Introduction : l’île d’Idjwi dans la tourmente agraire des Hautes Terres du Kivu

3L’île d’Idjwi constitue particulièrement une illustration frappante de ce phénomène. La population de l’île d’Idjwi était estimée en 1927 à 7 000 habitants. Elle est successivement passée à 51 000 habitants en 1965 et à 155 406 habitants en 2004. Selon le rapport de la zone de santé basé sur des recensements ménage par ménage, la population est estimée à 197 187 habitants en 2008 (MECNT, 2011 : 83). En 2016, le nombre d’habitants en Territoire insulaire d’Idjwi est estimé à 320 000 par l’administration du territoire (CAID, 2016). Ainsi, le territoire d’Idjwi présente la densité de population la plus élevée du Sud-Kivu, ce qui accroît sa vulnérabilité dans un contexte d’insularité limitant toute possibilité d’extension foncière et territoriale (Bernadie et Taglioni, 2005 ; Veyret, 2011).

4L’objectif de la présente réflexion est de mettre en évidence la pression exercée sur la terre dans le territoire insulaire d’Idjwi pour réfléchir à des pistes possibles de sortie de la crise agraire qui en résulte. La première partie offre une analyse du contexte foncier dans l’Est de la RDC en général et sur le territoire d’Idjwi en particulier. La deuxième partie présente l’évolution de l’occupation du sol au fil du temps sur l’île d’Idjwi, à partir d’une analyse des images satellitaires Landsat. Nous y rattachons une analyse des besoins en terres agricoles au fil du temps en interaction avec l’évolution de la démographie. Une troisième partie offre un questionnement autour de l’innovation agraire et agricole comme réponse potentielle aux pressions foncières. Des recherches qualitatives de terrain ont été faites entre février et mai 2017 à travers l’observation participante et les entretiens semi-structurés dans la partie sud de l’île, en chefferie Ntambuka, par Joël Baraka Akilimali en collaboration avec An Ansoms. Puis une enquête quantitative a été conduite dans la partie nord de l’île, en chefferie de Rubenga, en 2018, par Dieudonné Bahati Shamamba auprès de 120 ménages et d’autres acteurs comme les autorités coutumières, le pouvoir public, les associations locales. Les ménages enquêtés ont été choisis aléatoirement sur les listes des ménages dans les localités de Bugarula, Bukenke, Bushonga et Nkola. Ces dernières ont été choisies pour leur accessibilité. Le choix des ménages a été effectué à l’aide d’un tirage successif sans remise sur les listes disponibles aux bureaux des localités. L’enquête a été réalisée à l’aide d’un questionnaire permettant d’obtenir des informations en lien avec le mode d’accès à la terre et l’influence de celui-ci sur les choix culturaux pour les ménages. Un tableur Excel a permis de calculer les données des fréquences et les effectifs pour les variables considérées.

Contexte foncier particulier sur l’île d’Idjwi

Brève présentation de l’île d’Idjwi

5L’île d’Idjwi est un territoire de la province du Sud-Kivu situé en plein lac Kivu dans l’Est de la RDC, à la frontière avec le Rwanda. Ce territoire insulaire, jadis subdivision du territoire de Kalehe, a une superficie de 310 km². Créé en tant qu’entité territoriale administrativement autonome de Kalehe par l’ordonnance n° 078/238 du 29 septembre 1974, ce territoire se trouve dans une configuration stratégique entre les deux chefs-lieux des provinces du Nord et Sud-Kivu, soit la ville de Goma au nord et celle de Bukavu au sud. Idjwi est la plus grande île de la RDC et la deuxième de l’Afrique continentale.

6Le territoire insulaire d’Idjwi est subdivisé en deux chefferies : la chefferie Rubenga au nord et la chefferie Ntambuka au sud. La chefferie Ntambuka présente trois groupements : Mugote, Nyakalengwa et Mpene. La chefferie Rubenga présente également trois groupements : Bugarula, Bunyakiri et Kihumba (Zabaday, 1992 : 6). L’île est habitée par une population principalement constituée de la tribu Bahavu qu’on retrouve sur les deux rives du lac Kivu, mais également par les Pygmées et une petite population issue des migrations rwandaises, respectivement de 1959 et de 1994, métissés généralement avec les Bahavu. Il existe plusieurs clans à Idjwi, mais ceux-ci sont regroupés autour du clan régnant des Basibula qui font alliance avec les Bahande pour gouverner la grande tribu des Bahavu d’Idjwi à travers un modèle de chefferie coutumière (Newbury, 1990).

