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Dossier thématique
Introduction

Entre technologies de santé et soin des technologies : produire des matérialités soignantes

Éric Dagiral, Benjamin Derbez, Ashveen Peerbaye et David Saint-Marc

Texte intégral

Introduction

1Quelle place accorder aux technologies dans les soins de santé ? Quelle est la part du soin qui leur est déléguée ? Dans quelle mesure « font-elles » le soin ? L’importance sans cesse plus prégnante des dispositifs technologiques dans le domaine de la santé conduit certains à s’interroger sur les ambivalences de leurs usages. En France, une expertise récente sur la pratique de l’isolement et de la contention en psychiatrie précisait ainsi que « l’apport des nouvelles technologies [vidéosurveillance, détecteur de mouvements, variateurs d’intensité lumineuse, etc.], peut aussi participer de la qualité de la prise en charge, sans occulter l’importance et la priorité de la prise en charge humaine » (HAS, 2017 : 137, nous soulignons). Est-ce à dire que, malgré leur « apport » reconnu, il existerait un risque que les technologies prennent le pas sur la « prise en charge humaine » ? C’est ce questionnement, sans cesse renouvelé dans les mondes contemporains de la santé, qui nous a conduit à mettre les technologies du care au centre du présent dossier d’Anthropologie & Santé.

Care vs cure : un obstacle épistémologique pour l’anthropologie du soin ?

2Dans quelle mesure peut-on encore opposer des technologies « froides » et la « chaleur » des soins (Pols & Moser, 2009) ? Depuis la publication de la conférence de Donald Winnicott (2004 [1970]) sur le cure, la distinction entre cette forme de soin, définie par le « traitement d’éradication de la maladie et de sa cause » et celle qu’il associe à la notion de care, c’est-à-dire d’« intérêt, attention » portée à l’autre, a connu un grand succès. Dès cette époque, elle a fourni un cadre analytique qui a permis à certains de dénoncer la tendance de la médecine scientifique à oublier la personne malade au profit de l’objectivation de la maladie conçue comme lésion organique (Illich, 1975 ; Rothier-Bautzer, 2015). Les technologies médicales ont été considérées comme des médiations de plus en plus complexes éloignant le patient du médecin, réduisant la place de la clinique et conduisant à négliger l’écoute de la souffrance contextualisée du malade. Ainsi, face à une médecine de haute technologie développée tout au long du xxe siècle (Picard & Mouchet, 2009), une partie de la profession infirmière s’est saisie de cette distinction pour revendiquer le care comme forme spécifique de leur activité soignante, par opposition à un exercice médical considéré comme centré sur le cure (Rothier-Bautzer, 2012).

3La construction d’une telle distinction entre care et cure dans le domaine de la santé s’est notamment trouvée étayée, à partir des années 1980, par l’émergence d’une conceptualisation centrée autour de la notion de care dans le champ de la réflexion philosophique de sensibilité féministe. Dans son ouvrage Une voix différente, Carol Gilligan (2019) s’efforce de rendre visible et de revaloriser une perspective qu’elle présente comme associée aux femmes – position qui sera fort discutée dans les milieux féministes pour la lecture différentialiste et essentialiste que l’on peut en faire – et opposée à l’universalisme abstrait des théories morales dominantes plutôt caractéristiques, selon elle, de l’approche masculine de ces questions. À des compétences morales basées sur le respect de principes rationnels absolus et intangibles, elle oppose la capacité à ouvrir un dialogue fondé sur le souci de l’autre envisagé dans la situation concrète qui est la sienne (Brugère, 2014). On comprend aisément l’écho qu’une telle approche a pu trouver dans le domaine de l’éthique des soins de santé, en particulier au sein d’une profession traditionnellement féminisée comme celle d’infirmière, comme évoqué précédemment. Longtemps invisibilisé, ce travail de care non reconnu, non valorisé, voire non rémunéré car considéré comme relevant de qualités féminines naturalisées, ressortit cependant à un ensemble beaucoup plus vaste d’activités comprenant, selon Joan Tronto (2009 : 143), « tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie ». Nombreuses sont celles qui œuvrent en effet au quotidien, dans l’anonymat, pour rendre possibles des activités à plus haute valeur sociale, créer du lien, arranger, disposer, ordonner les temps, les espaces et les choses. À l’hôpital, par exemple, les aides-soignants, brancardiers, informaticiens et autres techniciens apportent une contribution fondamentale, au sens propre, au travail du chirurgien et autres médecins dont le travail mobilise une instrumentation complexe et lourde. Pour le dire autrement, l’omniprésence des objets techniques décrite par une partie des sciences sociales interroge sur ce que seraient des situations de soin et des activités de travail tout à fait dépourvues d’artefacts et de médiations sociotechniques.

