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Dossier thématique
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« La liberté en toute sécurité ». Analyse d’une tension morale et pratique du care via l’étude des dispositifs techniques de géolocalisation destinés aux résident·e·s dit·es « fugueur·euse·s » des Ehpad : de la séduisante promesse technologique aux difficiles appropriations

"Freedom in complete safety". Analyzing moral and practical tension of care through the study of geolocation devices for nursing home resident "runaways" : from attractive technological promises to difficult appropriations
Pearl Morey

Résumés

Cet article propose d’analyser les dispositifs techniques de géolocalisation destinés aux résident·e·s des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Ces technologies se destinent principalement à des personnes âgées dites « malades d’Alzheimer » et sujettes aux « fugues ». Il s’agit de s’intéresser aux « ambivalences de care » données à voir par ces technologies, et notamment au « dilemme » entre la liberté de circuler et la sécurité des résident·e·s dont se portent garant·e·s les professionnel·le·s. Les dispositifs techniques de géolocalisation sont porteurs de plusieurs promesses, dont une vise spécifiquement la conciliation de ces deux valeurs. Ainsi, je me demande dans quelle mesure les dispositifs de géolocalisation tiennent leur promesse de conciliation de la tension liberté de circuler/sécurité. Pour répondre à cette question, j’analyse d’abord les discours des promesses des industriels, pour m’intéresser ensuite aux appropriations difficiles des dispositifs techniques en institution.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Par soucis de concision, les « dispositifs techniques de géolocalisation » sont parfois désignés un (...)
  • 2 Lucie Lechevalier-Hurard note que le mot fugue « fait […] l’objet de débats puisque certains acteur (...)

1Des dispositifs techniques de géolocalisation1 ont fait leur entrée sur le marché français au début des années 2000. Ils se destinent à des personnes âgées dites « malades d’Alzheimer » et sujettes aux « fugues »2, qu’elles vivent à domicile ou en institutions. Dans ces dernières, le terme de « fugues » désigne la sortie d’une personne hors de l’établissement, du service ou de l’unité qui l’accueille alors qu’elle a fait l’objet d’une interdiction de sortie seule, décidée de façon plus ou moins formelle par des professionnel·le·s, parfois en concertation avec les proches et la personne concernée.

  • 3 La sociologie des promesses s’est d’abord développée autour des promesses thérapeutiques (Rubin, 20 (...)
  • 4 Ce dilemme provient d’une injonction normative de plus en plus forte de prise en compte des droits (...)
  • 5 Cette volonté d’humanisation est notamment entérinée par la loi nᵒ 2002-303 du 4 mars 2002 relative (...)

2Ces technologies entendent prévenir les « fugues » – et les risques sanitaires associés (chutes, accidents de la circulation, déshydratation, malnutrition, hypothermie qui peuvent provoquer un décès) – en permettant de localiser la personne. En outre, elles sont porteuses de plusieurs « promesses » – au sens de la sociologie des promesses3 – qui émanent des concepteurs et des distributeurs et sont relayées par des discours politiques, médiatiques ou même normatifs. Ces promesses s’adressent aux acheteurs ou utilisateurs potentiels qui, dans le cas des dispositifs de géolocalisation, sont la personne malade atteinte de troubles cognitifs et les professionnel·le·s en institution ou les proches à domicile. L’une des promesses véhiculées par ces dispositifs techniques de géolocalisation est spécifiquement la conciliation de la liberté de circulation des personnes accueillies en institution avec la garantie de leur sécurité. Il s’agit de résoudre ce que les professionnel·le·s qualifient de « dilemme » entre ces deux valeurs. Ce dilemme au sens des professionnel·le·s peut être résumé de la façon suivante : plus de liberté de circuler entraîne nécessairement un défaut de sécurité dans l’accompagnement des personnes ; à l’inverse, une ligne de conduite fortement sécuritaire porte atteinte au droit fondamental d’aller et venir librement4. Ainsi, la promesse de conciliation entre liberté de circuler et sécurité entend proposer une solution technologique à une question éthique et morale à laquelle les professionnel·le·s sont confrontés. Cette injonction à la conciliation de ces valeurs s’inscrit dans un mouvement d’« humanisation » des instructions visant à octroyer plus de droits aux personnes accueillies5. Dans le cas des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), l’objectif est spécifiquement de les faire sortir du « spectre critique de l’“institution totale” ou “disciplinaire” » (Loffeier, 2015).

  • 6 La filière de la « silver économie » est une branche de l’économie qui se destine aux personnes âgé (...)

3Il s’agit donc de se demander dans quelle mesure les dispositifs techniques de géolocalisation tiennent leur promesse de conciliation entre la liberté de circuler et la sécurité en Ehpad. L’article montre que malgré les fortes attentes des professionnel·le·s, ces dispositifs peinent doublement à l’honorer : d’une part, ils sont quantitativement peu utilisés dans ces établissements, et d’autre part, même lorsqu’une démarche d’achat est réalisée, ils sont souvent délaissés en raison des difficultés techniques rencontrées mais aussi de la complexité des enjeux éthiques et moraux soulevés. Ainsi, montrer dans le cas des géolocalisations à la fois l’étendu des promesses des développeurs et des distributeurs tentant de répondre aux attentes des professionnel·le·s des Ehpad et la fragilité de cette réponse technologique permet d’éclairer la complexité des tensions morales et pratiques auxquelles les professionnel·le·s du care sont confronté·e·s. Par ailleurs, le récit des appropriations difficiles des dispositifs de géolocalisation tend à prouver, en s’appuyant sur la critique du « solutionnisme technologique » (Morozov, 2014), que les gérontechnologies ne sont pas toujours une solution aux problèmes rencontrés par les pourvoyeur·euse·s de care, en particulier dans un milieu où les intérêts des industriels et des politiques se rejoignent dans le développement de la filière de la « silver économie »6. Autrement dit, cet article entend contribuer aux analyses qui portent sur les technologies destinées aux personnes âgées (Caradec, 2001 ; Pennec & Le Borgne-Ugen, 2005 ; Gucher et al., 2014 ; Klein, 2017 ; Berthou, 2018) et, en particulier, « raconter l’histoire » de l’« autopsie » d’un dispositif technologique en Ehpad (Gaglio, 2022).

4Après un double cadrage à la fois théorique – consacré à l’intérêt de la notion de tension pour penser le care médié par un dispositif technique – et méthodologique sur l’enquête qualitative réalisée, l’article analyse, dans un premier temps, la promesse technologique de conciliation du principe de liberté de circulation avec celui de la sécurité émise par les développeurs et distributeurs de deux types de dispositifs techniques de géolocalisation en réponse au « dilemme » mis en avant par les professionnel·le·s. Dans un second temps, il s’intéresse aux appropriations difficiles de ces dispositifs en Ehpad entre des dynamiques de non-recours, d’abandon d’usage de ces technologies et d’hésitation technologique.

