1À l’heure où la question de la sécurité au Sahel est au cœur des principaux enjeux politiques et où elle cristallise les débats dans le monde scientifique autant que dans la presse, cet ouvrage collectif fait le choix d’aborder cette question cruciale au Burkina Faso dans une perspective tout à fait originale. Au lieu de l’aborder par le haut, comme c’est généralement le cas dans les travaux portant sur cette thématique, les auteurs choisissent d’inverser la démarche et de l’aborder par le bas. En effet, ils ont tout d’abord pris le parti de rendre compte de la manière dont les citoyens perçoivent et vivent les défis de la sécurité, en s’intéressant à l’interface entre les enjeux locaux et les insécurités multiples. Ensuite, ils ont pris la commune comme unité d’observation et d’analyse, en la conceptualisant comme une arène sociopolitique, tout en considérant que les enjeux de sécurité locale concernent souvent les élus municipaux et les fonctionnaires locaux (p. 16). Les observations ont été menées par une équipe de recherche dans plusieurs communes rurales et urbaines en étudiant les formes multiples d’insécurité telles qu’elles sont vécues par la population : attaques armées, terrorisme, crimes organisés, délinquance, exactions, bavures, etc. L’ouvrage fait apparaître à la fois la variété des situations d’insécurité telles qu’elles se déploient selon les communes étudiées, leurs éléments de similitude ainsi que les interprétations qui en sont faites par les acteurs locaux.

2La chute du régime de Blaise Compaoré apparaît dans les interprétations locales comme le point de départ de la situation d’insécurité qui règne ces dernières années au Burkina Faso, marquée principalement par l’installation des groupes armés. En effet, le Burkina Faso a été longtemps épargné des attaques terroristes et considéré comme un havre de paix offrant un refuge aux opposants politiques des pays voisins. Et l’opinion publique attribue au régime Compaoré la responsabilité de la situation actuelle d’insécurité dans le pays suite à son implication à l’époque dans de nombreux conflits armés dans la sous-région (p. 41). Les perceptions locales de la responsabilité de l’État dans la situation actuelle d’insécurité, celle des forces de défense et de sécurité ou des gens de pouvoir de manière générale, est intéressante à examiner à plusieurs égards. Globalement, l’État et les forces de défense et de sécurité sont mis en question dans leurs capacités à assurer la sécurité des personnes et de leurs biens, et cela a comme corollaire l’émergence récente des différents types de groupes d’autodéfense dans certaines zones, allant des chasseurs Dozo aux comités de surveillance, des groupes Koglweogo, qui défraient tant la chronique depuis quelque temps, à leurs « contrepoids » que constituent actuellement les groupes Roughas (pp. 62-63).

3Alors que les initiatives citoyennes pour veiller à la sécurité se multiplient, en cherchant comment faire face à des violences et des attaques au quotidien, le débat sur les actions collectives s’amplifie, dans ce pays où il y a une longue tradition de luttes populaires parmi lesquelles on peut citer les actions syndicales des années 1950, le soulèvement populaire de 1966 qui fit tomber le premier président Maurice Yaméogo, la révolution démocratique sous Thomas Sankara dans les années 1980, etc. Depuis l’insurrection populaire d’octobre 2014 qui a mis fin au régime de Blaise Compaoré, les initiatives pour faire face à l’insécurité font partie du quotidien, et certaines passent d’ailleurs inaperçues. Avec la radicalisation islamique dans un pays jadis cité en exemple pour sa stabilité politique et sociale en Afrique de l’Ouest, la communauté musulmane travaille à sensibiliser les fidèles à travers des prêches dans les mosquées. Depuis les premiers attentats terroristes d’octobre 2015 et de janvier 2016, qui ont plongé le pays dans la peur, de nombreuses attaques terroristes ont eu lieu dans lesquelles des Burkinabés sont impliqués. Les leaders musulmans travaillent pour que l’amalgame ne s’installe pas au sein de la population entre terrorisme et islam, étant donné que l’extrémisme violent sous forme d’attaque terroriste utilise jusqu’à présent le couvert de l’islam. Bien que le terrorisme actuel soit en partie le résultat de la radicalisation islamique, cette dernière se manifeste également au quotidien par des discours et des actes d’intolérance, de préjugés sur autrui, de rejet d’une communauté par une autre, ou encore par la restriction des libertés individuelles. Cette intolérance dans certaines localités va jusqu’à interdire aux jeunes gens de célébrer des réjouissances populaires lors des baptêmes et des mariages, et aux femmes d’effectuer des travaux champêtres (p. 72). D’ailleurs les femmes ne restent pas passives face à l’insécurité, bien qu’elles soient considérées avec les enfants comme les premières victimes de l’insécurité. Dans certaines localités, elles se sont mobilisées avec des marches-meetings pour amener les pouvoirs publics à mener des actions vigoureuses contre l’insécurité. Le climat général d’insécurité induit des changements de comportement, et on voit localement la méfiance, la peur et la prudence s’installer durablement dans les rapports interpersonnels après des attaques terroristes.

