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Compte-rendu

Banerjee D., 2020, Enduring Cancer: Life, Death, and Diagnosis in Delhi, Duke University Press, Durham and London, 240 p.

Cinzia Greco

Texte intégral

1Le cancer est l’une des pathologies qui a le plus retenu l’attention de l’anthropologie médicale. Longtemps considéré comme un problème prévalent dans les pays du Nord, de nombreuses recherches ont mis en lumière ces dernières années l’impact de la maladie dans les Suds et les stratégies mises en œuvre, tant au niveau individuel qu’institutionnel, pour l’atténuer. La récente monographie de Dwaipayan Banerjee, Enduring Cancer: Life, Death, and Diagnosis in Delhi, publiée en 2020, s’inscrit dans ce courant de recherches. Dwaipayan Banerjee est professeur associé au Massachusetts Institute of Technology et a obtenu un doctorat en anthropologie culturelle à la New York University. Le livre est basé sur une recherche ethnographique menée en Inde dans laquelle l’auteur a suivi les activités d’une organisation non gouvernementale (ONG) qui fournit des soins palliatifs à domicile, et observé les activités de soin et de recherche de l’un des plus grands centres médicaux du pays, le All India Institute of the Medical Sciences. Enduring Cancer s’intéresse à ce que Dwaipayan Banerjee définit comme « the accretive impact of a cancer diagnosis » (2020 : 4), c’est-à-dire les stratégies mises en œuvre par les patient·e·s, leurs proches et le système médical pour faire face à une maladie qui survient dans des conditions de vie déjà précaires et aggravées par un contexte institutionnel où l’accès aux soins et aux traitements est difficile. Le livre se développe en cinq chapitres accompagnés d’une introduction et d’une conclusion, et comme le souligne l’auteur, le volume peut être divisé en deux parties : la première, qui comprend les trois premiers chapitres, de nature ethnographique, et la seconde, qui se compose des deux derniers chapitres, basés sur l’analyse de films et de pathographies, et qui relève du domaine des humanités médicales. Ces chapitres s’achèvent sur une analyse conclusive des enjeux éthiques, moraux et matériels mobilisés pour faire face à la maladie.

2Le livre fait dialoguer les dimensions individuelle et structurelle de la maladie pour illustrer avec clarté comment le cancer s’insinue dans la vie des individus. Le premier chapitre aborde la question de ce qui est dit, ou plutôt de ce qui est tu, quand il s’agit d’annoncer le diagnostic. Il analyse la réticence tant du personnel médical que des patient·e·s et des membres de la famille à mentionner explicitement le cancer. Cette réticence, bien connue des expert·e·s en santé publique du pays, est attribuée au fait qu’une partie de la population perçoit cette maladie comme contagieuse ou comme une punition pour avoir mal agi. Dwaipayan Banerjee suggère que la stigmatisation associée à la maladie n’est toutefois pas suffisante pour expliquer le silence qui entoure le cancer, et nous propose une lecture différente. En effet, le choix de ne pas divulguer la maladie est souvent contextuel et déterminé par la volonté de ne pas fragiliser les relations des patient·e·s avec leur entourage, et par conséquent leur position sociale. L’impact de la maladie sur les relations sociales, en particulier sur les relations conjugales, est exploré dans le deuxième chapitre. Un diagnostic de cancer induit en effet pour les épouses une lourde charge en matière de care. Pourtant, dans un contexte patriarcal et patrilocal, les femmes victimes de violences conjugales tendent à limiter leur activité de care, même si leur entourage et les professionnel·le·s de santé les pressent de continuer à se sacrifier. Le troisième et dernier chapitre de cette partie ethnographique porte sur la médecine palliative et le traitement de la douleur qui, dans l’institution étudiée par Dwaipayan Banerjee, se sont développés dans un service spécifique. Dans un contexte où l’accès rapide au traitement est souvent impossible, la gestion de la douleur joue un rôle central. Cela explique pourquoi les traitements palliatifs, qui même dans les pays à plus grande disponibilité de ressources ne sont pas toujours intégrés dans les structures de soins, ont connu un développement important dans l’institution étudiée par l’auteur. Elle montre également qu’un facteur central concernant les pratiques de gestion de la douleur en Inde réside dans une réglementation de l’usage médical de la morphine historiquement très restrictive, assouplie récemment et seulement dans certains États du pays. Un autre aspect important est la façon dont de nouveaux mouvements religieux ont facilité l’introduction de pratiques yogiques pour les patient·e·s hospitalisé·e·s, applaudies par un ministre de la Santé appuyant l’idée que les maladies non contagieuses sont l’effet des modes de vie occidentaux, et peuvent donc être traitées par des interventions non biomédicales.

