- 1 Les personnes vivant avec un DT et suivant un traitement par insuline fonctionnelle doivent gérer l (...)
1En 2016, lors d’un entretien, nous demandions à une infirmière spécialisée en diabétologie de nous faire la liste des outils qu’elle utilisait dans sa pratique clinique quotidienne. Elle sourit d’abord, puis nous demanda : « vous avez le temps ? » Si les technologies de gestion du diabète de type 1 (DT1)1 sont effectivement nombreuses, l’histoire de leur développement est pourtant relativement récente. Elle a débuté il y a cent ans, en 1921, lorsque l’effet de l’insuline sur l’évolution du taux de sucre dans le sang a été découvert et que le premier système d’injection d’insuline dans le corps d’une personne vivant avec un DT1 a été développé. Robert Tattersall décrit ainsi ses premières expérimentations :
- 2 « Attempts were made to give insulin by mouth, inhalation, rectally, and through the skin, but it s (...)
Des essais ont été réalisés pour administrer l’insuline par voie orale, par inhalation, par voie rectale et à travers la peau, mais il est rapidement devenu évident qu’elle devait être injectée […]. Néanmoins, l’idée que des personnes ordinaires soient autorisées à ou capables de s’injecter elles-mêmes de l’insuline semblait scandaleuse aux yeux de nombreux médecins, peut-être car cela allait transférer une forme de pouvoir au patient, ce qui fut en partie le cas. (Tattersall, 2009 : 65-66, nous traduisons2)
2Le fait de pratiquer une injection étant un geste médical dont l’expertise revenait aux soignant·e·s, la découverte de l’insuline et du premier moyen permettant son absorption externe par le corps interroge les clinicien·ne·s du début du xxe siècle. La nature chronique du travail de gestion du DT1 – par injections quotidiennes d’insuline – distribue très tôt le travail médical entre soignant·e et soigné·e, et cette répartition est rendue possible par la maîtrise du fonctionnement d’objets techniques – une seringue et des fioles d’insuline – et d’un geste – l’injection à travers la peau. Les propos de Robert Tattersall révèlent que la maîtrise de ce geste n’était pas la seule variable reconfigurant la relation thérapeutique, mais que pour les clinicien·ne·s de l’époque, une forme de pouvoir était également redistribuée entre soignant·e et soigné·e.
3Un siècle plus tard, le transfert de connaissances médicales de la clinique vers le domicile ne sont plus exactement décrites et thématisées sous l’angle d’une délégation de pouvoir en soi, mais comme une injonction à la responsabilisation des personnes vivant avec des maladies chroniques, qui sont encouragées à s’autosoigner. Elles font l’objet de politiques d’empowerment (Armstrong, 2014 ; Bury, 2010 ; Danholt et al., 2013). Maartje Schermer (2009) souligne une tension entre ce que permet la technologie – qui par les développements en termes de miniaturisation, d’automatisation et de personnalisation offre la possibilité aux personnes de mesurer et de surveiller leur état de santé depuis leur domicile – et la plus grande surveillance médicale qu’elle peut induire sur la sphère privée de l’individu, en ce sens où la technologie visibilise l’éventuelle non-compliance des patient·e·s au traitement prescrit. L’autosurveillance de sa propre santé est ainsi promue comme un moral good et les personnes doivent faire avec cette injonction morale, présentée comme un « devoir » citoyen à se maintenir en bonne santé.
4La technologie occupe toujours une place cruciale dans cette division du travail entre clinicien·ne et patient·e, et les processus d’appropriation de son usage sont au cœur des analyses de notre article. Nous montrons que l’usage d’objets techniques ne reconfigure pas uniquement les connaissances et les pratiques des personnes vivant avec des maladies chroniques et de leurs proches, ainsi que celles des soignant·e·s, mais également la relation clinique qui les réunit. Dans cet article, nous nous intéressons aux expériences « quotidiennes » (Das, 2020 ; Mattingly, 2013) des personnes avec la technologie et documentons le travail que doivent faire les personnes vivant avec un DT1 pour reproduire ce que le pancréas fait automatiquement dans le corps des personnes ne vivant pas avec cette maladie chronique. Nous montrons que la reproduction de ce travail requiert de l’attention et décrivons comment les technologies de prise en charge du DT1 modulent ce travail constant.
- 3 Ces données ont été collectées dans le cadre d’un projet de recherche intitulé: « Knowledge Transla (...)
5Notre matériel empirique est issu d’une recherche ethnographique menée entre 2015 et 2018 en Suisse romande sur les processus de traduction de connaissances au travers des usages de technologies dans la gestion du diabète3. Nous avons étudié les usages de technologies au sein de larges réseaux de soin impliquant différents sites de prise en charge tels que le domicile, la clinique ou encore l’école, et considéré différentes technologies, plus ou moins récentes. En particulier, notre recherche s’est focalisée sur un outil de gestion du diabète récemment entré sur le marché suisse lorsque nous avons commencé notre terrain, en mai 2016. Il s’agit du FreeStyle Libre (FSL), un système de monitorage en continu de la glycémie via le liquide interstitiel, ce qu’on appelle le Continuous Glucose Monitoring (CGM). Sa particularité est qu’il nécessite de scanner le capteur posé généralement sur la partie supérieure du bras, d’où sa catégorisation sous le terme de Flash Glucose Monitoring (FGM). Afin de documenter les situations d’usage de cette technologie, nous retraçons d’abord l’histoire de l’étude des liens entre technologies et prise en charge des maladies chroniques et la manière dont les premières ont été progressivement considérées comme des actrices à part entière du quotidien des personnes vivant avec des maladies chroniques. Dans un second temps, nous analysons des situations d’usage de technologies du DT1 et soulignons les enjeux matériels, épistémiques et moraux façonnant ces usages. À la suite des nombreuses recherches menées dans les études sociales des sciences et des techniques (STS) prenant pour objet les technologies et les maladies chroniques, nos analyses soulignent les mécanismes d’appropriation de l’usage d’une nouvelle technologie et la manière dont elle façonne les interactions entre soignant·e et soigné·e, reconfigure leurs connaissances et pratiques respectives et redéfinit les relations de care. Au-delà de ces processus largement étudiés, nous abordons dans cet article la dimension morale des usages de ces technologies et montrons dans le cas du FSL comment ils impactent la manière dont les personnes se perçoivent, perçoivent leurs corps, leurs pratiques et les relations de care qu’elles entretiennent avec d’autres personnes.