4En anthropologie, cette distinction des ordres du cure et du care peut servir à éclairer certains débats qui ont traversé la discipline concernant l’étude de la maladie et de la santé (Augé, 1986 ; Fainzang, 2000). Le « Yalta épistémologique » (Darmon, 2003) avec la sociologie ayant longtemps réservé à l’anthropologie l’étude des sociétés traditionnelles, non industrialisées et non occidentales, on a en effet vu se développer, dans les années 1980, une « anthropologie médicale » consacrée, selon Francine Saillant et Éric Gagnon (1999), à divers champs : ethnomédecine, ethnopsychiatrie, ethnopharmacie, etc. Ce faisant, la discipline s’exposait alors au double risque de restreindre son objet d’étude – du social au médical – et de reconduire une série de dichotomies problématiques opposant nature et culture, matériel et symbolique, masculin et féminin, etc. Plus encore, elle a pu, au regard de certains, placer l’anthropologie à la pointe du combat en faveur d’une « humanisation des soins » que la biomédecine occidentale aurait compromise, cherchant « dans l’exotique (comme l’engouement pour les médecines orientales), là où l’humain serait accueilli, préservé » (Saillant & Gagnon, 1999 : 6). Considérer que « le soin [...] a relativement peu à voir avec la médecine » (Kleinman & Van der Geest, 2009) conduirait ainsi à un appauvrissement de la perspective anthropologique sur la santé, se traduisant par une moindre attention portée à ses dimensions sociale, économique et politique, mais aussi, corrélativement, à l’étude de ses dimensions techniques et matérielles. Dans ces conditions, de nombreux travaux anthropologiques ont cherché à dépasser l’opposition care/cure.

5Bien qu’associé à une potentielle « médicalisation » accrue de l’anthropologie médicale (Browner, 1999), le développement, depuis une trentaine d’années, d’une pratique de l’anthropologie « chez soi » ainsi que l’élargissement des objets de recherche anthropologiques dans les Suds ont contribué à faire émerger une approche de la santé et de la maladie plus émancipée de ce cadrage dichotomique du soin (Fainzang, 1989 ; Van Dongen & Fainzang, 1998). De nombreux travaux ont été consacrés à la « biomédecine comme système culturel » (Rhodes, 1990) et à l’impact des technologies médicales sur les identités, les subjectivités et les vies (Cambrosio et al., 2000). Dans cette optique, le corps dans sa matérialité a fait l’objet d’une attention particulière (Scheper-Hughes & Lock, 1987 ; Csordas, 1990 ; Berg & Mol, 1998). Les technologies de la naissance (Novaes, 1994 ; Franklin, 1997 ; Rapp, 1999) et de la mort (Scheper-Hughes, 1992 ; Lock, 2002), la génétique (Konrad, 2005 ; Novas & Gibbons, 2007) ou les produits pharmaceutiques (Akrich, 1996 ; Fainzang, 2001 ; Petryna et al., 2006) ont particulièrement été étudiés à l’échelle locale et globale. Dans les Suds, les anthropologues de la santé se sont également davantage intéressés aux dysfonctionnements des systèmes et des structures de santé (Jaffré & Olivier de Sardan, 2003 ; Baxerres, 2011), à l’émergence de soignants et des traitements « néo-traditionnels » (Hardon et al., 2008 ; Simon & Egrot, 2012) ou au pouvoir médical et aux relations soignants-soignés (Fassin, 1992 ; Vidal et al., 2005).

6L’ensemble de ces travaux ont en commun d’aborder la « biomédecine comme technologie » (Lock & Nguyen, 2010), en accordant à ce concept une extension large qui inclut tout type de médiation artificielle basée sur la science, productrice de savoirs (notamment diagnostiques) et de pouvoirs (thérapeutiques) sur les corps et les populations. La dimension matérielle des dispositifs techniques en eux-mêmes est cependant longtemps restée un point aveugle de l’approche anthropologique de la médecine (Hadolt et al., 2012). Pour beaucoup en effet, les « biotechnologies ne renvoient pas seulement aux équipements matériels et aux techniques impliquées ; ce qui est d’intérêt ce sont les conditions et les environnements dans lesquels elles sont pratiquées, les ritualisations de leur application, les représentations sociales que s’en font les consommateurs et les jugements qu’ils portent sur elles » (Massé, 2010 : 13). Si l’étude phénoménologique de la manière dont les technologies médicales sont incorporées dans les vies constitue un axe majeur de développement de l’anthropologie de la santé, leur matérialité a donc été l’objet d’une moindre attention jusqu’à présent. C’est tout particulièrement au croisement de la discipline avec celle des études des sciences et des techniques (STS) que ce champ d’analyses et ce souci des matérialités ont pu prendre leur essor.

