Navigation – Plan du site

AccueilNuméros52Dossier. Les entrepreneurs et leu...Les cheffes d’entreprise du Togo ...

Dossier. Les entrepreneurs et leurs associations : ethnographies du secteur privé en Afrique

Les cheffes d’entreprise du Togo et la reproduction des hiérarchies politiques et sociales

Charlotte Vampo
p. 125-141

Résumés

L’article problématise le lien entre les entrepreneur·es, leurs associations et le changement social à partir de cheffes d’entreprise à Lomé réunies dans l’Association des femmes chefs d’entreprises du Togo (AFCET). Contrairement à la vision optimiste du changement par et dans le capitalisme, en vogue dans les discours néolibéraux des organisations internationales du développement ainsi que dans une partie de la recherche, il montre que ces entrepreneures favorisent la perpétuation des hiérarchies de classe, d’âge et parfois de genre, ainsi que le maintien du régime politique. L’AFCET apparaît comme un tremplin pour l’accumulation d’argent et de prestige, ainsi qu’un espace d’entre-soi social et familial qui permet la reproduction des ordres politiques et sociaux en place en même temps que la promotion de l’empowerment des femmes.

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1Les travaux de F. Barth (1967), les publications de la Banque mondiale (1989) et l’ouvrage de J.-M. Severino et J. Hajdenberg (2016) paru sous le titre Entreprenante Afrique portent un message commun malgré leurs natures différentes : le développement de l’Afrique dépend de ses entrepreneur·es. Dans la littérature, quand bien même S. Ellis et Y. Fauré (1995) ou plus récemment M. Saint-Lary (2009) évitent de véhiculer l’image de l’entrepreneur héroïque, ce « pionnier du développement » (Marsden, 1990) est considéré comme un acteur central du changement social. L’entrepreneuriat permettrait l’innovation sur le plan économique, et favoriserait l’individualisation de femmes et d’hommes dans des sociétés « de type communautaire » (Marie, 1997). L’entrée des femmes sur le marché économique serait un moyen de leur émancipation permettant à chacune de devenir un individu « sujet-femme » adapté à la concurrence économique (Saint-Hilaire, 1996), à la fois autonome, participant, actif et en apparence moins soumis aux rapports de genre (Destremau, 2013).

  • 1 Selon la Charte des PME-PMI du Togo, 2009.

2C’est dans ce cadre idéologique global qui postule un lien mécanique entre l’entrepreneuriat, le capitalisme de marché, le développement et le renforcement du pouvoir des femmes, que l’Association des femmes chefs d’entreprises du Togo (AFCET) a vu le jour en 2001 sous l’impulsion du Bureau international du travail (BIT). Elle s’est positionnée comme « l’émissaire togolais du discours gender » (Sylvanus, 2006 : 78) auprès des instances nationales et des organisations internationales. Il est courant que des membres accompagnent les délégations ministérielles à l’étranger pour représenter l’entrepreneuriat féminin togolais dit « moderne ». Les premières femmes de l’AFCET à s’être lancées dans les affaires l’ont fait à la fin des années 1980. L’association est composée d’entrepreneures actives dans des secteurs traditionnels comme le pagne et la mode ; ou émergents comme le consulting, l’assurance, l’immobilier, la pharmacie, l’entrepreneuriat vert et l’agrobusiness (poudre de soja, boulangerie). Ce sont des petites et moyennes entreprises allant de 0 à 60 employé·es1. Plusieurs femmes ont été à l’initiative de la Fédération des entrepreneures et femmes d’affaires d’Afrique de l’Ouest en 2009. En 2017, le collectif AWEP, signifiant African Women’s Entrepreneurship Program, est venu s’ajouter à la liste des regroupements en vue. Il s’agit d’un programme à l’initiative d’Hillary Clinton qui vise à rassembler des entrepreneures du monde entier. On y retrouve deux cheffes d’entreprise de l’AFCET, mais aussi des entrepreneures plus jeunes (au minimum âgées de 26 ans) intégrées à l’enquête.

3L’article problématise le lien entre les entrepreneur·es, leurs associations et le changement social. La mise en avant récurrente du caractère innovant de ces hommes et femmes aboutit souvent à omettre que, bénéficiant d’une stabilité économique, politique et sociale pour leurs affaires, ce sont des acteurs et actrices favorables au maintien de l’ordre politique et social. En quoi l’accumulation capitaliste permet-elle de perpétuer des positions hiérarchiques ? Nous verrons ici que les femmes reprennent des catégories et des imaginaires du capitalisme néolibéral, mais qu’on se situe véritablement dans un capitalisme de connivence ou « copinage », dit « crony capitalism » (Aligica et Tarko, 2014 ; Chivangue, 2015). Il désigne une économie dans laquelle la réussite économique dépend de relations étroites entre le monde des affaires et le pouvoir politique. Comment les associations d’entrepreneures peuvent-elles intervenir en support de l’accumulation et de la réussite sociale de quelques-unes ? Les entrepreneures sont considérées dans leur rôle de « courtières en développement » (Bierschenk et al., 2000), autrement dit de « spécialistes de la représentation catégorielle » (Ould Ahmed Salem, 2000), en l’occurrence de la catégorie femmes, ou « d’entrepreneuses de cause » (Rabier, 2013). Elles le sont aussi en tant que femmes et individus pris dans des rapports de pouvoir structurels. À quelles fins mettent-elles leur position dominée de genre en avant ? Est-ce par « égard promotionnel » (Lesourd, 2009) ?

4L’article s’appuie sur une enquête de terrain de 17 mois portant sur 35 entrepreneures de Lomé. Le corpus se compose d’entretiens avec celles-ci, ainsi qu’avec des personnes de leur environnement, de conversations informelles, d’observations dans les entreprises et à leurs domiciles, lors de leurs activités associatives et dans les espaces de sociabilité élitistes qu’elles fréquentent. Leurs itinéraires d’accumulation et de réussite ont été étudiés à partir d’un dispositif de recueil de données allant des sphères du public à l’intime. La première partie de l’article précise le profil des femmes étudiées. La deuxième revient sur la façon dont elles légitiment leurs affaires et leurs associations. Ensuite, je développe les ambiguïtés de leur positionnement par rapport au régime en place. Dans un quatrième temps, j’explicite les contradictions de l’engagement public des entrepreneures au nom de l’empowerment des femmes. Pour finir, je montre que les entrepreneures mariées font en sorte de déstabiliser le moins possible la hiérarchie de genre afin de négocier leur place économique et de maintenir leur union.

Deux générations d’entrepreneures originales

Des entrepreneures de l’économie formelle

  • 2 Le Togo est un pays essentiellement rural avec une population active composée d’environ 10 % de sal (...)