Répartition de la terre à Idjwi et émergence des inégalités agraires

7Parler de la répartition de la terre à Idjwi nous oblige à remonter à l’année 1935, où les premières mesures formelles dans la répartition foncière ont été prises. À cette époque, la population s’élevait à 17 513 habitants et c’est en fonction de cette taille de la population qu’intervint la politique coloniale de répartition foncière résumée à travers le tableau 1 ci-après.

Tableau 1 : Répartition foncière sur l’île d’Idjwi à l’époque coloniale (Reyko, 1935 ; cité par Zabaday, 1992)

Ordre	Classification	Superficie	%
1	Terres nécessaires aux indigènes	17 936,67 ha	60,70 %
2	Réserves forestières	4 917,10 ha	16,64 %
3	Terres concédées à la société Linéa	2 319,60 ha	7,85 %
4	Terres concédées au prince de Ligne	160,00 ha	0,54 %
5	Terres concédées aux Pères blancs	200,60 ha	0,67 %
6	Bonnes terres disponibles à Malambo (Idjwi-Nord)	595,99 ha	2,00 %
7	Terres incultes	3 045,20 ha	10,30 %
8	Affleurements rocheux	370,00 ha	0,91 %

8Du tableau 1 ressortent trois grandes constatations en rapport avec la dynamique agraire à Idjwi. Tout d’abord, dès 1935, les terres réservées aux populations locales qualifiées d’« indigènes » ne représentaient que 60 % de l’ensemble du territoire. Cette répartition n’a pas été questionnée à ce jour par les pouvoirs publics alors que la population a été multipliée par vingt, voire plus. Ainsi, dès 1996, Mpangukano notait déjà l’existence des paysans sans terre :

Il s’observe depuis quatre ans un mouvement quotidien des personnes venant de l’extrême sud de l’île d’Idjwi vers le centre, à la recherche du travail dont la rémunération est évaluée en vivres. Ce déplacement est conditionné par la recherche de vivres. Souvent elles ne sont pas payées ou ne trouvent pas directement du travail dès le premier jour, ce qui les oblige à implorer la générosité de leurs connaissances pour survivre avant de trouver une occupation régulière. (Mpangukano, 1996 : 27-34)

9La pression foncière a aussi de plus en plus poussé la population à cultiver « les terres incultes », représentant près de 11 % du territoire. Leur inaptitude à la production conduit régulièrement à des éboulements et aggrave le problème de l’érosion.

10La réserve forestière de Nyamusisi, constituée sur une étendue de 16,64 % du territoire insulaire, a été créée officiellement en tant qu’aire protégée en 1952. En 1994, suite au génocide rwandais, elle a été occupée par les réfugiés qui ont afflué sur Idjwi. Après le départ de ceux-ci, les paysans ont à leur tour commencé à exploiter ces forêts avec la complicité de l’armée et de la police. À ce jour, la forêt a complètement disparu pour laisser place à l’agriculture, occupant un grand nombre des paysans sans terre dans les villages (Buchekabirhi, 2010 ; Baraka Akilimali, 2022 et 2017a).

11Ensuite, une importante partie du territoire insulaire, constituée essentiellement des meilleures terres arables, fut concédée en 1935 au prince belge Eugène de Ligne (160 ha à titre privé) et à sa société Linéa (2 319,60 ha). Le prince de Ligne exploitera alors ces immenses et stratégiques terres, à la fois dans la partie nord (groupement Kihumba) et dans la partie sud (groupements Mpene et Nyakalengwa), en mettant en place des petits bateaux pour le transport des produits des périphéries lacustres de Kalehe et d’Idjwi vers la ville de Bukavu alors Constermasville (entretien avec un notable local, 14 avril 2017, à Kashara). Lors des politiques de zaïrianisation opérées en 1971, ces terres furent expropriées et concédées à monsieur Barthélemy Bisengimana, alors directeur de cabinet du président Mobutu, pour une période de 25 ans. L’occupation a néanmoins continué une fois le contrat initial arrivé à terme en 1998, vu que son fils héritier (Bertrand Bisengimana) continue à bénéficier de la titularité des droits de gestion sur ces plantations.