Technologies ambivalentes : au carrefour des approches anthropologiques et STS des dispositifs en santé-médecine

Les dispositifs techniques au carrefour de l’anthropologie et des science & technology studies (STS)

7Conjointement avec l’archéologie, l’anthropologie, plus que toute autre discipline des sciences humaines et sociales, s’est constituée en faisant d’emblée et par nécessité une place centrale aux objets, aux instruments et autres dispositifs techniques pour décrire le cours de l’action humaine. La triple attention portée à la matérialité des équipements de l’action, aux habiletés – les techniques cognitives et corporelles – nécessaires à leur réalisation, ainsi qu’aux productions qui en découlent, définit le regard même des anthropologues. Dans cette perspective, les techniques contemporaines, fréquemment distinguées sous le terme de « technologies », n’ont donc rien de particulièrement « nouvelles », sinon peut-être l’insistance sur leur rôle supposément prépondérant dans l’avènement de transformations sociales. Qu’elles s’ancrent en sociologie, en histoire ou en anthropologie, les études sociales des sciences et des technologies ont contribué à mettre en avant la profusion et l’omniprésence de dispositifs sociotechniques coconstitutifs des sociétés (Dodier & Barbot, 2016). C’est tout particulièrement le cas dans les domaines de la santé et de la médecine – comme en témoigne l’acronyme STM (pour science, technologie et médecine) étroitement articulé aux STS – où l’histoire, la sociologie historique (Pickstone, 2001) et l’anthropologie (Bruun et al., 2022) occupent une place centrale au moins depuis les travaux pionniers des années 1970 consacrés aux technologies associées à la reproduction (Wajcman, 1991). Les grandes lignes des approches STS en termes d’intérêt pour la matérialité des technologies ont été appliquées en matière de santé et de médecine : depuis l’étude des objets eux-mêmes afin d’en ouvrir la « boîte noire », à travers les « scripts » produits par les concepteurs, jusqu’à la variété des modes d’appropriation et des usages dans le temps long, allant jusqu’à faire des usagers les coconstructeurs des dispositifs matériels eux-mêmes (Woolgar, 1991). La notion de script, en particulier telle que proposée par Madeleine Akrich, invite à étudier les significations et les « scénarios » inscrits dans les objets techniques et susceptibles d’en définir le cadre d’action, ainsi qu’à en suivre les prescriptions et les modalités effectives d’interprétation et de mise – ou non – en usage par leurs utilisateurs potentiels, et ce jusqu’à ce que des pratiques mènent à une éventuelle stabilisation et naturalisation de ces scripts (Akrich, 1987, 2015).

8Au sein des STS, l’étude sociale des technologies emprunte donc beaucoup à l’anthropologie et nourrit un dialogue soutenu en retour avec les études des cultures matérielles (Hicks & Beaudry, 2010 ; Bartholeyns et al., 2010), l’anthropologie et particulièrement l’anthropologie médicale (Martin, 2012). Le riche numéro thématique de la revue Techniques & Culture consacré aux « objets de la médecine », par exemple, atteste tôt de tels passages et emprunts croisés (Akrich & Dodier, 1996). Après avoir étudié de façon approfondie la place de l’instrumentation dans l’élaboration d’une expertise médicale et celle des technologies dans l’exercice des professionnels de santé, les approches anthropologiques ont grandement participé à éclairer le rôle des technologies dans la relation de soin. À l’encontre de l’idée selon laquelle « le care était à l’opposé des technologies » (Mol et al., 2010), ces travaux ont montré que ces dernières pouvaient être considérées comme des supports invisibilisés de pratiques de care (Pols, 2012). En ce sens, la nécessité de s’intéresser à la dimension matérielle des pratiques sanitaires contemporaines et à la place d’une grande variété de dispositifs techniques – très récents comme bien plus anciens – dans la relation de soin est désormais bien établie (Puig de la Bellacasa, 2017 ; Buse et al., 2018 ; Tantchou, 2018). Si le prisme des matérialités permet de comprendre de quelles manières le soin – de soi et des autres – passe « à travers les choses » (Puig de la Bellacasa, 2011), certaines des contributions réunies dans ce numéro, comme celles de Giada Danesi et Melody Pralong, permettent de s’interroger aussi sur la manière dont les innovations technologiques (télémédecine, médecine génomique, reporting, e-santé, self-care, etc.) contribuent à perpétuer, renforcer, redistribuer ou renverser les relations entre les différents acteurs du soin. L’entrée par les innovations technologiques permet ainsi d’enquêter auprès de l’ensemble du réseau d’acteurs et des dispositifs impliqués dans les relations de soin afin de mieux saisir les reconfigurations contemporaines du travail de care en santé.