6Le rôle des technologies dans la gestion des maladies chroniques a été discuté par plusieurs chercheur·e·s en sciences sociales et dans les STS (Timmermans & Berg, 2003). La relation entre le travail de care et la technologie a aussi fait l’objet de réflexions et débats (Mol et al., 2010b). Ces travaux montrent que si au premier abord, le travail de care et la technique peuvent être appréhendés comme deux entités distinctes, le premier étant associé plutôt au travail relationnel, intime, difficilement mesurable et la seconde à la matérialité ou au rationnel, les recherches en STS les analysent de manière conjointe, considérant que l’une et l’autre façonnent les pratiques de care (Pols & Moser, 2009). La technologie y est considérée comme une actrice à part entière des pratiques, médiatrice des relations et des connaissances nécessaires au travail de care. Elle joue un rôle majeur dans l’économie des soins de santé issue de la biomédecine et ceci de manière encore plus évidente au sein d’une médecine et de pratiques de soin de plus en plus digitalisées (Petersen, 2019). Ces études observent que les pratiques et les significations attribuées au care sont ainsi coconstruites avec la technologie, car dépendantes des situations et des contextes dans lesquels elles prennent forme (Oudshoorn & Pinch, 2003).
7Puisque le travail médical est de plus en plus délégué hors de l’hôpital, les pratiques relevant du médical et du social façonnent l’une autant que l’autre les contextes de vie ordinaires des personnes vivant avec des maladies chroniques (Baszanger, 1986 ; Mol & Law, 2004). L’imbrication de ces deux mondes jusque-là considérés comme distincts est notamment permise par des innovations technologiques qui ont facilité l’appropriation de gestes de soin par les patient·e·s à leur domicile (Mol et al., 2010a ; Oudshoorn, 2011b ; Pols, 2013). Simultanément, ce n’est pas uniquement le travail médical qui intègre la sphère domestique, c’est aussi leurs pratiques sociales qui sont de plus en plus considérées par les soignant·e·s, ces dernier·ère·s ayant besoin de mieux comprendre les contextes de vie dans lesquels les personnes vivent et pratiquent leurs soins quotidiens (Oudshoorn, 2008, 2011a ; Pols, 2013).
8De ces approches découle un cadre d’analyse qui prend pour objet la reconfiguration du travail des soignant·e·s et celui des personnes vivant avec la maladie, ainsi que leurs interactions. L’analyse porte alors sur les pratiques d’autogestion de la maladie qui rendent les personnes plus autonomes et actrices de leur maladie (Oudshoorn, 2011a) et reconfigurent le développement de leur prise en charge professionnelle, en transformant les domiciles en sites quotidiens de prise en charge (Baszanger, 1986 : 6). Ces réflexions ont ouvert la voie à la mise en place de formations des soignant·e·s à l’éducation thérapeutique des patient·e·s, dans le but de l’intégrer dans le travail clinique (Assal, 1999 ; Assal & Golay, 2001). Dès lors, ce ne sont pas uniquement les connaissances médicales qui interviennent dans la relation clinique, mais également les expériences subjectives des personnes qui participent à la construction des savoirs scientifiques et profanes nécessaires à la gestion de la maladie.
9Des recherches plus récentes identifient plusieurs enjeux de la traduction de connaissances entre ces différent·e·s acteur·rice·s impliqué·e·s dans la prise en charge des maladies chroniques. Elles soulignent l’importance d’étudier le rôle d’une technologie de plus en plus sophistiquée dans le travail d’autogestion (Berg & Mol, 1998) permettant aux personnes vivant avec la maladie de mesurer, surveiller et agir sur l’évolution de leur maladie dans leur quotidien, et en même temps la manière dont l’usage d’une technologie redistribue le travail médical et la responsabilité du care entre soignant·e·s, soigné·e·s et objets techniques. Cette littérature s’intéresse ainsi au rôle des technologies en tant que médiatrices de cette traduction et de cette circulation des connaissances et étudie comment les technologies, telles qu’elles sont façonnées, possèdent un « script » (Akrich, 1992) prédisant leur usage, mais également comment leurs usager·ère·s’adaptent ou détournent leur utilisation pour qu’elles soient « domestiquées » (Oudshoorn & Pinch, 2003). Au sein du domicile devenu un site de prise en charge, et à l’aide de technologies leur permettant de s’autosoigner, ces personnes développent une expertise que Pols (2013) a nommé « patient knowledge », une forme de connaissance pragmatique permettant de transformer les connaissances médicales en connaissances pratiques et adaptables aux situations quotidiennes.
10Enfin, pour saisir la complexité du contexte ordinaire des personnes, nous envisageons l’action quotidienne comme un processus fragile, vulnérable et relationnel, dépendant des contextes dans lesquels elle se produit (Mattingly, 2013 : 307), et le quotidien comme un lieu construit d’une part par des routines, des répétitions et des habitudes, et d’autre part comme un espace duquel peuvent émerger des doutes, du désespoir et de l’improvisation (Das, 2020 : 66). Le care désigne à la fois un type d’activité – s’occuper de, faire attention, prendre soin – et une disposition ou une attitude qui traduit une forme de sollicitude ou de concernement (Laugier & Molinier, 2009). La notion pourrait ainsi s’appliquer à toute activité entreprise pour maintenir, préserver et réparer notre monde pour y vivre au mieux (Laugier, 2015).
11Dans cet article, nous documentons ainsi les pratiques situées de gestion du DT1, pensées à l’aide de ces travaux comme un processus dépendant des relations, des contextes et d’une forme de fragilité inhérente aux situations diverses caractérisant le quotidien ordinaire des personnes. En nous appuyant sur la notion de quotidien de Cheryl Mattingly (2014), conçu comme un « espace de possibilités », nos analyses soulignent ainsi ce que les technologies permettent de faire, ce qu’elles rendent possible, les espoirs et les attentes qu’elles suscitent, tout comme les doutes ou les sentiments d’échecs.