12À part les plantations Bisengimana, l’Église catholique – par l’entremise des Pères blancs – reçut également de bonnes terres. Leur domaine était initialement estimé à quelque 200 hectares dans la mission de Kashofu ; mais, par l’intégration progressive d’autres bonnes terres à l’intérieur de l’île où s’est progressivement étendue la mission catholique, leur possession agraire dépasserait à ce jour 700 hectares.

13De tout ce qui précède, le partage colonial des terres sur l’île démontre les premières manifestations des inégalités agraires, ce qui a souvent conduit à l’émergence de conflits fonciers. Cependant, contrairement à d’autres territoires où les conflits affectent des groupes collectivement, les conflits à Idjwi se concentrent souvent autour de problèmes de délimitations ou de succession. La faible politisation des conflits peut s’expliquer par la relative homogénéité tribale à Idjwi, et par son caractère insulaire limitant la propension aux conflits violents.

Le Kalinzi et les mutations marchandes à Idjwi

14Le Kalinzi est le principal mode d’acquisition foncière en vertu de la coutume. Cette pratique est fréquente à Idjwi ainsi que dans toute la région du Bushi et du Buhavu en général dans la province du Sud-Kivu. Loin d’être simplement un contrat d’ordre civil dans la gestion foncière rurale, il constitue une véritable « structure structurante » (Mugangu, 1996 ; cité par Acker, 1999) qui traduit l’organisation politique dans l’arène foncière locale. Ainsi, selon Jacques Hecq :

Cette forme de tenure foncière est à la base de l’organisation sociale et agricole du pays. C’est elle, en effet, qui régit les constituants essentiels de l’exploitation. L’obtention du droit de Kalinzi par un particulier entraîne automatiquement son assujettissement tant foncier que politique à l’autorité suzeraine. (Hecq, 1963 : 60)

16Cependant, les mutations sociopolitiques intervenues au cours du siècle dernier ont conduit à des pressions foncières dans les rapports locaux. La marchandisation foncière qui en a résulté a bouleversé différents aspects du contrat foncier coutumier principalement appelé Kalinzi. Ainsi, dans le temps, le Kalinzi représentait à la fois la subdivision de l’espace foncier entre grandes familles régnantes (les Bashamuka, chefs des familles, chefs des collines, etc.) ayant fait allégeance au Mwami et la rente foncière payée généralement en nature sur l’espace acquis par ces chefs des terres décentralisés. Tout d’abord, la rente du Kalinzi est devenue financière avec l’évolution des rapports socio-économiques locaux. Ceci a changé le statut du Kalinzi en le mettant entièrement dans le commerce, contre la conception coutumière qui voulait que le Kisokuru (les terres ancestrales) assujetti au paiement du Kalinzi ne soit pas aliéné par des transactions marchandes définitives. Aujourd’hui, on voit des transferts définitifs de la terre à Idjwi, ce qui est devenu presque la norme. Aussi, les relations de pouvoir entre les chefs coutumiers et les paysans ont changé sensiblement. Au cours de la dernière décennie, des contestations de paiement du droit du Kalinzi ont été rapportées, avec des acteurs nouveaux – souvent des jeunes – argumentant que cette redevance était anachronique et illégitime dans un contexte de citoyenneté et de démocratisation.

17Deux facteurs expliquent ces mutations à Idjwi. D’une part, il y a eu un changement du mode de vie lié à l’habitat, entraînant une rupture avec les modes de vie traditionnels marqués par des habitations isolées. Actuellement, la tendance dominante est le regroupement des populations dans de petits centres semi-ruraux, souvent le long des routes principales. Les constructions modernes émergentes au sein de ces centres y densifient des alternatives de survie en dehors de la terre (de plus en plus maigre et improductive), situation qui pousse les populations rurales à vendre leurs portions de Kalinzi aux plus offrants pour se trouver une place dans les petits centres émergents. Cette situation s’accroît également avec le renouvellement générationnel, car la plupart des acteurs fonciers des générations passées attachées à la terre du Kalinzi sont en train de mourir. En conséquence, la terre dans les centres ruraux d’Idjwi devient également de plus en plus chère, car ceux qui échouent dans leur adaptation au sein des villes de Bukavu et Goma ou ailleurs ont tendance à retourner vers ces centres ruraux qui s’occidentalisent de plus en plus.