4Les populations locales ne vivent pas que l’insécurité liée au terrorisme, elles vivent des multiples autres formes d’insécurité au quotidien. Il y a notamment le renforcement des formes antérieures d’insécurité telles que les problèmes de sécurité alimentaire, ou encore les problèmes d’emploi et de chômage, touchant particulièrement les jeunes qui sont dans une situation de précarité accrue. Cette précarité des jeunes nourrit le terrorisme, car ils sont alors plus enclins à rallier les groupes extrémistes violents. Par ailleurs, les difficultés que traverse l’élevage au Sahel, avec le développement d’une économie criminelle basée sur le vol de bétail, poussent les jeunes bergers à se tourner vers d’autres activités économiques et notamment l’orpaillage qui a pris une ampleur inédite dans le pays (pp. 80-82). Dans ce contexte, les femmes, qui sont d’ordinaire victimes de diverses formes de violences physiques ou psychiques, font face à de nouvelles contraintes avec le radicalisme religieux qui profite de la situation pour imposer un style vestimentaire et le port du voile dans certaines zones du pays. Partagées entre psychose et révolte, elles subissent en silence des agressions sexuelles, des viols, qui les marquent psychologiquement et parfois physiquement toute leur vie. Beaucoup d’entre elles connaissent une souffrance morale, tiraillées entre désir de justice et amour familial lorsque leur fils ou leur conjoint bascule dans la violence en tant qu’acteur (p. 85, pp. 94-95). On observe une omniprésence de la peur et de l’inquiétude à cause de l’insécurité générale liée au développement d’un banditisme fait de braquages et d’attaques à main armée orchestrés dans les domiciles, les commerces et les axes routiers, etc. Des attaques fréquentes de boutiques de transfert d’argent ou de caisses populaires dans des communes rurales éloignées ont lieu parfois en pleine journée. Et c’est dans ce climat général d’accumulation de faits divers dramatiques que les groupes d’autodéfense Koglweogo se sont installés. Ces derniers tendent à filmer et distribuer sur les réseaux sociaux leurs actes de torture ; ce qui semble induire que la violence physique lorsqu’elle est exercée sur des bandits ou des présumés terroristes est acceptable.

5On assiste alors progressivement à une banalisation de la violence, avec la répétition d’actes de violence au quotidien et des atteintes aux droits fondamentaux de l’individu, qui ne semblent plus rien dire aux gens. Les forces de l’ordre et de sécurité sont accusées de participer elles aussi à ce climat de violence, en se livrant à des actes d’intimidation et de racket dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, à des délits de faciès et à des exactions particulièrement envers les populations peules, alors qu’elles représentent l’État, la loi et l’ordre (pp. 87-88). Quoi qu’il en soit, ce contexte d’instabilité, d’insécurité et de peur est aussi propice à la propagation de fausses informations (fake news) qui circulent en ville et qui forgent de nombreux préjugés et stéréotypes, notamment la représentation du « terroriste », qui devient en réalité une forme de construction de l’Autre comme bouc émissaire. Lors des premières attaques terroristes en 2016, les gens pensaient que les étrangers en étaient les auteurs, car les assaillants étaient souvent identifiés comme des « Touaregs » ou des « Berbères ». Mais par la suite, avec les incessantes attaques, particulièrement dans la province du Soum sous le leadership du prêcheur Malam Dicko du groupe Ansarul Islam apparu en décembre 2016, la représentation du « terroriste étranger » a été complétée par celle du « Peul terroriste ». En effet, depuis la propagation de la crise du centre du Mali vers le nord du Burkina Faso, la représentation du « Peul », élaborée par de nombreux auteurs, est devenue la matrice culturelle du terroriste (p. 89).

6Cependant, les insécurités multiples auxquelles les Burkinabés font face depuis de nombreuses années contribuent également à la recomposition de l’arène politique locale, recomposition qui s’articule autour des leaders politiques, des commerçants et de leur accès aux marchés ruraux, des leaders coutumiers et religieux, des migrants et des étrangers, ainsi que du genre. Au niveau des communes, les changements politiques ont eu lieu dans un contexte d’opposition politique forte entre les deux principales tendances où les vainqueurs d’hier sont les vaincus d’aujourd’hui, et donc où les « accusations en terrorisme » peuvent être au centre des règlements de compte politiques. D’une part les leaders coutumiers et religieux sont vus comme des personnalités capables d’initier des actions fortes contre les insécurités car leur légitimité est encore forte au sein de nombreuses communautés ; d’autre part, avec eux, on voit aussi le risque de manipulation du fait religieux dans la question de l’insécurité (pp. 91-92). Quant aux commerçants, sur les routes qui mènent aux marchés ruraux, ils sont les principales victimes des attaques à main armée par des bandits convaincus de leur supériorité sur les forces de l’ordre ; avec comme conséquence l’organisation par les populations de leur propre sécurité et la naissance des groupes d’autodéfense qui ont connu des fortunes diverses, même lorsqu’ils ont soulagé par moments et à certains endroits des populations durement éprouvées par l’insécurité au quotidien (p. 93). Quoique la preuve ait déjà été faite que tous les terroristes ne viennent pas de l’étranger, cela ne semble pas ébranler la perception de la frontière comme synonyme d’insécurité, et l’autre côté de la frontière est considéré comme le nid ou la base arrière de ceux qui sèment la terreur.