Technologisation du care et soin des technologies

9L’hypothèse générale d’une délégation croissante du travail de soin aux machines est porteuse d’enjeux d’autant plus vifs qu’elle est envisagée dans le domaine de la santé. Un premier ensemble de travaux invite depuis une dizaine d’années au moins à penser ensemble les conséquences plurielles et souvent ambivalentes tout à la fois des modes de présence de telles technologies et de leurs mises en œuvre (Martin et al., 2015 ; Lindén & Lydahl, 2021). Ces travaux conduisent à mieux comprendre le care en dehors des seules situations de face-à-face et de coprésence humaine, en envisageant notamment des modalités de présence connectée, ou des modalités de prise de distance favorables aux soins et au repos (permis par exemple par le fait, pour un patient, de pouvoir se retrouver chez soi). De plus en plus de travaux rappellent que la sollicitude du care, que ce soit pour les enfants ou les personnes âgées par exemple, n’est pas réductible à une forme d’attention angélique et abstraite : « veiller sur », même de manière bienveillante, c’est aussi « surveiller » (Vozari, 2012). De même, prendre soin peut impliquer une « distance » humaine tout autant qu’une « proximité des technologies » (Pols, 2012). La relation d’aide « bien-traitante » peut également s’avérer tout à fait compatible avec certaines formes de « contrainte » (Hennion & Vidal-Naquet, 2015). Comment désigner, décrire et comprendre ces formes de care paradoxal (Derbez, 2018), prises dans un continuum étendu articulant capacitations et contraintes ?

10Le travail de care, parce qu’il est aussi synonyme de travail technicisé, présuppose un travail complexe destiné à rendre ces technologies ajustées à des situations toujours locales, ainsi qu’à des personnes aux caractéristiques sociales et aux compétences elles-mêmes spécifiques. Cette mise en adéquation des technologies aux personnes et aux espaces suppose en particulier un véritable travail d’équipement (Vinck, 2009). Dans ce numéro, les articles de Lydie Bichet et de Vincent Schlegel permettent de mieux comprendre que la multiplication des technologies d’enregistrement et de suivi supposent un souci et un travail souvent invisible d’appropriation (pour régler, paramétrer, entretenir, décoder, transmettre…) inhérent à toute possibilité d’usage. Comment les scripts qu’incorporent les technologies sont-ils performés, voire déjoués en situation par les usagers, et avec quelles conséquences ? Comment les différentes interventions autour des technologies sont-elles organisées, voire effacées ou invisibilisées, afin de rendre possibles des activités de soin ? Dans quelle mesure ce travail intense et continu d’entretien, de maintenance et plus globalement de « soin des choses » (Denis & Pontille, 2022), que requièrent les technologies du care (comme toute autre technologie) confère-t-il une forme de pouvoir à de nouveaux acteurs dans la relation de soin ? Est-il susceptible de fournir de nouvelles prises pour les malades et leurs proches dans cette relation ? La contribution de Lucie Dalibert, Valentine Gourinat et Fabien Groux ainsi que celle de Marco Saraceno et Mathilde Apelle qui, dans ce dossier, s’intéressent à la manière dont l’usage de prothèses implique des négociations et des ajustements mobilisant un fort investissement des acteurs profanes de la situation médicale, offrent plusieurs pistes de réponse à ces questions. Prendre soin des technologies semble dans tous les cas constituer un prérequis essentiel à leur mise en œuvre efficace, tant pour une série de professionnels que pour les personnes sujets des soins. L’anthropologue Tim Ingold ne disait pas autre chose lorsqu’il appelait à tourner le regard vers les skills, ces habiletés inéluctablement associées à la possibilité même de la pratique :

  • 1 « Skilled practice is not just the mechanical application of external force but involves qualities (...)