18D’autre part, nous avons remarqué qu’au cours des 15 dernières années, il s’est opéré de fortes migrations des populations insulaires en direction de la ville de Bukavu et surtout en direction de la ville de Goma. Ceci a créé un fort engouement pour la vente de la terre, surtout de la part des populations pauvres. Actuellement, d’autres paysans se déplacent plus loin au Sud-Kivu, notamment dans le territoire de Fizi où la pêche semble plus favorable, au lac Tanganyika qui serait plus poissonneux que le lac Kivu. De nombreux jeunes pêcheurs ont migré alors à Uvira et Fizi et certains ont eu tendance à louer ou à vendre leur terre. Dans ce même angle, d’autres jeunes insulaires ont pris la route des zones minières (or, coltan et cassitérite), notamment à Walikale dans le Nord-Kivu. D’autres vont même jusqu’en Ituri, à plus de 500 km, pour le commerce, l’exploitation minière et la recherche de terres plus grandes que l’île d’Idjwi ne leur offre plus. Il en ressort que ces migrations « silencieuses », mais très abondantes à Idjwi, ont considérablement affecté le territoire et la terre, car de nombreux paysans ont vendu la portion de leur Kalinzi pour avoir les moyens d’émigrer dans les villes ou dans les autres territoires jugés plus viables (entretiens à Nyakalengwa et à Mugote, 2017).

Compétition foncière à Idjwi et implication sur les pratiques de l’agriculture

19Dans ce point, nous décrivons l’évolution de la population entre 1975 et 2015, et son impact sur l’occupation et les pratiques agraires sur les terres à Idjwi.

Évolution de la population sur l’île d’Idjwi et celle des besoins en terres

21L’augmentation de la population a très certainement eu des conséquences en termes de besoins alimentaires. Cependant, l’expansion agricole n’a pas pu suivre le même rythme. Les terres cultivées ont évolué de 122 680 ha en 1975 à 190 500 ha en 2015, soit une augmentation de 55,3 %. Elles sont ainsi passées de 44,83 % à 69,56 % du total des terres de l’île en quarante ans. Cette évolution – aussi bien pour l’espace cultivé que pour d’autres besoins en terres notamment les logements – s’est faite en défaveur des espaces verts sur l’île. Entre 1975 et 2015, le territoire d’Idjwi a perdu 98 % de sa forêt, comme cela ressort sur la figure 1. L’image de 2015 (à droite) montre qu’on ne trouve plus de forêt naturelle à Idjwi, seuls quelques boisements isolés. L’augmentation de la population implique également, naturellement, celle des logements. L’image de 2015 montre une concentration d’habitations à travers les points rouges. On note, à ce sujet, des efforts dans l’amélioration de la qualité de l’habitat avec, depuis une vingtaine d’années, la prévalence des maisons avec toiture en tôle. La proximité avec le Rwanda permettrait de se procurer plus aisément des matériaux de construction et ainsi d’améliorer la qualité de l’habitat. Cependant, les conditions d’habitat restent souvent difficiles pour la plupart des gens.

23Une meilleure compréhension de l’évolution de différentes classes d’occupation du sol est fournie par la figure 2, au cours des quatre décennies, de 1975 à 2015, et incluant les évolutions de plusieurs types d’usages fonciers (foncier agricole, foncier forestier, terres déboisées, etc.).

Pratiques agricoles dans le contexte de la compétition foncière à Idjwi

24Les enquêtes montrent que 72 % des ménages d’Idjwi ont l’agriculture comme principale source de revenus. Le tableau 2 reprend quelques paramètres en lien avec les caractéristiques des champs exploités par les ménages. Ces champs s’éloignent graduellement du lieu de la résidence familiale.

