Introduction

1Instrument privilégié de l’intervention publique et de la coopération au développement, le projet reste le mécanisme par lequel le développement est promu dans la plupart des pays africains (Lavigne Delville, 2011). La logique projet est connue pour ses tares récurrentes : caractère exogène, démarche top down et standardisée, sectorialisation de la réalité sociale, difficulté à entretenir une mobilisation durable des populations, projection sur le court terme qui ne garantit pas le temps nécessaire en vue de générer des effets durables, menace de contournement de l’administration publique pérenne, vulnérabilité aux chocs internes et externes (Ndione, 1992 ; Olivier de Sardan, 1995 ; Billé, 2009). Malgré les pistes palliatives suggérées par l’approche programme (gestion axée sur les résultats, exécution nationale, démarche plus globale et intégrée), celle-ci n’échappe pas aux lourdeurs bureaucratiques au regard des retards récurrents d’exécution, qu’accentue la reproduction des dérives, à partir du moment où le programme est décliné en plusieurs projets parfois peu articulés (Garnaud et Rochette, 2012). Sur un autre plan, les traces et empreintes à la fois matérielles et immatérielles des projets successifs se superposent sur les communautés et sur les territoires, sans que les conditions de leur mise en cohérence ainsi que les processus d’apprentissage à partir de la valorisation cumulative de leurs acquis ne soient garantis (Lachenal et Mbodj-Pouye, 2014 ; Ahearne, 2014). C’est au regard de tous ces enjeux qu’il nous est apparu indiqué de réfléchir sur le passé des projets fonciers dans un contexte sénégalais où le foncier est resté une source de préoccupation majeure : maîtrise de l’assiette foncière, régularisation/sécurisation foncière, conciliation entre agrobusiness et agriculture familiale (Cressy, 2018).

3Valorisant une entrée par les évocations mémorielles, l’objet de cette réflexion est de partir de la description de l’itinéraire des interventions sur le foncier dans la commune de Gandon pour analyser le degré de valorisation des projets antérieurs. L’analyse des traces et empreintes des projets fonciers permettra d’étudier également leur degré d’appréciation et d’appropriation territoriales. Plusieurs questions structurent la présente réflexion. Que révèlent les évocations mémorielles d’acteurs divers sur les traces/empreintes matérielles et immatérielles des différents projets fonciers qui se sont succédé sur le territoire ? Les expériences et acquis des projets fonciers ont-ils pu être valorisés au fil des interventions ? Que retiennent les acteurs territoriaux de la pluralité des dispositifs et outils fonciers liée à l’intervention successive de projets/programmes ?

4La réflexion ne revient pas sur le débat relatif à l’opposition entre l’histoire, une discipline établie, et la mémoire avec ses défis d’évocation ou de formulation au-delà des contingences psychologiques et sociopolitiques (Barthes, 1964 ; Lemarchand, 2004 ; Ricoeur, 2000). Trace du passé ou réinterprétation du passé dans le présent, l’étude des projets à travers une entrée par la mémoire révèle un vécu remémoré et reconstruit en fonction des lectures individuelles/collectives, générationnelles, et des logiques d’acteurs (Halbwachs, 1994). Plusieurs problématiques sont envisagées pour appréhender le passé, l’hétérogénéité de ses usages, de ses identités, de ses formes d’expression, les conditions de mise en récit et de transmission, l’interpénétration entre l’individuel et le collectif ou entre le psychique et le social (Lavabre, 2016). À ce propos, l’opération d’évocation du « passé du présent » n’aboutit pas à une reproduction mécanique, mais exprime également les conditions d’évocation des souvenirs qui, elles-mêmes, trahissent des attitudes de sélection… Enfin, les pratiques d’évocation et de transmission du passé n’échappent pas au prisme d’une société en transition, écartelée entre des traditions qui se perdent et une modernisation extravertie productrice de contresens et de non-sens qui a du mal à s’endogénéiser (Melchisedek, 2015). C’est ce qui explique l’hybridité et la forte variabilité des assertions soumises à une tension permanente entre divers registres culturels peu ou pas intégrés. La situation est d’autant plus préoccupante pour l’Afrique, dans un contexte d’épuisement des ressorts de transmission intergénérationnelle de la mémoire (contes, proverbes, griots, sociabilisation…) et d’instrumentalisation de pratiques mémorielles par les États ou par des groupes sociaux (Fouéré, 2010 ; Ndiaye, 2010).

