- 1 Le PREBAT est un programme de recherche et d’expérimentation sur l’énergie dans le bâtiment. Il a é (...)
- 2 Dans ce programme de recherche, il s’agissait d’enquêter auprès de médiateurs de santé, travailleur (...)
1Pour préparer l’écriture de ce texte, je me suis replongée dans nos travaux communs avec Sandrine Musso : moi ma thèse sur la précarité énergétique (subtile euphémisme politiquement correct du mal logement) (Lees, 2014) ; Sandrine Musso, son post-doctorat, financé par le PREBAT et le PUCA1, concernant à la fois la précarité énergétique et la vulnérabilité des acteurs « de première ligne »2. Cette recherche s’est également inscrite dans un programme de l’Agence nationale de la recherche dirigé par Claire Lévy-Vroelant et réalisé à Marseille en collaboration avec Florence Bouillon et Suzanne de Cheveigné (Bouillon et al., 2010 ; Bouillon et al., 2015) au Centre Norbert Elias. Nous sommes entre 2008 et 2011.
2Pour écrire aujourd’hui, j’ai réécouté et relu les entretiens communs réalisés avec Sandrine Musso ainsi que mes notes de terrain. Puis, j’ai réinterrogé au sujet de Sandrine certaines personnes qui lui étaient particulièrement chères et qu’elle avait eu la générosité de me présenter.
3Dans ce texte, il s’agit de retracer la posture que Sandrine avait sur le terrain : l’idée est finalement de documenter du point de vue de l’observateur (le mien) sa politique de terrain. C’est donc de son anthropologie – dont je vais essayer d’esquisser ici quelques contours – qu’il va être question. C’est avec elle que j’ai eu l’immense chance d’arpenter mes premiers terrains de thèse dans les copropriétés dégradées des quartiers nord de Marseille et dans son centre-ville ancien.
4De plus, Sandrine avait le considérable talent de reconnaître les « héros ordinaires » de ce « laboratoire social » qu’est Marseille (Bouillon, 2007) – entre autres territoires – et de nourrir pleinement sa réflexion politique, éthique, scientifique et anthropologique de leurs propos, savoirs et expériences. J’ai ainsi décidé de leur laisser la parole, à travers des extraits d’entretiens qui sont livrés ci-dessous au lecteur.
5En me replongeant dans ce matériau ethnographique, je me suis dit qu’il existait sans nul doute une anthropologie « mussoienne » qui fait suite à la maussienne. Son impératif et inconditionnel préalable relève, à mon sens, du fameux « donner, rendre, recevoir » (Mauss, 1973) que Sandrine articulait à une urgence rigoureuse et intransigeante du « souci pour autrui » (Levinas, 1998) et à une « reconnaissance » (Honneth, 2005) pleine et entière de l’altérité.
6Pour commencer, décrivons ce qu’était le terrain avec Sandrine Musso.
- 3 Je rapporte ici cette anecdote sur le ton humoristique de l’autodérision afin de partager avec les (...)
- 4 La Maison des familles est située à Marseille dans le 14e arrondissement, c’est un lieu d’accueil e (...)
7D’abord, il fallait être en forme3. Oui, vous deviez être un anthropologue engagé, mais aussi sportif, en résumé un anthropologue plus que dynamique. À ce titre, je suis retombée sur un enregistrement inopiné où nous faisions du stop pour aller à la Maison des familles4 dans les quartiers nord de Marseille pour réaliser un entretien. Sur l’enregistrement, nous entendons en plus des rires de Sandrine, de la musique raï à plein tube ; un homme d’origine maghrébine d’une cinquantaine d’années nous avait alors fait montées dans son véhicule. Sandrine s’y sentait d’ailleurs à l’aise comme dans sa petite voiture. Quand nous sortons du véhicule, elle remercie infiniment notre chauffeur qui, évidemment n’a pas résisté à son charme fou et nous a amenées juste devant la porte de notre destination. Le stop n’est pas sportif dira le lecteur, certes… Mais ce jour-là, Sandrine avait décidé qu’avant que nous mangions à midi sa salade de quinoa qu’elle avait affectueusement préparée, nous nous rendrions à l’entretien à vélo. Sauf que, c’était méconnaître l’état physique de sa collègue (en l’occurrence moi), sa pathologie d’asthmatique et sa « gigantesque appétence » pour le vélo. Moins d’un kilomètre après notre départ, j’ai presque déclenché une crise d’asthme et, pour ne pas nous mettre en retard à l’entretien, nous avons troqué vélo pour auto. Sandrine s’était alors gentiment moquée de moi avec cette ironie si juste qui la caractérisait et nous avions tellement ri…
- 5 Je dis Marseille parce que nous y travaillions toutes deux, mais les injustices criantes et chaotiq (...)
8Donc, pour réaliser notre recherche, en tant qu’anthropologue, logiquement, nous allions sur le terrain. Nous y rencontrions les « héros ordinaires », mentionnés précédemment, ces figures humbles et intègres qui œuvrent avec une aussi grande intransigeance qu’était celle de Sandrine, contre les injustices criantes du contexte chaotique de Marseille5. Nous nous entretenions avec des personnes, celles et ceux qui endurent, au jour le jour et souvent dans l’anonymat et l’indifférence la plus totale, les urgences humaines auxquelles elles ne peuvent souvent pas (totalement) répondre ; avec celles qui prêtent l’oreille à la souffrance et à la douleur consécutives des précarités sanitaires, affectives, administratives et sociales ; avec celles qui saisissent ce que sont les violences raciales et post-coloniales et ce qu’elles font à l’intimité et à l’identité. Celles aussi qui, in extremis, doivent trouver des solutions au rapatriement des corps des personnes décédées au pays pour que les familles puissent faire leur deuil, à des familles bientôt ou déjà délogées, à des mamans désespérées face à leurs enfants abîmés par les lois impitoyables du grand banditisme dans une société foncièrement inégalitaire et capitaliste. Elles sont nombreuses à Marseille (et ailleurs d’ailleurs). Sandrine avait le don pour les repérer. Elle les connaissait, ces « héros ordinaires », souvent intimement et plus que de les respecter, sincèrement, elle les admirait. Elle admirait leur posture professionnelle au travail, leur détermination, leur courage, leur persistance sans résignation. En définitive, je dois le dire, elle et eux étaient un peu pareil : alors, ils se comprenaient.