5Ces cheffes d’entreprise ont fait des études supérieures dans des écoles de commerce, d’architecture ou de gestion, à l’étranger (France, Belgique, États-Unis, Côte d’Ivoire, Sénégal) ou à Lomé. Elles ont des entreprises enregistrées à la Chambre de commerce et sont atypiques si on considère l’implication massive et ancienne des femmes dans l’informel2. Le caractère minoritaire de ces cheffes d’entreprise a des implications inédites sur la manière dont elles se définissent : comme des « intellectuelles » et des entrepreneures « un peu plus évoluées que les femmes du marché ». Elles se disent adaptées aux exigences de l’entreprise « moderne » autour de savoirs pratiques comme la planification des affaires. Elles séparent ainsi les entreprises de l’économie formelle dans un secteur dit organisé, et celles de l’informel qui n’en seraient pas vraiment. L’AFCET, en particulier, s’inscrit dans cette vision binaire (Sylvanus, 2006). Leur ethos entrepreneurial incorpore les valeurs de responsabilité individuelle, de performance et d’efficacité économique, qui sont rattachées à la notion de productivité du travail émergente au tournant des années 1980 et 1990 sur le continent africain (Bazin, 2014). En termes de pratiques, cela passe notamment par une politique de recrutement qui exclut les membres de la parenté qui ne sont pas les enfants directs. Les entrepreneures en question, à Lomé, trouvent du personnel principalement par l’intermédiaire de l’Agence nationale pour l’emploi et d’agences spécialisées ainsi que par des annonces à la radio. Certaines ont fait l’expérience du recrutement familial et affirment ne plus jamais vouloir la réitérer.

  • 3 La certification ISO est définie par l’International Organization for Standardization comme une pro (...)

6Même si ces entrepreneures affirment le caractère formel et structuré de leurs entreprises, des arrangements informels, voire des pratiques de petite corruption, traversent leurs itinéraires. Ce n’est pas une spécificité féminine ni de ces femmes en particulier. Elles remettent des commissions lors du paiement des impôts. Corinne (28 ans, gérante d’une école de danse) indique qu’elle s’arrange avec les agents publics pour déclarer un chiffre d’affaires diminué sur lequel ils prennent une part. Toutes les femmes affirment ne pas tout déclarer. La non-déclaration d’employé·es pour des missions ponctuelles leur évite de payer des charges salariales. Par ailleurs, elles pratiquent la gratification, une forme de corruption (Blundo et Olivier de Sardan, 2001). Une notaire remercie les agents publics « quand ils ont bien fait leur travail » en leur offrant du champagne. Dans le même temps, elle met en avant avec fierté sa certification ISO3. De plus, comme les « Nana Benz » avant elles qui recevaient de la clientèle étrangère dans d’autres espaces que le marché, et tel que cela se fait par ailleurs pour les grandes entreprises tant nationales qu’étrangères plus généralement, les cheffes d’entreprise « modernes » négocient leurs contrats dans l’informalité. Une cheffe d’entreprise a profité notamment d’un dîner avec un représentant de la Chambre de commerce de Côte d’Ivoire pour lui demander de lui trouver des contrats.

  • 4 Voir par exemple aussi : Coquery-Vidrovitch (2013), Toulabor (2012), Sylvanus (2006).

7Ce profil d’entrepreneures ouest-africaines n’a pas fait l’objet d’étude exhaustive à ce jour, alors qu’elles sont érigées en modèles d’empowerment et de modernité dans le champ du développement et dans les représentations sociales d’une grande partie des Togolais·es. C’est la figure de la commerçante au faible capital scolaire qui s’est imposée depuis les travaux précurseurs en Afrique de l’Ouest et centrale de S. Comhaire-Sylvain (1951) à Lagos ou de A. Nyirenda (1957) à Lusaka. Il en est de même dans les années 1980, si on regarde la production scientifique sur les marketwomen menée dans le cadre de la multiplication des recherches sur le travail informel autour des travaux de C. Robertson (1974) sur Accra, de R. Cordonnier (1982) sur les « Nana Benz » de Lomé4, ou encore de F. Sarr (1998) sur des commerçantes sénégalaises. Une recherche plus récente en sciences politiques a été menée également sur des entrepreneures au faible capital scolaire impliquées dans la société politique camerounaise (Nkolo Asse Sosso, 2015). Dans cette littérature devenue dense, on retrouve aussi le profil de la commerçante migrante, comme dans les travaux de S. Bouly de Lesdain (1999) sur les Camerounaises du marché de Château-Rouge à Paris.

8Il est nécessaire de s’intéresser à des femmes qui incarnent un modèle de l’entrepreneuriat qui circule dans la mondialisation néolibérale (Vampo, 2021). Elles correspondent à la catégorie « Business Women in Organized Private Sector », participant à des événements internationaux pour représenter le Togo en s’identifiant à cette étiquette. La démarche de l’étude se rapproche ainsi des productions de C. Lesourd (2006, 2009) qui a travaillé sur l’instrumentalisation du genre auprès d’un groupe de business women en Mauritanie pour éclairer les pratiques de l’État. La déconstruction des axes stratégiques qui servent la réussite économique est commune à nos approches, mais j’attire l’attention sur l’emploi de topoï néolibéraux croisés à une rhétorique de l’empowerment des femmes.

La morphologie du groupe étudié

9Ces femmes peuvent être réparties en deux sous-groupes : celles qui sont membres de l’AFCET d’un côté, et les « jeunes entrepreneures » hors AFCET de l’autre. Les premières viennent de familles de « Nana Benz ». Leurs parcours s’inscrivent dans des enfances privilégiées marquées par l’aisance économique et le métissage. C’est le cas de Claude qui tient la nationalité française de sa mère franco-togolaise et de son arrière-grand-père français, fonctionnaire dans l’administration coloniale. C’est après avoir passé ses années de collège et de lycée à Lomé qu’elle est partie faire des études aux États-Unis, obtenant un master 2 en management des entreprises à Washington. Claude a travaillé plusieurs années pour une agence de développement occidentale, au Sénégal notamment, mais elle changeait de pays lorsque son mari était muté. Ce dernier travaillait pour une compagnie pétrolière internationale. Parmi les profils des femmes de l’AFCET, on note aussi une des premières notaires du Togo qui a ouvert son cabinet à Lomé en 1981 après avoir terminé ses études de droit à Paris. Son grand-père était un Allemand venu en tant que cadre dans une maison de commerce avant 1919, tandis que sa grand-mère était une commerçante de l’ethnie mina d’Aného. Sa mère fut députée au Togo. De plus jeunes entrepreneures, qui ne sont pas dans l’AFCET, ont aussi bénéficié d’un milieu favorable à la poursuite des études, spécifiquement à l’étranger. Essé, par exemple, est la fille d’un ancien ministre. Elle possède actuellement une boutique de mode dans un hôtel de la ville.