12L’autogestion du DT1 a pour objectif de maintenir un taux de glucose stable et d’éviter les épisodes d’hypo- ou d’hyperglycémie susceptibles d’entraîner des hospitalisations et des complications à long terme. Pour les personnes vivant avec un DT1, il existe aujourd’hui deux techniques permettant de s’injecter de l’insuline : une injection à l’aide d’un stylo à insuline ; et une injection via une pompe à insuline connectée au corps par un cathéter et une tubulure ou collée directement sur la peau (pompe patch), qui permet d’injecter de l’insuline de manière constante (délivrance continuelle de petites quantités d’insuline rapide grâce à une programmation de son utilisateur) et ponctuelle (le bolus, une injection d’insuline rapide au moment des repas en fonction du nombre de glucides ingérés). Dans les deux cas, ce sont les personnes vivant avec un DT1 et/ou leurs proches qui pratiquent ce geste médical au quotidien. Pour les personnes suivant l’insulinothérapie fonctionnelle, ce geste repose sur au moins trois aspects influençant la dose précise d’insuline : la mesure actuelle du taux de glucose, l’éventuelle quantité de glucides qui vient d’être ou sera bientôt consommée et l’activité physique qui a été ou sera pratiquée. Plus généralement, il repose sur une activité constante et attentive de monitorage du taux de glucose dans le corps.
- 4 Le système de mesure du glucose en continu permet de mesurer environ toutes les dix secondes la con (...)
13C’est le glucomètre qui, dans les années 1980, a permis de déléguer ce travail de monitorage hors de l’hôpital, suivi des systèmes CGM à partir des années 2000 (Street, 2020). Si le premier fournit la valeur chiffrée du taux de sucre actuel dans le sang à l’aide d’un prélèvement de sang au bout du doigt, les systèmes CGM produisent différentes mesures. Un capteur posé sur le corps mesure l’évolution du taux de sucre dans le liquide interstitiel en temps réel et en permanence4 – en générant des données de la valeur glycémique représentée sous forme d’une courbe de l’évolution de la glycémie. Ces appareils possèdent néanmoins des caractéristiques différentes, au niveau de leur calibrage, de leur précision ou de leur durée d’utilisation. Plus précisément, lors de sa mise sur le marché suisse en 2016, le premier modèle du FSL était le premier appareil à être calibré en usine en affichant les données rétroactivement par scan du capteur. Il ne demandait donc pas le calibrage comme les CGM disponibles à cette époque sur le marché, qui transmettaient en continu les données au capteur et nécessitaient d’être calibrés plusieurs fois par jour à l’aide d’une piqure du doigt, c’est-à-dire vérifier l’écart entre les valeurs du glucose interstitiel et celles de la glycémie. De plus, le premier modèle du FSL ne disposait pas d’alarmes d’hypo- et d’hyperglycémie (alors que le FSL 2 – lancé en Suisse en 2020 – a ajouté la possibilité d’activer des alarmes de glucose optionnelles) et la durée de vie de son capteur était plus longue, de quatorze jours alors que les capteurs des autres CGM devaient être remplacés tous les sept à dix jours (Heinemann & Freckmann, 2015). Plus précisément, lorsque la personne scanne le capteur (qu’il est recommandé de porter à l’arrière du bras), le lecteur affiche le taux de glucose actuel, une courbe du profil de glucose sur les huit heures précédentes, ainsi qu’une flèche indiquant la tendance prédictive du glucose (vitesse et sens de variation). Les données sont affichées sur le récepteur ou sur un smartphone via une application et peuvent être téléchargées sur un logiciel. Les usagers peuvent également rentrer manuellement la quantité de glucides consommés et le dosage de l’insuline au moment du repas.
- 5 Le matériel empirique collecté dans le cadre de la gestion du DT1 à l’école, est issu du travail de (...)
14Au travers de notre recherche, nous avons eu l’opportunité d’observer les usages de technologies courantes et nouvelles de gestion du diabète, mais aussi d’écouter les récits d’expériences de l’usage de ces technologies par des personnes vivant avec un DT1 et de personnes impliquées dans leur prise en charge. En 2016, nous avons participé à un camp d’été pour jeunes vivant avec un diabète, lors duquel toutes les personnes présentes et vivant avec un diabète ont eu l’opportunité d’essayer le FSL (une trentaine de jeunes âgé·e·s de 12 à 16 ans et une dizaine de moniteur·rice·s âgé·e·s de 19 à 30 ans), mis sur le marché suisse la même année. C’est à la suite de ces observations et de l’introduction de plus en plus importante de cette technologie dans la gestion du DT1 en Suisse que nous avons décidé de poursuivre nos observations de ses usages lors de : consultations dans des unités de diabétologie pédiatrique ; ateliers d’information et de formation de patient·e·s, proches et soignant·e·s ; rencontres entre enseignant·e·s, élèves vivant avec un DT1, leurs parents et une infirmière scolaire ; camps scolaires ; rencontres entre parents d’enfants vivant avec un DT15. Nos observations ont été complétées par des entretiens semi-directifs avec les acteur·rice·s impliqué·e·s dans la prise en charge : 24 soignant·e·s (cinq diabétologues, six infirmier·ère·s en diabétologie, cinq infirmier·ère·s à domicile, trois diététiciennes, trois généralistes et cinq pharmaciens), onze personnes vivant avec un DT1 âgées de 14 à 55 ans, ainsi que la mère d’un enfant de 8 ans, la mère d’une fille de 14 ans et les deux parents d’une fille de 20 ans, les trois enfants vivant avec un DT1. Les entretiens ont été enregistrés et entièrement transcrits. Les entretiens informels et les observations ont fait l’objet de prises de notes. Le matériel a été analysé selon des méthodes ethnographiques. Cela nous a amené à construire une image composite et transversale des usages du FSL et des outils de gestion du diabète plus généralement en suivant et en cartographiant les expériences, les pratiques, les discours, les situations et les modèles d’interactions impliqués dans leurs usages par de multiples acteur·rice·s.