La pratique compétente ne se réduit pas à l’application mécanique d’une force extérieure, mais fait également appel à des qualités de soin, de jugement et de dextérité. Ceci implique que tout ce que le praticien fait aux choses se fonde sur une implication attentive et sensible avec elles, ou en d’autres termes, qu’il observe et ressent tout en travaillant. » (Ingold, 1997 : 111, nous traduisons)1

Un travail de mise en données numériques du soin ?

11Parmi la variété considérable des objets, outils et technologies scrutés en santé-médecine, les technologies informatiques et numériques occupent depuis au moins une vingtaine d’années une place centrale, comme en attestent les contributions réunies dans ce dossier. À la suite de travaux consacrés depuis les années 1980 à la communication médiée par ordinateurs et à sa place dans la collaboration scientifique et la production de connaissances, et progressivement dans les modalités instrumentées de consultation médicale à distance (Mathieu-Fritz, 2021), l’accent est mis sur l’ouverture des boîtes noires algorithmiques, ainsi que sur l’explosion et la nature des données numériques. La santé et la médecine figurent parmi les domaines les plus tôt étudiés en la matière, et les perspectives traitant de santé numérique (digital health) foisonnent et font l’objet de synthèses (Lupton, 2017). Si les questions de mesure et de quantification sont consubstantielles à la biomédicalisation, des anthropologues ont notamment cartographié les possibles reconfigurations induites par le vaste mouvement de « datafication », ou mise en données, du monde (Ruckenstein & Dow Schüll, 2017). Leur revue de littérature met en évidence la place qu’occupent ces productions de données à la fois au sein des pratiques cliniques et de soin, et parmi les pratiques dites d’« auto-soin » ou de self-care. La mise en chiffres d’aspects des existences souvent considérés comme plutôt qualitatifs contribue à élargir un continuum allant de l’automesure des activités physiques, souvent encastrée dans une perspective de « bien-être » et d’attention à soi (Dagiral et al., 2019), à une perspective de prévention et de santé dans les cas particulièrement documentés de la surveillance de maladies chroniques par des patients (Mathieu-Fritz & Guillot, 2017), ou encore lorsqu’une activité sportive est associée à du care par ses pratiquants (Kristensen et al., 2021). D’abord concentrées sur des contextes nationaux où l’adoption de l’informatique en réseau et des smartphones s’était d’abord réalisée, les études de ces dispositifs numériques s’étendent rapidement à d’autres aires géographiques et élargissent les enjeux étudiés en matière de politiques de santé, de santé comportementale et plus généralement d’inégalités Nord-Sud (Al Dahdah, 2022). De manière plus générale, les circulations croisées entre anthropologie et STS concourent à faire une place aux enquêtes ancrées dans les Suds et à thématiser les dynamiques Nord/Sud (Dumoulin Kervran et al., 2017). Ces derniers aspects ne sont pas abordés directement dans le présent dossier, mais feront l’objet d’un prochain dossier thématique de la revue.

Les technologies en contextes de soins

12Les contextes d’application, souvent sous-théorisés dans le domaine médical (Hadolt et al., 2012), n’en sont pas moins des éléments majeurs qui permettent de saisir comment les travaux anthropologiques abordent la question de l’impact de ces technologies du care. Qu’ils mobilisent une perspective culturaliste ou une approche médicale critique, ces travaux éclairent les transformations induites par la grande variété des technologies qui sont implantées, et permettent de les saisir dans un double processus à travers lequel « ces technologies peuvent à la fois discipliner et libérer leurs utilisateurs » (Hardon & Moyer, 2014). En effet, la question des impacts – longtemps dite des effets – des technologies est indissociable de celle de la résistance des utilisateurs et des mécanismes d’appropriation. Quels que soient le contexte et les niveaux d’appropriation, les questions du pouvoir, les micro-dynamiques du pouvoir et les rapports asymétriques de pouvoir sont très souvent présentes dans les travaux d’anthropologie de la santé.

