- 1 Ce texte est basé sur notre relation professionnelle et amicale pendant environ dix ans à Aix-Marse (...)
- 2 Voir son intervention lors de l’introduction au colloque présenté plus loin.
1La richesse des publications en anthropologie de la santé depuis vingt ans, par exemple dans la revue Anthropologie & Santé, et l’importance des dimensions sociales de la santé désormais reconnue peuvent laisser penser que ce champ de la discipline anthropologique est bien ancré au sein de l’université et plus largement dans le monde académique, en tant que domaine ou spécialité. Ce n’est pas ce que disait Sandrine Musso en janvier 2020, quand elle revenait sur sa pratique d’enseignante-chercheuse, peu avant d’interrompre ses activités à cause de la maladie. Ce texte revient brièvement sur l’engagement de Sandrine au sein de l’université et dans son activité d’enseignante-chercheuse pour promouvoir et transmettre l’anthropologie de la santé. Il est basé sur deux moments dans ce travail qui ont eu lieu en 20201. En complément aux articles de Christophe Broqua et Hakima Himmich (2022) qui ont décrit son engagement en général et en particulier hors de l’université, ce texte évoque surtout sa manière de concevoir et de développer le travail scientifique comme pratique sociale et « parcours du combattant », selon ses propres termes2.
2En préambule, rappelons qu’au sein de l’anthropologie, discipline qui peut être définie comme au croisement entre le social et le biologique, l’anthropologie de la santé est encore aujourd’hui le lieu de plusieurs défis : défi scientifique et « combat » pour redéfinir comme des assemblages les interfaces mouvants entre social et santé et repenser notre champ dans la pluridisciplinarité ; « combat » pour durer en tant que spécialité minoritaire au sein de l’anthropologie – avec peu de centres de recherche et de lieux d’enseignement en France, peu de chercheur·se·s et d’enseignants-chercheur·se·s statutaires (quelques dizaines en France), des filières de formation qui restent fragiles ; « combat » à l’interface avec le champ de la santé où la médecine est dominante voire hégémonique, où il faut faire entendre et respecter son autonomie tout en développant les échanges entre anthropologieS et médecineS (dans leur diversité) ; « combat » pour développer une activité scientifique ou de formation dans des institutions aux ressources décroissantes (en termes de moyens et de postes). Une situation en contraste avec la demande sociale pour l’anthropologie de la santé, de plus en plus exigeante.
3Sandrine a pratiqué ce « sport » ou porté cette lutte avec ténacité au sein de l’Université de plusieurs manières, tout en introduisant dans la petite équipe d’enseignants-chercheur·se·s en anthropologie de la santé à l’université d’Aix-Marseille son approche très pertinente en anthropologie politique de la santé, issue de son parcours de formation pluridisciplinaire.
- 3 Ce colloque a eu lieu les 22 et 23 janvier 2020 à l’IMéRA. Il a été organisé par l’équipe Anthropo- (...)
- 4 Voir l’enregistrement de son intervention : « À propos de la complexité à construire collaborations (...)
- 5 Ces difficultés font l’objet depuis 2007 de revendications rassemblées par le mouvement « Sauvons l (...)
- 6 La comparaison entre le devenir incertain de l’enseignement et la recherche en anthropologie de la (...)
- 7 Voir par exemple ses travaux sur l’effondrement et les réflexions partagées sur les limites du mond (...)
4Le premier moment est celui d’un colloque, le séminaire Anthropo-Med « Dissonances et convergences entre anthropologie et santé publique » qui s’est tenu à l’Institut méditerranéen d’études avancées (IméRA)3 à Marseille. Le projet était de présenter deux regards divergents (en sciences médicales et en anthropologie) sur une série de thèmes de santé publique pour ensuite approfondir les possibles convergences au cours des échanges. Dans son intervention introductive à la rencontre, Sandrine avait parlé des écarts entre l’affichage d’interdisciplinarité à l’université et la réalité des faits, et plus précisément des multiples difficultés et contraintes qu’elle rencontrait au quotidien et dans les initiatives qu’elle a portées pour faire vivre et développer l’anthropologie de la santé à Aix-Marseille, notamment par l’organisation de formations, de séminaires et de cours, basés sur des collaborations. Elle en avait parlé avec sa finesse et son humour habituels, en soulignant entre autres que « l’interdisciplinarité, tout le monde l’affiche mais personne ne la recrute4 ». Rigidité des découpages administratifs, raréfaction des postes, charge administrative envahissante pour les enseignants-chercheurs (mais peu reconnue), fragilité des centres de recherche de dimension limitée, précarisation des jeunes chercheur·se·s, promotion de l’excellence individuelle et de la compétition au détriment du travail en équipe… Les difficultés qu’elle décrivait sont largement partagées dans l’université française aujourd’hui5, mais une discipline minoritaire et « à l’interface » y est particulièrement vulnérable6. En même temps, Sandrine exprimait sa manière de concevoir le travail scientifique en anthropologie de la santé, en privilégiant les échanges avec les autres courants en anthropologie et en sciences sociales ou avec les sciences médicales, et en ouvrant l’université à d’autres modes d’expérience et de pensée. Ces ouvertures, comme l’ancrage théorique et méthodologique solide de son approche en anthropologie, partant aussi de problématiques proches de sa vie de citoyenne qu’elle faisait entrer dans la réflexion de la communauté scientifique7, sont explicites dans les cours et les séminaires qu’elle a impulsés.