Les tensions morales et pratiques du care technologique

5De nombreux travaux de sciences sociales s’inscrivant dans les perspectives du care montrent que ce dernier est traversé par des « tensions » aussi nommées, selon une terminologie non stabilisée, « ambiguïtés » (Hirata & Molinier, 2012 ; Brossard, 2015), « ambivalences » (Vozari, 2011), « dilemmes » (Farhat, 2014) ou encore « paradoxes » (Loffeier, 2015 ; Causse, 2004). Nous proposons ici de privilégier le terme « tension » car il a fait l’objet d’éclaircissements conceptuels d’abord par les sociologues des institutions :

La notion de tension pointe cependant vers ce qui est susceptible de poser problème, ce à quoi il faut faire face ou par rapport à quoi il faut trouver des réponses, elle constitue donc un enjeu et une épreuve pour les institutions et les acteurs qui les incarnent, afin de ne pas verser dans la fragmentation, l’éclatement, l’incohérence, la contradiction trop flagrante et la perte de légitimité. (Bonny & Demailly, 2012 : 18)

6Ensuite par Philippe Steiner au regard d’une lecture des usages du terme par Max Weber :

Le concept de tension de Weber offre un solide soubassement théorique pour rendre compte de situations dans lesquelles des sphères sociales distinctes de la vie se recouvrant, les individus se trouvent en demeure d’articuler des ordres de vie organisés selon des principes de rationalisation différents [et qu’il a comme avantage] de tenir compte de la dimension d’intériorité que comporte le rapport entre les valeurs ultimes, leur processus de rationalisation ; et, ainsi, de faire le lien avec les conflits sociaux. (Steiner, 2017 : 186)

7La littérature révèle les diverses natures des tensions du care : par exemple, « entre marchand et non-marchand, entre professionnel et domestique, entre domination et réciprocité, techniques et affects, entre attachement et répulsion, amour et haine » (Hirata & Molinier, 2012 : 10) ; entre engagement personnel et distance professionnelle chez les personnes travaillant dans les « unités Alzheimer » (Farhat, 2014) ; entre « enjeux de solidarité et de domination, de “qualité des soins” et d’intérêt économique » (Brossard, 2015 : 51) ; ou encore entre « “veiller sur” et “surveiller”, bienveillance et maltraitance, protection et punition » (Bessin, 2016 : 58).

8Notre enquête porte sur la tension entre la liberté de circuler et la sécurité des résident·e·s vivant en Ehpad. Cette tension spécifique s’inscrit dans la question plus large de la contrainte dans le soin qui a déjà été travaillée par Antoine Hennion et Pierre Vidal-Naquet (2015). Les auteurs soutiennent que la contrainte et le care sont non seulement compatibles (contrairement aux discours indigènes, notamment des professionnel·le·s, qui les opposent sous le registre du dilemme), mais que la contrainte est omniprésente dans l’accompagnement des personnes vulnérables à cause de la nécessité d’assurer leur protection, en particulier dans le cas où leur faculté à juger ce qui est bon pour elles est incertaine ou jugée altérée du fait de troubles cognitifs.

9La notion de tension permet de contourner la rigidité de la question liberté de circuler/sécurité qui est abordée tantôt de façon dualiste et abstraite comme un dilemme éthique, tantôt de façon polémique, pour défendre unilatéralement la prévalence d’un terme sur l’autre. Ainsi, notre ambition est d’analyser comment, dans les situations réelles, des solutions sont trouvées pour articuler et concilier au mieux la liberté et la sécurité des personnes accompagnées, tant au niveau des concepteurs et des vendeurs de ces produits que, plus en profondeur, au niveau des professionnel·le·s des Ehpad accompagnant des personnes vulnérables.

10L’entrée par les dispositifs techniques de géolocalisation permet ainsi de penser les tensions à la fois morales et pratiques du care médié par des technologies (Bessin, 2014 : 9). Ce care technologique fait référence au travail de care réalisé avec le concours de dispositifs techniques. Dans le cas des géolocalisations, la promesse de care technologique se destine, selon les industriels, d’une part à la personne âgée porteuse du dispositif en lui promettant en continu une présence personnifiée (un « compagnon dans les déplacements quotidiens » tel que le précise la société Tunstall proposant une balise de géolocalisation extérieure) ou mystique (un « véritable ange-gardien » pour la société Bluelinea à propos du bracelet de géolocalisation extérieur Bluegard 1) (Morey, 2020) ; et d’autre part aux « aidants », c’est-à-dire aux proches au domicile et aux professionnel·le·s en institution. Le dispositif technique permettrait de compléter une présence humaine considérée comme insuffisante, de décharger les pourvoyeur·euse·s de care d’une partie du travail de surveillance et de contrainte qui n’est pas l’aspect le plus valorisé de leur travail (Lechevalier Hurard, 2018), ce qui permettrait de les rassurer et de leur apporter du « répit ».

Enquêter sur les dispositifs techniques de géolocalisation

  • 7 Mon protocole de recherche a donné lieu à un avis favorable délivré par le Comité d’évaluation éthi (...)
  • 8 Tous les prénoms et noms de famille utilisés sont des pseudonymes. J’ai veillé à conserver, pour le (...)
  • 9 Ce corpus comprend des textes de différentes natures : une majorité de textes de régulation mais au (...)

11Cet article repose sur une enquête pragmatiste menée dans le cadre d’un travail doctoral7 via une « ethnographie combinatoire » (Dodier & Baszanger, 1997). Les matériaux mobilisés ici proviennent de l’analyse de trois « mondes sociaux » partis prenants des dispositifs techniques de géolocalisation : celui des industriels, celui des régulations et celui des Ehpad (Strauss, 1978 ; Becker, 1982 ; Star & Strauss, 1999). D’abord, le monde des promesses technologiques, émanant des industriels, a été étudié via la réalisation d’entretiens8 avec ces derniers (n = 7) et la constitution d’un corpus de supports publicitaires (brochures papier, sites internet) issus de seize entreprises proposant des dispositifs techniques de géolocalisation. Ensuite, le monde des régulations a été saisi par la constitution d’un corpus de 26 textes éthiques et juridiques mentionnant ces technologies sur la période comprise entre 2004 et 20209, par la réalisation d’entretiens avec des membres des commissions de constitution des textes (n = 8), et via la participation à un atelier visant l’élaboration d’un texte de recommandations en octobre 2019. Enfin, pour comprendre le monde des usages des dispositifs techniques de géolocalisation en Ehpad, j’ai réalisé trois mois d’observation ethnographique – entre juin et août 2016 – dans un établissement associatif de la région parisienne renommé Les Framboisiers. Cet établissement a été choisi car la directrice avait déclaré posséder des systèmes de géolocalisation en réponse à une sollicitation envoyée par mail à l’organisme gestionnaire de la structure. Par ailleurs, ce terrain a été l’occasion de mener des entretiens semi-directifs avec les professionnel·le·s (n = 7), les résident·e·s (n = 3) et leurs proches (n = 9).