5Nous partons de l’hypothèse selon laquelle l’évocation de souvenirs passe par un travail de réinterprétation de la mémoire pouvant, certes, réorienter, fragiliser ou consolider les faits, mais également éclairer sur le déroulement des interventions, le ressenti des acteurs voire les logiques d’acteurs. Au-delà de Gandon, la réflexion est nourrie par des constats relevés sur plusieurs années de diverses expériences de projets de développement au Sénégal. S’inspirant d’une orientation méthodologique qui combine approche historique, socio-anthropologique, cognitive et analyse des logiques d’acteurs, l’article s’appuie sur divers outils de recherche tels des entretiens semi-structurés, des récits individuels et collectifs, l’observation sur le terrain et l’analyse critique de la revue documentaire. Au regard des ressentis différenciés dans l’évocation des souvenirs, il semble indiqué de trianguler non seulement les sources de données, mais également les catégories d’acteurs à interroger. C’est pourquoi les entretiens ont ciblé les élus locaux, l’administration locale, des habitants, des professionnels du développement issus de projets d’appui ainsi que des services déconcentrés. Trois parties structurent la réflexion : la description de l’itinéraire des projets fonciers et l’analyse de la valorisation des acquis ; le repérage et l’analyse des traces/empreintes matérielles et immatérielles ; et, enfin, l’analyse de l’appréciation sociale et de la pérennisation des interventions.

Itinéraire des interventions en foncier et degré de valorisation des acquis

6Historiquement, c’est le renversement des zones pionnières en zones de terroir qui a permis aux conseils ruraux d’avoir des prérogatives sur le foncier alors géré par la SAED dans le Delta. Les pratiques de spéculation foncière, la déficience du système d’archivage des délibérations foncières, les affectations multiples de parcelles ont attisé beaucoup de conflits fonciers. C’est ce qui a amené la SAED à s’impliquer de nouveau en vue de contribuer à une meilleure gouvernance foncière. C’est dans ce cadre que, vers la fin des années 1990, en relation avec l’ISRA, le CIRAD et l’UGB, la SAED va expérimenter l’élaboration des POAS (Plans d’occupation et d’affectation des sols). Toutefois, ses moyens limités vont conduire l’État du Sénégal, avec l’appui de l’AFD, à mettre en place un programme plus structuré sur le foncier, à savoir le PACR, en 2008.

7Le PACR-VSF (vallée du fleuve Sénégal) va intervenir en intégrant Gandon parmi les neuf communautés rurales concernées (2008-2014). Son intervention dans le domaine du foncier était destinée à appuyer les conseils ruraux pour qu’ils disposent d’outils, de procédures et de savoir-faire leur permettant de gérer de façon plus efficace et plus transparente l’espace foncier. Elle se décline en élaboration de POAS, mise à disposition d’outils (système d’information foncière, registre de demandes foncières, registre foncier, manuel de procédures foncières, cartographie parcellaire agricole…), mise en place de dispositifs (commission domaniale élargie), structuration et formation d’animateurs fonciers, ou encore financement de micro-projets (aménagement de mares et de points d’eau pastoraux, délimitation de couloirs de passage du bétail, panneautage des zones avec leur vocation…). Si le PACR a été l’un des premiers projets d’expérimentation d’une démarche d’accompagnement des conseils ruraux dans le foncier, le processus n’a pu suffisamment mettre en œuvre toutes les ambitions (PACR-VFS, 2018).

8C’est ainsi que le MCA Sénégal, projet initié par le gouvernement américain, va prendre la relève autour de l’objectif d’amélioration de la productivité rizicole. De 2010 à 2015, le MCA, au regard des moyens importants mobilisés sur le foncier, a permis une plus grande opérationnalisation des POAS, la concrétisation d’un SIF manuel et numérique, la poursuite des travaux de panneautage, la structuration d’un réseau d’animateurs fonciers… L’activité de sécurisation foncière du MCA a articulé le foncier avec la réalisation d’ouvrages d’irrigation, de pistes et d’aménagements hydroagricoles (MCA Sénégal, 2019). Toutefois, malgré la volonté affichée du MCA de s’inscrire dans la continuité des dynamiques antérieures, une ambition de labellisation a été vite repérée à travers la volonté de recadrer le SIF initié par le PACR en Système d’information territoriale et de gestion foncière (SITGF) ; ce qui va complexifier le système, le rendant ainsi difficilement appropriable par les acteurs locaux.