10Quelques cas d’entrepreneures venant de milieux sociaux moins favorisés constituent aussi le sous-groupe « des jeunes entrepreneures ». Elles se définissent elles-mêmes ainsi du fait d’appartenir à un regroupement mixte d’agents économiques intitulé « BeCoNet », pour « Be Connected to the Network », réservé à des personnes qui ont récemment fondé leur entreprise. Elles se présentent par ailleurs comme des « nappy » (« natural » et « happy ») car elles produisent du « made in Togo » (jus, produits capillaires, vêtements, artisanat local…) et revendiquent une beauté naturelle africaine qui met en avant les cheveux crépus. Ces dernières ont créé leur entreprise en s’appuyant sur un programme étatique de soutien à l’entrepreneuriat (le Fonds d’appui à l’initiative économique des jeunes mis en place en 2006 sous la forme d’un prêt) ou sur d’autres guichets financiers. C’est le cas d’Alice. Lorsque je la rencontre pour la première fois en 2016, elle a 30 ans et est à la tête d’une entreprise de production de jus naturels, de deux bars à jus depuis 2011 et d’un site de production d’accessoires en matériaux recyclés. C’est grâce à sa participation active à l’animation d’une émission de radio depuis l’âge de 13 ans qu’elle a obtenu une bourse pour fréquenter une école internationale de Lomé. Elle a ensuite obtenu un BTS en économie sociale et solidaire par correspondance, avant de se rendre en France pour intégrer une école dans le secteur de la solidarité internationale. Elle embauche en moyenne 25 personnes. Elle a obtenu en juillet 2016 un prix, fondé par François Hollande, pour la construction d’un espace culturel en matériaux recyclés.

11Les revenus des entrepreneures s’étendent de 30 000 francs CFA par mois (45 euros), pour celle qui s’est lancée le plus récemment (2015), à 2 millions de francs CFA par mois (3 000 euros)5. Pour les situer, le PIB par habitant au Togo est de 610 dollars soit 355 000 francs CFA environ (sommes annuelles)6, et le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) mensuel est de 35 000 francs CFA. Dans l’ensemble, elles sont nombreuses à diriger plusieurs structures ou à avoir un travail rémunéré annexe à leur entreprise. Les itinéraires économiques sont marqués par la pluriactivité. Une revendeuse de pagnes gère une usine de production de pâtisseries et trois boulangeries. En pratique, elle divise son temps entre l’usine où elle emploie 15 personnes et sa boutique de pagnes au Grand-Marché. D’autres femmes n’ont pas de lieu identifié comme étant « l’entreprise », elles produisent dans un atelier à la maison ou par l’intermédiaire de sous-traitant·es. Soit elles ont un point de vente en ville, soit elles utilisent les réseaux sociaux et un site internet pour vendre.

Un entre-soi élitaire au nom du développement et de l’empowerment des femmes

Plusieurs réseaux en partage

  • 7 Au début du xviiie siècle, une vague de population ané d’Elmina (Gold Coast) s’établit à Aného et f (...)

12Le rattachement à l’AFCET permet de se sortir de situations concrètes contraignantes. Il est arrivé à une revendeuse de pagnes d’avoir un conteneur bloqué au port et d’appeler la présidente pour qu’elle négocie par téléphone l’obtention des marchandises. Celle-ci se trouve être aussi une ancienne députée et une fille de « Nana-Benz » ; à l’évidence proche du pouvoir et influente. Pour comprendre l’engagement des entrepreneures dans l’AFCET, il faut aussi considérer la question du prestige social. Le statut de représentante de l’entrepreneuriat féminin moderne n’en procure que dans la mesure où il est réservé à un nombre limité de personnes. Cela explique que l’association n’intègre que des femmes mina-guin7 issues des « grandes familles » de la côte. Elles sont unies par leur appartenance aux mêmes promotions scolaires. Lors de sa création en 2001, celle qui deviendra la première présidente avait contacté des « femmes influentes de la place », qui se côtoient dans les clubs-services. Pour elle, « c’était plus simple de prendre des femmes qui pensent pareil et qui ont les mêmes modes de vie ». Leur relation se consolide par un système d’appartenances croisées : dans les clubs-services, par les mariages, en référence à leur scolarité et leur expérience migratoire. Le mode de recrutement dans les associations est la cooptation, mais l’AFCET ne tente pas de recruter. La constitution du groupe de départ est presque similaire à celle d’aujourd’hui.

L’esprit du capitalisme et la rhétorique du changement social

13Le regroupement se structure autour d’intérêts de l’élite économique et ethnique qui cherche officiellement à agir pour le développement. Les cheffes d’entreprise justifient leur acte entrepreneurial et la création de leurs associations avec deux arguments liés : cela participe au développement économique et l’empowerment des femmes en est favorisé. Ce sont ici les motifs éthiques qui inspirent les entrepreneures dans leurs actions (Boltanski et Chiapello, 2011), autrement dit « les croyances » qui justifient idéologiquement l’engagement dans le capitalisme. Dans leurs discours, on retrouve l’idée qu’elles recherchent un travail utile à la société. Cela n’est pas sans faire penser aux entrepreneurs de l’Union abordés par S. Cissokho (dans le présent numéro), qui tiennent un discours public au nom de l’intérêt général bien qu’ils soient les représentants du secteur privé. Cette rhétorique de l’avantage de l’entrepreneuriat pour le pays est mobilisée lorsque ces femmes se présentent en figures de retour réussi de la diaspora. Elles sont nombreuses à avoir vécu plus de vingt ans à l’étranger et sont invitées par exemple par le ministère des Affaires étrangères togolais pour témoigner. Les cheffes d’entreprise de l’AFCET et d’AWEP pointent leur rôle dans le fonctionnement de l’économie et dans la création d’emplois. Les « jeunes entrepreneures » cherchent à trouver des solutions à des problèmes de santé, précisant « que tout est à faire au Togo ».

14Au sujet de l’empowerment des femmes, l’intégration de celles-ci sur le marché économique est justifiée au profit des femmes et de la croissance. L’autonomie, devenue un « mythe néolibéral puissant » (Hirata et Molinier, 2012), occupe une place essentielle dans leur conception de l’empowerment qui met l’accent sur l’aspect économique et individuel. Celle-ci s’insère dans la lignée des travaux sur les « capabilités humaines ». Dans cette approche, chaque individu, y compris les femmes, devrait atteindre « un seuil de capabilité », c’est-à-dire un minimum de « moyens de faire et d’être » (Nussbaum, 2008). Les politiques de développement qu’elles contribuent à mettre en place visent les individus femmes. L’incubateur de l’AFCET a été inauguré en 2016 pour que des jeunes « pousses » puissent bénéficier d’un appui personnel. Parmi leurs actions, on trouve des formations sur le business plan à destination de femmes dans l’informel. En outre, une marche du mentoring est organisée chaque année pour associer une étudiante ou une jeune entrepreneure à une femme confirmée dans le milieu des affaires. Dans les activités plus spécifiques d’AWEP, il y a une tournée dans tout le Togo visant à informer les « regroupements à la base », de femmes, sur les moyens d’exporter leurs produits.