La promesse technologique de conciliation de la liberté de circuler et de la sécurité

  • 10 A contrario, les dispositifs de surveillance électronique utilisés dans le milieu judiciaire sont d (...)

12Aujourd’hui, les « géolocalisations » destinées aux personnes âgées en perte d’autonomie demeurent un objet mal défini10. Ainsi, le principal texte français de régulation de ces dispositifs, la Charte sur les bonnes pratiques relatives à l’emploi des dispositifs de géolocalisation en gérontologie au bénéfice de personnes présentant des troubles des fonctions intellectuelles, daté du 25 juin 2013, ne donne d’information ni sur les techniques intégrées au dispositif, ni sur les matérialités des objets concernés (CNBD, 2013) ; tandis qu’un rapport de la fondation Alzheimer Europe réalisé en 2010 et intitulé « Les enjeux éthiques liés à l’utilisation des technologies d’assistance dans le traitement de la démence » distingue cinq types de dispositifs « de suivi et de marquage » dans lesquels sont agglomérés des dispositifs destinés aussi bien aux personnes âgées qu’aux professionnel·le·s du soin (Alzheimer Europe, 2010 : 66).

13En l’absence de typologie suffisamment précise ou consacrée exclusivement aux géolocalisations de personnes âgées sujettes aux « fugues », j’ai proposé dans mon travail doctoral de décrire quatre dispositifs de géolocalisation de façon idéal-typique : les dispositifs techniques de géolocalisation signalant une sortie ; les dispositifs techniques de géolocalisation extérieure ; les dispositifs techniques de géolocalisation intérieure ; et ceux qui combinent des géolocalisations extérieure et intérieure. Ces catégorisations ont été établies à partir de ce que les personnes interviewées et les documents étudiés appelaient « géolocalisation » au moment de l’enquête. J’ai néanmoins pris de la distance vis-à-vis des dénominations indigènes, par exemple en remplaçant les dispositifs dits « anti-fugue » par la locution « signalant une sortie » pour ne pas reprendre à mon compte la notion – controversée sur le terrain et sociologiquement – de « fugue ». Je les ai renommés en fonction de la spécificité de leur « script » initial, c’est-à-dire en fonction d’« un scénario qui se veut prédétermination des mises en scène que les utilisateurs sont appelés à imaginer à partir du dispositif technique et des prescriptions (notices, contrats, conseils…) qui l’accompagne » (Akrich, 2010 : 208).

  • 11 La promesse du dispositif de géolocalisation intérieure est davantage une promesse d’appel malade m (...)

14Dans cet article, je me concentre sur les dispositifs de géolocalisation extérieure et signalant une sortie. En effet, ce sont les deux dispositifs qui concentrent le plus de discours et d’usages (ou du moins de tentatives d’usage) et surtout dont les promesses technologiques construites par leurs développeurs et distributeurs sont a priori le plus polarisées eu égard à la tension entre liberté de circuler et sécurité11. En effet, d’une part, les géolocalisations extérieures disent garantir la liberté de circuler des personnes, que ces dernières vivent à domicile ou en institution ; d’autre part, les géolocalisations signalant une sortie se destinent uniquement aux établissements collectifs et promeuvent prioritairement la sécurité des individus concernés. Dans les deux cas, l’analyse attentive des promesses technologiques révèle néanmoins une rhétorique de la conciliation des valeurs de liberté et de sécurité.

Les géolocalisations extérieures : une promesse de liberté de circuler

15Les géolocalisations extérieures ont pour objectif, selon leurs concepteurs, de permettre aux personnes équipées de sortir de l’endroit d’où elles vivent tout en étant protégées par la présence du dispositif. Le « script » élaboré par les développeurs vise à éviter qu’elles se perdent du fait de troubles cognitifs en les suivant quasiment pas à pas via la visualisation de leurs déplacements sur une carte numérique (de type Google Maps). Cette localisation extérieure est permise par la combinaison de plusieurs techniques : le Global Positioning System (GPS), l’Assisted GPS (AGPS), le Global System for Mobile communications (GSM) et le General Packet Radio Service (GPRS). En outre, la plupart des dispositifs organisent l’élaboration d’une « zone de vie », aussi appelée « zone de sécurité ». La création de ces zones est possible grâce à la technique du geofencing dont le principe est simple : la personne peut circuler librement dans une zone située autour de son lieu de vie, mais dès que cette dernière la quitte, une alerte est envoyée aux personnes responsables qui décident alors de l’action à mener. Le plus souvent, il s’agit de ramener la personne dans un espace considéré comme sûr, c’est-à-dire dans l’enceinte de l’établissement. Le dispositif est généralement « passif », cela signifie que l’alerte est envoyée automatiquement aux professionnel·le·s des institutions sans que la personne ait à appuyer sur un bouton.

  • 12 Il ne s’agit pas d’une ceinture dans le sens classique du terme, qui tient le pantalon par les pass (...)

16La forme la plus courante des dispositifs techniques de géolocalisation extérieure est la montre analogique ou numérique à porter au poignet. Mais il existe d’autres modèles à porter à la cheville ou en ceinture12, ou encore le système des balises à mettre dans la poche. Il y a également des gammes de téléphones portables dits « adaptés » pour les « seniors » avec un grand écran et des touches à gros caractères. À côté de tous ces produits connectés nomades, il existe de nombreuses applications dédiées pour les personnes équipées de smartphones. En outre, pour faire fonctionner les dispositifs de géolocalisations extérieures, des terminaux sont nécessaires comme des bases à installer dans les institutions et des chargeurs.

  • 13 Vidéo publicitaire pour le bracelet BlueGard 2, Bluelinea, page destinée aux particuliers : https:/ (...)