13Au-delà de ces dimensions, l’attention des chercheurs s’est concentrée sur les contextes d’implantation des technologies. Au niveau organisationnel, ce sont essentiellement les transformations des trajectoires de soins et des services associés qui sont questionnées. Les technologies, parce qu’elles constituent un intermédiaire entre les acteurs du soin, façonnent leurs relations (Oudshoorn & Pinch, 2003). Elles peuvent, comme dans le cas du processus de « datafication » de la santé reproductive dans les cliniques en Turquie, transformer le rôle professionnel des infirmières qui délaissent les prestations de soins au profit de l’exigence de la collecte de données, faisant au final des corps des femmes, des abstractions numériques (Saluk, 2021). Toutefois, la littérature anthropologique tend à s’orienter dans deux directions. D’une part, vers la question de la relation soignant-soigné sous l’angle du rééquilibrage potentiel du rapport asymétrique décrit dans les travaux de Talcott Parsons (1951). Ces études mettent en avant de nouvelles modalités de relation soignant/soigné, qui « cimentent » les liens entre médecins, patients et proches (Gerrits, 2014). Elles décrivent des améliorations de l’autonomie des patients par l’utilisation, par exemple, de thérapie par réalité virtuelle en santé mentale (Forner-Ordioni, 2020). Elles documentent également le mouvement inverse, avec des ruptures de soutien social produit par l’accès gratuit à des traitements antirétroviraux comme dans le cas à Nairobi dans la lutte contre le sida (Moyer & Kageha Igonya, 2014).

14D’autre part, l’influence des inégalités sociales, thème central de l’anthropologie en santé (Massé, 2010), constitue également un filtre majeur à travers lequel l’implantation des technologies est pensé. Comment les rapports de classe, les inégalités économiques et sociales viennent-ils structurer les modalités d’accès aux technologies médicales ? En différenciant les capacités d’accès à la technologie, comme dans le cas des travaux sur la chirurgie plastique au Brésil, où le type de technologie chirurgicale auquel les femmes ont accès est tributaire de leur position économique (Edmonds & Sanabria, 2014). Ou encore par la production via les technologies de nouvelles formes d’inégalités, comme dans l’étude de Seda Saluk (2021) qui montre comment les femmes de classes moyennes fréquentant les cliniques privées échappent au contrôle de leur grossesse, contrairement aux femmes pauvres ciblées par le système de « datafication » de l’État.

15Dans les contextes plus individuels d’utilisation des technologies du care, on retrouve des études sur les technologies d’auto-suivi évoquées précédemment et des travaux sur les modalités d’appropriation des technologies. On oscille donc entre des réflexions sur le « façonnage » des subjectivités du monde dans lequel vivent les acteurs par les applications d’auto-suivi (Pols & Moser, 2009), sur la configuration de nouvelles normes de comportement (Lupton, 2014), sur le développement d’une société de la surveillance (Andrejevic & Burdon, 2018), mais aussi sur les mécanismes de réappropriation des technologies (telles que les technologies d’information et de communication), qui permettent de concilier par exemple les nécessités de la migration et la pratique de soins envers les aînés restés au pays (Ahlin, 2018).

16De tous ces objets de réflexion induits par l’implantation des technologies du care dans un contexte que l’on qualifiera d’individuel, celui de la nouvelle intimité de la surveillance (Berson, 2015) et plus largement du contrôle induit par les applications d’auto-suivi, est un objet qui attire l’attention par sa capacité à concilier les contextes et à montrer comment la technologie permet de créer de l’observation clinique, telle que Foucault a pu le décrire, sans avoir sous les yeux les patients/usagers. En donnant « un accès à distance à des domaines auparavant inaccessibles de la vie des individus » (Ruckenstein & Dow Schüll, 2017), les applications d’auto-suivi permettent aux organisations de « sortir au-delà de leur mur » et de modeler une nouvelle forme d’empowerment sous surveillance.

17Les technologies ne sont pas figées dans un lieu ou un domaine : elles circulent. Comme le notent Bernhard Hadolt, Viola Hörbst et Babette Müller-Rockstroh (2012), elles voyagent entre le Nord et le Sud, et elles voyagent d’un domaine d’application à un autre. Ces circulations entraînent des transformations. Les technologies, techniques et procédures vont certes « être façonnées de manière spécifique au nouvel environnement dans lequel elles vont être appliquées [mais elles] peuvent toutefois entraîner des changements dans le contexte du bénéficiaire [de la technologie] » (Hadolt et al., 2012 : 188). Les auteurs montrent notamment comment les professionnels de la psychiatrie et de la psychologie au Kosovo ont modifié et adapté la « checklist » internationale normalisée utilisée pour le diagnostic du stress post-traumatique, notant que « au fur et à mesure que sa signification sociale et matérielle a changé, la liste de contrôle en tant que technique a également été modifiée » (Hadolt et al., 2012 : 188).

