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Dossier thématique

L’engagement des associations de personnes vivant avec le VIH dans la réponse au covid au Sénégal : point de vue d’une recherche communautaire

PLHIV associations’ mobilization and support during the COVID pandemic in Senegal: perspectives from community-based research
Gabrièle Laborde-Balen, Madjiguène Gueye, Catherine Fall, Ndeye Ngoné Have, Adama Gueye, Khoudia Sow et Bernard Taverne

Résumés

Au Sénégal, le premier cas de covid a été déclaré le 2 mars 2020. Un ensemble de mesures sanitaires – fermeture des frontières, interdictions de rassemblements, limitation des déplacements – ont été décrétées pour éviter la propagation du virus. Dès le début de l’épidémie, les personnes âgées ou atteintes de maladies chroniques, dont le VIH, ont été perçues comme particulièrement vulnérables. Les associations de personnes vivant avec le VIH (PVVIH) se sont mobilisées pour apporter un appui aux PVVIH et pallier les conséquences des mesures sanitaires. Au Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann de Dakar, un groupe de médiatrices associatives et d’anthropologues ont élaboré une recherche communautaire pour documenter ces interventions, en apprécier l’impact et porter un témoignage auprès des autorités de santé. Cet article analyse le processus, présente les résultats et développe une réflexion sur les enjeux, les apports et les limites de cette recherche communautaire.

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Texte intégral

Introduction

1L’histoire montre que la lutte contre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) est indissociable des mobilisations associatives. Dès le début de l’épidémie, les associations de patients, au-delà du rôle d’auxiliaires de la médecine pour la prévention, l’éducation thérapeutique et l’assistance aux malades qui leur était habituellement dévolu (Lecimbre et al., 2002), ont endossé des postures plus militantes. Ces associations activistes ont joué un rôle déterminant pour la reconnaissance des droits des malades, la généralisation de l’accès et la gratuité des traitements. Elles ont acquis une expertise reconnue par les professionnels de santé, les responsables de santé publique et les chercheurs (Broqua, 2018 ; Izambert et al., 2018). La figure du « patient expert » s’est progressivement imposée, basée sur le concept d’une expertise profane développée à partir du savoir expérientiel (Dodier, 2003). Ce concept renvoie à l’idée que des personnes concernées par une maladie peuvent, en dehors de toute formation académique, développer des connaissances et compétences spécifiques du fait de leur expérience sur le sujet (Akrich & Rabeharisoa, 2012). Olivia Gross et Rémi Gagnayre distinguent cinq types de savoirs, parfois imbriqués : les savoirs expérientiels implicites, renvoyant à l’expérience intime de la maladie ; les savoirs expérientiels explicites, qui permettent de transmettre ces savoirs de manière adaptée, par exemple dans les processus d’éducation thérapeutique ; les savoirs situés construits de manière collective en vue d’une action coordonnée pour répondre à des besoins identifiés ; et les savoirs savants définis comme des connaissances générales et abstraites dans un domaine particulier, qui permettent de soutenir les actions (Gross & Gagnayre, 2017). Complémentaire de celle des soignants, l’expertise des patients dans le domaine de leur maladie a donné lieu à la conception d’un modèle relationnel basé sur un partenariat entre patients et professionnels de santé, théorisé sous le nom de « modèle de Montréal » (Pomey et al., 2015). Il propose de dépasser la relation centrée sur les patients en intégrant ces acteurs dans les décisions, l’organisation des soins, l’enseignement et la recherche, au même titre que les soignants.

  • 1 “Community-based research in public health is a collaborative approach to research that equitably i (...)