17La promesse concernant les dispositifs techniques de géolocalisation extérieure est surtout centrée sur la plus grande liberté de circuler offerte par le dispositif technique aux personnes équipées : plus de promenades, de liberté d’aller et venir, de sorties réalisées seul·e ou d’autonomie pour les personnes. Aurélie Mathurin, psychologue dans une société de géolocalisation extérieure, explique en entretien : « Et l’usage qu’ils en font, c’est que la personne le porte tous les jours et puis que ça laisse un peu plus de liberté justement pour la personne qui le porte d’aller et venir, d’aller se promener. » Les déplacements à l’extérieur du lieu de vie sont perçus comme « bénéfiques » selon Éric Rétif, directeur d’un service de recherche et développement dans une société de géolocalisation extérieure. Pour Aurélie Mathurin, la marche hors du lieu de vie sert à « lutter contre l’angoisse » ou à s’éloigner d’une conjointe qualifiée d’« envahissante » et de « surprotectrice ». Parmi les promenades décrites, la sortie à la boulangerie est souvent représentée dans les communications marketing des entreprises de géolocalisation. C’est le cas choisi par la société Bluelinea dans une vidéo publicitaire qui présente le bracelet Bluegard 2 sous forme de dessins animés. Sur la première scène, un homme âgé aux cheveux blancs portant le bracelet quitte son domicile où il vit avec sa conjointe. Il est inscrit dans une bulle « Caroline je dois aller chercher le pain pour ce midi ». Il sort seul, arrive à la boulangerie et en ressort avec trois baguettes. Un sous-titre à cette première séquence annonce : « Un service pour préserver l’autonomie des plus fragiles »13.

  • 14 Voir le site internet du Bracelet BlueGard 2, Bluelinea, page destinée aux professionnel·le·s : ht (...)

18Sur son site internet promotionnel destiné aux institutions, la société Bluelinea explique que « [l]e bracelet d’autonomie BlueGard permet à une personne souffrant de troubles cognitifs de type Alzheimer résidant en institution […] de conserver son autonomie autour de l’établissement tout en pouvant être rapidement retrouvée (géolocalisée) en cas d’errance ou de fugues14. » La taille de cette « zone de vie », aussi appelée parfois « zone de sécurité », située autour de la structure collective peut être très restreinte (200 mètres). Selon les entretiens, les institutions auraient plus tendance que les particuliers à avoir un usage contraignant du dispositif en réduisant au maximum le périmètre de la « zone de vie ». Selon ces discours, la tension liberté de circuler/sécurité apparaît comme étant plus ténue en institution qu’à domicile.

  • 15 Sur l’enfermement dans les unités Alzheimer, voir Lucie Lechevalier Hurard (2018).

19Par ailleurs, les dispositifs de géolocalisation extérieure sont décrits comme une solution alternative à l’enfermement dans les unités spécialisées Alzheimer15. Autrement dit, il s’agit d’« ouvrir » les lieux de vie grâce à l’usage des dispositifs techniques. Ainsi, selon Aurélie Mathurin, « Ça va surtout laisser les barrières ouvertes, ça va surtout laisser l’Ehpad un peu plus ouvert, le jardin ouvert et après jusqu’à un certain degré de la maladie ». La psychologue décrit les dispositifs de géolocalisation extérieure comme la nécessaire contrepartie de l’ouverture des portes. La promesse d’ouverture des portes grâce au recours aux géolocalisations extérieures rend visible les pratiques de fermeture des portes en Ehpad. Selon la Fondation Médéric Alzheimer en 2013, 87 % des Ehpad enquêtés déclaraient mettre en œuvre des restrictions de liberté d’aller et venir à la sortie de l’établissement pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer (Fondation Médéric Alzheimer, 2013 : 6).

20À ces promesses de sorties du lieu de vie réalisées seul·e et d’ouverture des portes des institutions, s’ajoutent parfois des promesses de sociabilité (qui résonnent avec les problématiques d’isolement souvent associées aux personnes âgées) et de non-stigmatisation de la population âgée et atteinte de troubles cognitifs. Ainsi, dans les versions les plus récentes de certains dispositifs, le design a été retravaillé pour être plus esthétique et plus discret. Par exemple, le bracelet BlueGard 2 prend la forme d’un bracelet montre digital noir, plus actuel dans son design et bien moins lourd et volumineux que sa version précédente.

Les géolocalisations signalant une sortie : une promesse de sécurité

21Les géolocalisations qui signalent une sortie sont souvent qualifiées d’« anti-fugue » ou d’« anti-errance » par les industriels. Le script de ces dispositifs vise à empêcher les personnes équipées de sortir de l’unité, du service ou de la structure délimitée par son bâti ou le parc situé autour de l’établissement via l’émission d’alertes. Celles-ci sont généralement sonores mais peuvent aussi consister en des notifications envoyées sur les pagers ou téléphones des professionnel·le·s. Ce type de géolocalisation est réalisée grâce à une identification par radiofréquence, plus connue sous le sigle RFID pour Radio Frequency Identification.

22Ils prennent le plus souvent la forme de bracelets (parfois de montres), de médaillons ou d’étiquettes à coller à l’intérieur des vêtements ou à insérer sous la semelle de propreté des chaussures des personnes identifiées « à risque de fugue » par les professionnel·le·s. Le principe est le suivant : les dispositifs sont portés par la personne et ses déplacements sont surveillés au moyen de bornes situées de part et d’autre des sorties ou au-dessus des portes à contrôler.

  • 16 Site internet d’Evit’Errance, Société Serimee, géolocalisation qui signale une sortie : www.evit (...)
  • 17 Site internet du bracelet Bioaccez, géolocalisation qui signale une sortie : https://bioaccez.com/f (...)

23La promesse technologique des dispositifs de géolocalisation signalant une sortie est avant tout une promesse de surveillance des résident·e·s identifié·e·s comme « fugueur·euse·s ». Selon la société Serimee, le dispositif « EVIT’ERRANCE est un concept destiné à surveiller ces résidents au sein de vos établissements16 ». Le site internet du bracelet Bioaccez indique qu’il s’agit de « contrôler les déplacements internes des personnes âgées »17.

  • 18 Ibid.
  • 19 Site internet du bracelet BlueTag Senior, Bluelinea, géolocalisation qui signale une sortie : http (...)

24Comme pour les géolocalisations extérieures, les dispositifs signalant une sortie produisent des alertes sonores ou/et envoyées aux professionnel·le·s sur des objets techniques qu’ils·elles portent (de type pagers) et/ou sur un ou plusieurs ordinateurs. L’alerte est transmise, selon le dispositif utilisé et son paramétrage, soit au moment du franchissement de la porte soit quand la personne se situe dans un rayon d’un à trois mètres autour de la porte. Ce dispositif définit des espaces où, selon les termes de la société Bioaccez, un individu « n’est pas où il devrait être18 », c’est-à-dire passe d’une zone autorisée car jugée sûre par les professionnel·le·s à une « zones “non autorisées”19 » car perçue comme dangereuse pour une personne dont les capacités à juger ce qui est bon pour elle sont considérées comme altérées. L’usage de ces dispositifs révèle que le principe de sécurité l’emporte sur la liberté de circuler de certaines personnes accompagnées dans certains établissements collectifs.