9La situation de référence au démarrage de l’intervention amène souvent les nouveaux projets à mettre en relief les insuffisances des projets antérieurs et, ainsi, à justifier les changements opérés. Ici, c’était l’obsolescence du système de conservation des documents fonciers, le caractère inadapté de certaines procédures, le faible niveau de connaissances et de compétences des acteurs locaux en SIF, les difficultés rencontrées dans le remplissage des outils et dans l’application des procédures, la récurrence de données manquantes… qui étaient entre autres relevés (MCA Sénégal, 2015). Pourtant, la convention entre le MCA et la SAED positionnait bien cette dernière dans le suivi des interventions, en sa qualité de structure officielle chargée du développement rural au niveau du delta et de la vallée du fleuve Sénégal. Mais les structures publiques ne semblent disposer ni de légitimité institutionnelle, ni de capacités techniques, ni de moyens d’action suffisants pour assumer une telle posture. Une telle situation reste accentuée par leur posture floue par rapport aux projets : structures chargées d’assurer le suivi et la pérennité des interventions et, en même temps, prestataires de services des projets.

10Avant la fin du MCA, le PDIDAS va prendre le relais, de 2014 à 2021. Initié par l’État sénégalais avec l’appui de l’Association internationale de développement (IDA), ce projet avait pour objectif de promouvoir la croissance et l’emploi par l’augmentation des investissements productifs privés dans les filières agricoles au niveau des régions de Saint-Louis et Louga. À l’instar du MCA, le PDIDAS a réaffirmé sa volonté de s’inscrire dans la continuité des projets fonciers antérieurs à travers le recrutement de leur personnel, la reproduction de certains outils et dispositifs initiés par ces derniers, l’élaboration de quelques POAS, l’accompagnement à l’opérationnalisation des outils fonciers, la redynamisation des organes de sécurisation foncière… L’innovation introduite par le PDIDAS tournera autour de la construction de bureaux fonciers équipés dans chacune des neuf communes d’intervention en prenant en charge les agents fonciers. Pour la Commune de Gandon, le PDIDAS va accompagner tout le processus de sécurisation foncière en faisant passer le nombre de parcelles à usage agricole sécurisées, de novembre 2017 à septembre 2018, de 311 à 1 140 (PDIDAS, 2020). L’empreinte du PDIDAS reste enfin appréciable à travers l’introduction du numéro d’identification cadastrale (NICAD), jusque-là réservé au milieu urbain, en relation avec le service du Cadastre. Malgré la portée de son intervention sur le foncier, le PDIDAS n’a pu échapper à la logique de projet en reproduisant certaines tares repérables déjà dans le MCA : transmission sélective des informations ou implication limitée de la SAED et de certains services de l’État, faible valorisation des acquis des projets antérieurs. Pour un élu, membre du bureau municipal de Gandon :

Le PACR a balisé le chemin en diffusant le POAS et en initiant un embryon de SIF. Le MCA est allé jusqu’à la matérialisation des POAS et le démarrage du SIF. Le PDIDAS a amené le bureau foncier avec un personnel dédié mais n’a pu renforcer le SIF. Nous nous sentons perdus avec tous ces changements qu’apporte chaque nouveau projet… La priorité, c’était de rendre fonctionnel le SIF initié par le PACR mais pas de chercher à créer un nouveau SIF. D’ailleurs, le SIF est toujours là mais nous ne savons pas quoi en faire.

11Au-delà du décalage entre intention de s’inscrire dans la continuité des projets antérieurs et pratiques réelles au niveau du déroulement des activités, la faible valorisation de l’expérience des projets antérieurs traduit non seulement la volonté de chaque projet de justifier sa spécificité, mais également les affres d’un cloisonnement induit par la différence de bailleurs de fonds, de procédures, d’architecture institutionnelle, de théories de changements rendant parfois difficile la passation inter-projets. En tout état de cause, les acteurs locaux sont de plus en plus indisposés par la logique projet : volonté de se singulariser par rapport aux projets antérieurs, empressement surtout vers la fin de l’intervention, vision rivée sur l’immédiat et peu sur des résultats durables, ou encore volonté de perdurer, comme le traduit un élu membre de la commission foncière de Gandon :

• 2 Littéralement cela signifie : « Cuisiner un repas tout de suite, le servir tout de suite et le mang (...)

Les projets c’est comme « togue tay, mou niore tay, niou leke ka tay »2… Au début, le projet cherche à se justifier, pointant du doigt les insuffisances des projets antérieurs. Ensuite, ils attendent la fin du projet pour soumettre les populations à un rythme fou afin d’atteindre leurs propres objectifs ou trouver des argumentaires pour négocier une prolongation du projet ou tout simplement justifier l’implantation d’un nouveau projet.