2Dans le domaine de la recherche, la collaboration entre acteurs communautaires et chercheurs s’est d’abord limitée au respect des questions éthiques, au lien entre participants et investigateurs et à la collecte de données. Par la suite, la recherche communautaire a permis aux associations de développer leur propre approche scientifique, pour répondre à des questions qui les concernaient directement. Ce type de recherche s’inscrit ainsi dans la famille des « recherches actions » et des « recherches participatives », qui se sont développées au cours du xxe siècle. Dans les années 1990, sont apparus les concepts de community based research (CBR) et de community based participatory research (CBPR), regroupés en français sous le terme de « recherche communautaire » (Demange et al., 2012). La recherche communautaire est avant tout une approche qui se veut équitable et collaborative : « La recherche communautaire en santé publique est une approche collaborative de la recherche qui implique équitablement, par exemple, des membres de la communauté, des représentants d'organisations et des chercheurs dans tous les aspects du processus de recherche1 » (Israel et al., 1998 : 177). Elle se caractérise par trois principaux éléments : la participation, la recherche et l’intervention. Elle poursuit deux objectifs, l’un scientifique, visant à améliorer la compréhension de la réalité et la diffusion des informations ; et l’autre d’utilité sociale, au travers du renforcement de compétences des membres de la communauté et de l’utilisation des résultats pour des intervention concrètes afin d’améliorer la santé et le bien-être de la communauté (Bekelynck, 2011). Les associations de personnes vivant avec le VIH (PVVIH) ont été des moteurs de ces évolutions, au Nord comme au Sud. Même si leurs positions et la prise en compte de leurs compétences diffèrent selon les contextes, elles bénéficient désormais d’une large reconnaissance. La survenue de l’épidémie de covid a été l’occasion de confirmer l’importance de leurs interventions. En effet, lorsque cette pandémie s’est imposée en 2020 comme une urgence sanitaire sur l’ensemble de la planète, elle a relégué au second plan les autres priorités de santé. Dans tous les pays, les efforts des États se sont concentrés sur la lutte contre ce fléau qui a causé près de sept millions de décès. Dans le même temps, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’inquiétait de ses potentielles répercussions sur la prise en charge des PVVIH dans les pays du Sud, allant jusqu’à prédire 500 000 décès supplémentaires en Afrique subsaharienne si des efforts n’étaient pas déployés pour atténuer les effets de la perturbation des services de santé (OMS, 2020). D’autre part, les malades atteints de maladies chroniques (dont les PVVIH) ont été considérés très rapidement comme particulièrement vulnérables à l’infection à Covid-19 (Brown et al., 2021). Dans différents pays, les associations de PVVIH se sont mobilisées pour diffuser des messages de prévention, assurer la continuité des soins et porter assistance aux plus fragiles.

3Au Sénégal, le premier cas de covid a été déclaré le 2 mars 2020 à Dakar. En octobre 2022, le ministère de la Santé et de l’Action sociale du Sénégal comptabilisait environ 88 500 cas, dont près de 2 000 sont décédés. L’épidémie s’est déployée en quatre vagues principales : la première de mars à octobre 2020, la deuxième de décembre 2020 à avril 2021, la troisième de juillet à septembre 2021 et la quatrième de décembre 2021 à février 2022 ; une cinquième vague de faible ampleur a été observée en juillet-août 2022 (ministère de la Santé et de l’Action sociale du Sénégal, 2022). En réponse, le gouvernement a mis en place un ensemble de mesures sanitaires. Dès les premiers cas, les rassemblements publics ont été interdits, y compris pour des événements culturels ou religieux. Le port du masque a été rendu obligatoire, les écoles et les universités ont été fermées, les vols internationaux ont été arrêtés et les transports interurbains restreints. L’état d’urgence sanitaire a été décrété le 23 mars 2020 avec l’imposition d’un couvre-feu. Ces mesures ont connu des fluctuations au fur et à mesure de l’évolution de l’épidémie et des stratégies sanitaires. Les restrictions ont été majeures durant la première vague. S’il n’y a pas eu de confinement strict, difficile à décréter, selon les autorités sénégalaises, dans un pays où une grande partie de la population vit avec des revenus au jour le jour (ANSD, 2020), la réduction des activités sociales et professionnelles et la peur de la contamination ont conduit de facto les personnes qui se percevaient vulnérables à s’autoconfiner.

4Dès le début de l’épidémie, les autorités et les médias sénégalais se sont fait l’écho des alertes internationales concernant la vulnérabilité des personnes âgées ou atteintes de maladies chroniques telles le diabète, l’hypertension artérielle ou le VIH. Le Conseil national de lutte contre le sida (CNLS) a diffusé des messages de prévention et d’incitation au respect des mesures sanitaires, que les associations de PVVIH ont relayés à leurs membres. Lors de l’application des mesures de restriction, ces associations se sont organisées pour leur apporter un soutien. Elles ont conduit dans l’ensemble du pays une série d’interventions, de manière autonome dans un premier temps, puis avec l’aide des autorités de santé et des organisations non gouvernementales (ONG) (Ollivier, 2020).