15Notre recherche nous a permis de constater que les personnes vivant avec cette maladie utilisent les technologies disponibles sur le marché en fonction de la manière dont celles-ci peuvent s’adapter à leur quotidien. Elles essaient plusieurs technologies durant leur trajectoire de malade. L’évaluation de cette possible articulation entre technologie et quotidien se fait à différents niveaux. Il peut s’agir d’une articulation entre : 1) technologie et corps (par exemple, le fait d’avoir en permanence une technologie sur soi ou pas) ; 2) technologie et traitement (les besoins en termes de techniques de gestion de la glycémie peuvent varier) ; ou encore 3) technologie et temporalité (le fait de porter une technologie n’est pas vécu de la même manière en été ou en hiver, durant la journée ou la nuit). Les technologies de gestion sont donc nombreuses et circulent beaucoup dans les parcours des personnes concernées par le DT1 qui apprennent à « faire avec » ces outils. La diversité de technologies et d’acteur·rice·s impliqué·e·s dans leur usage donne lieu à une grande variété de situations d’usage, de non-usage ou encore d’apprentissage à l’usage. En nous intéressant à la « matérialité des choses que produisent et mobilisent les acteurs en situation » (Vinck, 2009 : 53) et en suivant ces objets, nous avons ainsi pu documenter les relations entre acteur·rice·s, leurs pratiques en lien avec l’usage de ces objets, les connaissances produites et mises en circulation. Quelle que soit la technologie portée par les personnes, assurer son fonctionnement nécessite une forme d’attention. Lors d’un entretien, une infirmière résumait ainsi ce travail : « c’est ce qu’on appelle l’empowerment complet en fait. Apprendre à faire avec, et puis disposer des outils qui sont sur le terrain. »
16Une personne vivant avec un DT1 utilise chaque jour plusieurs technologies. Jusqu’à la mise sur le marché du FSL, Sandrine, une jeune femme de 35 ans qui a un DT1 depuis l’âge de 11 ans, a utilisé chaque jour un stylo injecteur d’insuline et un glucomètre pour réguler sa glycémie. Avant le développement du FSL lui permettant de mesurer sa glycémie de manière plus discrète et rapide, elle ne se sentait pas à l’aise d’utiliser son glucomètre et son stylo sur son lieu de travail. Elle « [n’aimait] pas trop dire aux gens » qu’elle avait un DT1 et faisait donc ses mesures de glycémie et ses injections d’insuline « discrètement aux toilettes » durant ses journées de travail. Elle explique aussi qu’elle n’aimait pas se piquer le bout du doigt, car « [c’était] pas pratique » et qu’il fallait gérer « ces bandelettes qui traînent [et] ce sang qui coule », raisons pour lesquelles elle passait parfois trois jours de suite sans se faire une glycémie capillaire. Depuis qu’elle utilise le FSL, elle constate différents changements dans la gestion quotidienne de sa maladie :
Depuis que j’ai le capteur [du FSL], franchement il y a plein de gens [dont ses collègues] qui m’ont dit « c’est la première fois que je te vois faire ton traitement. Jamais on t’avait vu te piquer, quoi ». C’est vrai que je me pique plus facilement, pour faire mes injections, le flash [le scannage du capteur] du coup ça se voit quasiment pas […]. Ça m’a motivée à me piquer plus, parce que du coup c’est vrai que je me piquais assez peu. (Entretien)
17L’acquisition d’un FSL a reconfiguré le vécu quotidien de son DT1 de deux manières : tout d’abord, la mesure facilitée de la glycémie l’encourage à s’injecter plus régulièrement de l’insuline en fonction de l’évolution de sa glycémie, à laquelle elle prête dès lors plus attention, et à procéder à des ajustements plus fréquents. Par ailleurs, le fait de porter une technologie sur le corps qui l’invite à s’injecter plus fréquemment de l’insuline visibilise sa maladie et rend les autres attentif·ve·s à sa maladie. En adoptant une nouvelle technologie, bien visible sur le corps et facilitant la mesure de la glycémie, elle a donc délaissé l’ancienne, son glucomètre, dont l’utilisation rendait la gestion de sa maladie plus irrégulière. Parce qu’il a permis une mesure facilitée de sa glycémie dans son environnement de travail, l’usage du FSL a éveillé une plus grande attention de Sandrine dans la gestion de sa maladie. Parallèlement à l’attention concrète que l’usage de cette technologie a suscitée chez elle, elle a également suscité une attention d’ordre épistémique :
Ouais alors là faut que je retourne voir mon diabéto pour qu’il me donne des résultats mais... du coup c’est super de voir vraiment les courbes en fait parce que c’est vrai que je voyais pas forcément ce qu’il se passait la nuit… Là apparemment je faisais des grosses hyper la nuit aussi… Je piquais pas assez, donc c’est intéressant de voir comment ça évolue quoi. (Entretien)
18L’usage du FSL a également suscité l’attention de son diabétologue, Edgar, qui, en observant les courbes de glycémie de Sandrine, souligne la différence entre savoir gérer un DT1 et pouvoir le gérer :
- 6 L’HbA1c est le reflet de la glycémie. Tandis que la glycémie capillaire et la glycémie à jeun sont (...)
« C’est une jeune qui a 25 ans de diabète […] ben elle a toujours 12 [mmol], 15 % d’hémoglobine glyquée6 […]. Elle a des glycémies voyez qui montent à 25 [mmol], les nuits, elle fait pas [elle ne s’injecte pas assez régulièrement de l’insuline]. […] C’est un QI qui est à 120, 130, elle a fait des études [en sciences dures], maintenant elle a décidé de faire de l’enseignement, donc au niveau de la compréhension métabolique, c’est une scientifique elle connaît tout, mais… (Entretien)
19Son analyse basée sur ses courbes de données glycémiques montre que gérer un DT1 ne requiert pas uniquement des capacités cognitives, mais la mise en place d’une relation fonctionnelle et productive entre une technologie et une personne. Alors que son glucomètre l’empêchait de prendre soin de sa maladie sur son lieu de travail, l’usage du FSL permet à Sandrine de transformer ce lieu quotidien en un espace où de nouvelles pratiques deviennent « possibles » (Mattingly, 2014). En observant ses courbes, Sandrine et son diabétologue prennent conscience qu’agir sur l’évolution de la glycémie est un processus fragile, où l’usage de technologies est interdépendant des contextes dans lesquels il se produit. En « ouvrant [cette] boite de Pandore » (expression utilisée par une infirmière pour décrire le fait de voir les courbes de la glycémie), l’usage du FSL rapproche ainsi Sandrine et son diabétologue des pratiques concrètes de celle-ci et des nouvelles routines que cette technologie peut lui permettre de développer.