18L’appropriation des technologies suit également le principe du besoin. Qu’il s’agisse de besoins sociaux, culturels ou économiques, les individus, groupes et institutions vont s’approprier des technologies similaires mais à des fins très différentes. L’utilisation des technologies d’information et de communication en sont un bon exemple. Alors même qu’elles rendent complexe l’équilibre entre vie de famille et vie professionnelle (Wajcman, 2015), elles permettent de perpétuer le lien social et les soins aux aînés dans les familles indiennes dont un membre est parti travailler à l’étranger (Ahlin, 2018), ou encore transforment les pratiques des utilisateurs d’une application mobile afin d’orienter les dépenses de santé du Kenya des structures de santé publique vers les établissements privés (Al Dahdah, 2019).

Produire des matérialités soignantes

19L’ensemble des contributions qui composent ce numéro concourent à étudier de quelles manières les technologies sont plus que de simples équipements de la relation de soin, et les façons dont elles contribuent, dans différents contextes, à la constituer et à la transformer en profondeur. En cela elles s’inscrivent dans la lignée des travaux au croisement de l’anthropologie de la santé et de l’anthropologie des sciences et des techniques qui, comme nous l’avons vu, ont mis en évidence depuis plusieurs années combien les technologies ne sont en rien exclusives de pratiques de soin, impliquant à la fois une attention à la singularité concrète des situations personnelles, et une pluralité de formes de sollicitude. Au-delà de ces acquis, l’originalité des travaux réunis ici consiste à montrer que, si les technologies peuvent s’intégrer à l’humanité des soins, c’est dans la mesure où elles font l’objet d’un travail à travers lequel elles parviennent à être investies de qualités « soignantes ».

20Ni les prothèses de membres étudiées par Lucie Dalibert, Valentine Gourinat et Fabien Groux, ni les semelles orthopédiques qui font l’objet de l’article de Marco Saraceno et Mathilde Apelle, par exemple, ne sont en elles-mêmes des technologies de soin, ni même des supports immédiats de pratiques soignantes. Pour le devenir, elles nécessitent un travail d’ajustement, d’apprivoisement collectif et d’appropriation individuelle. Lucie Dalibert et ses collègues montrent que les prothèses ne sont pas de simples dispositifs de suppléance, mais aussi des supports de soin pour les personnes qui en sont équipées. Par-delà le fait de combler un manque de nature purement matérielle, ces prothèses apparaissent comme des « assemblages » soignants, produits par de multiples interventions, celles des soignants bien sûr, mais aussi des personnes amputées elles-mêmes, de leurs proches et de leurs pairs. De même, l’usage des semelles connectées, tel que Marco Saraceno et Mathilde Apelle l’abordent dans les services de médecine physique et de réadaptation, n’est pas limité à la compensation d’une défaillance perceptive. Au contraire, le travail d’« ajustement » à la technologie qui est opéré permet de comprendre la normativité de cet usage, à travers lequel c’est tout le rapport des personnes à la marche qui se reconfigure. Dans ce cas, c’est l’environnement indissociablement matériel et social qui se trouve modifié par l’instrument placé au centre de la relation de soin.

21Tout ce travail d’appropriation et de domestication de la technologie pour en faire un dispositif de care ressort également de deux contributions qui sont proposées autour des soins du diabète. Giada Danesi et Melody Pralong montrent comment les « mécanismes d’appropriation » d’un outil innovant de mesure en continu de la glycémie « façonne[nt] les interactions entre soignant et soigné, reconfigure[nt] leurs connaissances et pratiques respectives et redéfini[ssent] les relations de care ». À travers l’« attention aux données » produites par le FreeStyle Libre, c’est la relation sociale à la maladie qui est transformée. À l’encontre de la norme de l’auto-soin et de la responsabilité individuelle, la technologie permet de redistribuer l’attention autour de la maladie entre les acteurs de la relation de soin. Comme les précédents travaux, ces analyses concourent à souligner combien l’opposition longtemps établie entre technique et social, si elle a la vie dure, ne résiste pas à l’enquête. Elles intègrent en cela les apports des approches dites « sociotechniques » en sociologie de l’innovation évoquées plus haut : les objets techniques sont des productions sociales qui intègrent les scripts d’une série de concepteurs. Dans son article, Lydie Bichet repère avec précision l’évolution du travail de négociation mis en œuvre par les enfants diabétiques, leurs parents et les professionnels autour de la question de « l’équipement qui convient », adapté au mieux à l’expérience ordinaire du jeune malade au quotidien. Avec l’avancée en âge, le contournement par les enfants des scripts inscrits dans les objets montre une forme d’autonomisation qui se différencie de celle prescrite par les médecins, confirmant que, dans le cas des technologies de soin, « l’efficacité sur la matière est aussi une efficacité sur le sujet ». Elle permet de se construire un « corps à soi ».