12À l’exception de l’archivage analogique du SIF, la Commune de Gandon ne détient pas toute la mémoire des interventions foncières qui se sont déroulées sur son territoire, obligée qu’elle est de devoir toujours recourir aux agents des projets, même après la clôture de ces derniers. S’y ajoute la technicisation des outils promus par les projets dans un contexte de faible présence de ressources humaines qualifiées au sein des collectivités territoriales, ce qui explique la difficulté ressentie par ces dernières à assumer l’harmonisation et le suivi des interventions. Par ailleurs, la logique de projet, avec ses indicateurs de résultats spécifiques, ses délais déjà fixés, ses outils et modalités d’intervention déjà stabilisés, s’adapte difficilement aux exigences d’harmonisation. Tout se passe comme si la succession de projets fonciers sur un même territoire, loin de déboucher sur une valorisation cumulative des acquis, donnait lieu à une spirale d’éternel recommencement qu’attise la diversité des dispositifs, outils et procédures, peu ou prou harmonisés, souvent liés à la diversité des bailleurs. D’ailleurs, même si la plupart des projets annoncent leur intention de valoriser les projets antérieurs qui se sont déroulés sur le même site, rares sont ceux qui déterminent de manière spécifique les conditions de cette valorisation, ou encore l’inscrivent parmi les indicateurs d’atteinte des résultats. Une telle situation a comme effet de lasser, saturer les acteurs territoriaux (élus locaux, habitants, propriétaires terriens…), en brouillant leurs repères. D’autant plus que la ronde des projets fonciers laisse apparaître le fait qu’il n’y a pas de différence marquée dans les interventions, que ce soit dans le fondement paradigmatique fortement influencé par les enjeux internationaux, dans le contenu de l’action avec une reproduction sensible des mêmes domaines d’intervention, dans l’approche d’intervention, dans les outils proposés, ou dans les cibles mobilisées (Garnaud et Rochette, 2012).

Traces et empreintes des interventions

13Souvent appréhendée à travers son caractère évanescent et éphémère, la trace définit un indice qui a tendance à s’effacer dans le temps mais qui peut être d’ordre affectif, psychique, corporel, écrit ou non écrit (Ricoeur, 2000). L’empreinte, elle, dérive d’un contact physique et réfère à une marque profonde, distincte et durable. Pouvant prendre une forme mémorielle et/ou écrite, les traces tout comme les empreintes matérielles et immatérielles oscillent entre données concrètes et abstraites. À ce sujet, les empreintes du PACR, du MCA et du PDIDAS restent bien repérables dans la commune de Gandon : bureau foncier, GPS, panneaux d’indication des usages fonciers, points d’eau pour le bétail, aménagements hydroagricoles, voiture pick-up, pluralité de documents et d’outils (POAS, registres fonciers, fiches de demande, documents de formation…). Des traces et empreintes immatérielles restent perceptibles à travers la promotion d’une prise de conscience chez les élus locaux de l’importance de bâtir un système foncier transparent : par le renforcement de la capacité de maîtrise d’ouvrage dans le domaine foncier des collectivités locales, par une meilleure connaissance de l’assiette foncière ou encore par la promotion d’une dynamique de gouvernance foncière. La structuration d’un réseau d’animateurs fonciers et d’élus issus de la commission domaniale dotés d’un capital de savoirs et de savoir-faire en matière de gestion foncière a été facilitée grâce à l’intervention des divers projets, faisant ainsi de Gandon un laboratoire d’experts fonciers aux pieds nus.

14Des évocations mémorielles sur les traces et empreintes des projets fonciers sur Gandon permettent de repérer des divergences à l’intérieur et entre catégories d’acteurs. Du point de vue des élus locaux, c’est le décalage entre les moyens importants mobilisés par les projets et l’effet réel sur le territoire, d’une part, et, d’autre part, les souvenirs de relations souvent difficiles entre le maire et les projets, qui ont été plusieurs fois évoqués. L’approche techniciste et top down des projets, la faible capacité de la Commune à faire infléchir certaines décisions des projets, les pratiques de rétention d’information de la part des projets…, tout cela semble avoir beaucoup joué sur l’attitude de minimalisation des attentes et de laisser-faire des élus vis-à-vis des projets. Las des interventions venues réaliser leurs propres objectifs et déterminant seules leurs indicateurs de résultats, certains élus locaux et l’administration municipale ont l’impression que les projets servent plus à entretenir la configuration développementiste (maintien d’emplois d’experts, recrutement de cabinets de consultance, marchés de travaux pour les entreprises internationales) qu’à les appuyer pour changer sensiblement leurs conditions de vie ou les rendre autonomes. Pour ce haut responsable du bureau du conseil municipal de Gandon, c’est surtout la question de l’autonomisation des collectivités territoriales qui se pose :

