux portant sur les relations entre les acteurs du monde économique et l’État en Afrique, on a le sentiment d’une relation univoque. De façon officielle à travers des politiques publiques ou de façon officieuse à travers des relations de clientèle, les représentants de l’État façonnent le capitalisme, le monde économique ou encore les organisations représentant les acteurs qui le composent. Ceux qui représentent ce groupe social ne sont cependant pas pour autant passifs, ils essaient eux aussi d’influencer l’action de l’État au nom de leurs intérêts. Le principal enjeu de ce texte était de restituer une partie de ce dont sont faites ces tentatives.
36Dans le cas de l’Union, ces tentatives ne concernent pas tant la fabrique de la loi que son application. Elles sont destinées à faciliter la circulation des marchandises à l’échelle régionale pour les membres d’une organisation dont les activités ont toutes un rapport avec l’importation ou l’exportation. L’un des principaux modes d’action de l’Union découle de la tenue de ses réunions annuelles. Pour les membres de l’organisation, cet évènement est le point de départ de la négociation de leur « accès » à l’État et à son administration. Les réunions de l’Union sont des lieux de socialisation aux règles complexes qui encadrent la circulation des marchandises à l’échelle régionale. Elles sont aussi un lieu de sociabilité qui permet de se forger des relations au sein des plus hautes strates de l’administration douanière. Enfin, parce qu’elles empruntent à une forme de mobilisation typique de l’industrie du développement, dont l’Union est elle-même un sous-produit, ces réunions sont un lieu de légitimation. Elles parent les actions d’un groupe social précis du souci apparent du bien commun. L’ensemble de ce dispositif confère ainsi des ressources supplémentaires aux commerçants et aux entrepreneurs affiliés à l’Union pour faciliter la circulation de leurs marchandises le long des grands axes routiers de la région ouest-africaine.
37Cette description exemplifie comment l’action de l’État, dans cette partie du monde, n’est pas uniquement travaillée par des forces externes émanant des organisations internationales ou encore des ONG. Les actions de l’État sont aussi travaillées depuis l’intérieur, par des groupes de pression qui n’ont rien à envier à leurs homologues occidentaux. Elle rend cependant également visible la façon dont l’intégration régionale telle qu’elle s’effectue aujourd’hui en Afrique de l’Ouest ne fait que renforcer ce phénomène. L’affirmation croissante de l’échelon régional offre de nouvelles prises sur l’État aux représentants du secteur privé les mieux introduits en favorisant et en légitimant leurs tentatives d’influence.