5Au Sénégal, le tissu associatif de la lutte contre le sida est ancien et bien structuré. Ce pays a été parmi les premiers pays d’Afrique, dans les années 2000, à développer un programme national d’accès aux antirétroviraux (ARV). Les mobilisations associatives ont contribué à obtenir leur gratuité en 2003, puis à étendre leur accessibilité géographique. Des réseaux associatifs ont vu le jour et se sont intégrés au sein de coalitions internationales. Leur champ d’action s’est élargi au fil des ans dans les domaines de la prévention, des soins et de la recherche. Pendant l’épidémie de covid, la présence d’un réseau associatif étendu sur l’ensemble du pays a facilité la mise en œuvre des interventions.

6Différentes initiatives ont fleuri durant cette période, de façon plus ou moins coordonnée. En 2020, pendant la première vague, un groupe de médiatrices associatives, très impliquées dans ces interventions, ont souhaité mener une recherche pour comprendre les effets de la pandémie sur le quotidien de leurs membres et analyser l’impact de leurs actions. Avec l’appui d’anthropologues du Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF) à Dakar, elles ont élaboré et mis en œuvre une recherche communautaire.

7Cet article rend compte du processus et des résultats de ce projet. Son objectif est de 1) décrire et analyser le processus de recherche communautaire tel qu’il a été mis en place ; 2) présenter les résultats de l’étude portant sur l’impact des interventions des associations de PVVIH au cours de la première vague de covid au Sénégal ; 3) développer une réflexion sur les enjeux, les apports et les limites de cette recherche communautaire.

Le processus de recherche communautaire

La recherche communautaire, dès les origines de la lutte contre le VIH

8Au Sénégal, la collaboration entre les autorités de santé, les chercheurs et les associations de PVVIH s’inscrit dans une longue tradition qui s’est illustrée particulièrement avec la mise en œuvre de l’Initiative sénégalaise d’accès aux ARV (ISAARV) (Mbodj & Taverne, 2002). Il existe 36 associations de PVVIH sur l’ensemble du pays, aux profils variés : associations de femmes ou mixtes, associations de jeunes, de « populations clés » (hommes ayant des relations avec d’autres hommes, professionnelles du sexe, usagers de drogues injectables). Elles ont connu d’importantes évolutions et reconfigurations au cours du temps et sont fédérées au sein de différents réseaux, notamment le Réseau national des associations de PVVIH (RNP+) et le Réseau national des associations de populations clés (Renapoc). Elles sont en lien avec des collectifs associatifs internationaux (AIDES, Coalition Plus) avec qui elles développent divers projets de plaidoyer, de recherches et d’interventions, comme l’enquête internationale Index Stigma (RNP+, 2017).

9Les associations de PVVIH sénégalaises sont impliquées de longue date dans la recherche scientifique menée au sein des instituts de recherche et des hôpitaux de Dakar. Dans le cadre de l’ISAARV d’abord, puis de recherches successives sur le VIH, des collaborations se sont tissées entre chercheurs (notamment de l’Institut de recherche pour le développement [IRD] et de l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales [ANRS]) et structures de prises en charge. Des études cliniques et en sciences sociales ont été menées dans différents sites comme le CRCF, le Centre de traitement ambulatoire (CTA) au CHNU de Fann, l’hôpital pour enfants Albert Royer de Dakar et l’unité pédiatrique du Centre de santé Roi Baudouin de Guediawaye.