Les projets passent, mais les communes restent toujours demandeuses d’appui pour gérer le foncier. Les outils sont là, nous avons reçu beaucoup de formations… mais je pense qu’ils ne nous ont pas donné certaines clefs. Par exemple, nous n’avons pas reçu suffisamment de formations sur comment reporter les informations collectées par GPS dans la base de données ou comment actualiser le SIF (numérique)… Peut -être que je me trompe, mais j’ai l’impression que tous ces projets veulent justifier leur présence en ne nous donnant pas les secrets nécessaires à l’autonomie de gestion foncière des communes.

15Il faut relever toutefois des interprétations divergentes de souvenirs à l’intérieur des catégories d’acteurs. Ainsi, les élus issus de l’ancienne équipe municipale font état d’errements de la nouvelle équipe liés à leur volonté de remettre en cause tout le travail antérieur entamé en matière de gestion foncière. Ces élus soutiennent que c’est bien l’équipe municipale actuelle qui a perturbé la dynamique de gouvernance foncière entamée avec les projets. De telles allégations témoignent de la difficulté à assurer une continuité de l’action publique au sein des collectivités territoriales et témoignent également de l’évocation différentielle de souvenirs selon la logique d’acteurs : la nouvelle équipe municipale gagnante des élections ayant tendance à marginaliser l’équipe sortante qui, elle, se réfugie dans une pratique de boycott ou de rejet systématique.

16Du point de vue des acteurs sociaux, si certains habitants propriétaires fonciers se rappellent la boulimie et l’opacité foncières des leaders de l’ancienne communauté rurale mais, également, la récurrence des conflits sociaux, d’autres établissent un lien très fort entre la présence des projets et les avancées notées dans l’accès sécurisé au foncier, les processus transparents d’affectation foncière, la régularisation des titres de propriété, ou encore la réduction des conflits fonciers. Pour un propriétaire foncier :

C’est grâce aux projets que les politiciens ont commencé à prendre conscience que nous, les populations, nous avons des droits sur la gestion de la mairie. Avant, nous n’avions aucune information sur la gestion foncière. Il y avait beaucoup de conflits et les politiciens favorisaient certains acteurs sur d’autres. Maintenant, nous connaissons les procédures et les règles sur le foncier… Nous avons même des papiers sur nos terres et il y a des documents qui permettent de trancher en cas de conflit.

17D’ailleurs, le lien que les populations font entre les nombreuses régularisations/affectations et l’intervention des projets fonciers semble de plus en plus irriter les élus locaux au regard du risque de délégitimation de l’autorité de la Commune :

Les gens pensent que c’est grâce au MCA ou au PDIDAS qu’ils ont accès au foncier ou qu’ils disposent de documents… Ils pensent que ce sont les projets qui régularisent alors que, tout le processus, c’est nous... Ils ne voient que les projets et cela nous fait beaucoup mal.

18Du point de vue des professionnels des projets, certes le souvenir d’un engagement local sur le foncier reste bien réel, mais beaucoup d’interrogations reviennent sur l’évocation des interventions. La volonté de la nouvelle équipe municipale de faire table rase des dynamiques foncières déjà entamées, l’instrumentalisation du processus par les élus à travers l’adoption sélective et orientée des résultats ressortis des processus fonciers, la mobilisation intermittente des acteurs territoriaux comme si le projet ne correspondait pas à leur priorité conduisant ainsi à des retards récurrents…, tous ces éléments ont conduit certains professionnels à se demander si réellement les élus locaux avaient intérêt à ce qu’il y ait une transparence foncière. Dans leurs souvenirs les professionnels relatent également l’attitude jugée attentiste des acteurs territoriaux qui ne se mobilisent que lorsque le projet met à disposition des moyens financiers. Enfin, les déficits de gouvernance organisationnelle du Conseil rural, et maintenant de la Commune, ont beaucoup marqué l’esprit de certains agents de projets : concentration du pouvoir autour de l’autorité locale, faible fonctionnalité de la commission foncière, faiblesse des capacités techniques des élus et de l’administration municipale, faible réactivité, rétention d’information…