  • 20 Site internet des étiquettes RFID I3S-Solutions, géolocalisation qui signale une sortie : www.i3s-s (...)

25Par ailleurs, l’idée d’un « suivi des personnes », selon la société I3S-Solutions20, est aussi perceptible. Il n’est pas réalisé en référence aux dispositifs de géolocalisation extérieure (c’est-à-dire quasiment pas à pas, presqu’en temps réel et reportant les déplacements externes sur une carte de type Google Maps). Le « suivi des personnes » fait ici référence au fait que, sans voir la personne équipée du dispositif technique, les professionnel·le·s savent grâce aux alertes si elle est dedans, dehors, vient de franchir la frontière entre les deux ou s’apprête à le faire.

  • 21 C’est le cas du dispositif Vivago 8005. « En cas de porte fermée, celle-ci peut être automatiquemen (...)

26Les alertes produites doivent pouvoir entraîner soit une réaction humaine la plus instantanée possible pour empêcher les « fugues » (les professionnels se hâtent de rattraper la personne) ou une réaction technologique automatique et systématique occasionnant la fermeture des portes équipées du dispositif21. Ce dernier cas fait écho à ce que Michel Foucault appelle la « disciplinarisation des comportements par l’objet », qui se révèle souvent selon lui plus efficace que par le social (Foucault, 1975). De façon complémentaire, Bruno Latour mobilise la notion de « performativité des objets », notamment dans l’exemple des « gendarmes couchés », ces bosses qui obligent les automobilistes à ralentir non par « l’internalisation d’une loi », mais par « l’externalisation d’une force » (Latour, 1993 : 11). L’analogie est facile entre le gendarme couché forçant les automobilistes à ralentir et les dispositifs de géolocalisation obligeant les résident·e·s concerné·e·s à rebrousser chemin face à une porte qui vient de se fermer automatiquement à leur approche.

Une promesse de conciliation de la liberté de circuler et de la sécurité

27Les slogans publicitaires des dispositifs de géolocalisation extérieure sont tous très semblables : ils clament « La liberté en toute sécurité » (société INETIS, bracelet INETPEOPLE), « Votre sécurité en toute liberté » (Présence verte, balise Tamo), « La sécurité en toute mobilité » (Société Tunstall, balise Mobile Care) ou encore « Votre partenaire autonomie et sécurité » (Société Bluelinea, bracelet BlueGard 1). Plus rarement, cette promesse de conciliation de la liberté et de la sécurité se retrouve dans les slogans des sociétés de géolocalisation signalant une sortie : « La surveillance libre » (société Serimee, capsule Evit’errance) et « La sécurité de la maison de retraite est optimale et chacun de ses résidents conserve une autonomie totale de déplacement » (étiquettes I3S-Solutions).

28Si la promesse de liberté et d’ouverture des portes de l’Ehpad vers l’extérieur est la plus valorisée dans le cadre des géolocalisations extérieures, la sécurité n’est pas absente des communications publicitaires. En effet, il s’agit de promettre non seulement de la liberté mais aussi de la sécurité, qu’offre le dispositif technique garantissant une « présence à distance » (Bessin, 2014 : 3). Cette conciliation de la liberté avec la sécurité se fait au prix de « ruses » (Hennion et al., 2012), notamment pour faire accepter le dispositif aux personnes. La ruse la plus souvent décrite dans les publicités est de faire passer les dispositifs de géolocalisation pour de simples montres. Une autre, visible dans une publicité de la société Salvaper, montre comment Michel, 49 ans, place le bracelet la nuit sur Gérard, résident d’un Ehpad de Nantes, lorsque celui-ci dort. Ces pratiques décrites dans les publicités remettent en cause le principe du consentement des personnes au port du dispositif sur leur corps. Elles sont néanmoins des moyens d’éviter la violence de l’apposition de l’artefact par la force physique puisque certains dispositifs sont marqués par un script de verrouillage extrêmement fort qui consiste à contraindre et maintenir leur usage par la personne porteuse via des systèmes de fermeture à clé des bracelets ou ceintures.

29Corollairement, du côté des géolocalisations signalant une sortie, les discours relatifs à la liberté viennent s’articuler à la rhétorique sécuritaire majoritairement mise en avant. Il s’agit alors de dérouler un argumentaire de la liberté de circuler non plus hors les murs – comme c’est le cas pour les géolocalisations extérieures – mais dans les murs. Cette promesse de liberté à l’intérieur de l’établissement fait écho à l’argumentation à l’œuvre pour justifier le recours aux unités fermées accueillant des personnes malades d’Alzheimer (Loffeier, 2015 ; Lechevalier Hurard, 2015).

30En somme, les promesses des développeurs et des distributeurs de dispositifs de géolocalisation extérieures portent davantage une promesse de liberté de circuler alors que celles des géolocalisations signant une sortie se situent plus du côté de la sécurité. Toutefois, j’ai montré que dans tous les cas, une promesse de conciliation de ces deux valeurs est portée par les discours des concepteurs. Plus précisément, l’offre commerciale des technologies tente de couvrir une large gamme de conciliation de la tension entre la liberté de circuler et la sécurité.

Les appropriations difficiles des dispositifs techniques de géolocalisation

31À rebours des promesses des industriels, les dispositifs techniques de géolocalisation ne constituent pas toujours, pour les professionnel·le·s des Ehpad, une réponse satisfaisante à la tension entre la liberté de circuler et la sécurité des résident·e·s. Ainsi, les non-usages de ces dispositifs sont fréquents, tout comme les abandons d’usage et les hésitations à recourir à nouveau à un dispositif après un délaissement technologique.