9De leur côté, ces héros respectaient Sandrine et l’admiraient également. Ils lui donnaient volontiers toute leur confiance, leur parole et leurs savoirs. Ils avaient une absolue certitude (et ce, à juste titre) quant à son implication de chercheuse. Ils sentaient en sa présence l’importance de son éthique scientifique et anthropologique et sa fondamentale bienveillance envers eux. Mon intuition est qu’ils croyaient tout autant que Sandrine à la portée politique de l’anthropologie, du moins en celle de son anthropologie. Alors dans le contexte des tréfonds de ces violences raciales, de genre, sociales, scolaires, sanitaires, post-coloniales, etc. (je ne les nomme pas toutes ici), Sandrine s’était assignée comme tâche d’aller jusqu’au bout, comme en témoignent par exemple la réalisation du programme de formation de médiateurs en santé, dont il est à nouveau question ci-dessous, son travail de thèse au sujet des personnes migrantes atteintes de VIH, son partenariat avec les associations de lutte pour la réduction des risques, son travail sonore sur les délogés et les effondrements de la rue d’Aubagne ou son implication dans le Conseil national du sida.
10Mais Sandrine ne réalisait pas ce travail par charité, compassion, misérabilisme ou bien-pensance. Bien au contraire, elle était passionnée et passionnante. Passionnée par l’intérêt qu’elle portait à ses interlocuteurs sur le terrain qui constituaient pour elle une réelle nourriture intellectuelle et une énergie de vie. Passionnante de par ses analyses anthropologiques qui s’articulaient de manière si fine et pertinente au politique. Sandrine me/nous donnait à penser. Elle était d’ailleurs agaçante, elle connaissait toutes les références bibliographiques par cœur, à tel point qu’en plus de la surnommer occasionnellement « mon petit monument de l’anthropologie » – ce qui, je crois, a pu la ravir –, je la prénommais « Zotero ».
11Et, cette passion, sa passion s’appuyait sur une conviction profonde, intime, incarnée au quotidien – tout son parcours professionnel en témoigne ; celle selon laquelle l’anthropologie pouvait/devait constituer ce pont entre des réalités sociales souvent dramatiques et d’autres mondes sociaux, scientifiques et politiques qui finalement communiquent peu ou ne peuvent s’entendre. D’ailleurs, Sandrine avait un talent quasiment inédit chez les chercheurs : elle savait totalement dans sa relation aux autres, sur le terrain, se départir des rapports de classe. Ou bien, elle les objectivait tant qu’elle en minimisait ou évinçait leur portée ou effets délétères sur l’autre à l’occasion de ses interactions. Ainsi, à l’intersection de ces mondes, l’anthropologie devenait avec Sandrine un langage qui permettait de dépasser les frontières sociales, culturelles, politiques et de dialoguer de réalités complexes dans une perspective émancipatrice et créatrice de solutions constructives.
12C’est ainsi qu’en s’appuyant sur une rigueur méthodologique précise, éthique et exigeante, rigueur qui ne l’a jamais quittée, Sandrine a pu construire ses objets de recherche, sa pensée et élaborer cette anthropologie impliquée. Et, ce qui lui permettait de saisir si justement et scientifiquement ses objets, c’était son implication et application à cette fameuse altérité. En conséquence, de cette politique horizontale du lien sur le terrain, fondée sur la curiosité réciproque, pouvait naître et éclore une anthropologie « à la sauce Sandrine Musso », qui donnait à penser les faits à l’aune de l’ensemble de leurs enjeux éthiques, sociaux, scientifiques et politiques. Ainsi, Sandrine permettait à nombreux de celles et ceux qui l’ont croisée de penser le monde et parfois leurs propres réalités à l’aune d’une complexité souvent indicible.
13Indicible ? Chez Sandrine, l’indicible n’existait pas et il existait encore moins dans sa politique de terrain. Quand elle était outrée, choquée, heurtée, elle le disait. Elle ne s’est jamais soumise à garder cette fameuse « neutralité axiologique ». Sandrine voyait toujours ce qui pouvait violenter l’autre et s’autorisait à le nommer. Je me souviens de certaines de ses expressions qui me faisaient grandement sourire et que je trouvais d’autant plus drôles qu’elles étaient puissamment pertinentes et justes.
- 6 La copropriété des Rosiers a été labellisée par la Direction régionale des affaires culturelles (DR (...)
- 7 Malheureusement, je n’ai pas retrouvé le nom de ce jeune homme.
14Ainsi, un jour où nous sortions d’un entretien dans la copropriété des Rosiers, extrêmement dégradée, du moins en ce qui concerne l’intérieur des logements, nos regards s’étaient arrêtés sur deux plaques, apposées l’une à côté de l’autre, sur un des murs de la cité. Sur celle de gauche, il était écrit que la cité des Rosiers était « classée patrimoine du xxe siècle » en référence à son architecture6. Sur celle de droite, une plaque d’une toute autre nature : une plaque mortuaire cette fois où était inscrit le nom d’un jeune homme de 16 ans tué dans la même période lors de ce qu’il est commun d’appeler « un règlement de compte »7. Nous étions avec la médiatrice de quartier, Nicole, qui évidemment était outrée. En regardant les plaques, Sandrine s’écria : « Et bien voilà, c’est ça l’insoutenable légèreté de l’être… » (en référence au titre du célèbre roman de Milan Kundera).