Un soutien d’opportunité au régime politique

Au commencement, il y avait une proche du président

  • 8 Le président actuel Faure Gnassingbé a été élu en 2005 suite au décès de son père qui avait pris le (...)

15Au vu de leur rhétorique de changement social, on pourrait penser que les entrepreneures de l’AFCET et d’AWEP sont favorables à une alternance politique et démocratique8. Elles insistent plutôt sur le fait d’être « apolitiques » pour se distinguer des « Nana Benz » qui ont fait partie de l’aile féminine du parti unique. En réalité, les entrepreneur·es « sont toujours politiques en ce qu’ils s’insèrent dans les relations de pouvoir » (Hibou, 2008 : 115). Leur relation à l’État qui, au premier chef, confère aux acteurs la capacité de s’enrichir et de dominer le champ social en Afrique (Bayart, 1989), demeure centrale. Sur le terrain togolais, la proximité des cheffes d’entreprise avec le pouvoir politique, par l’intermédiaire de l’AFCET, mais aussi à titre individuel, est importante. L’association permet d’avoir « accès » aux élites politiques, ainsi que le définit S. Cissokho pour les entrepreneurs de l’Union (dans ce numéro ; voir aussi Badou et Bierschenk ainsi que Manhiça). C’est particulièrement le cas pour l’AFCET puisqu’il s’agit d’une organisation professionnelle rattachée au patronat et à la Chambre de commerce. Des membres de l’AFCET siègent donc dans ces institutions.

16Dès le commencement de l’AFCET, il y avait une proche du président Faure Gnassingbé. La rumeur qui circule à Lomé indique qu’une des membres serait une épouse de ce dernier. Je n’ai jamais pu la rencontrer car elle annulait les rendez-vous, mais une autre cheffe d’entreprise indiquait qu’elle était « suffisamment proche du président pour que son agence de communication ait le monopole sur tous les panneaux d’affichage de Lomé ». La première présidente de l’AFCET, revenant sur les débuts de l’association, confirme le rôle des relations de certaines femmes avec des personnages politiques de premier plan :

Au niveau de l’OIT [Organisation internationale du travail], ils ont découvert l’entrepreneuriat des femmes, et le représentant du BIT [Bureau international du travail] pour la sous-région, parfois, il me disait qu’il fallait créer une association de femmes. Donc, à un moment, ils nous ont donné de l’argent pour faire un séminaire de renforcement des capacités des femmes. [...] Pour faire connaître l’association, on a demandé des audiences à des ministères. La ministre du secteur privé nous a beaucoup aidées. Moi, comme je faisais partie du patronat, à chaque fois que je croisais la ministre, qui était femme, je lui parlais de l’AFCET. Un jour, elle m’a parlé de femmes d’affaires qu’elle a rencontrées au Nigeria et elle voulait qu’on les rencontre, donc elles ont fait le déplacement. Mais la chance qu’on a eu, c’est que le président nigérian était là aussi, il est même venu nous visiter avec notre président du Togo. Les deux ont dit « vous allez voir, vous allez avoir des relations ». Et après, avec nos relations, franchement on allait de partout. Le président il nous connaissait déjà parce qu’une de nos membres le connaît très bien. Il y avait une réunion de l’African Business Center au Canada où on voulait aller, alors on a fait un devis et notre membre là elle a dit qu’elle allait lui montrer le devis pour qu’il nous pousse un peu. On est finalement parties à six au Canada. (entretien avec Édith, Lomé, janvier 2015)

Les clubs-services comme réseau important

17La fréquentation des clubs-services (Lions Club, Rotary, Zonta) est fondamentale dans la consolidation des réseaux. Le caractère d’élite des participant·es des clubs repose sur leur capital économique. Pour Claire, gérant une agence de voyage, son réseau rotarien lui permet d’augmenter le nombre de ses ventes de billets d’avion et d’avoir accès au crédit bancaire :

— Comme, à Lomé, c’est les relations qui font tout, j’avais une cliente, bon c’est une belle-sœur du président en fait. Elle m’a introduite auprès du directeur des risques de la banque. Il a essayé de voir ce qui allait, ce qui n’allait pas, et on a ouvert le compte.
— Donc il faut vraiment connaître du monde ?
— Ah oui, parce qu’à Lomé sans connaissances…
— Même pour obtenir les marchés publics ?
— Oui. Nadia [une autre entrepreneure de l’étude], elle connaît aussi le directeur des risques, c’est un rotarien aussi. En même temps, il y a le fait qu’il soit rotarien, que je sois rotarienne, ça aide aussi. (entretien avec Claire, Lomé, août 2017)

18Le simple fait de signaler son appartenance au Rotary impliquait un impératif de solidarité. On ne s’étonne donc pas que les bureaux des entrepreneures soient décorés avec des fanions des clubs. L’engagement rotarien des cheffes d’entreprise relève d’une tactique, mais aussi « d’un goût » qui sert l’imaginaire d’une existence individuelle accomplie, comme le montre D. Connan (2016 : 136) pour Nairobi au Kenya.

Des connexions personnelles et familiales utiles

19Les cheffes d’entreprise profitent personnellement de relations dans le monde politique pour leur image et leurs affaires. Plusieurs exemples l’illustrent. Le premier concerne la directrice d’une agence d’événementiel qui a organisé l’un des anniversaires du président. Elle raconte fièrement qu’il l’avait saluée en lui disant : « Vous êtes de la famille à présent. » Par la suite, son agence a été contactée par un service de l’État pour la décoration d’un lieu public fréquenté. À son retour d’un voyage, elle a offert une robe à la nièce du président. Un autre exemple concerne une entrepreneure qui fabrique des accessoires en pagne. Elle est la nièce d’une ministre. Par son intermédiaire, l’entrepreneure bénéficie de contrats pour produire des carnets de notes officiels de l’État et des sacs. Comme sa tante est proche du directeur de la branche togolaise d’une grande entreprise internationale, il est courant que ce dernier soit invité aux fêtes de famille. C’est à ces occasions qu’elle a pu lui montrer ses productions pouvant servir de cadeaux d’affaires. En échange des opportunités offertes par sa tante, l’entrepreneure a été placée dans le comité d’organisation d’un forum présidentiel pour la jeunesse. Elle n’en avait ni le temps ni l’envie, mais se sentait contrainte. Son rôle d’organisatrice fait d’elle une promotrice de l’action du président. À l’inverse de ces femmes intégrées aux réseaux politico-économiques, une entrepreneure camerounaise, mariée à un Togolais et arrivée dans le pays en 2015 après des études en Côte d’Ivoire, a créé une agence de communication qui a fait faillite. Elle dit s’être « cassé le nez » car elle « ne connaissait personne ». Elle pense également que sa méconnaissance des rituels occultes, que les entrepreneur·es au Togo font, d’après elle, l’aurait pénalisée. Ce cas « d’échec » témoigne de l’importance de l’entregent pour le succès économique, ainsi que du poids des craintes et pratiques de sorcellerie supposées dans la réussite.