10Dans les essais cliniques, les médiateurs associatifs assuraient au départ l’information et l’accompagnement psychosocial des participants. Grâce à des formations à l’éthique de la recherche, ils ont développé des compétences spécifiques et leur champ d’action a évolué. Ils ont participé à la conception des notices d’information destinées aux patients et leur rôle s’est élargi à la défense des droits des participants. En 2010, le Réseau communautaire pour la promotion de l’éthique de la recherche et des soins au Sénégal (Recers) a été créé au CRCF (Desclaux Sall, 2016). Le rôle de « médiateur éthique » figure d’ailleurs dans la charte éthique de l’ANRS (2008). Les associations ont également participé activement à l’organisation de la collecte de données et à la mise en œuvre de différentes études ; à la formation d’étudiants, d’assistants de recherche clinique et en sciences sociales ; au développement du volet communautaire des recherches et à la communication de leurs résultats localement d’abord, puis lors de conférences internationales (Have et al., 2016) et au travers d’articles scientifiques (Broqua et al., 2021 ; Taverne et al., 2021). Les associations sénégalaises développent aussi leurs propres thématiques de recherche, centrées sur leurs activités, et les mettent en œuvre à l’aide des chercheurs. Elles ont ainsi mené des recherches communautaires locales (Bâ et al., 2017 ; Diaw et al., 2017) ou portées par des collectifs associatifs internationaux (Gueye et al., 2022d) qui concourent à renforcer la dimension politique de leurs engagements. Ces recherches contribuent à valoriser leur rôle et à assurer la reconnaissance de leurs interventions sur la scène publique nationale et internationale.

L’élaboration d’une recherche communautaire relative aux activités des associations de PVVIH engagées dans la riposte au covid

Le contexte

11Au Sénégal, l’arrivée du covid a profondément perturbé le fonctionnement des structures de santé. Pour éviter l’afflux massif de malades et les risques de contamination, les rendez-vous non essentiels ont été reportés, des examens différés, les heures de consultations réduites, les circuits de soins simplifiés. La priorité des soins a été accordée au dépistage et au traitement des cas de covid, parfois au détriment des autres pathologies.

12Les modalités de prise en charge des PVVIH ont été modifiées, avec un circuit plus court, des rendez-vous espacés, des analyses biologiques reportées. Les associations de PVVIH se sont immédiatement mobilisées pour accompagner leurs membres et limiter l’impact des mesures sanitaires par un ensemble d’interventions à Dakar d’abord, puis dans les régions.

  • 2 Il s’agissait uniquement de femmes ici, alors que plus globalement les médiateurs associatifs peuve (...)

13Au CRCF de Dakar, des discussions entre anthropologues et médiatrices associatives2 ont fait émerger l’idée d’un projet de recherche portant sur ces activités d’accompagnement. Le point de départ était la volonté exprimée par ces médiatrices de documenter leurs interventions pour en apprécier l’impact et capitaliser ces expériences. Il s’agissait d’une double démarche à la fois réflexive pour comprendre et améliorer ces interventions, et de témoignage pour renforcer les appuis des autorités sanitaires et des bailleurs de fonds.

L’équipe

14L’équipe de recherche comptait quatre médiatrices associatives et trois anthropologues. C. F. est la plus ancienne dans la lutte contre le VIH, elle a participé aux comités médicaux de l’ISAARV lors de l’introduction des ARV dans le pays et fait partie de la génération qui s’est mobilisée pour leur gratuité. Membre de l’association Aboya, elle a développé une expérience militante dans la défense des droits des PVVIH. En tant que médiatrice, elle a été impliquée dans la plupart des essais cliniques menés au CRCF et participé à l’étude « Grand âge et VIH ». A. G. est également membre d’Aboya ; elle a une expérience de plus de quinze ans dans l’accompagnement des patients VIH suivis à l’hôpital Keur Massar, une structure de santé de la banlieue dakaroise. N. G. H. est présidente de l’association And Deggo ; elle est spécialisée dans l’accompagnement des mères et des enfants grâce à sa longue expérience à l’hôpital pour enfant Albert Royer de Dakar. Elle a participé à de nombreuses recherches cliniques et en sciences sociales les concernant, notamment des études sur la décentralisation de la prise en charge, hors de Dakar. M. G., membre de l’association Aboya, a développé une expertise dans le suivi des adolescents VIH et leur passage de la pédiatrie aux consultations adultes. Elle est également la médiatrice éthique du CRCF et membre de l’équipe de recherche du projet VIHeillir. Ces quatre médiatrices ont une double compétence associative et dans la recherche. Aboya regroupe des femmes vivant avec le VIH tandis qu’And Deggo est mixte. Elles figurent parmi les associations pionnières de l’ISAARV. Ces médiatrices sont affiliées au RNP+ et donc en contact avec la plupart des autres associations de Dakar et des régions. Leur rôle dans les structures de santé les ont aussi amenées à accompagner les patients dans les projets de recherche. Elles ont une solide expérience associative, mais un niveau d’instruction limité. Certaines s’expriment mal en français (ce qui n’était pas gênant pour les entretiens puisqu’ils étaient menés en wolof) et toutes ont des difficultés à l’écrit.