15C’était à la fois drôlement ironique et criant de vérité. Nicole lui adressa un sourire ému et pudique mais plein de reconnaissance.
16Je me rappelle aussi des nombreux « ah bon ! » de Sandrine, quand un de ses interlocuteurs évoquait une injustice qu’il observait ou qu’il vivait... Ces « ah bon » étaient alors le signal pour son interlocuteur qu’il était pleinement reconnu et compris. En général, ces derniers s’autorisaient alors à développer leur propos et, quelques instants plus tard, Sandrine résumait avec ses formules simples bien à elle mais puissantes l’expression de leur injustice. Eux, sans pouvoir totalement s’apaiser, étaient néanmoins quelque peu soulagés d’être entendus.
17Aussi, Sandrine ne s’accordait pas seulement le droit de dire ces indicibles et ce qui la révoltait. Comme elle l’a écrit dans un de mes articles préférés d’elle, elle « prenait sa part » (Musso, 2008). Et, quand il y avait matière à se réjouir pour l’autre, elle n’hésitait pas.
18À ce sujet, j’ai souhaité reproduire ici un extrait d’un entretien que nous avions réalisé avec une conseillère en économie sociale et familiale dans la copropriété des Rosiers concernant son travail de « permanence logement ». Celui-ci consistait à trouver des solutions face à des logements dégradés, des factures impayables au regard des revenus, des fenêtres sans vitres, au fait de nourrir une fratrie sans argent ou à la fastidiosité de laver l’ensemble de cette fratrie avec une eau chauffée dans une marmite.
Johanna : Pourrais-tu nous raconter un bon souvenir dans ton travail ici aux Rosiers ?
Émilie : Je réfléchis… [rires], ces temps-ci, j’étais pas trop aux Rosiers, j’étais en formation tout ça… Enfin, ah oui, une dame et bien ça faisait six mois que j’essayais d’avoir la réparation d’un chauffe-eau pour avoir de l’eau chaude tout simplement par une agence immobilière, qu’on a réussi enfin, alors que ça faisait trois ans qu’elle avait pas d’eau chaude, donc là oui…
Sandrine : ah oui, c’est une dame des Rosiers ?
Émilie : Oui, oui, une dame des Rosiers, changement de propriétaire sur changement de propriétaire, chaque fois, le nouveau, il disait je vais le changer, entretemps ça rechangeait donc le temps que ça se fasse le dossier à la nouvelle agence… parce que quand ça change d’une agence à l’autre, les comptes sont bloqués donc ils ne peuvent ni avoir de quittance donc plus accéder au dossier. Donc voilà, six mois on a mis donc. Bon c’est vrai que la dame, elle a des difficultés avec la langue française donc elle y va une fois, deux fois à l’agence, et elle y allait plus, c’est sûr, elle faisait chauffer l’eau sur le gaz donc voilà… c’est la dame, elle a six enfants, il y en a que trois qui sont reconnus par la CAF [Caisse d’allocations familiales], avec six enfants elle avait pas d’eau chaude, et alors j’ai contacté l’agence, j’ai insisté, enfin il faut être très persévérant quand même, très très persévérant, oui parce qu’après avoir laissé une vingtaine de coups de fil, après les avoir menacés, à faire des lettres recommandées, donc une preuve et puis menace de saisir la commission de conciliation, ils ont enfin mis un nouveau chauffe-eau… et puis des fois on peut se retrouver avec des propriétaires qui n’ont pas forcément les moyens parce que c’est ce que l’on me disait : « le propriétaire, il a pas les moyens de changer », mais bon ça… voilà, il y a cette réalité là, moi je dis à ce moment-là, il faut soit qu’il revende le logement s’il est plus capable d’assumer d’avoir un locataire parce qu’on sait que quand on est propriétaire bailleur en tout cas, on a forcément des obligations donc si on ne peut plus les assumer il faut trouver une solution. Donc voilà, là j’ai réussi et là j’étais contente [rires].
Sandrine [avec un grand sourire] : Nous aussi on est contentes.
- 8 Quartier du centre-ville de Marseille.
19Et puis, il y avait aussi les moments où ce que Sandrine voyait sur le terrain, l’excédait. Un jour, Sandrine enquêtait au sujet d’un dispositif qui visait à enseigner aux personnes mal logées à moins consommer d’énergie dans leur logement (très dégradé). Ce jour-là, elle pénétrait avec la médiatrice de quartier dans un appartement de Noailles8. La dame, l’occupante du logement qui les recevait, était passablement irritée par leur visite.
20Sandrine rapportait, dans ses notes de terrain pour décrire le logement, une « odeur insoutenable en bas de l’immeuble et une difficulté à trouver le numéro, ce qui empêchait au courrier d’arriver ». La dame qui avait reçu Sandrine et la médiatrice leur avait dit à leur entrée dans le logement :
Mais oui, évidemment, merci de venir me voir pour me dire comment je dois faire des économies... Je me demande bien moi aussi comment vous allez faire des économies, vous, Madame, quand le logement est inchauffable, qu’il fait humide avec une humidité qui vous rend malade, et que pour aller aux toilettes, vous y allez avec un parapluie, dîtes le moi...
21La dame rapporta alors une anecdote dont Sandrine se souvint très longtemps et qu’elle avait consignée dans son journal de terrain :
La dame me tient les propos suivants : « Une nuit, un morceau de plafond situé au-dessus du lit superposé d’un enfant et au-dessus des toilettes s’est écroulé, une nuit où il pleuvait. » La dame était alors « allée aux toilettes avec un parapluie car l’eau tombait ».