Du régime en pratique, mais de l’opposition « dans le cœur »

20À la manière des femmes d’affaires mauritaniennes traitées par C. Lesourd (2009 : 6), les entrepreneures togolaises sont dans la « collusion politico-économique ». A. Badou et T. Bierschenk, S. Cissokho ainsi que A. Manhiça le montrent d’ailleurs dans le présent numéro pour d’autres contextes. Plusieurs cheffes d’entreprise de l’AFCET participent au groupe SHARE (Synergie des hommes d’affaires pour la relance de l’économie au Togo). Ce réseau regroupe des personnes du privé qui affirment « soutenir les actions du président » en participant par exemple financièrement à la construction d’hôpitaux. Le positionnement politique de ces femmes est ambivalent. Le maintien du régime en place est le plus souvent pensé comme la meilleure solution pour les affaires, même si, « de conviction et de cœur, en tant que femmes du sud [du pays] » (Sylvaine, 65 ans), la plupart se disent de l’opposition. L’une d’elles s’est présentée à des élections législatives pour le compte du parti au pouvoir. Une petite-fille de « Nana Benz » envisage de candidater prochainement à des élections « pour le parti au pouvoir, je suis entrepreneure, peu m’importe qui est président ».

21La période intense de manifestations ayant marqué l’année 2018 a permis d’interroger les femmes sur la contestation sociale. Entre août 2017 et août 2018, de nombreuses manifestations ont eu lieu dans tout le pays pour réclamer le départ du président (Faure Gnassingbé). Ce dernier a été réélu pour son troisième mandat en avril 2015. Les manifestations de 2018 sont intervenues dans la continuité d’un rassemblement de grande ampleur à Lomé, contre la hausse du prix du carburant en février 2017. Toutefois, celles de 2018 se caractérisent par la forte mobilisation de la population dans d’autres villes que Lomé. Internet et les télécommunications étaient coupés à chaque rassemblement important. En février, plusieurs « jours morts » ont été décrétés. Les entreprises étaient fermées et les gens sortaient peu de chez eux. Des arrestations ont aussi été menées. Les manifestations se sont soldées par le vote d’une loi par le Parlement en août 2018 visant officiellement à assurer la sécurité du pays. Elle a instauré l’interdiction de manifester sur la voie publique avant 11 heures du matin et au-delà de 18 heures. En immobilisant le pays, les protestations auraient des effets néfastes sur les affaires.

22C’est l’avis d’Alice : « Beaucoup de choses sont décevantes de la part du gouvernement, mais les manifestations doivent cesser car le chiffre d’affaires descend vite. » Pour une autre, « peu importe si c’est Faure, Jean-Pierre ou un autre, tant que l’économie est stable ». Mais encore, pour Akouvi (28 ans), le pays doit avoir une bonne réputation pour attirer des investissements. Dans leurs bureaux, elles affichent systématiquement le portrait officiel du président. Qu’il soit obligé ou lié à des convictions, le respect de l’affichage officiel permet de montrer son affiliation au régime. La cheffe d’entreprise, qui est à la tête d’une imprimerie, a même une photographie d’elle et du président dans son bureau. Le soutien de fait, qui est sans engagement total dans l’arène politique, semble un invariant du mode de politisation des entrepreneur·es. B. Hibou (2008 : 119) montre très bien pour la Tunisie qu’une opposition frontale au gouvernement serait un suicide économique et social. On retrouve le même apolitisme affiché dans le cas des entrepreneurs de l’Union développé par S. Cissokho (dans ce numéro) : de même que pour un acteur économique ghanéen cité par cet auteur et marqué par le coup d’État des années 1980, l’éventualité d’un renversement du régime au Togo appelle les entrepreneur·es à la méfiance. Des rumeurs circulent également sur l’incendie du marché des « Nana Benz » en 2013, indiquant qu’il aurait été orchestré par le gouvernement en représailles d’un soutien en sous-main des commerçantes de pagnes à l’opposition. Cela montre toute la difficulté pour les entrepreneur·es de se positionner politiquement sans trop s’exposer.

Les apparentes contradictions de leur engagement public

Une rhétorique du genre dépolitisée

23Les cheffes d’entreprise ne portent pas de discours contestataire. C’est le cas par rapport au régime politique, mais aussi au sujet des inégalités de genre. Elles emploient le plus souvent l’expression « favoriser l’équité genre », qui permet de réclamer une place économique sans pour autant prononcer le mot « égalité ». Ce raisonnement donne à voir notamment un « féminisme de marché » qui renvoie aux capacités individuelles (Kantola et Squires, 2012 ; Pochic, 2018). On est loin d’une définition radicale de la libération des femmes telle une transformation politique, engageant le renversement du système de domination, et s’accompagnant de nouvelles normes sociales. Les cheffes d’entreprise, à l’exception de quelques femmes d’AWEP, rejettent l’étiquette féministe :

Il y a des associations de femmes qui militent pour le statut des femmes et l’égalité. C’est pas notre problème, on n’est pas dans cette dynamique. Nous c’est : que faire pour que les femmes entrepreneures puissent être considérées comme de vrais opérateurs économiques ? (entretien avec Claude, Lomé, mars 2016)

24La radicalisation de leur discours paraît peu probable, malgré leur volonté affichée de favoriser l’empowerment des femmes. Il faut bien voir que la contestation ouverte aurait un coût social et économique important. Ce sont des femmes actives dans un milieu des affaires fortement masculin. Elles sont donc déjà dans une position marginale par rapport aux normes de genre. La reconnaissance de leur légitimité, notamment par les hommes, à occuper cette place dépend de leur conformité à d’autres normes sociales. Ainsi, leur rhétorique dépolitisée permet un équilibre entre porter la cause économique des femmes dans l’espace public, et maintenir suffisamment les rapports de pouvoir pour assurer la reconnaissance de leur réussite économique qui perpétue leur position de classe. Cette recherche d’équilibre, associée également à des représentations de la réussite sociale passant par le statut de mère et d’épouse, donne lieu à un discours qui met en avant des qualités féminines.

L’essentialisation féminine comme stratégie ?

  • 9 Composé d’associations intégrées officiellement au patronat. L’association BeCoNet est mixte, mais (...)