Les non-usages massifs

32Selon la Fondation Médéric Alzheimer, en 2009, 18 % des Ehpad déclaraient disposer de « système de géolocalisation (puce, bracelet) » (Fondation Médéric Alzheimer, 2010). En 2013, une nouvelle étude montrait une légère augmentation du recours à ces dispositifs utilisés explicitement dans le but de « limiter la liberté d’aller et venir » et précisait les types de restrictions concernés. À cette date, les Ehpad interrogés disaient utiliser les dispositifs techniques de géolocalisation pour mettre en œuvre des « restrictions à la liberté d’aller et venir » dans trois situations : pour sortir de l’établissement (dans 22 % des établissements interrogés), pour circuler dans l’établissement (13 %) et pour circuler dans le jardin, la terrasse ou la cour (20 %) (Fondation Médéric Alzheimer, 2013). L’année suivante, l’étude se concentrait sur les unités spécifiques Alzheimer et nous apprenait que les géolocalisations se retrouvaient dans une « minorité d’établissements », soit 13 % d’entre eux (Fondation Médéric Alzheimer, 2014). Cependant, 23 % des structures répondantes déclaraient « avoir réfléchi à d’autres modalités de sécurisation que celle déjà en place : les évolutions prévues concernent surtout la géo-localisation » (Fondation Médéric Alzheimer, 2014). En 2016, une enquête de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm) sur les unités d’hébergement renforcé (UHR) confirmait que les géolocalisations (appelées « dispositifs de protection individuelle ») étaient peu employées : elles étaient utilisées dans 12 % des UHR des Ehpad publics hospitaliers et dans 5 % des UHR des « autres Ehpad » (Anesm, 2016).

33Ainsi, bien loin des discours de la promesse technologique, le recours aux géolocalisations est timide en institution. Comment expliquer ces non-usages des géolocalisations ? D’abord, les entretiens ont montré que de nombreux professionnel·le·s des Ehpad ne connaissaient pas ces dispositifs. C’est le cas de Céline Rolland, infirmière coordinatrice en Ehpad, qui clôt rapidement la discussion sur les géolocalisations : « Après je ne dis pas que c’est pas bien, c’est que je ne connais pas. Pas suffisamment pour donner mon avis. »

34Ensuite, pour certain·e·s enquêté·e·s, la promesse technologique de conciliation de la liberté de circuler et de la sécurité est considérée comme inopérante. Les pratiques penchent alors vers le pôle sécuritaire de la tension. D’une part, l’absence de désir de conciliation des valeurs peut être impulsée par le/la chef·fe d’établissement. Ainsi, pour Hervé Goetsenhoven, directeur d’Ehpad, soit les résident·e·s (une minorité) bénéficient d’une autorisation pour sortir seul·e·s de la structure et n’ont pas à être surveillé·e·s ; soit ils/elles ne le sont pas (la majorité) et il s’en remet à des dispositifs moins sophistiqués, comme les digicodes ou les aimants, qui permettent de fermer les espaces. D’autre part, ce choix peut être inscrit dans les routines des professionnel·le·s. Une jeune directrice, Laura Deschamps, soutient que l’usage de dispositifs de géolocalisation ne changerait pas les pratiques sécuritaires des professionnel·le·s qu’elle encadre : « L’environnement du parc est tellement considéré comme dangereux pour les équipes [ndl. à cause du risque de chute], que la personne sera quand même rattrapée quand elle franchit la porte de l’établissement. Elle ne pourra pas aller dans le parc librement. »

35Enfin, certains professionnel·le·s des Ehpad ne perçoivent les géolocalisations ni comme un outil de liberté de circuler, ni comme un outil de sécurité au service des personnes accompagnées, ni comme un outil de conciliation de ces deux valeurs. Elles sont considérées comme un outil de déresponsabilisation, notamment juridique, des professionnel·le·s. Pour Jean-Claude Grelier, médecin coordonnateur, les dispositifs de géolocalisation ne chercheraient pas tant à protéger les résident·e·s qu’à tranquilliser et protéger les directeur·trice·s : « C’est un système qui rassure, qui, en même temps, pour un directeur, va le dédouaner d’une forme de responsabilité. Encore une fois, c’est pas un système au profit de la personne. » Ces « détournements d’usage » (Akrich, 1998) sont jugés illégitimes et amoraux par cet enquêté. L’étude de la jurisprudence confirme que le port d’un dispositif peut agir comme une preuve tangible qu’une personne a bien été identifiée comme « fugueur·euse » par les professionnel·le·s et que cela contribuerait à atténuer le risque que les professionnel·le·s soient considéré·e·s comme juridiquement responsables de la « fugue » et/ou de l’accident en cas de contentieux avec les proches (Véron, 2017).

36En somme, un fort décalage est observable entre les discours de la promesse de conciliation des valeurs de liberté et de sécurité et les discours des personnes enquêtées qui révèlent tant une faible connaissance des dispositifs que des pratiques qui s’éloignent de la conciliation liberté/sécurité pour mettre en œuvre des pratiques sécuritaires mais aussi des discours critiques sur la déresponsabilisation des professionnel·le·s soutenue par les présences technologiques.

Des abandons d’usage courants

37Parmi les établissements qui ont effectué une démarche d’achat de dispositifs techniques de géolocalisation, de nombreux abandons d’usage sont observés. Selon l’enquête quantitative Estima, 61,11 % des abonnements des Ehpad pour les dispositifs de géolocalisation extérieure sont résiliés dans les six premiers mois d’utilisation (Rialle, 2011). En outre, le sociologue Alexandre Duclos a étudié deux cas de délaissement de ces mêmes dispositifs à domicile : dans le premier cas, le conjoint porteur du dispositif « n’est plus capable de sortir et de se mouvoir à l’extérieur de l’appartement » ; et dans le second cas, l’auteur note que « [l]’intérêt de la seconde étude de cas réside moins dans l’usage du bracelet de géolocalisation que dans son non-usage » (Duclos, 2018 : 116, 118). C’est le cas dans l’Ehpad ethnographié Les Framboisiers où les dispositifs ont été très rapidement abandonnés après leur introduction en 2012. Si bien que l’évocation des dispositifs est difficile en entretien car les professionnel·le·s, les familles et les résident·e·s en ont soit aucune expérience, soit une expérience anecdotique et floue. La psychologue de l’établissement s’interroge : « Là, il devait y en avoir à un moment, mais est-ce qu’il y en a encore ? Je ne sais pas. Je pensais : est-ce que Madame Roger [ndl. une résidente identifiée par les professionnel·le·s comme « à risque de fugue »] en a un ? Franchement, je sais plus. »

38Comment expliquer ces abandons d’usage ? Un premier ensemble de causes matérielles et techniques peuvent être distinguées. Pour la directrice des Framboisiers, c’est la fragilité des objets qui explique d’abord leur délaissement : « […] la cause de l’abandon, disons de ce matériel, c’est que c’était pas assez solide » explique-t-elle. L’absence de solidité fait référence ici au fait que les bracelets sont « enlevés » ou « arrachés » par les résident·e·s équipé·e·s. Ensuite, les alarmes intempestives, qui s’expliquent par un mauvais paramétrage du dispositif lors de l’installation initiale, ont irrité les agent·e·s d’accueil. Laurence Moretti, agente d’accueil, s’exclame ironiquement : « Ça va sonner tout le temps, ça va être trop bien ! ». Enfin, les dispositifs achetés sont jugés « obsolètes » par un technicien chargé de leur maintenance quatre ans seulement après leur achat.

