1Cette thèse met en lumière les décalages, effets inattendus et paradoxes liés aux interventions menées au nom de la lutte contre le sida auprès des travailleuses du sexe, au Mali, au tournant des années 2010. Dans un contexte marqué par l’intensification de la lutte contre le VIH/sida et la mise à l’agenda des populations les plus affectées par ce virus, cette politique de santé prend alors la forme de « sorties dans les maquis ». Pour mener les enquêtes épidémiologiques, sensibiliser et dépister les travailleuses du sexe, les équipes de lutte contre le sida se rendent dans les maquis, des établissements populaires communément associés à la prostitution où l’on vient pour consommer de l’alcool et/ou avoir des rapports sexuels.

2L’analyse, qui repose sur une ethnographie réalisée à Bamako entre 2009 et 2011, décrit d’abord les décalages entre la catégorie de « travail du sexe » et les relations intimes qui se nouent ou s’abritent dans les maquis. J’évoque, d’une part, la manière dont la population des travailleuses du sexe s’est construite dans la lutte contre le sida à l’échelle globale et dans la sphère publique malienne. J’analyse, d’autre part, les relations intimes observées dans les maquis. Partant du constat que ces lieux abritent un large éventail de relations intimes, je discute les notions de travail du sexe, de prostitution et de transactional sex, et retiens une grille analytique à trois entrées – relations intimes, échanges économiques, stigmate – pour appréhender dans un même mouvement l’ensemble des relations qui trouvent refuge dans les maquis. Au fil du texte, je rends compte de la capacité d’agir que concèdent aux femmes ces différentes relations, des règles et contraintes qui y sont associées, ainsi que des tactiques que les femmes déploient dans et autour de ces relations. Je réinscris également ces relations dans des transformations sociales plus larges, relatives notamment aux modes d’habiter, à l’âge d’entrée en union, aux rapports sociaux de sexe et aux scripts amoureux, à la masculinité dominante, aux modalités de sécurisation des trajectoires propres aux économies informelles, et enfin aux effets de la remoralisation de la vie sociale et publique.

3La thèse donne également à voir la manière dont les interventions de lutte contre le sida s’encastrent dans une configuration locale singulière, et les conséquences tout à fait inattendues qui en résultent pour les personnes ciblées et pour l’action publique. Je montre ainsi que les interventions mettent à mal les « arts de faire » que les femmes qui fréquentent les maquis mobilisent pour atténuer les risques liés à la fréquentation de ces lieux très mal réputés ; qu’elles font obstacle à leurs tactiques de sécurisation matérielle ; et qu’elles concourent finalement à stigmatiser un grand nombre de citadines des classes populaires. Je souligne enfin les décalages entre les programmes sur le papier et les programmes tels qu’ils se déroulent dans les faits, autrement dit les écarts séparant la policy des practices. Ces écarts concernent d’abord les normes et les bonnes pratiques. Je montre ainsi que les normes qui encadrent les interventions – lutte contre les discriminations, consentement libre et éclairé, respect de la confidentialité – sont loin de correspondre aux normes pratiques, et que certains messages et instruments des interventions apparaissent, à l’épreuve du terrain, peu pertinents. Ces politiques ratent ensuite certaines de leurs cibles théoriques : elles sont parfois mises en échec (dans le cas des enquêtes épidémiologiques), elles manquent leur objectif principal (initier un lien vers le soin pour les travailleuses du sexe testées positives pour le VIH) comme leurs objectifs secondaires (défaillance des aspects de prévention et de la prise en charge des infections sexuellement transmissibles lors des programmes de dépistage), et elles laissent de côté les autres problématiques de santé que présentent les femmes qui « sortent dans les maquis ».

4La thèse est organisée en trois parties. La première est consacrée aux maquis, la deuxième examine les pratiques au nom desquelles les équipes de lutte contre le sida « sortent dans les maquis », et la dernière partie est dédiée aux interventions menées au nom de la lutte contre le sida auprès des travailleuses du sexe.

5Au fil du texte, l’analyse éclaire d’autres questions. On cerne les raisons de la défiance que les femmes qui fréquentent les maquis manifestent vis-à-vis des équipes de lutte contre le sida, et les effets de cette défiance sur l’action publique. On perçoit aussi les chemins par lesquels le raidissement moral de la société malienne s’exprime dans les interventions, autrement dit ce qu’il fait à une action publique portée par des bailleurs extérieurs et ciblant des personnes aux comportements jugés immoraux. On saisit, enfin, le caractère particulièrement heuristique de l’ethnographie pour analyser l’enchevêtrement des dynamiques sociales qui fabriquent l’action publique.