20Outre le fait de rendre attentif·ve à l’évolution de la glycémie et aux actions à entreprendre pour la tenir sous contrôle, l’usage du FSL peut également inciter ses usager·ère·s à prêter attention aux données qu’il produit, dans une démarche d’amélioration de l’évolution des courbes générées par le FSL. Porter attention à ces courbes n’est alors plus seulement un processus épistémique mais également moral. Ce travail consiste alors à essayer de réguler l’évolution des glycémies soit en observant les courbes passées soit en interprétant leur tendance à venir à l’aide des flèches prédictives. C’est le cas de Marie, une jeune femme de 23 ans qui a un DT1 depuis l’âge de 15 ans, qui grâce à ses courbes constate que sa glycémie évolue de manière répétitive à certains moments de la journée : « je fais de la grande insulino-résistance entre 8 h et 10 h du matin, ensuite chute libre entre 10 h et midi, l’après-midi c’est plus ou moins stable. » L’analyse fine qu’elle porte à ses courbes lui permet d’identifier les ajustements qu’il est possible de faire dans son quotidien :
Si je vois une courbe qui est sur la flèche montante [indicateur d’une tendance glycémique vers le haut] ben j’ai moins envie d’aller manger parce que je me dis « ben ça va continuer sur la flèche montante », donc on a vraiment un très fort effet psychologique avec la courbe et puis quand on voit qu’elle est stable, on en ressent une fierté incroyable, ça motive à faire toujours bien. (Entretien)
21Cependant, faire attention à ses courbes et donc améliorer leur progression demeure une activité limitée aux possibilités que son corps et ses activités quotidiennes lui offrent. Parfois, même en étant attentive à leur évolution, Marie ne peut pas réguler ses glycémies comme elle le souhaiterait :
Je fais beaucoup de sport et du coup je dois toujours me mettre vraiment en hyperglycémie pour le sport et ça c’est le gros problème chez moi. […] Mais je sais où sont les problèmes, malheureusement c’est aussi des choses que je peux rien faire moi…c’est la sécrétion de mon corps et je peux rien faire contre ça. (Entretien)
22L’usage du FSL lui permet ainsi de savoir lorsqu’il est concrètement possible de faire mieux et d’observer, dans un second temps, les effets réels de cette action sur l’amélioration de ses courbes et de son moral. Simultanément, par une attention portée à ses courbes, à son corps et aux effets de ses activités quotidiennes sur ses glycémies, elle identifie les situations dans lesquelles améliorer ses glycémies n’est pas une action envisageable, une forme de « patient knowledge » (Pols, 2013) contextualisée. Pour faire attention à l’évolution de ses glycémies, Marie n’est ainsi pas seulement attentive à ses courbes, mais également à son corps et à son quotidien et bricole des possibilités d’améliorations adaptées aux situations dans lesquelles elles se déploient. L’usage du FSL lui permet d’identifier ce qui est à la fois acceptable et améliorable.
23Toutefois, la frontière entre l’acceptable et l’améliorable n’est pas si simple à identifier et la technologie peut dans certains cas inciter les usager·ère·s à faire trop attention à l’évolution de leurs courbes de glycémie. C’est le cas de Cloé, une jeune femme française qui a publié récemment un ouvrage faisant le récit de son expérience du DT1, et dont le quotidien a été entièrement transformé par l’évolution des courbes affichées sur son FSL :
Mon objectif était clair : bannir de mon quotidien tout ce qui avait le potentiel de venir perturber la courbe de mes taux de glycémie. J’étais obsédée par les variations de cette courbe qui était la seule à pouvoir me juger, me montrer à quel point je maîtrisais la maladie et que donc je réussissais ma vie. Il fallait à tout prix qu’elle soit linéaire, droite, qu’elle ne s’éloigne jamais de la fourchette type, de la cible. (Neher, 2020 : 42)
24En régulant une autre pratique de son quotidien, son alimentation, Cloé parvient pendant quelques temps à maintenir une courbe très stable. La diminution drastique d’apports en glucides qu’elle pratique au quotidien lisse ses courbes, mais affecte ses activités quotidiennes tels que les repas partagés avec d’autres. Cloé explique devoir se tenir à distance de « cette grande et terrible ennemie qu’était devenue la vie sociale » (Neher, 2020 : 43), pour voir apparaître une courbe la plus plate possible sur l’écran de son FSL. Cloé se décrit comme une « machine, une sorte d’automate n’obéissant qu’à son mécanisme interne » (Neher, 2020 : 51), et son expérience se rapproche alors de ce que Natasha Schüll a relevé dans sa recherche sur des applications de suivi de consommation de calories. L’une des utilisatrices se décrit en effet comme une « incrémentaliste », « [portant] attention aux petites choses et à la manière dont elles s’articulent », une pratique qui pour elle se rapproche d’une forme de « Machine Learning de soi-même » (Schüll, 2018 : 111). Natasha Schüll analyse alors ces pratiques d’autorégulation de soi en termes de risques liés à la santé et son propos nous conduit aux mêmes constats : les expériences de Sandrine, Marie et Cloé révèlent que l’usage d’une technologie du suivi de la glycémie nécessite de savoir évaluer le double risque de n’être pas assez attentif·ve à ses courbes ou de l’être trop. Nos observations nous ont permis de montrer que cette capacité technique, épistémique et morale à autoréguler son attention s’apprend avec la technologie et au sein de contextes spécifiques mais également avec les autres.
25Jusqu’à présent, nous avons observé la relation entre un·e usager·ère et une technologie, mais dans de nombreux cas, les usager·ère·s d’un même appareil sont multiples et interagissent entre eux/elles. Il s’agit des patient·e·s, mais aussi de leurs soignant·e·s, de leurs proches ou encore d’un·e enseignant·e ou d’un·e moniteur·rice qui dans certains contextes est le/la référent·e d’un·e enfant vivant avec un diabète. Les nouveaux systèmes CGM ont facilité le partage des données, en reconfigurant d’une part, les relations entre les différent·e·s acteur·rice·s impliqué·e·s dans la prise en charge et d’autre part, en facilitant le partage de connaissances et de pratiques.
26L’observation de la glycémie est une activité centrale de la gestion du DT1 qui permet l’injection de la « bonne » dose d’insuline. Ainsi la discussion autour des valeurs de la glycémie est au cœur des échanges entre les acteur·rice·s concerné·e·s par son évolution, et comme nous le verrons, chacun·e d’entre eux/elles possède des connaissances techniques, pratiques, expérientielles et/ou biomédicales qui sont nécessaires à une meilleure compréhension de ces valeurs et un meilleur choix des décisions thérapeutiques, mais aussi pragmatiques, à prendre au quotidien comme sur le plus long terme.