22Cet épisode avait révolté Sandrine. Elle avait d’abord compris l’accueil agressif et violent qui lui était réservé et qu’elle jugeait légitime. Elle l’avait d’ailleurs signifié tant à l’occupante du logement qu’à la médiatrice. Elle avait trouvé aussi outrageux qu’indécent que l’on puisse donner des conseils d’économie d’énergie dans un tel contexte de mal logement. Et puis, la situation rocambolesque d’aller aux toilettes avec un parapluie l’avait marquée. Longtemps, Sandrine n’a cessé de rapporter, dans les différents espaces où elle avait la parole, les arènes scientifiques ou politiques, cette anecdote afin de faire saisir toute la brutalité du mal logement et toute la violence de certains dispositifs sociaux. Comme elle le disait avec ses mots à elle, c’était « collector de donner des conseils en économie d’énergie quand on allait aux toilettes avec un parapluie ».
23Je laisse à présent la parole à ces « héros ordinaires » que Sandrine affectionnait tant.
24J’ai sélectionné dans pléthores de ces notes de terrain, certains extraits ou passages. J’aurais pu en choisir d’autres. J’ai fait ici le choix de ne pas les analyser car ces propos, simplement retranscrits, donnent puissamment à penser, réfléchir et comprendre à la fois la brutalité du réel dans les quartiers pauvres, la complexité du monde et la posture de recherche de Sandrine. Au sujet de la dégradation des copropriétés, voici certains propos de Nicole, médiatrice aux Rosiers :
- 9 Direction départementale des affaires sanitaires et sociales. Ces DDASS ont été supprimées en 2010 (...)
Nicole : Oui c’est sûr mais bon derrière la rénovation du plan de sauvegarde, la peinture, dans les appartements, il y a rien qui a été fait. Alors à quoi ça sert ! La dame de la DDASS9 elle a dit : « non mais c’est formidable, c’est formidable tout ça, c’est beau ! » Quand je lui ai dit : « ah oui et vous voulez aller voir dans les appartements, un peu comment c’est » ! Non parce qu’on avait l’impression que les Rosiers c’était extraordinaire, vraiment, bien elle a dit : « non non non, c’est pas la peine. » Alors voilà on rénove en apparence et puis dans les appartements on fait rien du tout, on laisse faire les vendeurs de sommeil, les gens ils paient 700, 800 euros pour vivre là-dedans, ils attendent qu’une chose c’est de partir en HLM, au moins là-bas, il y a le chauffage collectif. Les appartements, ils n’ont pas le droit d’être pas bien, mais bon comme on a repeint et bien ça fait bien [dit-elle en colère]. Sinon, vous connaissez Corot ?
Sandrine et Johanna : Non
Nicole : ben !!!! vous avez du boulot, le bâtiment orange c’est quelque chose, il faut y aller pour y croire, il faut y aller, c’est une copropriété privée encore une fois, mais il faut voir, il faut déjà voir comment les gens vivent. Moi je suis allée là-bas par hasard, accompagner quelqu’un qui s’est perdu dans la nature, qui venait de Chamonix ou de je sais où, parce que, nous les Comoriens, quand on rencontre des gens, on les aide. Donc je l’accompagne et quand j’arrive, je croyais que j’étais pire qu’aux Comores. Je dis : « mais c’est quoi cette maison ! » Quelle dégradation, c’est pas possible, si tu vas là-bas tu as la chair de poule, c’est comme Maison Blanche [autre copropriété dégradée du 14e arrondissement de Marseille]. Maison Blanche, tu partages l’ascenseur avec les rats, tu pousses les rats pour y entrer, mais ça coûte cher ces maisons là, ça coûte cher ! Les copropriétés dégradées, le désastre c’est ça, un T3 aux Rosiers c’est 700 euros, regarde les factures.
Sandrine : oui mais les gens, ils trouvent rien ailleurs...
Nicole : non mais c’est la CAF, c’est la CAF, et les gens ils trouvent rien, on n’a pas le choix, pas le choix, c’est le refuge, un petit refuge. (Entretien avec Nicole, 12 novembre 2009)
- 10 Jean-Yves Pichot est malheureusement décédé brutalement quelques jours avant la soutenance de ma th (...)
25Dans la même période, nous avons rencontré Jean-Yves Pichot. Il avait été directeur du centre social des Rosiers pendant onze ans, entre 1996 et 2007. Quand nous le rencontrons au début de l’année 2010, il avait quitté ses fonctions pour devenir directeur de la Maison des familles à Marseille. Jean-Yves et Sandrine avaient une grande connivence intellectuelle, sociale, politique et même anthropologique. Parmi les entretiens réalisés pendant ma thèse auprès des acteurs locaux dans les copropriétés dégradées, cet entretien aura été parmi les plus riches. En effet, Monsieur Pichot avait une capacité à articuler l’ensemble des problématiques qu’il rencontrait sur le terrain avec des éléments politiques, géopolitiques, sociaux et anthropologiques. Aussi, son attention, son respect et son regard juste pour les différentes populations du quartier le rendaient particulièrement pertinent pour moi qui me familiarisais alors avec l’altérité que j’allais rencontrer durant mes terrains de thèse10.
26Voici ici quelques-uns de ses propos. J’ai choisi pour commencer de le citer concernant la migration comorienne, les questions géopolitiques et la situation post-coloniale qui ne sont pas sans effet sur l’expérience ordinaire dans les quartiers :
Sandrine : L’arrivée des Comoriens, aux Rosiers, c’est tardif ?
Jean -Yves : Oui oui, alors l’arrivée des Comoriens... en 1996, je te dis il y avait quinze-vingt familles.
Sandrine : Mais ils venaient d’où, ils étaient à Marseille avant ?