22Les deux articles qui clôturent ce numéro montrent les paradoxes et les ambivalences de ce travail de production de technologies soignantes, par-delà les « promesses » dont elles sont porteuses et que leurs concepteurs y inscrivent ou s’efforcent d’associer. Vincent Schlegel revient sur les dispositifs de contrôle de la glycémie destinés aux personnes diabétiques. Il rappelle de quelle manière les lecteurs de glucose sont conçus pour favoriser l’« autonomie » des malades dans la gestion de leur glycémie, grâce à un travail d’auto-surveillance auquel ces derniers sont « éduqués » par les professionnels de santé. L’enquête montre cependant que, paradoxalement, la quantification de soi permise par ces équipements rend possible une nouvelle forme d’« écoute du corps » qui peut conduire certains malades à s’émanciper des recommandations médicales. Dans son article, Pearl Morey analyse quant à elle les promesses de conciliation entre liberté et sécurité qui sont contenues dans certains dispositifs de géolocalisation destinés à « protéger » les personnes âgées atteintes de troubles cognitifs vivant en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et envisagées par l’institution sous l’angle de la possibilité de « fuguer ». En exposant les difficultés d’appropriation des professionnels face à ces outils développés dans une perspective d’« humanisation » des conditions de vie des personnes âgées en institution, elle décrit les « tensions » inhérentes à tout travail de soin dans un tel contexte.

23Au croisement des travaux anthropologiques de la santé – qui ont montré ces dernières années comment l’usage des technologies de santé peut être intégré dans des relations de soin, au sens d’interactions humaines basées sur un souci de l’autre en situation – et des recherches menées sur le soin qu’il est nécessaire d’apporter aux technologies elles-mêmes pour assurer la continuité de nos activités et de nos relations sociales, les articles réunis dans ce numéro montrent bien la nécessité et les ambivalences du travail professionnel et profane nécessaire pour produire les technologies de santé comme de véritables matérialités soignantes.

La publication de ce numéro fait suite à la journée d’étude « Techno*Care » organisée le 12 décembre 2017 à Paris, au Centre de Sociologie de l’Innovation, dans le cadre des projets inter réseaux thématiques de l’Association Française de Sociologie (https://technocare.sciencesconf.org/). Les coordinateurs remercient donc les réseaux thématiques 19 et 29 de l’Association Française de Sociologie ; le Centre de Sociologie de l’Innovation ; les discutants de la journée d’étude, Jérôme Denis, Antoine Hennion et Baptiste Moutaud, ainsi que l’ensemble des communicant·e·s. Les coordinateurs tiennent également à remercier le comité de rédaction de la revue Anthropologie & Santé pour le bon accueil qu’il a réservé à ce projet et son accompagnement de grande qualité durant tout le processus de publication. Enfin, merci à l’ensemble des évaluateurs/trices anonymes pour la contribution indispensable qu’elles/ils ont apportée à la construction de ce numéro.

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Notes

1 « Skilled practice is not just the mechanical application of external force but involves qualities of care, judgement and dexterity. This implies that whatever the practitioner does to things is grounded in an attentive, perceptual involvement with them, or in other words, that he watches and feels as he works. »

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Pour citer cet article

Référence électronique

Éric Dagiral, Benjamin Derbez, Ashveen Peerbaye et David Saint-Marc, « Entre technologies de santé et soin des technologies : produire des matérialités soignantes »Anthropologie & Santé [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 23 novembre 2022, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/anthropologiesante/12308 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.12308

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Auteurs

Éric Dagiral

Université Paris Cité, CERLIS, 45 rue des Saints-Pères, 75270 Paris Cedex 06 (France), eric.dagiral@u-paris.fr

Benjamin Derbez

Université Paris 8, CRESPPA-CSU, 59-61 rue Pouchet 75849 Paris Cedex 17 (France), benjamin.derbez@univ-paris8.fr

Ashveen Peerbaye

Université Gustave Eiffel, 5 boulevard Descartes, Champs-sur-Marne, 77454 Marne-la-Vallée cedex 2 (France), ashveen.peerbaye@u-pem.fr

David Saint-Marc

Centre Emile Durkheim, CARATS IRTS de Nouvelle Aquitaine, 9 Avenue François Rabelais 33400 Talence (France), d.saint-marc@irtsnouvelleaquitaine.fr

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Droits d’auteur

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