25L’emploi de qualités dites féminines (douceur, côté maternel) pour justifier l’existence des associations d’entrepreneures, tandis que l’association des hommes chefs d’entreprises du Togo n’existe pas, interroge. Les entrepreneurs sont investis dans les autres associations professionnelles du patronat, comme la GTPME-PMI (Association des grandes, très petites et moyennes entreprises et industries du Togo). C’est un regroupement mixte dans lequel on ne trouve presque que des hommes. De ce fait, l’espace associatif patronal9 demeure divisé entre les femmes, qui n’agissent que pour ces dernières avec un discours parfois essentialisant, et les hommes, qui représentent un secteur professionnel. Cette séparation conduit à exclure le plus souvent les femmes des espaces de pouvoir où il y a des hommes. Le choix du nom « Association des femmes chefs » peut avoir par ailleurs des effets contradictoires dans leur quête de la reconnaissance sociale. L’expression, qui sous-entend que les chefs d’entreprise sont des hommes sauf exception, va dans le sens inverse d’une banalisation de la fonction. Les cheffes d’entreprise déplorent le fait d’être invitées à une multitude de réunions ministérielles pour les féminiser mais, lorsqu’elles sont envoyées à l’étranger dans les délégations ministérielles, elles ne revendiquent pas de représenter l’entrepreneuriat dans son ensemble. La valorisation d’une féminité fondée sur des qualités stéréotypées ne permet pas non plus aux femmes de sortir, à terme, de la représentation politique des seules femmes. Elle est plus une stratégie payante d’un point de vue des opportunités individuelles, qu’une source d’émancipation collective. Comme le montre E. Bouilly (2018) pour le Sénégal, être une « femme de développement » offre une notoriété et une estime sociales qui conduisent certaines femmes à en faire une sorte de « métier ». C’est le cas pour certaines femmes togolaises, dont celles qui ont des affaires peu florissantes.

Les pratiques quotidiennes des cheffes d’entreprise pour conserver les rôles de genre

26La tentative de déstabiliser le moins possible les hiérarchies sociales est visible dans le quotidien des cheffes d’entreprise. Pour ce faire, elles rusent afin de dissimuler leur réussite économique à l’extérieur et à l’intérieur de leur foyer. Elles jouent des apparences pour conserver à la fois l’honneur des maris, le leur en tant que bonne mère et épouse, ainsi que celui de la famille.

Extérioriser sa réussite économique tout en la dissimulant

27Les cheffes d’entreprise sont amenées à trouver un équilibre entre montrer et dissimuler leur réussite économique. La montrer se fait par l’habillement, c’est-à-dire par le port de pagnes Vlisco (une marque hollandaise chère) ou de vêtements occidentaux (robes, jupes, pantalons cintrés). Elle est donnée à voir également à l’intérieur des maisons, décorées avec des objets rapportés de voyage. Les bouteilles de spiritueux y sont exposées, ainsi que les prix obtenus dans les clubs-services. Donner à voir sa réussite économique consiste aussi à montrer, pour certaines, qu’on est la femme « d’un grand quelqu’un », qui a des moyens financiers. Dans le même temps, elles dissimulent leur argent. D’abord à l’extérieur du ménage, en contournant des accusations éventuelles en sorcellerie, comme cela est observé par exemple dans les travaux sur les enjeux de visibilité des entreprises de J.-M. Muñoz (2010), et les sollicitations familiales. Elles prennent de la distance avec les membres de la parenté. Pour Kelly (productrice de ricin), il est important que sa famille au village n’ait pas connaissance de ses affaires. Lorsqu’elle a de rares occasions de s’y rendre, elle dit avoir « des projets en cours ». Dissimuler la réussite économique permet ainsi de se protéger en tant qu’entrepreneures, mais aussi en tant que femmes. Elles sont valorisées avant tout comme gestionnaires du travail reproductif et domestique, ce qui fait qu’il est opportun de montrer que l’homme reste le chef de famille. La dissimulation de l’accumulation économique se fait aussi à l’intérieur du ménage pour éviter la critique, les conflits ou le divorce. Certaines ont investi dans des biens immobiliers sans que leurs maris ne soient au courant. Quelques-unes exigent des cadeaux voire de l’argent de poche à leurs époux :

Si tu gagnes un million aujourd’hui, tu vas pas aller le dire à ton mari, ça se fait pas. Si tu gagnes plus que ton mari, c’est vexant pour lui. C’est ça le couple en Afrique, il faut que le mari gagne plus. Tu vas pas lui dire, mais il voit des signes extérieurs et c’est tout. Parfois, je me laisse offrir des robes ou des bijoux, je réclame aussi, pour donner l’impression que je peux pas me les payer, c’est comme ça. (entretien avec Édith, Lomé, février 2016)

28Tout l’enjeu pour ces femmes est de conserver les faux-semblants afin de correspondre à la définition admise de la bonne épouse et du bon mari. Si l’époux a déjà couvert une partie des dépenses alimentaires, par exemple, mais que les provisions viennent à manquer, des cheffes d’entreprise complètent le stock. C’est ce que fait Nadine (revendeuse de pagnes, cheffe d’entreprise d’événementiel, en cours de séparation) tout en le dissimulant à son mari.

Assumer son rôle de « mompreneur »

29Les cheffes d’entreprise conservent la quasi-totalité du travail domestique perçu comme un devoir de femme mariée. On n’observe pas d’implication renforcée des maris dans le travail domestique, sauf exception et concernant surtout l’éducation des enfants sur des tâches ponctuelles (Moguérou et al., 2019). Au contraire, elles cherchent à être des « superwomen ». Les propos de Chris, à la tête d’un restaurant et d’une entreprise de formation du personnel de maison, mère de deux enfants de 6 et 8 ans, le montrent :

Moi, ma plus grande peur, c’est l’échec dans tous les domaines et mon souci c’est d’être une mère parfaite et une bonne épouse, du genre il faut être là à midi, faire à manger, il faut faire le marché et tout. Quand son mari est là il faut remplir ses devoirs conjugaux. Moi j’ai commencé par être comme ça au début de mon mariage, mais après quand j’ai commencé à travailler c’était moins le cas. Or, il me faut, je n’aime pas le dire, mais être la superwoman. (entretien avec Chris, Lomé, mars 2017)

30La notion de « mompreneur » a émergé ces dernières années. Le terme est connoté positivement lorsque les enquêtées l’utilisent car il désigne des femmes qui gèrent leur propre affaire et la famille avec succès. Il suggère de correspondre à un idéal-type de la business woman qui gère tout de front en étant à la fois « autonome, bonne mère avec des pulsions saines mais aussi séduisante, battante, performante » (Deschamps et Selim, 2011). Il s’inscrit dans des logiques d’hyper-productivité et d’aliénation associées au capitalisme qui ne sont pas remises en cause par ces représentantes de la cause des femmes à Lomé. Ces dernières incarnent les normes libérales et composent avec elles. Leur variable d’ajustement est le transfert du travail reproductif sur d’autres femmes, sans pour autant leur accorder souvent des revenus supérieurs à la normale qui attesteraient d’un traitement de faveur par solidarité. Elles participent à entretenir une chaîne du care du haut vers le bas de l’échelle sociale, qui se superpose à des caractéristiques ethniques ; les « petites bonnes » venant souvent du nord du pays. Ainsi, elles participent à maintenir des rapports de pouvoir sur d’autres femmes, sans générer la reformulation des rôles des hommes.