Jean-Yves : Oui alors, ils arrivent du centre-ville et ils vont soit à Corot [autre copropriété dégradée], soit aux Rosiers, soit à Kallisté [copropriété dégradée également]. C’est quand on commence à travailler, à mettre en place la procédure pour le plan de sauvegarde [plan d’amélioration de la copropriété] en 2003, il y a une étude qui est faite dans laquelle d’un seul coup apparaît la communauté comorienne. Cette fois-ci, avec une arrivée extrêmement rapide, c’est-à-dire en moins de dix ans, on passe de vingt familles à deux cents familles.
Sandrine : Dont des primo arrivants ?
Jean-Yves : Alors c’est compliqué ça, oui les Mahorais, ils sont français, donc primo arrivants, ça n’arrive pas quand t’es en France, on peut pas dire primo arrivants sur des nationaux. Autrement moi, je sais pas, on va dire, moi je viens du Sud-Ouest, en 1996, je suis primo arrivant à Marseille ! Donc c’est le souci qu’on a, on a une forte majorité dans ces familles-là de Mahorais, quand on dit Comoriens en réalité, la plupart du temps on avait deux Mahorais donc deux Français sur trois. Et, en plus, à chaque fois, je le rappelle, on est condamné par l’ONU pour démembrement d’un État souverain11, c’est-à-dire qu’on n’a pas le droit de prendre une île et de dire qu’elle est française et de dire au deux ou trois autres îles « vous êtes comoriennes ». C’est ou tout ou rien. On est condamné par l’ONU, on s’en fout royalement, pour démembrement d’un État souverain, les Comores. Ce qui fait qu’on crée une zone Schengen, c’est comme si on s’amusait à créer une zone Schengen entre les Corses et les Marseillais. On dirait, « on est en zone Schengen, on met des barbelés, des hélicoptères, des avions machins choses, et vous avez plus le droit de communiquer, vous avez plus le droit de circuler machin chose ». Même si à l’intérieur, et c’est toujours le même principe, à Mayotte, avec 25 % de clandestins, les Mahorais, ils ne veulent plus des Comoriens. C’est-à-dire que quand on laisse un système se pourrir à la fois à l’intérieur des Comores et là aussi… par un système français colonialiste, on n’a pas assez d’équipements publics, pas assez d’écoles publiques, et bien si d’un seul coup, on a une population, un quart, qui arrive et bien tous les services publics explosent, les hôpitaux… parce que le principe c’est d’accoucher en France pour avoir la nationalité française…
- 12 Sandrine fait ici référence au naufrage d’un bateau de migrants comoriens à destination de Mayotte (...)
Sandrine : Il y a encore eu le naufrage là12…
Jean-Yves : En gros, on doit être sur plusieurs centaines de morts par an. Et ça, c’est largement… tu, alors qu’on est sur une position qui est illégale, qui est une position militaire. C’est parce qu’on a la puissance qu’on occupe Mayotte. On a le même problème en Guyane, en Guyane les Indiens sont parqués dans des réserves sans avoir accès à la nationalité, c’est ça la France !!!
Sandrine : Non mais, ils ont l’alcool, l’or, on peut pas tout avoir aussi ! [dit-elle très ironiquement].
Jean-Yves : On concentre dans ces cités, comme les Rosiers, trois éléments qui sont extrêmement préjudiciables pour ces familles là : une grande précarité, un niveau de formation très faible et des populations qui maîtrisent mal le mouvement historique. Tu peux te situer en tant que victime que si tu connais les éléments : quels sont les éléments qui ont amené cette oppression-là ? C’est un peu le débat qu’il y a à l’heure actuelle ou d’un seul coup se pose la question liée à l’esclavage. C’est-à-dire que pendant très longtemps on a nié complètement l’esclavage, c’est à partir du moment où se met en place un vrai débat sur l’esclavage, avec des connaissances historiques et surtout comment ça s’est organisé, parce qu’il y a aussi toute une participation de tribus, les unes contre les autres, c’est une histoire complexe, sauf que cette histoire-là, dans sa complexité, elle est pas mise à jour. Le colonialisme, il n’est pas traité, donc on a des représentations de victimes d’un système colonial qu’ils peuvent pas appréhender parce qu’ils ont pas appris l’ensemble des événements qui ont conduit à ça. Comment on part ? On peut partir de 1492, la découverte de l’Amérique, d’un seul coup se met en place un transfert de populations important, de l’Occident et de l’Afrique vers les nouveaux pays. C’est tout ça qui a jamais été travaillé et qui a des effets sur les populations au pays mais aussi ici dans nos quartiers. (Entretien avec Jean-Yves Pichot, 11 janvier 2010)
27Plus tard, nous interrogions Jean-Yves Pichot sur sa manière de faire de l’intervention sociale dans le quartier des Rosiers. Quand il prit possession de ses fonctions de directeur de centre social, les jeunes du quartier n’avaient plus accès depuis de nombreuses années à ce service. Il avait alors décidé de faire du centre social un lieu accessible aux jeunes, une de ses priorités :
Johanna : Et donc au début là avec les jeunes, ça n’a pas été facile de rouvrir le centre ?