3Les deux derniers chapitres portent sur l’analyse des pathographies, c’est-à-dire des récits d’expériences de maladies, et des films sur le cancer. Pour Dwaipayan Banerjee, ces produits culturels permettent d’explorer sous un nouvel angle des thématiques déjà identifiées dans la recherche ethnographique, telles que le silence qui entoure le cancer et l’impact sur les relations familiales. Cependant, les pathographies ont tendance à privilégier une approche optimiste qui ne tient pas compte des inégalités structurelles qui marquent le vécu de nombreux·ses patient·e·s. Un aspect original de cette seconde partie est l’étude de films réalisés en Inde sur le cancer. Leur analyse historique montre notamment à quel point les représentations de cette maladie, qui a toujours fait l’objet d’une narration importante, ont évolué dans le temps : considérée comme un sacrifice au temps de la construction de l’Inde postcoloniale dans les années 1960, elle est ensuite tenue pour une maladie bourgeoise, dépolitisée, dans les années 2000. Cet excursus dans la cinématographie de la maladie témoigne de l’individualisation du cancer et en fait un trait saillant des changements culturels en Inde.

4Enduring Cancer est un livre qui explore de manière approfondie et attentive l’impact du cancer en Inde, relatant avec précision et sensibilité comment les institutions, les patient·e·s et les familles cherchent non seulement à faire face à la maladie, mais aussi à protéger les équilibres fragiles qu’elle perturbe. Il a aussi le mérite de souligner la continuité et les différences dans la présentation des spécificités de l’expérience oncologique aux Suds et aux Nords. Le cancer, considéré pendant des décennies comme une maladie de l’Occident liée à un mode de vie complaisant et opulent, est resté invisible dans les Suds. Récemment, cette invisibilisation a fait place à une approche opposée, mais tout aussi inadéquate, qui considère cette maladie comme une crise récente. Dwaipayan Banerjee rejette ces deux lectures et, mobilisant le concept de « catastrophisme en santé publique » de David Jones et Jeremy Greene (2013), souligne les dangers de considérer le cancer comme étant lié à la propagation des modes de vie occidentaux. Cette approche occulte le fait que le cancer, à l’instar d’autres maladies non transmissibles, a toujours été présent en Inde, au point que certains épidémiologistes se demandent s’il y a eu une réelle augmentation de son incidence ou si dans le passé, la maladie était simplement invisibilisée. De plus, la perception du cancer comme une maladie liée à de mauvaises habitudes est une question déjà largement développée dans les Nords, et plusieurs études ont montré que mettre l’accent sur les modes de vie contribue à masquer l’impact des facteurs environnementaux qui affectent souvent de manière disproportionnée les populations racialisées et économiquement défavorisées. Dwaipayan Banerjee montre comment, en Inde, cette même vision de la maladie sert non seulement à renforcer certaines valeurs et certains comportements présentés comme traditionnels, mais aussi à occulter les causes structurelles du cancer, en incriminant de présumées responsabilités individuelles. Dans le contexte indien, les modes de vie préjudiciables sont associés aux habitudes occidentales et le cancer est de ce fait considéré comme une maladie des classes aisées susceptibles d’adopter ces habitudes. Cette construction rhétorique permet de présenter la maladie comme un problème des classes moyennes supérieures, ignorant le fait qu’une part importante des malades est en situation de pauvreté. Ces interprétations, tant dans les Nords que dans les Suds, ouvrent la voie à une approche individualisée de la prévention, fondée sur la promotion de certaines habitudes de vie et non sur la volonté de réduire les causes collectives d’exposition aux risques (voir à ce sujet Brown, 2007).

5Un aspect important du livre est le développement du concept d’« endurance » qui s’inscrit dans une approche analytique qui explore comment le cancer et les autres maladies graves sont abordés, appréhendés et traités dans des conditions de précarité et de difficultés matérielles et morales qui ne laissent aucune place à l’idée même d’espoir. L’endurance peut être mise en relation avec des concepts proches, comme celui de « containment » (endiguement) développé pour expliquer comment, en Italie du Sud, les femmes atteintes d’un cancer du sein essayent de limiter l’impact de la maladie dans leur vie (Greco, 2023). Il enrichit ainsi la boîte à outils théoriques pour explorer les liens entre maladie et marginalité. Enduring Cancer peut intéresser un large public composé d’anthropologues, d’historien·ne·s de la santé et de la maladie ainsi que d’autres chercheur·se·s en sciences sociales.

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Bibliographie

BROWN P., 2007. Toxic Exposures: Contested Illnesses and the Environmental Health Movement, New York, Columbia University Press.

JONES D. et GREENE J., 2013 « The Decline and Rise of Coronary Heart Disease: Understanding Public Health Catastrophism », American Journal of Public Health, 103(7) : 1207–18.

GRECO C., 2023. « Practices of Containment in the ‘South-within-the-North’: Women with Breast Cancer in Southern Italy », In BENNETT L. R., MANDERSON L. et SPAGNOLETTI B. (dir.), Cancer and the Politics of Care: Inequalities and Interventions in Global Perspective, Londres, UCL Press : 171-189.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cinzia Greco, « Banerjee D., 2020, Enduring Cancer: Life, Death, and Diagnosis in Delhi, Duke University Press, Durham and London, 240 p. »Anthropologie & Santé [En ligne], 26 | 2023, mis en ligne le 25 mai 2023, consulté le 01 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/anthropologiesante/12621 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.12621

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Auteur

Cinzia Greco

Université de Manchester, UK, cinzia.greco@manchester.ac.uk

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