Tableau 2 : Champs à disposition des ménages, leurs modes d’accès et les cultures pratiquées (données d’enquêtes)

Paramètres en lien avec les champs		Champs exploités par les ménages (en ordre de distance du lieu de résidence)
		Champ 1	Champ 2	Champ 3	Champ 4
Nombre de ménages cultivant le champ (%)		100	81	52	27
Mode d’accès	En propre (%)	60	51	32	17
	En location (%)	40	30	20	10
Appréciation de la fertilité du sol	Très bonne (%)	10	8	7	5
	Bonne (%)	80	57	16	6
	Médiocre (%)	10	16	29	16
Principales cultures pratiquées		Haricot, manioc, maïs, arachide, patate douce	Manioc, haricot, caféier, arachide	Manioc, haricot, arachide, maïs	Manioc, arachide, soja, maïs, bananier

Note : Les quatre champs ont été choisis dans le but de faire ressortir d’une part les modes d’accès prédominants pour les ménages et d’autre part les pratiques culturales en lien avec ces différents modes d’accès. Les ménages cultivent en général loin de leur domicile étant donné la difficulté d’accès à la terre. On constate que la majorité des ménages cultive trois champs ; au-delà les effectifs diminuent du fait des exigences contraignantes dans la location des terres. Pendant l’enquête, il était demandé au ménage d’énumérer tous les champs qu’il exploite, du plus proche au plus éloigné. Dans ces conditions, le champ 1 coïncidait avec la parcelle de la résidence qui était la propriété du ménage.

26En ce qui concerne la fertilité du sol, il ressort des résultats du tableau 2 que les terres sont de moins en moins fertiles au fur et à mesure qu’on s’éloigne du lieu de résidence. Avec très peu de champs considérés comme étant « très fertiles », la grande majorité a un niveau de fertilité bonne ou médiocre. Ceci s’explique par deux facteurs. Les champs sont plus souvent en location et les contrats annuels de location des champs ne motivent pas les ménages à s’investir dans l’amélioration du sol. De surcroît, une plus grande distance entre le lieu de résidence et le champ rend difficile l’accessibilité des fertilisants (généralement organiques) au bon lieu.

27En ce qui concerne les cultures pratiquées, la production se concentre essentiellement sur des cultures vivrières (manioc, haricot, maïs, arachide, patate douce…). L’agriculture étant essentiellement de subsistance, les ménages produisent en vue de la satisfaction de leurs besoins et ensuite vendent le surplus. Contrairement aux autres territoires du Sud-Kivu, l’île d’Idjwi écoule facilement ses productions vers les villes de Bukavu et de Goma ainsi que vers le Rwanda, grâce aux bateaux et pirogues qui la relient à ces lieux de grande consommation. Les cultures d’autosubsistance et de « petit surplus » se pratiquent aussi bien sur les parcelles détenues en propre que sur celles prises en location. Cependant, les cultures de rente ne se pratiquent que sur des terrains en propre et ne sont donc cultivées que par les ménages qui possèdent leurs terres. En effet, la location entre paysans n’est accordée que pour une période d’une année renouvelable. Ainsi, les cultures pérennes ne sont pas admises. Pour les ménages qui disposent de quelques champs, les caféiers – associés à d’autres cultures vivrières – peuvent constituer une source de revenus supplémentaires. Les possibilités de vente vers le Rwanda et l’organisation actuelle des producteurs en coopératives donnent plus de facilités d’écoulement. Néanmoins, cette option est seulement explorée par 8 % des ménages enquêtés.

28Sur les champs des grandes concessions, on cultive des cultures de rente, comme le café et le quinquina. Les cultures vivrières des ménages locataires présents sur ces champs sont installées dans les interlignes de celles pérennes. En plus des fonds de location que les ménages sont tenus de débourser, les propriétaires terriens bénéficient également de l’entretien pour les cultures pérennes à partir de ceux réalisés sur les vivrières par les locataires.

L’innovation paysanne et le recours aux savoirs locaux comme modes de résilience face à la rareté foncière et à la saturation agraire à Idjwi

29Au regard de tout ce qui précède, des stratégies de résilience semblent se développer face à la saturation agraire observée sur l’île d’Idjwi. En fait, la vulnérabilité agraire à Idjwi est symptomatique de la réalité plus générale dans les Hautes Terres du Kivu. Ainsi, face au paradigme de la rareté des ressources naturelles et du foncier agricole en particulier, réfléchir aux pistes de solution est une nécessité cruciale.