27Nous avons observé différents types d’interactions et de situations d’échanges entre une personne vivant avec un DT1 et un·e soignant·e portant sur la lecture des données de la glycémie récoltées avec le FSL. Dans ces situations, les valeurs, les contextes dans lesquels elles ont été produites et/ou récoltées ou encore leur évolution sur une plus longue période (par exemple durant la nuit, durant une ou deux semaines d’essai de cette nouvelle technologie ou durant les trois mois précédant la consultation, qui est d’ordinaire trimestrielle en pédiatrie) ont été discutés. Paul, diabétologue travaillant au sein d’un service de diabétologie pédiatrique dans un hôpital de la région, nous a par exemple décrit la manière dont il pense pouvoir aider davantage ses patient·e·s par le simple fait d’avoir accès à plus de données partagées lors des consultations :
Enfin l’apparition des courbes dans la pratique de tous les jours ça a complètement changé notre manière de suivre les patients parce qu’on a beaucoup plus d’infos. Et je pense que surtout chez les patients qui viennent avec peu de valeurs, on peut réellement être utile en consultation en leur montrant des exemples concrets, même si c’est pas pour adapter des doses d’insuline mais ça permet de lancer une discussion sur un sujet. (Entretien)
28En ayant accès à plus de données car elles sont reportées automatiquement sans réaliser des glycémies capillaires pour avoir des chiffres à partager, Paul a des exemples « concrets » à amener dans la discussion avec le/la patient·e. Ces exemples sont fondamentaux selon lui pour partager des connaissances médicales sur les raisons qui expliquent que la glycémie est trop haute ou trop basse à certains moments, ou alors son évolution. L’accès à ces données suscite son attention en même temps que celle du/de la patient·e, qui va pouvoir détailler l’évolution de sa glycémie à un moment donné en fonction de l’activité réalisée, d’une situation quotidienne, des aliments ingérés ou de la modalité et/ou quantité d’insuline injectée, etc., et évaluer ce qui semble influencer la glycémie.
29Lors d’une consultation qui s’est déroulée entre Tanja, une diabétologue travaillant dans un service de diabétologie pédiatrique, et Emma, une fille de 15 ans vivant avec un DT1, nous avons relevé, d’une part, la manière dont Tanja ciblait systématiquement des valeurs trop hautes ou trop basses dans l’historique des glycémies d’Emma, pour lui signaler à quoi il fallait prêter attention d’un point de vue médical, et d’autre part, comment les détails personnels contextualisant ces situations, amenés par Emma, guidaient la lecture de Tanja. C’est seulement grâce aux informations partagées par Emma, qui avant son acquisition du FSL arrivait aux consultations avec très peu de valeurs glycémiques car elle ne procédait pas souvent à des contrôles avec son glucomètre, que Tanja a pu mieux comprendre quels facteurs agissaient sur sa glycémie. En liant les relevés glycémiques et le quotidien d’Emma, Tanja a également mieux saisi et partagé avec Emma les difficultés relatives à ses pratiques d’autogestion du diabète, à savoir que ses besoins en insuline n’étaient pas couverts. En effet, elle ne s’injectait pas d’insuline à certains repas, faisait des hypoglycémies nocturnes qu’elle ne sentait pas, était moins dérangée par le fait d’avoir une glycémie trop haute que par le fait de se piquer plusieurs fois par jour et de devoir calculer les doses à s’injecter, ou encore elle associait prise de poids, taille et insuline. Dans leur interaction, les sphères médicale et sociale se rencontrent alors et c’est à ce croisement que ce travail de ciblage de l’attention s’opère pour les deux.
30Ce processus peut aussi se dérouler à l’inverse. En relevant des valeurs glycémiques ou des sensations corporelles à des moments précis de son quotidien, le/la patient·e peut les amener dans la discussion avec le/la soignant·e lors des consultations. C’est alors le/la patient·e ou son proche qui suscite et cible l’attention du/de la soignant·e sur un aspect précis. À la fin d’une consultation entre Tanja et Clémentine, une fille de 14 ans vivant avec un DT1 et qui ne porte pas de CGM, lorsque le père de celle-ci les rejoint pour faire le point, Tanja dit que « tout va bien » et que Clémentine fait elle-même ses glycémies le soir. En effet, son père travaille dans un restaurant le soir et puisque ses parents sont divorcés, Clémentine gère toute seule son diabète lorsque son père n’est pas à la maison. Celui-ci ne peut donc pas suivre l’évolution du diabète de sa fille lorsqu’il est au travail, et la consultation lui permet de savoir que sa fille est en mesure de gérer sa maladie lorsqu’il est absent. C’est en revanche lui qui décrit à Tanja l’importante hypoglycémie de sa fille quelques nuits en arrière en soulignant « qu’elle s’est même mordue la langue ». Il raconte que c’est le frère de Clémentine qui est venu l’appeler et que tous deux ont eu « un peu peur ». Clémentine constate qu’elle ne s’en souvient même pas. Ce récit incite Tanja à regarder alors plus en détail le carnet indiquant les valeurs glycémiques de Clémentine du matin suivant cette hypoglycémie, et à se renseigner sur l’heure à laquelle elle s’est déroulée, afin de comprendre comment ajuster la dose d’insuline lente pour éviter que cette situation ne se reproduise. Si Clémentine avait porté un FSL, l’hypoglycémie serait apparue sur la courbe retraçant l’évolution de sa glycémie durant la nuit. Sans le FSL, ce travail d’attention a été réalisé par le frère de Clémentine, qui a ensuite prévenu son père, permettant à ce dernier de cibler l’attention de Tanja en l’alertant d’hypoglycémies nocturnes non ressenties par Clémentine, donc potentiellement dangereuses.
31Ces échanges nous montrent ce que le partage de données biomédicales, expérientielles, pratiques et contextuelles permet dans la prise en charge distribuée entre plusieurs acteur·rice·s du DT1. La mise en commun de ces multiples connaissances expliquant une ou plusieurs valeurs glycémiques permet de cibler l’attention de l’autre, et ceci sur des aspects d’ordre technique, épistémique et moral, modulant la gestion quotidienne de cette maladie. Ces interactions permettent alors d’être attentif·ve à soi-même, à la technologie, mais également à l’autre et rendent possible (Mattingly, 2014) un ajustement du traitement.