15Les anthropologues de l’étude sont deux anthropologues-médecins (K. S. et B. T.) et une anthropologue de la santé (G. L. B). Les deux premiers ont participé à la mise en place et au programme d’évaluation de l’ISAARV financé par l’ANRS (Desclaux et al., 2002). Ils ont établi des liens personnels et professionnels avec les médiatrices. La troisième collabore également avec ces actrices communautaires depuis 2013 et a soutenu différentes recherches et interventions dans lesquelles elles étaient impliquées.

16La collaboration été favorisée par la proximité entre médiatrices et anthropologues qui travaillent ensemble au CRCF depuis des années dans diverses recherches sur le VIH. Lorsque le projet a été initié, les médiatrices participaient avec les anthropologues à des recherches sur la prise en charge décentralisée des enfants et adolescents vivant avec le VIH, et sur le vieillissement avec le VIH. À cette collaboration s’ajoutait un accompagnement des médiatrices à la prise de parole en public lors de colloques nationaux ou internationaux.

Le projet

17Mettre en œuvre une recherche communautaire pour témoigner et faire reconnaître les actions associatives supposait de passer du simple compte rendu d’activités à une approche plus systématique impliquant un processus de collecte d’informations. L’étape préliminaire a consisté à définir des objectifs, la méthodologie – une étude qualitative, basée sur des entretiens individuels avec des PVVIH et des responsables associatifs –, un guide thématique, des modalités d’enquête et enfin la répartition des rôles entre les membres de l’équipe, en fonction des expériences et des compétences respectives. Les objectifs ont été établis pour répondre à la fois aux attentes opérationnelles et aux intérêts scientifiques. Il s’agissait 1) de recueillir les perceptions des PVVIH sur leur vulnérabilité liée à l’âge, au VIH et aux autres maladies chroniques face au covid ; 2) d’analyser les effets de l’épidémie et des mesures de l’état d’urgence sur leur vie quotidienne et leur suivi médical ; et 3) d’évaluer l’efficacité et l’impact des interventions associatives sur ces PVVIH. Les guides d’entretien ont été élaborés collectivement, chacun proposant des questions permettant de collecter les informations souhaitées. Les thématiques portaient sur le sentiment de vulnérabilité, le vécu de la pandémie et des mesures sanitaires, ainsi que sur la perception des interventions associatives. Pour les responsables communautaires, il s’agissait de recueillir des témoignages sur leurs interventions et sur leur efficacité perçue.

18Les médiatrices et l’anthropologue sénégalaise ont choisi sur le vocabulaire à utiliser en wolof, la langue vernaculaire la plus usitée à Dakar, afin que les questions soient précises et compréhensibles, adaptées aux enquêtés. Le profil des enquêtés (PVVIH âgées de plus de 50 ans, souffrant ou non d’une maladie chronique supplémentaire ; responsables associatifs vivant généralement eux-mêmes avec le VIH, impliqués dans des interventions d’appui durant le covid) a fait l’objet d’un consensus. Il a été convenu que les médiatrices mèneraient la majorité des entretiens enregistrés sous la supervision et avec l’appui des anthropologues. De même, les analyses de contenu seraient réalisées conjointement, la communication orale des résultats essentiellement par les médiatrices et les communications écrites par les anthropologues. L’étude est une composante du projet ARIACOV3 qui a obtenu l’avis favorable du Comité national d’éthique pour la recherche en santé du Sénégal (CNERS) le 15 septembre 2020 sous le numéro 00000170/MSAS/CNERS/Sec.