19L’évocation mémorielle, peu homogène et peu stable, reste finalement traversée par des tentatives de rationalisation en conférant ordre, sens et cohérence à un phénomène passé. Au-delà du différentiel de souvenirs entre les professionnels du développement et les acteurs des territoires, mais également entre ces derniers, il apparaît bien que les souvenirs du développement restent vulnérables à la logique d’acteurs avec une sélection de quelques faits et une interprétation tendancieuse en vue de fonder une position, chacun mettant l’emphase sur les limites des autres parties prenantes. Ainsi, du point de vue des élus locaux, subsistent une logique victimaire et critique, des attitudes de défiance, d’attentisme et de minimalisation des attentes vis-à-vis des projets. Du côté des professionnels, ce sont des sentiments de déception au regard des pratiques d’instrumentalisation et d’attentisme des acteurs sociaux qu’accentue le faible engagement de l’État en vue d’accompagner les dynamiques enclenchées qui transparaissent dans les évocations mémorielles. Du point de vue des habitants, ce sont des sentiments de satisfaction à l’endroit des projets, très loin de la caractérisation péjorative des élus. C’est que le projet constitue une histoire qui évolue à côté des histoires des acteurs parties prenantes, reflétant leur trajectoire professionnelle, politique ou personnelle. Tout semble témoigner de la présence d’un arc allant du mémoriel (mémoire vive) au mémorandum (mémoire revendicative), voire au mémorial (lieu de mémoire dont les empreintes). L’évocation des souvenirs des projets, même si elle reste un exercice complexe qui fournit des repères à la compréhension des faits, peut renseigner finalement sur les dynamiques des sociétés ainsi que sur les logiques des acteurs. Enfin, les évocations font rarement référence à l’État et font comme si la problématique foncière était liée aux interventions des projets, ce qui semble traduire une désaffection de la puissance publique et une valorisation à outrance des projets se substituant à l’État dans un domaine aussi stratégique que le foncier.

Appréciations et appropriation sociale des projets fonciers

20Plus d’une dizaine d’années d’interventions successives du PACR, du MCA et du PDIDAS (de 2008 à 2021) ont marqué la gestion foncière dans la commune de Gandon. Beaucoup d’appréciations positives sont formulées au regard de la maîtrise territoriale de l’assiette foncière, de la systématisation de procédures et de règles accompagnant le processus d’affectation et de sécurisation foncière, de la constitution d’une expertise sur le tas d’agents fonciers, de la mise à disposition d’outils spécifiques à la gestion foncière. La reconnaissance des droits de propriété, à travers le processus de formalisation et de régularisation foncière débouchant pour la première fois en milieu rural sénégalais sur la délivrance de NICAD, constitue une avancée majeure qui positionne le Delta comme un laboratoire du foncier. C’est ce qui explique d’ailleurs la forte diminution des conflits fonciers sur le territoire communal.

21Toutefois, la fin des projets a laissé apparaître un ralentissement des opérations foncières. Ainsi, sur Gandon, on voit bien une croissance à la fois des demandes et des formalisations/attributions coïncidant à la période couvrant la fin du PACR et la mise en activité du MCA (2013-2015). Depuis lors, il est relevé un décalage entre le nombre de demandes resté plus ou moins constant et le nombre de formalisations/attributions qui a considérablement chuté en 2016 avant de se relever grâce à l’intervention du PDIDAS.

22C’est dire que les capacités de la Commune à assurer le traitement des demandes de formalisation/attribution sont largement tributaires des appuis reçus de la part des projets fonciers. L’instauration d’un montant symbolique à payer par le requérant n’a pas encore permis de supporter les frais du système foncier. En effet, malgré les déclarations d’intention, certains projets attendent la fin de leur intervention pour penser et/ou mettre en œuvre une stratégie de pérennisation. En outre, certaines modalités d’intervention laissent les collectivités territoriales et les services de l’État complétement désemparés à la fin du projet : domination par le projet du processus de formulation, de suivi et d’évaluation à mi-parcours, accaparement de la documentation, déperdition voire dispersion de pans entiers de la mémoire institutionnelle à la fin du projet (entre les agents), pratique de rétention d’information ou d’information sélective... À ce propos, l’approche mémorielle permet de nuancer le déficit d’appropriation des projets de développement, non pas comme un refus de développement ou un détournement d’objectifs, mais plutôt comme l’expression d’une sanction sociale des modalités d’implémentation et de mise en œuvre des projets. Comme le souligne un membre du bureau municipal :

Déjà à l’état d’élaboration, les projets ne nous consultent pas. On les voit qu’à l’état d’exécution des activités alors que tout a été déjà décidé. Lorsqu’ils nous invitent à valider le document de projet, c’est un exposé d’une quinzaine de minutes qu’ils nous servent alors qu’eux y ont travaillé depuis des mois, voire un ou deux ans… Comment voulez-vous que, mis devant le fait accompli, nous puissions réagir autrement que d’accepter ce qu’ils nous présentent. En outre, ils ne nous donnent jamais le document de projet.