Conclusion

31Malgré la rhétorique de changement social portée par les cheffes d’entreprise, individuellement et dans leurs associations, l’AFCET en particulier apparaît comme un espace d’entre-soi élitaire par lequel et dans lequel se reproduisent des hiérarchies politiques et les normes sociales. La mise en avant des problématiques de genre par les entrepreneures participe de la banalisation publique du travail productif des femmes dans ce contexte social qui associe l’activité économique des femmes au commerce essentiellement. Dans le même temps, l’instrumentalisation du genre dans un discours dépolitisé permet le maintien d’autres rapports de pouvoir sous couvert de promotion féminine. Les enjeux de classe sociale ressortent. Les cheffes d’entreprise peuvent trouver un intérêt à ne pas trop déstabiliser les rapports de pouvoir au bénéfice de marges de manœuvre individuelles pour faire des affaires en autonomie, conserver leur honneur de genre, mais aussi leur position de classe par l’entrepreneuriat. Tout l’enjeu est bien de « rester petit·e pour se protéger du pouvoir » (Hibou, 2008 : 127) tout en se positionnant suffisamment dans le champ économique et politique pour bénéficier d’avantages concrets et d’une reconnaissance sociale en tant qu’entrepreneures et en tant que femmes. La situation de genre est rendue acceptable car elle donne la possibilité de maintenir une position dominante dans d’autres rapports de pouvoir. Ainsi, une étude de l’imbrication des rapports de pouvoir est indispensable pour saisir l’épaisseur des hiérarchies sociales, surtout pour ces actrices qui défient les catégories de la subalternité. Les femmes sont rangées le plus souvent dans les populations subalternes, et encore davantage si elles sont des « Suds » (Mohanty, 1984), mais on voit bien que cette représentation gagne à être complexifiée en introduisant différentes dimensions de la stratification sociale.

32Cet exemple togolais illustre le fait que l’autonomisation économique, d’une part, et l’engagement public au nom d’une cause, d’autre part, n’impliquent pas nécessairement la remise en cause des logiques de domination. Notre analyse nous rappelle ainsi l’importance d’établir la distinction entre les mouvements féminins et les mouvements féministes (Sow, 2012). Un autre enseignement serait de garder une distance critique face à la notion d’innovation sociale par l’entrepreneuriat. Certes, elle permet de rompre avec une vision pessimiste de l’Afrique. Toutefois, dans la recherche, elle peut nous amener à considérer les reconfigurations sociales à l’œuvre au détriment des processus et pratiques de stabilisation des ordres politiques et sociaux en place.

33En somme, les entrepreneures en présence agissent de façon attendue dans un capitalisme de connivence qui nécessite la proximité avec le pouvoir politique. Il était donc important d’explorer le décalage entre leur usage des étiquettes et catégories qui font référence au néolibéralisme et la réalité des pratiques. Le phénomène de copinage est amplifié au Togo par la situation politique où le régime est le même depuis plus de cinquante ans et par la structure des sociétés de type communautaire en général qui favorise ces jeux d’alliances. Toutefois, l’expression de « capitalisme de connivence », pour qualifier un type d’économie qui fait du favoritisme dans la distribution des autorisations légales, qui accorde des allègements fiscaux ou qui maintient des systèmes de monopole, n’a pas été inventée pour parler des économies africaines. Même si elle s’applique bien à la réalité togolaise, on devrait pouvoir penser les limites du mythe néolibéral de la concurrence pure et parfaite, fondée sur la séparation stricte entre la sphère économique et politique, bien au-delà des contextes africains.

Haut de page

Bibliographie

Aligica P.D., Tarko V., 2014, « Crony Capitalism: Rent Seeking, Institutions and Ideology », Kyklos, n° 67(2), pp. 156-176.

Banque mondiale, 1989, « L’Afrique subsaharienne : De la crise à une croissance durable », Washington, 346 p.

Barth F., 1967, « On the study of social change », American anthropologist, n° 69, pp. 661-669.

Bayart J.-F., 1989, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard.

Bazin L., 2014, « Le travail : un phénomène politique complexe et ses mutations conjoncturelles », Politique africaine, n° 133, pp. 7-23.

Bierschenk T., Chauveau J.-P., Olivier de Sardan J.-P. (dir.), 2000, Courtiers en développement : Les villages africains en quête de projets, Paris, APAD-Khartala.

Blundo G., Olivier de Sardan J.-P., 2001, « La corruption au quotidien », Politique africaine, n° 83, pp. 5-37.

Boltanski L., Chiapello È., 2011 (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

Bouilly E., 2018, « Devenir femmes de développement au Sénégal. Des carrières militantes associatives et professionnelles genrées », in M. Gomez-Perez (dir.), Femmes d’Afrique et émancipation, Paris, Karthala, pp. 207-235.

Bouly de Lesdain S., 1999, Femmes camerounaises en région parisienne. Trajectoires migratoires et réseaux d’approvisionnement, Paris, L’Harmattan.

Chivangue A., 2015, « Crony capitalism in Mozambique: Evidence from politicians and businessmen Networks », Working Paper CEsA CSG, n° 135, Lisbon, University of Lisbon, Lisbon School of Economics and Management, 25 p.

Comhaire-Sylvain S., 1951, « Le travail des femmes à Lagos, Nigeria », Zaïre, n° 5, pp. 169-187 et pp. 475-502.

Connan D., 2016, « Une réinvention de la différence élitaire : un Rotary Club dans le Kenya de Mwai Kibaki », Critique internationale, n° 73, pp. 133-155.

Coquery-Vidrovitch C., 2013 (1994), Les Africaines, Histoire des femmes d’Afrique subsaharienne du xixe au xxe, Paris, La Découverte/Poche.

Cordonnier R., 1987 (1982), Femmes africaines et commerce, les revendeuses de tissu de la ville de Lomé (Togo), L’Harmattan.

Deschamps C., Selim M., 2011, « La catégorie de genre à l’épreuve des générations », Journal des anthropologues, n° 124-125, pp. 331-341.