Le déroulement de la recherche

19Les enquêtes ont été conduites par les médiatrices de juillet à septembre 2020 – période correspondant à la première vague épidémique – au moyen d’entretiens semi-directifs menés avec 26 PVVIH âgées de plus de 50 ans à Dakar et huit responsables associatifs de Dakar et des régions. Leurs expériences antérieures les avaient familiarisées avec des rôles d’appui aux recherches : explication des notices d’information, appui à l’observance aux traitements, traduction lors d’entretiens menés par des enquêteurs non sénégalais… Cependant, pour la première fois, elles avaient un rôle d’enquêtrice et menaient elles-mêmes les entretiens. Elles ont bénéficié d’une formation initiale et d’un suivi collectif et individuel. Un entretien préalable a été réalisé par les anthropologues avec les médiatrices afin de les familiariser avec le maniement des questions et des relances. Les entretiens ont été enregistrés à l’aide d’un dictaphone. Compte tenu des capacités d’écriture limitées des médiatrices, la retranscription a été assurée par un assistant de recherche. Chaque entretien retranscrit a fait l’objet d’une relecture, de discussions sur la qualité des données et les thématiques à approfondir, ce qui a permis de les compléter, d’améliorer la qualité des entretiens ultérieurs et d’ajuster les guides d’entretiens.

20L’analyse des données a fait l’objet d’un travail conjoint. Aux thèmes et sous-thèmes définis initialement ont été ajoutées des thématiques qui sont apparues au fur et à mesure des enquêtes, et ont enrichi les guides d’entretien et les grilles d’analyse, selon le principe de l’analyse inductive inspirée de la grounded theory (Glaser & Strauss, 1967). Les entretiens des PVVIH et des responsables associatifs ont été analysés parallèlement, le croisement des points de vue a permis d’enrichir les analyses et de mettre en perspective les convergences et les divergences de perceptions sur les effets des interventions.

21Les interprétations des propos recueillis ont permis de confronter les points de vue des associatifs experts du terrain et ceux, plus théoriques, des anthropologues. Les résultats ont été mis en forme conjointement par les anthropologues et les médiatrices sur un support PowerPoint et leur communication a fait l’objet d’entraînement à la prise de parole en public. Une première restitution a été faite au CNLS qui a contribué à financer la recherche. Puis différentes communications ont eu lieu : au cours d’un atelier sur le covid au CRCF en présence de PVVIH, d’associations, des autorités de santé, des acteurs de santé et des chercheurs ; à l’occasion d’un colloque national, les troisièmes Journées de l’Association sénégalaise des professionnels de santé publique, en octobre 2021 ; et lors des conférences internationales AfraVIH 2022 (Gueye et al., 2022a) et Amades 2022 (Gueye et al., 2022b). La rédaction du présent texte a été assurée par les chercheurs, mettant en forme une série d’échanges et des discussions collectives avec les médiatrices afin de garantir que le contenu corresponde fidèlement aux points de vue de l’ensemble de l’équipe.

Vécu de la crise sanitaire par les PVVIH et impact des interventions associatives

Profil des PVVIH de l’enquête

22Sur les 26 PVVIH de l’enquête, 21 étaient des femmes et cinq des hommes. L’âge moyen et médian était de 62 ans (min. 50/max. 87), le nombre médian d’années de traitement était de dix ans (min. 1/max. 20). Au moment de l’enquête, onze personnes étaient mariées, dix étaient veuves et cinq étaient divorcées. Neuf personnes faisaient partie d’une association de PVVIH. La majorité habitaient au sein d’unités domestiques importantes (en moyenne huit personnes). Elles exerçaient pour la plupart des « petits métiers » : commerçantes (vente d’aliments préparés, de produits cosmétiques), femmes de ménage, lingères, cuisinières, maitre coranique. Huit personnes, âgées de plus de 60 ans n’exerçaient plus d’activité professionnelle, quatre d’entre elles recevaient une modeste pension de retraite, comprise entre 30 000 et 50 000 FCFA par mois (entre 45 et 75 €). La moitié des personnes vivaient avec une maladie chronique en plus du VIH (diabète, hypertension artérielle, hépatite B).

23Les responsables associatifs résidaient à Dakar (quatre personnes) ou en région (quatre personnes). Il s’agissait de six femmes et deux hommes, d’un âge médian de 50 ans [min. 40/max. 62], en majorité médiateurs dans une structure sanitaire et avec une ancienneté médiane de huit ans au sein de l’association.