30En fait, la question de la « rareté » a largement occupé l’économie politique classique ; comme le font observer Laure Desprès et Thomas Valée :

Les auteurs classiques tels que Malthus, Ricardo ou Jevons ont posé le problème de la gestion de la rareté de fait (quantité donnée des terres disponibles) et des conséquences en résultant (surexploitation des ressources naturelles). Ils ont alors posé pour nombre d’entre eux l’idée du marché comme solution d’allocation des ressources disponibles. Ils ont à cet effet considéré que la confrontation entre l’offre et la demande engendre un prix, qui reflète à la fois l’utilité et la rareté du bien. (Desprès et Valée, 2014 : 2)

31Cependant, Desprès et Vallée indiquent que ce schéma classique ne se concentre que sur la croissance économique, en perdant de vue d’autres enjeux sociaux et environnementaux.

Ils n’ont pas à proprement parler un seul document formel leur accordant sécurité sur la terre qu’ils revendiquent dans un modèle économique de marché où le titre de propriété/concession a valeur authentique. D’ailleurs, ils répètent naïvement que la terre leur a été donnée par le Mwami or celui-ci n’hésite pas, souvent, poussé par l’élite locale, à morceler des lopins de terre sur les terres supposées appartenir aux Pygmées. Ils n’ont pas dans l’ensemble fait de grandes études pour maîtriser les méandres cadastraux, et des arrangements fonciers manipulatoires leur sont proposés souvent sans qu’ils comprennent au juste la portée contractante qui s’impose à eux avec les autres communautés locales. (Baraka Akilimali, 2017b : 16)

33C’est dans ce contexte que certains Pygmées se sont rebellés, notamment en 2011, conduisant à la mort d’hommes dans les villages de Bulega en chefferie de Rubenga. Les inégalités dans l’accès à la terre affectant particulièrement la minorité des populations pygmées semblent néanmoins intéresser de plus en plus le lobby des organisations non gouvernementales locales, comme l’Union pour l’émancipation de la femme autochtone. D’autres conflits fonciers relativement violents sont également récurrents entre les populations riveraines des plantations, notamment en groupement Kihumba dans la partie nord ou dans le village de Buzibu dans la partie sud. Des heurts y sont rapportés entre populations riveraines et gérants ou gardiens des plantations concédées à la succession Bisengimana à la suite de la zaïrianisation de 1971, souvent à cause des accusations de spoliation des terres sur ce domaine (entretiens à Idjwi, décembre 2019). On note aussi d’autres conflits fonciers d’une violence relative entre l’Église catholique locale et ses riverains. Ils se sont soldés par exemple dans le groupement Mugote par des combats entre les paysans et les policiers mobilisés par la paroisse locale, avec des cas de blessés graves et des destructions de cultures entre 2012 et 2013 à Bwando en groupement Mugote (entretiens à Idjwi, décembre 2019). L’on note aussi des cas d’accaparement des terres rapportés par l’Église locale, créant des conflits fonciers latents ou ouverts comme à Kisiza, à Kamole, à Lemera... (entretiens avec les chefs des villages sur l’île, avril 2017).

34Au-delà de la décongestion spontanée vers les petits centres ruraux émergents sur l’île ou vers les grandes villes de la région (Bukavu, Goma, Kigali, Bujumbura), l’innovation est de plus en plus envisagée par les populations d’Idjwi pour sortir de la dépendance agraire restrictive pour leur survie. L’innovation semble ainsi s’analyser sur deux terrains.

35D’une part, l’innovation à travers la valorisation des savoirs locaux est observée dans l’amélioration de la production locale à côté des savoirs « scientifiques modernes ». De manière générale, la littérature actuelle reconnaît la capacité du paysan à innover et à s’adapter aux situations nouvelles (Chambers et al., 1994 ; Scoones et Thompson, 1999). Ainsi, ce qu’on croit être une simple divergence d’ordre technique entre la recherche agronomique et les paysans est en réalité une confrontation entre systèmes sociaux dans laquelle le savoir local est dominé (Dupré, 1991 : 29). Sur l’île d’Idjwi, concrètement, les innovations paysannes portent sur l’adaptation des savoirs locaux antérieurs aux besoins actuels dictés par la rareté de la terre ou alors par son appauvrissement. Ainsi, note un témoignage :

• 10 Plante tropicale de la famille des aracées, cultivée pour sa racine riche en fécule.