39Une deuxième raison aux abandons d’usage est économique. En effet, le coût des dispositifs rapportés à leur inefficacité est montré du doigt par la directrice :

Je me suis un peu fâchée avec cette société justement parce que « bracelet pas sérieux et pas costaud ». Euh et puis les prix étaient exorbitants et j’ai dit « je ne travaille pas avec vous. C’est pas possible. J’ai pas 300 euros à mettre dans une bricole de bracelet qui ne rendra pas de bons et loyaux services et qui n’est pas fiable pour moi. »

40Une troisième raison a trait à la prévalence de l’accompagnement humain sur l’accompagnement technologique pour gérer les risques. Pour la directrice, les risques, qu’ils soient associés aux « fugues », au risque d’incendie, à l’exposition aux toxi-infections alimentaires collectives (TIAC) ou à l’intrusion d’un individu extérieur indésirable dans l’établissement, doivent d’abord faire l’objet d’une attention humaine : « Si vous n’expliquez pas et ne réexpliquez pas au personnel et que vous ne leur transmettez pas que l’éthique professionnelle commence par la vigilance humaine et que c’est la base de tout, c’est pas la peine de commencer à mettre quoi que ce soit en place. » Un accompagnement qu’elle qualifie d’« éthique » est pour elle un accompagnement humain des personnes identifiées à risque de « fugue » associé à une révision des protocoles locaux de prévention des risques de « fugue » et d’action une fois qu’un tel évènement survient.

41Ces trois raisons cumulées rendent les dispositifs techniques de géolocalisation inutilisables aux Framboisiers. Ainsi, la promesse de conciliation des valeurs de liberté de circuler et de sécurité des personnes ne passe pas, pour la directrice, par le recours à un dispositif de géolocalisation.

L’hésitation technologique après une « fugue » : entre mirage réactivé et désillusion persistante

  • 22 Catherine Gucher et al. ont déjà montré que ce sont les « cadres supérieurs » et les « directions g (...)

42En dépit de la désillusion à l’égard de dispositifs qui ne parviennent pas à répondre aux fortes attentes, la promesse des dispositifs de géolocalisation qui entend prévenir et éviter les « fugues » refait souvent surface à la suite d’un accident du type « fugue ». C’est le cas à l’Ehpad des Framboisiers en 2015 où après la « fugue » d’un résident pendant plusieurs jours, la directrice, encouragée par le médecin coordinateur et la cadre de santé, envisage sérieusement de racheter des dispositifs de géolocalisation signalant une sortie. Ainsi, la promesse technologique – relative à la sécurité et à la protection des personnes accueillies – persiste chez certains enquêté·e·s, en particulier chez celles et ceux qui se situent en haut de la hiérarchie malgré les problèmes matériels, techniques, économiques et éthiques bien identifiés ; a contrario les agent·e·s d’accueil qui ont un poste d’exécution restent dubitatif·ve·s quant à la réintroduction des dispositifs dont ils ont directement vécu les déboires22. Ainsi, le « mirage » technologique (Morozov, 2015 ; Compagnon & Saint-Martin, 2019) est inégalement tenace en fonction de la position occupée dans la hiérarchie professionnelle.

43Pourtant, là encore, c’est un nouvel échec pour les dispositifs de géolocalisation. Quatre ans après la fugue du résident, aucun dispositif n’a été racheté aux Framboisiers. Ainsi, la protection sécuritaire, ou la sécurité protectrice, à travers une forme de solutionnisme technologique projetée sur les dispositifs de géolocalisation relève plus d’un espoir fragile que d’une croyance aveugle.

44Si la tension entre la valeur de liberté de circuler et celle de sécurité (et à l’intérieur de cette dernière entre sécurité et protection) n’est pas réduite par des usages des dispositifs techniques de géolocalisation, cela ne signifie pas que les professionnel·le·s des Ehpad n’ont pas à cœur de travailler ces tensions par une combinaison d’autres moyens (Morey, 2020). Cependant, ce travail délicat de conciliation des termes de ces tensions du care est discret, voire invisibilisé (Ibos et al., 2019 ; Molinier, 2020) par rapport au bruit des promesses technologiques.

Conclusion

45Cet article a permis d’abord d’analyser les discours de la promesse technologique déployés par les développeurs et distributeurs des dispositifs techniques de géolocalisation pour ensuite confronter ces discours à des usages qui se sont révélés limités et source de nombreux délaissements et hésitations.

46L’entrée par les dispositifs technologiques de géolocalisation a permis de contribuer aux approches du care en défendant l’intérêt, tant théorique que méthodologique, d’importer les soubassements conceptuels donnés à la notion de « tension » par la sociologie des institutions et par la lecture de Philippe Steiner de la sociologie de Max Weber. Cette notion permet une analyse minutieuse des discours relatifs aux valeurs qui la composent (de la construction en termes de dilemme par les professionnel·le·s qui a tendance à opposer liberté de circuler et sécurité à la démarche des développeurs et distributeurs qui entendent concilier ces deux valeurs) mais aussi l’étude des pratiques réelles des professionnel·le·s (qui relèvent de compromis entre liberté de circuler et sécurité/protection).

47L’article a éclairé la complexité d’une des tensions morales et pratiques du care entre liberté de circuler et sécurité des résident·e·s en Ehpad, en particulier des plus vulnérables d’entre eux (ceux·celles atteint·e·s de troubles cognitifs de type Alzheimer et sujet·te·s aux « fugues »). Cette tension se dit et se pratique de diverses façons en fonction des acteurs concernés. Face à cette complexité des tensions du care et dans un contexte où les attentes de solutions pour y faire face sont fortes sur le terrain, l’article a fait le récit sociologique d’un échec des dispositifs techniques de géolocalisation à y répondre au moment de l’enquête.

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Notes

1 Par soucis de concision, les « dispositifs techniques de géolocalisation » sont parfois désignés uniquement sous les termes de « géolocalisations », « dispositifs » ou « technologies » dans la suite du texte.

2 Lucie Lechevalier-Hurard note que le mot fugue « fait […] l’objet de débats puisque certains acteurs font valoir son caractère inapproprié s’agissant de personnes en principe libres de leurs mouvements » (Lechevalier-Hurard, 2015 : 63). Ainsi, il existe de nombreuses périphrases pour essayer de remplacer ce terme controversé, comme la « sortie à l’insu de l’établissement », la « sortie inopinée », l’« errance extérieure », la « sortie non accompagnée » ou encore des expressions comme « s’en aller », le « besoin de marcher » ou la « fuite ». Cependant, le terme de fugue reste largement utilisé dans le milieu gérontologique, c’est pourquoi je le reprends ici comme terminologie indigène entre guillemets.