Le sentiment de vulnérabilité des PVVIH

  • 4 Tous les prénoms cités sont fictifs pour préserver la confidentialité.

24La plupart des PVVIH ont ressenti de la peur au tout début de l’épidémie. Les messages de prévention à leur égard ont exacerbé le sentiment d’être en danger. Les personnes âgées et celles affectées par d’autres maladies chroniques étaient les plus inquiètes. Ainsi, Youssouf4, un maître coranique de 65 ans, diabétique depuis cinq ans, expliquait :

J’avais vraiment très peur parce que j’avais entendu dire à la radio et à la télévision que les personnes âgées et les diabétiques ont plus de risque d’attraper le coronavirus. Surtout que je m’étais dit si en plus du VIH et du diabète, je venais à avoir le corona, je suis sûr d’en mourir.

25Le bulletin quotidien du ministère de la Santé, diffusé tous les matins, faisait l’objet d’une écoute attentive et entretenait cette peur. Il n’était pas rare que plusieurs générations d’une même famille se regroupent autour du poste radio ou de la télévision pour écouter et commenter ces informations. La plupart des personnes âgées de l’étude étaient également utilisatrices des réseaux sociaux directement ou au travers des enfants ou petits-enfants. Le sentiment de peur a généré une adhésion globale aux mesures sanitaires. La majorité des personnes étaient soucieuses de respecter les gestes de prévention. Au sein des foyers, les PVVIH qui en avaient la possibilité veillaient à ce que chacun respecte ces pratiques. Ainsi, Dounia, une commerçante mariée, âgée de 57 ans qui a sous sa responsabilité enfants et petits-enfants n’hésitait pas à faire preuve d’autorité :

Quand les enfants sortent, dès qu’ils reviennent, je les envoie directement à la salle de bain pour se laver. Ensuite, je les oblige à changer leurs habits et à mettre à sécher ceux qu’ils avaient portés. C’est après tout ça qu’ils peuvent se rapprocher de nous.

26La plupart des mesures décrétées lors de l’état d’urgence sanitaire ont donc rencontré une forte adhésion. Les personnes ont réduit leurs déplacements, évité les rassemblements, limité leurs activités sociales. Les personnes souffrant de diabète ou d’hypertension étaient les plus prudentes, renonçant aux transports publics, aux invitations, aux visites familiales. Certaines se sont autoconfinées ; d’autres y ont été incitées par leurs enfants. Le couvre-feu lui-même était perçu comme bénéfique. Des chefs de famille fermaient d’autorité la porte d’entrée à l’heure du couvre-feu, interdisant tout déplacement extérieur. Ils considéraient que cette mesure protégeait la famille contre le covid, renforçait la cohésion familiale et la sécurité publique.

27Parmi les mesures sanitaires, seule la fermeture des mosquées a été controversée par les PVVIH de l’étude. Quelques personnes l’ont approuvée, estimant qu’elle permettait de limiter la transmission du virus, mais elle a été contestée par la majorité, hommes comme femmes, notamment les plus âgés. L’épidémie de covid était perçue comme une punition divine à laquelle seul Dieu pouvait mettre fin. Les prières collectives étaient considérées comme le meilleur voire le seul moyen de combattre le virus. En témoigne Kiné, une commerçante de 64 ans :

Les mosquées, ils devraient les laisser ouvertes car ce sont des maisons de Dieu. Ils peuvent tout fermer à l’exception des mosquées. Ils peuvent exiger toutes les mesures mais ne pas fermer les mosquées puisque c’est là-bas qu’on peut prier le Tout-Puissant pour qu’Il fasse disparaître la maladie.