23Ainsi, les logiques récurrentes d’adoption sélective, de contournement/détournement, d’accaparement, de non-engagement, d’assistantialisme assumé (Olivier de Sardan, 1995), repérables au niveau des acteurs sociaux, seraient la conséquence du mal-développement qui résulte de la logique de projet. S’y ajoutent les conditions de retrait peu internalisées des projets qui indisposent les collectivités territoriales pour assurer la pérennisation des interventions, comme le fait remarquer un haut responsable de la Commune :

Le MCA avait créé un SIF. Mais quand il partait, la base de données n’a pas été transférée aux communes mais à la SAED, malgré notre désapprobation. La SAED nous a remis une copie SIF mais seuls ses agents peuvent faire des opérations, ce qui explique notre refus de collaborer… Lorsque le PDIDAS est venu, nous avons créé ensemble une base de données, mais lorsque le temps de saisie est venu, le PDIDAS a fait comme la SAED. Toute la mémoire foncière de la Commune est entre les mains des projets, mais nous, nous les attendons de pied ferme même si nous n’avons que des morceaux de base de données…

24Par ailleurs, la technicité des outils fonciers comme le SIF est telle que, sans mobilisation d’experts, leur fonctionnalité et leur actualisation par les acteurs locaux demeurent compromises ; ce qu’accentue l’absence de budget pour l’acquisition et la maintenance des équipements (ordinateurs, licence, logiciels…), ainsi que pour les déplacements sur le terrain et la mobilisation des ressources humaines qualifiées en vue d’assurer une mise à jour régulière des données (MCA Sénégal, 2011). À cause des dysfonctionnements constatés, beaucoup de données foncières demeurent caduques et inexploitables pour la prise de décision avec le risque de générer de nouveaux conflits. Sur ce point, la SAED et encore moins la Commune de Gandon ne semblent disposer de moyens adéquats pour assurer la pérennisation du SIF et du bureau foncier. De plus, l’absence de précision dans la répartition des rôles et responsabilités des acteurs dans l’actualisation du SIF semble expliquer la confusion actuelle entre qui, de la SAED ou des collectivités territoriales, devrait alimenter le système. Finalement, malgré tous les moyens mobilisés, le SIF reste peu fonctionnel. Enfin, le bureau foncier construit par le PDIDAS risque d’être rangé parmi les éléphants blancs. Il est resté fermé depuis, la Commune de Gandon ayant refusé de réceptionner le bâtiment qui ne dispose ni d’électricité, ni d’eau, et comporte des défaillances en matière de sécurité. Actuellement, la Commune continue ses opérations foncières dans les anciens locaux affectés au sein de l’hôtel de ville, témoignant du déficit d’intégration du bureau foncier dans son architecture fonctionnelle, même si un effort a été fait avec le recrutement de deux animateurs fonciers. Il reste que, de l’avis de l’équipe du PDIDAS, c’est la Commune qui a décidé d’implanter le bureau foncier loin de son siège, contrairement aux autres communes, ce qui devrait induire la prise en charge des frais de sécurité et de connectivité.

25En fin de compte, la faible appropriation des projets et de leurs lots d’outils, de procédures et de dispositifs éclaire sur les dérives de l’approche projet qui, non seulement marginalise les savoirs endogènes et expérientiels des communautés, mais également leur dénie souvent toute capacité à produire du savoir rationnel pouvant faire face aux défis. Cette démarche reste expressive d’une sociologie des absences et de la violence épistémique envers les communautés du Sud (Santos, 2016). Même s’il est difficile de repérer une réponse collective des communautés où certains acteurs territoriaux semblent bien s’accommoder avec la logique de projet (courtiers locaux du développement), une impression générale mitigée peut être ressentie, expressive d’une perte de confiance et d’une minimalisation des attentes vis-à-vis des projets. Cela signifie que les communautés ont tellement intériorisé les effets mitigés des projets détenteurs de gros moyens mais sans impact durable sur le terrain d’intervention sinon pour entretenir une classe sociale, qu’elles manifestent de moins en moins d’engagement et d’enthousiasme par rapport à de futurs projets, préférant « attendre de voir ».