3 La sociologie des promesses s’est d’abord développée autour des promesses thérapeutiques (Rubin, 2008), qui ont été ensuite élargies aux promesses médicales (Dalgalarrondo & Hauray, 2015 ; Dalgalarrondo & Fournier, 2019 ; Fournier & Lepiller, 2019 ; Dalgalarrondo & Hauray, 2020). Parallèlement, Pierre-Benoît Joly (2010, 2015) a construit une réflexion sur les promesses techno-scientifiques et Daniel Compagnon et Arnaud Saint-Martin (2019) sur les promesses techniques. Le terme de promesse permet « d’appréhender cette actualisation stratégique du futur pour ainsi mieux éclairer les registres idéologiques adoptés et les processus de légitimation mis en œuvre par les promoteurs des [...] innovations considérées » (Fournier & Lepiller, 2019 : 75).

4 Ce dilemme provient d’une injonction normative de plus en plus forte de prise en compte des droits des personnes âgées, et en particulier lorsqu’elles vivent en institution, afin de rompre avec le « spectre » de l’« institution totale » goffmanienne et de l’« institution disciplinaire » foucaldienne (Loffeier, 2015).

5 Cette volonté d’humanisation est notamment entérinée par la loi nᵒ 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (dite loi Kouchner) dans le milieu sanitaire et par la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale dans les Ehpad.

6 La filière de la « silver économie » est une branche de l’économie qui se destine aux personnes âgées vivant à domicile ou en institution. Elle est soutenue par le ministère de l’Économie et des Finance et le ministère des Affaire sociales et de la Santé depuis 2013 via la signature conjointe d’un contrat de filière, dont l’objectif est de structurer le marché français qui propose des produits et services à destination de personnes qu’ils appellent les « séniors ». Valentin Berthou explique dans sa thèse de sociologie que « La “silver économie” englobe un ensemble d’acteurs et d’organisations très disparates, à tel point qu’il semble presque impossible de délimiter les contours de ce que recouvre cette étiquette. Tout au plus peut-on dire que la silver économie correspond à une filière économique qui focalise ses activités sur la création de valeur en exploitant le vieillissement de la population. » (Berthou, 2018 : 369).

7 Mon protocole de recherche a donné lieu à un avis favorable délivré par le Comité d’évaluation éthique de l’Inserm (IRB00003888) le 7 juin 2016.

8 Tous les prénoms et noms de famille utilisés sont des pseudonymes. J’ai veillé à conserver, pour les noms de famille, l’appartenance nationale, régionale et sociale ; à laquelle vient s’ajouter pour les prénoms l’appartenance genrée (un prénom mixte a été changé par un autre prénom mixte), générationnelle et religieuse. A contrario, les noms des entreprises de géolocalisation n’ont pas été anonymisés quand j’analyse et cite leurs contenus publicitaires qui sont publics.

9 Ce corpus comprend des textes de différentes natures : une majorité de textes de régulation mais aussi des rapports (ministériels, d’activité de diverses institutions, d’un hôpital), un plan national, des rapports d’activité, les textes d’un workshop et d’un colloque national, une question écrite posée à l’Assemblée nationale et un texte de loi.

10 A contrario, les dispositifs de surveillance électronique utilisés dans le milieu judiciaire sont définis et la distinction entre les dispositifs de placement sous surveillance électronique (PSE) et de placement sous surveillance électronique mobile (PSEM) est bien documentée (Morey, 2020 : 510-513).

11 La promesse du dispositif de géolocalisation intérieure est davantage une promesse d’appel malade mobile et géolocalisation dans les murs de la structure. Le système combinant géolocalisation intérieure et extérieure n’existait pas encore au moment de la réalisation du terrain d’enquête.

12 Il ne s’agit pas d’une ceinture dans le sens classique du terme, qui tient le pantalon par les passants, mais bien de faire ajouter une ceinture particulière, fermée à clé, dans le but que la personne ne l’ôte pas.

13 Vidéo publicitaire pour le bracelet BlueGard 2, Bluelinea, page destinée aux particuliers : https://youtu.be/V7W7y5ymRE4 (page consultée le 26/06/2022).

14 Voir le site internet du Bracelet BlueGard 2, Bluelinea, page destinée aux professionnel·le·s : https://professionnels.bluelinea.com/82-bracelet-d- autonomie-bluegard (page consultée le 08/07/2019).

15 Sur l’enfermement dans les unités Alzheimer, voir Lucie Lechevalier Hurard (2018).

16 Site internet d’Evit’Errance, Société Serimee, géolocalisation qui signale une sortie : www.eviterrance.com (page consultée le 09/07/2019).

17 Site internet du bracelet Bioaccez, géolocalisation qui signale une sortie : https://bioaccez.com/fr/solutions/sanitaire-et-medico-social/ (page consultée le 15/07/2019)

18 Ibid.

19 Site internet du bracelet BlueTag Senior, Bluelinea, géolocalisation qui signale une sortie : https://professionnels.bluelinea.com/81-controle-de-fugue-bluetag-senior-serenity (page consultée le 15/07/2019).

20 Site internet des étiquettes RFID I3S-Solutions, géolocalisation qui signale une sortie : www.i3s-solutions.fr (page consultée le 12/07/2019).

21 C’est le cas du dispositif Vivago 8005. « En cas de porte fermée, celle-ci peut être automatiquement verrouillée en présence d'un résident. Un ascenseur peut également être équipé du système. » (Vivago 8005, géolocalisation signalant une sortie : www.vivago.fr/anti-fugue, page consultée le 29/07/2019).

22 Catherine Gucher et al. ont déjà montré que ce sont les « cadres supérieurs » et les « directions générales » dans les milieux sanitaire et médico-social qui sont à l’initiative de l’introduction de nouvelles technologies dans leur établissement (Gucher et al., 2014 : 88).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pearl Morey, « « La liberté en toute sécurité ». Analyse d’une tension morale et pratique du care via l’étude des dispositifs techniques de géolocalisation destinés aux résident·e·s dit·es « fugueur·euse·s » des Ehpad : de la séduisante promesse technologique aux difficiles appropriations »Anthropologie & Santé [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 21 novembre 2022, consulté le 21 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/anthropologiesante/12223 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.12223

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Auteur

Pearl Morey

EHESS, Cermes3 et Iris, Campus CNRS, 7 rue Guy Môquet - BP 8, 94801 Villejuif Cedex (France), pearl.morey@gmail.com

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Droits d’auteur

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