Jean-Yves : Et bien pendant dix-quinze ans, quand tu as eu l’interdiction pour les jeunes de fréquenter le centre et que tu as toute une génération qui n’a pas pu profiter du centre et que toi tu ré-ouvres, et que la génération, elle s’est organisée sur un autre centre social et en partie sur la délinquance et bien, quand ils arrivent, ils sont chauds. Il faut faire attention à pas se faire piquer… on se faisait piquer les téléphones, on se faisait piquer les extincteurs, ils tentaient de fumer dans le centre social, il fallait négocier tout ça, parce que la cigarette elle était pas interdite dans les lieux publics à l’époque mais là, c’était pas la cigarette traditionnelle qu’ils fumaient à l’époque. Il a fallu trouver les outils de médiation. C’était longtemps la table du ping-pong dans la cour du centre social qui permettait à tout le monde de venir, et on allait rechercher la table de ping-pong à l’intérieur de la cité, parce que les délinquants, ils voulaient jouer au ping-pong en regardant le commerce. Donc il a fallu aller la rechercher et la reprendre. Donc il y avait des bagarres et ça me coûtait 30, 40, 50 balles de ping-pong par mois, et une paire de raquettes par mois, si c’est pas deux. Économiquement, c’est pas énorme, il y avait la table de ping-pong qui était malmenée en permanence, et il fallait la réparer. Il y avait cet objet de médiation, qui faisait que c’était à l’extérieur du centre social tout en étant dedans parce que c’était dans la cour, et sur lequel on pouvait commencer à amener des règles, des discussions sur des civilités. Et donc, après, au bout d’un moment, ils finissaient par rentrer dans le centre social, on disait : « on n’hurle pas quand on rencontre les personnes âgées ! ». Elles faisaient leur loto, quand les mémés elles disaient « 22 », et bien ils disaient pas « 23 » ! [sourire attendri]. On n’allait pas mettre la pagaille au karaté, la PMI [protection maternelle et infantile] c’était pareil, on accédait au centre social comme un usager normal et il a fallu minimum trois-quatre ans, qu’on organise la fête de quartier avec eux, qu’on les respecte, qu’on organise des scènes ouvertes. Sur la fête du quartier après, ils ont abandonné après mon départ, il faut être assez fou pour le faire ! Oui, alors, on installait la scène, les habitants nous faisaient trois heures de spectacle tous seuls comme ça, tous seuls. C’est-à-dire qu’on leur disait : « voilà vous avez trois heures, on a une scène, une sono pourrie, quatre mètres par trois, 12 m2 c’est tout ce dont on dispose, vous faites ce que vous voulez ! » Alors, ils gueulaient, ils voulaient toujours des supers sonos et tout ça, alors on n’avait rien, mais trois heures, ils les faisaient et encore on les arrêtait. Et, pendant trois heures, on a fait danser les mamans comoriennes, on a fait des défilés de mode, on a fait des danses orientales, on a fait venir les Kurdes. La meilleure chose qu’on ait pu faire, c’est qu’on a voulu faire un festival des cultures du monde. Donc les membres du conseil d’administration, les historiques, ils disaient « mais il faut aussi les provençaux, alors allez nous chercher les provençaux ». Les Gaulois [pour désigner les membres du conseil d’administration], ils insistaient, et encore les Gaulois, c’était les Portugais, les Espagnols, les Gaulois purs, il y avait pas grand monde. Et arrive le groupe de danse de provençaux. Alors déjà quand ils voient la scène de 12 m2, ils disent : « on peut pas danser sur la scène, c’est trop petit .» Donc, on pousse les barrières. On pousse les petits et sur le gazon des Rosiers, et puis ils ont dansé. Et, les mamies et les papis des provençaux, quand ils ont vu ça, tous ces enfants de toutes les couleurs, ils ont dit : « mais ils vont nous manger !!! ». Après, ils ont vu une communauté fantastique d’enfants, ils ont commencé à jouer traditionnel et les petits se sont pris au jeu. Ils ont commencé à bouger, parce que les enfants quand tu leur mets la musique, ils aiment bien danser, quelle que soit la musique et après il y en a qui ont sauté les barrières pour danser. Alors, les mamies, elles sont reparties enchantées, mais quand ils sont arrivés et qu’ils ont vu la foule, ils se sont dit « ils vont nous dévorer en deux-deux, on va jamais pouvoir jouer trois notes ! », alors c’est pas vrai ! Ce jour-là, les Kurdes ils se sont pointés eux avec l’étendard du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan], ils ont transformé le folklore en manifestation politique.
Et puis faut le dire, avec les jeunes, quand tu les mets en situation de participer à une action collective, c’est comme ça que tu apprends dans la vie, on apprend avec l’expérience de ceux qui sont un peu plus anciens que toi, mais en participant, si tu leur dis « faites ci, faites ça » je veux dire le gamin il va marcher… si tu dis « lèves toi », tu vas attendre 16 ans.
[...] On tenait tout parce que les gens, ils avaient confiance en nous, les jeunes, les parents, les musiciens, on tenait tout avec quelques jeunes qu’on payait à trente euros la journée pour nous encadrer le ballon gonflable, pour qu’ils fassent la sécurité autour de la scène, pour éviter que les petits tirent sur les câbles électriques, et on tenait ça comme ça. Parce que jusqu’à minuit, même les délinquants ils étaient au courant de ce que l’on faisait, c’était transparent et en accord, le centre social il s’occupait des fêtes, il s’occupait des enfants, il s’occupait des mamans donc c’est bon ! Il y avait toutes les familles, tous les groupes même si les arabes disaient : « vous en faites trop pour les noirs », les noirs : « vous nous discriminez », les kurdes : « nous on n’est jamais là », mais on faisait le tour de tout le monde. C’est la complexité du travail dans les quartiers, c’est qu’il nous faut à la fois de la durée et en même temps un très fort relationnel. (Entretien avec Jean-Yves Pichot, 11 janvier 2010)
28Ce dernier verbatim avec Jean-Yves Pichot témoigne du profond respect qu’il avait pour les jeunes des quartiers :
Ce sont des gens qui ont des qualités humaines, socialement, qu’on pourrait mettre à plein de postes, il y a une capacité humaine, dans ces cités comme ailleurs. Si on arrivait à mettre en marche leur capacité, ce sont des gens où il y a une certaine créativité, il y a pas que de ça, c’est comme partout. Mais, il y a une possibilité de créativité dans ces cités et surtout comme pour ce jeune-là qui tenait le trafic. Il y a un réservoir de potentialités qui sont mal exploitées, c’est le système capitaliste : on ne forme que sur une valeur marchande, même si on ne prend aujourd’hui en compte que ça. Il y a aussi des qualités non marchandes qui apportent à la société, la solidarité, ça en est un bel exemple, et sans ça, on ne pourrait pas tout marchandiser. Je voudrais bien voir ça, comment on peut arriver à marchandiser un sourire, voilà ce sont des choses, si toute la population d’un seul coup refuse de sourire on serait autrement plus en difficultés socialement, on aurait plus de suicides, on aurait plus de… voilà, faut voir aussi que ça a des coûts sociaux tout ça. (Entretien avec Jean-Yves Pichot, 11 janvier 2010)
29À la sortie de cet entretien, sur le chemin du retour, Sandrine m’avait dit : « tu vois, avec un bonhomme comme ça, toi tu fais un entretien, lui il te fait ta thèse !! »
- 13 Le château en santé est un centre de santé communautaire situé à Kallysté dans une vieille bâtisse (...)