32Distribuer l’attention portée à la glycémie d’un·e enfant mobilise encore plus d’acteur·rice·s que dans le cas du suivi du diabète d’un·e adulte. C’est notamment le cas de la gestion quotidienne de la glycémie nocturne pour les enfants. Nous avons observé que les flèches prédictives de la tendance glycémique reconfigurent l’attention. C’est ce que montre l’expérience de Brigitte qui s’est toujours occupée de la gestion du diabète de sa fille Lucie, âgée de 15 ans qui vit avec un DT1 depuis l’âge de 5 ans. Pendant presque dix ans, Brigitte ou son mari ont veillé au sommeil de Lucie en prévenant, dans la mesure du possible, des épisodes hypoglycémiques nocturnes grâce à des mesures de la glycémie capillaire le soir et/ou la nuit. Brigitte et Lucie racontent comment l’acquisition du FSL a reconfiguré leur expérience :
B. : Ce qui était extrêmement agréable [avec le FSL], c’était de savoir euh, la direction, la direction de la glycémie parce que… […] pendant longtemps j’ai fait des glycémies vers le moment où j’allais me coucher, en fin de soirée, puis c’est vrai que quand on a une glycémie voilà, c’est très bien, mais avec le Dexcom [autre appareil CGM] ou avec le FreeStyle on sait dans quel sens va la glycémie alors ça c’est super génial.
Interviewer (I)1 : avec le Dexcom aussi ?
B. : Oui, il y a une flèche
I1 : Ah il y a une indication avec le Dexcom, d’accord ?
B. : Une indication dans quel sens ça va alors ça c’est vraiment le truc bestial pour disons les parents, enfin on aurait aimé avoir ça, avant…
L. : Plus tôt [rires].
I2 : Et ça, vous faisiez confiance, en fait, à cette flèche ?
B. : Ben oui, effectivement, peut-être un peu trop mais on a toujours plus confiance, on se dit au moins, on a déjà un chiffre enfin, on a déjà un peu une pente quoi, une direction, ça donne plus confiance que le chiffre tout seul, qui euh, on ne sait pas très bien où il est.
33Cet extrait d’entretien montre comment l’attention aux glycémies nocturnes de Lucie se délègue en deux temps. Elle est d’abord déléguée par elle, qui dort, à ses parents, puis par ses parents au FSL, ou plus précisément à la flèche qu’il produit et qui signale une tendance, indiquant si la glycémie va augmenter ou diminuer dans les prochaines heures et avec quelle intensité. Ceci permet aux parents d’évaluer l’attention qu’ils doivent porter aux glycémies de Lucie durant la nuit, et notamment s’il est nécessaire de se lever quelques heures plus tard pour vérifier la glycémie ou s’ils peuvent, en toute « confiance », dormir.
34L’organisation du suivi des élèves ayant un DT1 lorsqu’ils partent en camp scolaire est aussi une situation exemplaire de la manière dont plusieurs acteur·rice·s sont mobilisé·e·s dans la distribution de l’attention portée à la glycémie. L’une des autrices a mené des observations de la gestion du DT1 en camp scolaire et est devenue l’accompagnatrice responsable du suivi du diabète d’un garçon de 7 ans, Emil. Un élément en particulier a suscité son attention lors de cet accompagnement :
Lors du troisième jour du camp, je remarque, grâce aux courbes affichées sur le FSL, que la glycémie d’Emil a tendance à être très élevée en fin de matinée. La régularité de cette augmentation suscite mon inquiétude et me conduit à demander à Emil si cette progression de la courbe lui semble bizarre. Il me répond « c’est normal », d’un air tout à fait détaché. Cela ne suffit toutefois pas à me rassurer. Je me demande si c’est le contexte du camp, souvent décrit comme un moment rempli de fortes émotions qui peuvent influencer la glycémie, qui produit cette augmentation, ou si je dois lui injecter plus d’insuline. Je finis par regarder, grâce à la mémoire du FSL, l’évolution de ses courbes durant les semaines précédant le camp et constate des hyperglycémies quasiment chaque jour en fin de matinée. Toujours inquiète, j’envoie une photo des courbes d’Emil à sa maman, qui me rassure en soulignant que cette augmentation des glycémies est « classique » chez Emil, et que c’est un point sur lequel ils sont en train de travailler avec son diabétologue. (Notes de terrain)
35Être attentive à la courbe d’Emil lors de son camp scolaire, et donc comprendre son évolution, ne peut véritablement se produire que si cette attention est déléguée à une technologie, ainsi qu’à d’autres personnes, sur place (Emil) ou à distance (la mère d’Emil et son diabétologue). Ses hyperglycémies en fin de matinée reçoivent en effet l’attention de plusieurs acteur·rice·s : celle de l’une des deux autrices qui s’inquiète des potentiels effets du contexte du camp sur sa glycémie ; celle du FSL qui mesure ses glycémies et indique si cette augmentation est régulière ou exceptionnelle ; celle d’Emil et de sa mère qui, grâce à leur expérience, la définissent comme « normale » ou « classique » ; et enfin celle de son diabétologue qui travaille à réduire cette augmentation. C’est au croisement de ces différentes attentions que la gestion du diabète d’Emil, à un moment précis de la journée, se décline en différentes tâches : c’est un travail technique (la technologie indique le problème), épistémique (les personnes impliquées tentent de comprendre ses hyperglycémies) et moral (où l’inquiétude suscitée par la lecture des courbes dans un premier temps se transforme en une activité de soin distribuée).
36L’attention portée à une glycémie est ainsi distribuée entre des personnes, des technologies et des situations. Ces acteur·rice·s possèdent des compétences pratiques, techniques et épistémiques qui, lorsqu’elles sont mises en commun, produisent une évaluation du « bon » degré d’attention porté à l’évolution de la glycémie, et reconfigurent la prise en charge quotidienne de la maladie.