Les bananeraies affectées par un virus ont été remplacées par la culture des colocases10 dans plusieurs villages. Par ailleurs, l’alcool traditionnel à base de banane, le kasiksi, qui constituait une source de revenus pour les familles de nombreux paysans a d’abord été importé du Rwanda. Par la suite, les paysans ont commencé à le substituer par d’autres voies en produisant un nouveau type d’alcool fait à base d’ananas, souvent à moindre coût, jusqu’à redonner une économie locale aux familles qui dépendaient jadis du kasiksi et en facilitant une optimisation des exploitations foncières agricoles là où la culture d’ananas est abondante. (entretien à Mugote, avril 2017)

36Les savoirs locaux ont également permis de s’émanciper de certaines cultures appauvrissantes – notamment le manioc – qui n’ont pas facilité la sécurité alimentaire. Un acteur impliqué dans le développement local à Idjwi nous signalait comment de plus en plus de paysans remplacent la culture de manioc – qui prend plus d’un an (18 mois en moyenne) pour pousser – avec d’autres cultures (maïs, patates ou pommes de terre). Il s’agit donc d’une mutation timide mais progressive des systèmes agraires vers des cultures qui privilégient un rapport espace-temps dans un contexte de rareté foncière. Ainsi, cette mutation privilégie des innovations dans l’exploitation foncière agricole qui soient plus favorables à la sécurité alimentaire des paysans, sans laquelle la sécurité foncière est souvent menacée dans la dynamique du « foncier agricole ». La sécurité alimentaire bénéficie de l’accompagnement des organisations non gouvernementales telles que le Centre de promotion rurale (CPR) (entretiens à Bugarula, août 2020).

37D’autre part, l’innovation porte aussi sur la diversification des sources de revenus, et surtout les sources non dépendantes de l’accès à la terre. L’île d’Idjwi semble disposer de deux atouts majeurs : la sécurité physique quasi totale comparée à d’autres milieux ruraux de la province et sa position stratégique à cheval entre deux villes congolaises (Goma et Bukavu) et trois villes rwandaises (Gisenyi, Kibuye, Cyangugu). Cette position a favorisé un trafic grandissant des riverains insulaires de la côte est de l’île d’Idjwi en particulier, qui dépendent de moins en moins du foncier agricole, mais qui sont très impliqués dans le commerce transfrontalier avec le Rwanda ou dans la pêche. Un acteur impliqué dans ce commerce transfrontalier donne ce témoignage :

Je suis armateur depuis 2010, époque où j’ai repris les affaires commerciales de ma famille autour du trafic sur le lac Kivu par Boat. Je suis impliqué dans les échanges commerciaux dans cette partie de l’est d’Idjwi et je fréquente par semaine plusieurs petits villages de l’île, notamment Bwina, Boza, Muguza, Nkuvu, Musoko, Bwando, et parfois la partie d’Idjwi nord en direction des villes de Goma au Nord-Kivu, mais surtout en direction des villes rwandaises de Kibuye, de Kirambo, de Gisenyi et de Cyangugu. Ce n’est pas facile, car nous sommes souvent arrêtés par les militaires de la marine rwandaise, mais lorsqu’on a les documents d’accostage on ne craint rien et on évite d’amener les effets de la fraude tels que le café non déclaré à la douane congolaise ou les pagnes. Ce flux transfrontalier a permis à beaucoup des personnes de s’émanciper de l’agriculture au profit de la pêche et du commerce transfrontalier et cela a permis à beaucoup de gens de s’acheter des tôles et de reconstruire leurs maisons en matériaux durables. […] Comme l’accès à la terre devient difficile ou alors improductif, nous préférons le commerce transfrontalier avec le Rwanda et les grandes villes du Congo comme Goma et Bukavu où nous amenons régulièrement des produits de la pêche des fretins appelés Sambaza. (entretien à Mugote, avril 2019)

38Par ailleurs, nos observations de terrain en particulier sur la côte ouest de l’île font état du développement d’un secteur touristique avec la construction de plusieurs hôtels et maisons de vacances. Si ces investissements dans l’hôtellerie sont encore faibles et plus orientés vers l’élite urbaine, ils sont néanmoins à la base d’un élan de diversification locale des sources de revenus pour les populations locales, au-delà du foncier agricole.