30Il y a aussi ceux et celles que Sandrine a croisés sur le terrain et qui sont devenus ses allié·e·s, ses ami·e·s, ceux et celles que Sandrine a participé à aider et à construire professionnellement. Je donne ici l’exemple de la trajectoire de Fatima Ayouba – mais il y en a eu d’autres. Fatima, avec laquelle je me suis entretenue récemment au sujet de Sandrine, est aujourd’hui médiatrice au Château en santé13 à Kallysté, quartier dont elle est issue. Sandrine et Fatima se sont rencontrées en 2002 à l’occasion du programme animée par Sandrine avec Kemal Cherabi sur les médiateurs en santé financé par l’Institut de médecine et d’épidémiologie appliquée (IMEA). Fatima travaille alors pour une association qui œuvre sur le logement à Kallysté (ICI, initiative citoyenne d’insertion). Sandrine a d’abord été la formatrice de Fatima avant de devenir (rapidement) son amie. Voici ce que Fatima rapporte concernant des épisodes marquant de sa collaboration en tant que professionnelle avec Sandrine :
- 14 Dans les années 2000, il y a eu une épidémie de teigne sur le territoire de Kallysté. Cet épisode a (...)
Il y avait une réunion où les populations comoriennes, elles étaient accusées d’avoir ramenées la teigne au quartier14. Alors moi j’ai dit : « pourquoi vous parlez des petits Comoriens, on vit dans un quartier où il y a une grande mixité de nationalités alors s’il vous plaît ne dîtes pas ça, c’est pas bon pour le quartier, c’est pas bon pour les gens, ça va créer des problèmes dans le quartier. » J’avais peur de parler, puis Sandrine m’a dit après : « tu vois, je suis contente de te connaître, c’est bien ce que tu as dit, tu les as bien remis à leur place ». Une autre fois, il y avait une réunion à Marseille, aux Aygalades [16e arrondissement|] avec des professionnels de santé. Sandrine m’avait dit : « tu prends la parole ! ». Moi je n’osais pas. Mais, il y avait un médecin, qui a dit : « pourquoi les habitants de Kallysté alors qu’ils ont la CMU [couverture maladie universelle], pourquoi ils ne se soignent pas ? » C’était une façon désagréable, méprisante de parler des gens. Alors moi j’ai dit : « Madame, si tu n’as pas l’eau chaude, que tu dois faire chauffer la marmite pour te laver, que les fenêtres ne sont pas fermées parce qu’elles sont cassées, qu’il y a le froid, et que tu n’as rien dans le frigo et bien tu ne peux pas penser à te soigner. Quand tu vas te lever le matin, si tu t’es mis debout, c’est pour aller chercher à manger, chercher ton colis alimentaire, voir comment tu vas payer ta facture. Tu te lèves pour ta survie, pour savoir comment tu vas nourrir tes enfants. Le jour où tu vas à l’hôpital, c’est le jour où tu n’arrives pas à te lever, c’est pour ça qu’on ne se soigne pas, et moi je fais partie de cette population. » Alors j’ai dit ça, moi qui suis toute timide et en sortant Sandrine m’a dit : « tu vois avec ce que tu lui as dit, à mon avis, elle a bien tout compris pourquoi les gens ils ne se soignent pas, si c’était moi qui l’avait dit, elle aurait peut-être pas aussi bien compris, là, elle pouvait rien dire. » (Entretien Fatima, 10 novembre 2021)
31Aussi, à l’occasion du programme des médiateurs en santé, Fatima a été pressentie par le groupe en formation pour faire la restitution du travail collectif au ministère de la santé, à Paris, en présence d’acteurs institutionnels et politiques. Ce moment a été particulièrement important dans la trajectoire de Fatima mais aussi dans celle de Sandrine. Voici comment Fatima le raconte aujourd’hui :
Il ne fallait pas rater Paris à l’Assemblée nationale. Il y avait tous les médiateurs, on a passé beaucoup de temps à préparer, des pages et des pages à préparer [la restitution] avec Sandrine. Je suis timide, j’ai peur, ils m’ont encouragée, les autres de la formation. Sandrine, elle m’a encouragée. Et le jour où j’allais parler, j’ai dit devant tout le monde au ministère : « Excusez-moi, moi j’ai fait beaucoup travailler ma responsable alors je m’excuse devant elle parce que je vais raconter et on ne va pas faire comme on avait prévu, je vais pas prendre mes papiers, je vais juste raconter le programme des médiateurs. » J’ai cru qu’elle allait être en colère, elle était au fond de la salle, elle a levé son pouce, elle souriait, elle était très contente. Elle m’a pris dans ses bras à la fin, elle m’a embrassée, elle m’a dit « je savais que tu allais le faire ».