26Par ailleurs, les acteurs territoriaux accentuent, par leurs pratiques, le déficit de viabilité et de pérennisation des projets. Le changement des équipes municipales semble coïncider souvent avec une période de léthargie ou en tout cas d’instabilité dans la continuité de l’action publique et des projets. En effet, détentrices de l’autorité locale, les nouvelles équipes cherchent toujours à s’engager dans un audit de la situation foncière en vue de démontrer leur volonté de rupture avec l’ancienne équipe municipale, ce qui les amène souvent à faire table rase des dynamiques antérieures ou en tout cas à les réorienter en fonction de leurs perspectives. En réponse, les élus proches de l’ancienne équipe se réfugient dans le refus de collaboration, voire le boycott, accentuant ainsi l’ambiance d’arène locale au sein de l’institution municipale. Certains professionnels avancent que les élus attendent la fin des projets pour reproduire d’anciennes pratiques foncières, comme si la présence des projets servait finalement de police foncière :

Nous constatons toujours que les élus profitent de la fin des projets pour reprendre leurs vieilles habitudes en ne respectant pas les règles d’affectation fixées. Ce qui a amené beaucoup de chevauchements, de nombreuses superpositions et de nouveaux conflits fonciers… Le problème est là : le Code des collectivités territoriales n’impose pas aux communes l’utilisation des outils fonciers et, en plus, ni le projet, ni la SAED n’exerce de tutelle sur les communes.

27Certains professionnels dénoncent la logique attentiste des collectivités territoriales qui se réfugient dans l’idée selon laquelle ce sont les projets qui devraient prévoir un budget pour la pérennisation de leurs interventions, ou qui incriminent l’État dans la mise en place d’une fonction publique locale. En tout état de cause, l’inscription d’une rubrique « pérennisation » dans le budget des collectivités territoriales devrait être érigée en condition d’appui par l’État et par les partenaires en vue d’inciter celles-ci à mieux assumer cette fonction.

Conclusion

28Analyser les projets de développement du point de vue des évocations mémorielles des acteurs permet d’apprécier les rapports particuliers entretenus par les diverses parties prenantes, mais également entre elles et l’intervention. C’est en cela que cette démarche semble être plus heuristique si l’on veut apprécier la manière dont les projets sont vécus et appropriés par les acteurs. Les évocations mémorielles relatent certes des expériences personnelles et collectives, mais surtout elles renseignent sur une évaluation de l’intérieur des projets. Échappant aux risques de confiscation de la mémoire, la mise en récit du passé des projets de développement comporte à la fois une fonction narrative (trajectoire des projets) et évaluative au regard de la mise en confrontation des discours et des représentations des diverses parties prenantes, permettant ainsi d’éclairer le processus de formulation, de mise en œuvre et d’évaluation des interventions en développement. Elle dilue la démarche techniciste des évaluations de projets pour évoquer le ressenti d’acteurs divers dont le témoignage éclaire sur différents aspects de traçabilité matérielle et immatérielle des interventions. Ainsi, les évocations mémorielles des parties prenantes des projets interpellent en définitive la portée et la crédibilité de la plupart des rapports d’évaluation qui apparaissent souvent aseptisés et sont parfois jugés conciliants parce que commandités par l’équipe du projet.

29La logique projet ne garantit pas les conditions de mise en cohérence des projets, ni de valorisation des empreintes matérielles et immatérielles. De plus, la pluralité et la technicisation des outils de mise en œuvre conjuguées à la fragilité des conditions de retrait des projets ont rendu difficile le processus d’appropriation locale, accentuant ainsi la dépendance des communautés territoriales aux interventions des partenaires. La succession des projets sur un même espace semble créer une ambiance de lassitude et de désaffection des acteurs territoriaux qui, malheureusement, par leurs stratégies de contournement et d’attentisme assumé, accentuent les contraintes du système. Emboîtant plusieurs temporalités, les traces et empreintes du passé du développement, loin de refléter un discours cohérent et homogène, traduisent souvent une critique implicite des affres du temps présent.

30Les récits projettent du sens et font sens du moment où ils ne sont pas qu’un outil de souvenir : ils servent de leviers de réinterprétation de la réalité, de reconstruction du projet et d’évaluation de l’action. C’est en cela que les évocations mémorielles des modalités de mise en œuvre d’un projet constituent aussi un enjeu de conflits révélateurs des disputes mémorielles entre les divers acteurs : conflit de vision, de perception, de représentation, mais également de pouvoir et de positionnement. Finalement, les processus mémoriels sur le foncier témoignent de sociétés en mouvement fortement marquées par la récurrence des projets d’intervention, sans que leurs conditions de vie ne soient drastiquement améliorées et que leur degré d’autonomie ne soit renforcé dans un contexte de présence absente de l’État, laissant la logique projet fabriquer du développement.