37L’analyse précise des pratiques d’usages d’une technologie de monitorage de la glycémie nous a permis de documenter la grande distribution du travail entre les différent·e·s acteur·rice·s intervenant dans la prise en charge du DT1, ainsi que la constante transformation des connaissances et des pratiques de care induite par le développement technologique et par l’appropriation individuelle et contextualisée des objets techniques par leurs usager·ère·s. Si ces techniques promettent une automatisation de la surveillance et du contrôle de la glycémie, elles n’échappent pourtant pas au travail d’appropriation et de maintenance de l’équipement technologique nécessaire à son fonctionnement. La grande diversité des usages de ces technologies souligne que leur appropriation dépend de leur adaptabilité aux contextes de vie des personnes vivant avec cette maladie, à leurs corps et au sein de leurs relations proches. Du côté des soignant·e·s, le processus d’appropriation nécessite un apprentissage technique et également un travail de compréhension de son usage par les patient·e·s et leurs proches. S’approprier une technologie est donc un processus qui se produit dans des interactions avec d’autres personnes et au sein de multiples contextes et reconfigure l’attention technique, épistémique et morale qui est portée à la glycémie.
38Nous avons plus précisément documenté la régulation de l’attention que produit l’usage de technologies de gestion du DT1, et notamment la manière dont l’introduction du FSL reconfigure l’attention que les personnes portent à l’évolution de la glycémie, qu’elle soit la leur, celle d’un·e proche ou d’un·e patient·e. Alexandre Mathieu-Fritz et Caroline Guillot (2017) ont décrit cette reconfiguration du travail des patient·e·s comme une « ré-découverte de soi », qui passe par un processus de réapprentissage reposant sur le développement d’une attitude expérimentale qui implique une comparaison entre une « expérience calculée » et une « expérience subjective ».
39Au travers d’expériences quotidiennes de prise en charge du DT1 nécessitant l’articulation de pratiques matérielles, épistémiques et morales, nos analyses ont pris pour objet la manière dont une nouvelle technologie peut susciter le développement de pratiques de soin attentives distribuées. Leur documentation nous conduit à conclure cet article sur deux points. Tout d’abord, nous aimerions souligner la place du digital dans ce développement. Nous avons constaté que l’arrivée d’un outil digital dans la gestion quotidienne du DT1 et des données qu’il produit, facilement partageables entre de multiples acteur·rice·s, transforme l’expérience de la maladie, facilite la réalisation de certaines tâches quotidiennes et soutient le développement de nouvelles connaissances et pratiques du côté des patient·e·s et de leurs proches comme des soignant·e·s. Il s’agit par exemple du développement de nouvelles représentations et formes de compréhension que l’on associe au corps et d’une transformation de la temporalité de l’expérience quotidienne de la maladie pouvant conduire à réduire certaines peurs (par ex. des hypoglycémies nocturnes) et à adapter le traitement (Danesi et al., 2020 ; Mathieu-Fritz & Guillot, 2017 ; Régnier et al., 2020). Ces technologies constituent donc un support au travail des soignant·e·s et à l’autonomie des patient·e·s, et participe d’une « autonomie relationnelle » (Régnier et al., 2020). Toutefois, ces outils digitaux peuvent aussi devenir des agents de surveillance et ceci dans l’intérêt des divers·e·s acteur·rice·s impliqué·e·s directement ou indirectement dans la prise en charge de la personne vivant avec un DT1, notamment une plus grande surveillance de la part des soignant·e·s ou alors des proches, car les glycémies sont mesurées et enregistrées automatiquement, et facilement accessibles par des tiers. Néanmoins, nous souhaitons nuancer le rôle de surveillance que peuvent remplir ces technologies. Nos observations montrent que ces outils, s’ils surveillent effectivement la glycémie, possèdent aussi un script attentionnel guidant la prise en charge de leur maladie, en ce sens qu’ils font faire des choses aux personnes, les rendent attentives, en même temps qu’ils suscitent chez elles des espoirs ou des attentes sur ce qu’il est possible de faire. L’attention se déplace ainsi vers les données numériques que l’appareil produit et est enrichie par l’intégration de nouveaux éléments tels qu’une plus grande quantité de valeurs glycémiques, les fluctuations des glycémies nocturnes, l’indication des tendances et le partage de données facilité. Si ces outils invitent au développement d’une prise de conscience de soi et d’une certaine attention (Danesi et al., 2020), le degré, la nature et l’objet de cette dernière varient en fonction des personnes et des contextes. Les pratiques et le sens que les personnes leur donnent sont donc très variés. L’attention n’est donc pas automatisée par l’usage de technologies digitales, mais bien reconfigurée et (re)distribuée dans différents contextes et entre différent·e·s acteur·rice·s. Comme l’écrit Myriam Winance (2007), il existe différentes conceptions d’autonomie déterminant chacune des pratiques de soin et des modes de prise en charge ainsi que ce que le/la patient·e doit être ou devenir. Malgré les différences, elles supposent toutes un individu coupé ou séparé des autres alors que, comme elle le souligne, l’autonomie est une qualité acquise à travers des apprentissages s’appuyant sur des ressources extérieures et résultant des relations qui les constituent et permettent d’agir. Son travail tout comme nos observations sur la distribution de l’attention soulignent que l’analyse des situations de « dépendance » pointe d’autres modalités d’être et ouvre à l’étude des relations comme ressources et sources de possibilités pour les personnes.
40Deuxièmement, nous aimerions revenir sur la notion de care, en l’appréhendant non seulement comme une activité sollicitée par la technologie au travers de son script attentionnel, mais également comme une activité qui prend corps dans les situations de vie ordinaires des personnes concernées d’une manière ou d’une autre par une maladie. Lorsque nous nous penchons sur les pratiques du care par et à travers la technologie, nous devons alors prendre en compte le fait que le care n’est pas seulement une activité morale, au sens d’une attention portée à l’autre et à ses besoins. C’est également une activité technique et épistémique, médiée par la technologie qui produit une attention à l’objet technique et aux données qu’il produit, et c’est au croisement de ces différentes attentions que l’on peut comprendre les usages des technologies de care et les situations de soin.
Nous souhaitons remercier toutes les personnes qui ont accepté de participer à cette étude et de partager leurs expériences du diabète avec nous. Nous souhaitons également remercier Prof. Michèle Grossen, Prof. Francesco Panese et Prof. Bernard Burnand, responsables de cette recherche, qui ont réfléchi et discuté avec nous tout au long de la mise en place de notre terrain, de la collecte et de l’analyse des données, ainsi que le Fonds national suisse pour la recherche scientifique pour avoir soutenu ce projet (Crédit : FNS 105319_156509, 2015-2019).