Destremau B., 2013, « Au four, au moulin… et à l’empowerment. La triple captation et l’exploitation du travail des femmes dans le développement », in M. Maruani, Travail et genre dans le monde, Paris, La Découverte, pp. 89-97.

Ellis S., Fauré Y.-A., 1995, Entreprises et entrepreneurs africains, Paris, Karthala.

Hibou B., 2008, « "Nous ne prendrons jamais le maquis." Entrepreneurs et politique en Tunisie », Politix, n° 84, pp. 115-141.

Hirata H., Molinier P., 2012, « Les ambiguïtés du care », Travailler, n° 28, pp. 9-13.

Kantola J., Squires J., 2012, « From state feminism to market feminism? », International Political Science Review, n° 33, pp. 382-400.

Lesourd C., 2006, « "Au bonheur des dames" : femmes d’affaires mauritaniennes de nos jours », thèse de doctorat en ethnologie et anthropologie sociale, EHESS, Paris, 316 p.

Lesourd C., 2009, « Le "Centre commercial de Chinguetti", à Nouakchott (Mauritanie) », Bulletin de l’APAD, n° 29-30, pp. 93-108.

Marie A. (dir.), 1997, L’Afrique des individus, Paris, Karthala.

Marsden K., 1990, « Les chefs d’entreprises d’Afrique : pionniers du développement », Washington DC, World Bank, Document de travail, n° 91.

Moguérou L., Vampo C., Kpadonou N., Adjamagbo A., 2019, « Les hommes au travail... domestique en Afrique de l’Ouest. L’effet modéré des reconfigurations du travail féminin sur les masculinités à Dakar et à Lomé », Cahiers du Genre, n° 67, pp. 97-119.

Mohanty C.T., 1984, « Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial Discourses », Boundary, n° 12/13, pp. 333-358.

Muñoz J.-M., 2010, « Business Visibility and Taxation in Northern Cameroon », African Studies Review, n° 53, pp. 149-175.

Nkolo Asse Sosso G., 2015, « Les femmes entrepreneures dans la société politique camerounaise », thèse de doctorat de sciences politiques, université de Bordeaux, 488 p.

Nussbaum M., 2008, Femmes et développement humain. L’approche des capabilités, Paris, Des femmes.

Nyirenda A., 1957, « African Market Vendors in Lusaka, with a note on a recent boycott », Rhodes-Livingstone Journal, n° 22, pp. 31-63.

OCDE, 2017, « Perspectives économiques en Afrique », Togo, BAfD, OCDE, PNUD, 344 p.

Ould Ahmed Salem Z., 2000, « Sur la formation des élites politiques et la mobilité sociale en Mauritanie », Cahiers de l’Iremam, n° 13-14, pp. 203-224.

Pochic S., 2018, « Féminisme de marché et égalité élitiste ? », in M. Maruani (dir.), Je travaille donc je suis. Perspectives féministes, Paris, La découverte, pp. 42-52.

Rabier M., 2013, « Entrepreneuses de cause. Contribution à la sociologie de l’engagement des dirigeantes économiques en France », thèse de doctorat, EHESS, Paris, 653 p.

Robertson C., 1974, « Economic women in Africa : Profit-Making Techniques of Accra Market Women », The Journal of Modern African Studies, n° 12, pp. 657-664.

Saint-Hilaire C., 1996, « La production d’un sujet-femme adapté au développement. Le cas de la recherche féministe aux Philippines », Anthropologie et Sociétés, n° 20, pp. 81-102.

Saint-Lary M., 2009, « Introduction : des entrepreneurs entre rhétorique et action sur le monde », Bulletin de l’APAD, n° 29-30, pp. 1-8.

Sarr F., 1998, L’entrepreneuriat féminin au Sénégal. La transformation des rapports de pouvoir, Paris, L’Harmattan.

Severino J.-M., Hajdenberg J., 2016, Entreprenante Afrique, Paris, Odile Jacob.

Sow F., 2012, « Mouvements féministes en Afrique », Revue Tiers Monde, n° 209, pp. 145-160.

Sylvanus N., 2006, « Des fils enchevêtrés : les commerçantes togolaises dans les réseaux mondiaux du textile », thèse doctorale d’anthropologie sociale, EHESS, Paris, 374 p.

Toulabor C., 1986, Le Togo sous Eyadéma, Paris, Karthala.

Toulabor C., 2012, « Les Nana Benz de Lomé. Mutations d’une bourgeoisie compradore, entre heur et décadence », Afrique contemporaine, n° 244, pp. 69-80.

Vampo C., 2021, « Des Nana Benz aux cheffes d’entreprise contemporaines à Lomé, au Togo. L’entrepreneuriat dit "moderne" en question », Revue internationale des études du développement, n° 245, pp. 145-169.

Haut de page

Notes

1 Selon la Charte des PME-PMI du Togo, 2009.

2 Le Togo est un pays essentiellement rural avec une population active composée d’environ 10 % de salarié·es formel·les en 2016 (OCDE, 2017).

3 La certification ISO est définie par l’International Organization for Standardization comme une procédure par laquelle une tierce partie donne une assurance écrite qu’un produit, un processus ou un service est conforme aux exigences spécifiées dans un référentiel international.

4 Voir par exemple aussi : Coquery-Vidrovitch (2013), Toulabor (2012), Sylvanus (2006).

5 Il y a sans aucun doute un effet de sous-déclaration.

6 Données Banque mondiale (2017) : https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.PCAP.CD (consulté le 16 mars 2021).

7 Au début du xviiie siècle, une vague de population ané d’Elmina (Gold Coast) s’établit à Aného et forme, avec la communauté afro-brésilienne issue de la traite, le groupe appelé aujourd’hui les « Mina » ou « Mina-Guin ». On parle au Togo des Mina pour définir cette élite « métisse » qui faisait office « d’aristocratie togolaise » (Toulabor, 1986).

8 Le président actuel Faure Gnassingbé a été élu en 2005 suite au décès de son père qui avait pris le pouvoir en 1967.

9 Composé d’associations intégrées officiellement au patronat. L’association BeCoNet est mixte, mais elle ne fait pas encore partie du patronat.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Charlotte Vampo, « Les cheffes d’entreprise du Togo et la reproduction des hiérarchies politiques et sociales »Anthropologie & développement, 52 | 2021, 125-141.

Référence électronique

Charlotte Vampo, « Les cheffes d’entreprise du Togo et la reproduction des hiérarchies politiques et sociales »Anthropologie & développement [En ligne], 52 | 2021, mis en ligne le 11 juillet 2022, consulté le 06 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/anthropodev/1573 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anthropodev.1573

Haut de page

Auteur

Charlotte Vampo

Anthropologue, laboratoire population environnement développement (LPED), université Aix-Marseille/IRD ; vampo.charlotte[at]gmail.com

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search