Conclusion

39La situation agraire à Idjwi, marquée par l’existence de fortes pressions foncières, fait que ce territoire insulaire reste paradoxalement le moins exposé aux conflictualités violentes, contrairement à celles observées dans d’autres territoires du Sud-Kivu autour de la compétition foncière. Certes une certaine homogénéité sociale relative sur l’île semble a priori expliquer la faible conflictualité de masse, mais une telle homogénéité n’est pas une explication suffisante. D’ailleurs, la conception d’un peuplement homogène à Idjwi n’est pas totale au regard des tensions de faible intensité existant dans l’accès à la terre entre la majorité du peuplement Bahavu et les minorités autochtones pygmées, ainsi que les populations immigrées du Rwanda, mais qui sont plus ou moins intégrées, voire métissées localement. Il a été démontré que de nombreuses sous-régions du Kivu montagneux, qui sont également relativement homogènes sur le plan ethno-tribal (comme au Nord-Kivu autour des groupements bordant le parc national de Virunga et l’Ouganda à l’est des territoires de Beni et Lubero), ont néanmoins vécu d’importants conflits violents autour de la terre pendant que d’autres groupements plutôt hétérogènes ont été largement épargnés (Pottek et al., 2016 : 83-125).

40Dans une situation de compétition extrême autour de la ressource principale (la terre cultivable), la composition ethno-tribale (homogène versus hétérogène) de la population locale peut jouer un rôle important dans la propagation de conflits fonciers. Mais la gouvernance est bien plus importante : les systèmes de règles et de normes et leur application cohérente dans la gestion foncière. Notre recherche démontre clairement que l’île d’Idjwi est bien avancée dans ce sens : malgré ses pressions agraires extrêmes, sa gestion foncière a réussi à éviter de grands conflits sanglants autour de la terre. En dépit de tous ses problèmes, Idjwi a alors le « luxe » de pouvoir pleinement se concentrer sur la résolution des plus prégnants problèmes socio-économiques et socio-écologiques de son peuple. Et ceci notamment par la diminution des pressions agraires via la facilitation et la formalisation souple de l’accès à la terre pour les paysans et les sans-terre ; l’adoption et la promotion du savoir local dans la mise en valeur de l’espace et dans les pratiques de l’agriculture ; une promotion proactive d’alternatives économiques à l’agriculture de subsistance ; et la facilitation de la migration croissante vers des espaces ruraux extra-insulaires moins peuplés ainsi que vers les grands centres urbains de la région.

41En même temps, au-delà de la décongestion spontanée vers d’autres milieux extra-insulaires, le recours à l’innovation des modes agraires locaux permet une résilience locale et une progressive indépendance vis-à-vis du seul facteur agraire pour la survie locale. La question d’une réforme agraire tendrait à proposer une remise en question des droits sur les grandes exploitations telles que les plantations, même si, en réalité, celles-ci demeurent dans une situation d’exploitation partielle par des paysans, moyennant des petits contrats de métayage. On voit dès lors qu’en dépit de dénoncer le caractère inégalitaire de la répartition foncière du fait des injustices agraires historiques, une réforme agraire allant dans le sens de redistribuer la terre ne peut que conduire à formaliser des occupations déjà existantes. En fait, une résistance des élites politiques qui gardent un contrôle fort sur les institutions de l’État devant valider une telle réforme est inévitable. Dans une région insulaire où la démographie s’accroît sans que s’accroisse le territoire, les réformes agraires doivent plutôt porter sur des innovations socialement promotrices et économiquement orientées vers une prospérité partagée grâce à une gouvernance inclusive, compétitive et créatrice d’emplois durables. La tendance encourageant une réforme agraire vers un retour aux « communs » demeure elle-même limitée dans la mesure où elle finit par être détournée par les élites qui en profitent pour refaire une captation de la rente foncière par un processus de remembrement agraire (Nyenyezi et al., 2021), sans fondamentalement provoquer une économie agricole performante.

Les auteurs remercient d’une part l’ARES (Académie de recherche et d’enseignement supérieur/Belgique) pour l’appui financier à cette recherche et Olivier Kalala pour l’appui technique en cartographie dans la réalisation de la présente recherche.