Johanna : T’étais fière ?
Fatima : Oui et puis moi, j’avais personne de ma famille qui était là, mais il y avait Sandrine, Sandrine elle était comme de ma famille... Et puis il y avait des gens de la communauté comorienne qui m’ont félicitée, ça m’a plu de pouvoir avancer, avec le groupe. Après, j’ai senti qu’on a amené une parole, des cas, des façons de parler, de travailler avec les gens, parce que les gens de bureau, ils ne connaissent pas tout ça, ils ne savent pas le vécu des gens des quartiers, c’est pas pareil. (Entretien Fatima, 10 novembre 2021)
32Cette restitution a été un moment charnière dans l’histoire de Fatima. Elle lui a permis de prendre la parole en public au sein d’autres mondes sociaux bien plus légitimés et valorisés socialement que le sien. Cet espace lui a offert l’occasion de traduire une expérience au plus haut niveau de l’État français, celle des médiateurs en santé dans des quartiers paupérisés. Sandrine a gardé elle aussi un souvenir indéfectible de cette restitution comme le rappellent ces notes de terrain que j’avais prises le 17 novembre 2009 :
Avec Sandrine, nous allons voir Fatima à sa permanence au centre social de Kallysté. Sandrine et Fatima sont très intimes, elles se connaissent bien et s’apprécient, elles parlent du projet que Sandrine a animé des médiateurs en santé, on sent que Fatima est très fière d’avoir participé à un tel projet. Elle dit que ça lui a donné confiance en elle, elle raconte quand elles sont parties à Paris pour faire la présentation au ministère de la Santé. Fatima a dit qu’elle avait le trac et qu’elle ne voulait pas y aller, que Sandrine avait insisté pour qu’elle y aille. De cet épisode, Sandrine a commenté : « Pour moi, c’était le meilleur moment de ma carrière professionnelle. »
33L’épisode de la restitution au ministère de la santé illustre parfaitement l’anthropologie de Sandrine Musso. Il s’agit d’une anthropologie appliquée qui se veut utile, au service des plus fragiles et du dialogue entre des mondes sociaux que parfois tout oppose ; une anthropologie dont toute la pertinence se mesure à son ancrage dans les réalités sociales. Quand Sandrine rapporte que c’est le meilleur moment de sa carrière, elle est sincère et, quand on connaît son travail de chercheuse, cette phrase prend alors tout son sens. Il s’agit pour elle de pratiquer une anthropologie qui émancipe (Fatima, clairement, sort d’une position sociale qui lui est assignée), une anthropologie qui laisse place à l’altérité au sens plein. Pour Sandrine, Fatima est en pleine mesure de restituer, malgré son éloignement social des agents ministériels en présence. Enfin, il s’agit d’une anthropologie qui n’a d’intérêt que si elle est politique : pratiquer l’anthropologie ne peut avoir de sens sans une participation au débat public. Dans l’exemple donné, les propos rapportés par les médiateurs peuvent et doivent participer à dessiner, modeler ou suggérer des politiques publiques aux plus hautes sphères de l’État.
34Pour conclure ce texte sur la politique de terrain de Sandrine Musso, je laisse à Fatima Ayouba le dernier mot :
Johanna : Que disaient les gens sur Sandrine ?
Fatima : Ils disaient que c’était une personne sympa, on disait « elle est comme nous, elle est simple, elle ne s’y croit pas trop ». Les personnes, pour elle, c’est des personnes, elle fait pas de différences, « elle, elle est noire », « elle, elle est petite », « elle, elle habite Kallysté ». Elle est comme nous, elle fait pas de chichi, elle ne se croit pas mieux, tu peux lui présenter quelqu’un qui est handicapé, qui est noir, elle va être pareil avec tout le monde. Il y a des gens, ils essaient de faire des efforts mais c’est pas naturel. C’est quelqu’un de naturel, avec tout le monde, on le voyait, elle peut parler avec tout le monde. Je me rappelle juste avant l’ouverture du Château en santé, elle a pas pu venir à l’inauguration, mais elle est venue avant, un autre jour, il y avait les femmes du quartier, elle les connaissait pas. Ben, en fait, c’est comme si elle les connaissait depuis toujours, on force rien avec elle, c’est simple, c’est facile. Ça me manque son sourire. Pour moi, Sandrine c’est parmi les plus belles rencontres que j’ai eues en France. Sandrine, c’est la première qui m’a rassurée, qui m’a soutenue, qui m’a épaulée [en dehors de la communauté comorienne], c’est quelqu’un de ma famille. Je la considère comme une petite sœur de ma famille. Elle allait dans les quartiers, à la rencontre des femmes, elle voyait beaucoup de monde, elle allait chez les personnes, elle aidait les gens à monter leur projet pour avoir des subventions, elle avait beaucoup d’imagination.
J’ai eu un flash au dernier Aïd, elle a jamais manqué la fête de l’Aïd, jamais. Elle envoyait un message, qui fait plaisir, elle était au courant, des fois c’est elle qui me rappelait le ramadan ! Des fois je lui disais « mais Sandrine tu n’es pas musulmane »… Elle s’intéressait aux gens avec ce qui leur faisait plaisir. Elle disait : « la lune c’est demain, après-demain. » Elle est spéciale cette Sandrine. Cette année, je n’ai pas eu de message pour l’Aïd [qui a eu lieu en mai 2021], j’ai envoyé un message, j’ai senti qu’il y avait quelque chose, j’ai compris, après, qu’elle était trop malade... (Entretien Fatima, 10 novembre 2021)
Tous mes remerciements vont à Fatima Ayouba qui m’a grandement aidée dans la préparation de ce travail.