5Le second moment concerne le livre Guérir en Afrique : Promesses et transformations. Cet ouvrage collectif, que nous avons dirigé avec Sandrine et Aïssa Diarra, est issu d’un colloque porté par l’association Amades8 et divers partenaires institutionnels, qui avait eu lieu en 2015 sur trois sites (Marseille, Ottawa et Dakar)9. La direction d’un ouvrage collectif comprend un long travail de composition et d’élaboration scientifique des thématiques ainsi que d’échange avec les auteurs des chapitres. Sandrine avait terminé ces échanges en janvier 2020 et devait achever la rédaction de la conclusion lorsqu’elle a éprouvé les premiers symptômes de la maladie.
- 10 Sandrine y avait participé notamment aux colloques « EthicMedAfrique : Nouveaux enjeux éthiques aut (...)
6Situation cruelle que de devoir écrire sur ce thème, à ce moment-là. Le livre aborde notamment les formes multiples d’entre-deux entre la maladie et la santé au niveau individuel (prégnantes lorsque des traitements permettent de suspendre les symptômes sans être guéri), les promesses des traitements culturellement ancrées, les situations où des malades et des soignants ne sont pas en accord sur le statut de guéri, les anticipations de la fin de certaines maladies en Afrique et les politiques d’éradication en santé globale, ainsi que les fragilités et les échecs des projets de contrôle collectif des épidémies. Sandrine a investi son énergie dans la rédaction de sa conclusion fin 2020, avec générosité et ténacité, et le livre est paru début 2021. Dans cette conclusion, elle applique son « art de la synthèse » qui avait été très apprécié lors de précédents colloques à Dakar10, propose des comparaisons entre continents, et ouvre des questions sur les inégalités sociales face à la guérison et les « itinéraires de promesses ». En même temps, elle rappelle que le colloque a été organisé et animé en grande partie par des chercheurs précaires, juniors et étudiants. Elle montre que chaque contribution est importante et que « la science », même dans son format très académique d’un ouvrage d’anthropologie destiné en premier lieu à des scientifiques, s’écrit et se produit essentiellement au travers d’échanges et de collaborations dans le monde académique et au-delà. Cette conclusion exigea probablement de Sandrine une mise à distance de son vécu quotidien pour penser d’autres expériences de la maladie, c’est-à-dire une des formes les plus intimes du travail d’empathie-distanciation qui est au cœur de l’anthropologie.
- 11 C’est une des qualités de Sandrine qui ont été évoquées lors d’une journée de présentation du livre (...)
7Un des liens entre ces deux moments est la manière qu’avait Sandrine de mettre son intelligence personnelle au service d’une intelligence collective. « Intelligence » est ici compris dans son sens commun, mais aussi comme une intelligence relationnelle qui lui permettait de construire une relation unique avec de nombreuses personnes très diverses, donnant une place à la pensée de chacun par-delà les distinctions institutionnelles11. En résumé, c’est Sandrine Musso créatrice d’intelligence collective et combattante ou militante de l’anthropologie de la santé dans le monde académique que ce texte vise à rappeler, en complément à l’ensemble de ses contributions, notamment scientifiques. Secondairement, ce texte rappelle que le combat est toujours nécessaire pour promouvoir l’anthropologie de la santé dans le monde académique, à l’Université, et en particulier à Aix-Marseille Université, à l’heure où la pérennité du parcours d’anthropologie de la santé que dirigeait Sandrine ne semble pas assurée.