28L’étude met en évidence le sentiment de vulnérabilité des PVVIH âgées vis-à-vis du covid, exacerbé par les informations diffusées en continu par les médias internationaux, nationaux et les autorités sanitaires. Aux yeux des PVVIH âgées, le risque semble démultiplié. Dès le début de l’épidémie, l’âge avancé, le VIH et les maladies chroniques ont été considérés comme des facteurs de risque de formes graves et de décès (Ejaz et al., 2020). Ces messages ont généré un sentiment d’anxiété partagé par les PVVIH dans de nombreux pays étant donné la diffusion planétaire des informations (Joska et al., 2020). La forte adhésion aux mesures sanitaires, le respect du couvre-feu et des diverses interdictions traduisent leurs craintes. Le fait que les enquêtrices soient des médiatrices, dont le rôle durant l’épidémie était de prôner la prudence et le respect de ces mesures a pu influencer les propos de leurs interlocuteurs. Néanmoins, des études ont montré une attitude similaire de la population sénégalaise âgée, vivant avec ou sans VIH mais que l’âge place parmi les personnes vulnérables, à leurs yeux et aux yeux de leurs familles (Laborde-Balen et al., 2020). Le VIH est perçu comme un risque supplémentaire, même si les PVVIH ne le présentent pas ainsi dans l’entourage. En effet, comme leur séropositivité est souvent cachée, elles mettent en avant leur âge et une autre maladie chronique plus « acceptable » comme le diabète pour justifier les précautions qu’elles prennent et qu’elles imposent autour d’elles. La forte adhésion aux mesures barrières a prévalu pendant la première vague de covid, période à laquelle s’est déroulée l’enquête. Dans la population générale, les craintes de contamination ont ensuite fluctué au cours du temps en fonction des vagues épidémiques et de la lassitude de la population vis-à-vis des restrictions imposées (Gueye, 2020). Il est probable que la perception des risques chez les PVVIH ait également connu des fluctuations au cours du temps.

Les effets socio-économiques et sur l’accès aux soins des PVVIH

29L’état d’urgence sanitaire, en vigueur de mars à juillet 2020, a eu d’importantes conséquences sur le plan économique et social. La majorité des PVVIH de l’étude exerçaient des activités professionnelles irrégulières, le plus souvent dans le secteur informel. La hausse du tarif des transports en commun liée à la réduction du nombre de places – puisque seules les places assises étaient autorisées – a augmenté les frais de fonctionnement pour les petits commerçants qui se rendaient tous les jours dans leur boutique ou au domicile des clients. Les personnes qui occupaient des emplois domestiques de lingère, cuisinière ou femme de ménage ont vu le coût du transport entamer un revenu déjà très faible.

30Certains ont perdu leur travail, soit parce que leurs employeurs subissaient eux-mêmes une baisse de revenus et restreignaient leurs dépenses, soit parce qu’ils rechignaient à accueillir des personnes étrangères au foyer, susceptibles de transmettre le covid. Les personnes qui dépendaient de l’appui financier de membres de la famille – généralement des enfants – résidant à l’étranger ont été affectées par l’interruption de ces envois. Dans le pays également, les familles touchées par la crise ont réduit l’aide apportée habituellement à leurs proches. L’appauvrissement de certaines PVVIH âgées les a conduit à réduire le nombre et/ou la qualité des repas. Il a cependant généré de nouvelles formes de solidarité. Des membres de la famille, moins touchés par la crise que d’autres, ont pris le relai pour soutenir une tante ou un grand-père, des voisins se sont mobilisés pour aider une personne âgée, comme l’explique Ramatoulaye, veuve âgée de 68 ans :

Avant le coronavirus, j’avais l’habitude de faire mon marché toutes les semaines. Mais maintenant je n’y vais plus par manque d’argent. Ma voisine me soutient beaucoup, elle me dit que je suis âgée et quand elle va au marcher, elle me rapporte quelque chose. C’est ma fille qui m’aidait, mais maintenant elle ne travaille plus, du coup j’ai diminué ma nourriture.

31Les mesures sanitaires et les inquiétudes des PVVIH ont contraint les plus âgés et les personnes affectées par des maladies chroniques à un isolement social. Habituées à recevoir et à rendre visite à la famille et aux amis, à voir leur vie quotidienne rythmée par les cérémonies sociales (mariages, baptêmes, funérailles), elles ont souffert de cet isolement.

32La réorganisation du travail dans les structures de prise en charge du VIH a été diversement appréciée. Pour certains, l’impossibilité de voir un médecin ou de réaliser des examens biologiques a été source d’anxiété et a parfois suscité un sentiment d’abandon. C’est le cas de Mamy, traitée depuis six ans dans une structure de santé :

Je suis déjà venue ici à deux reprises, on m’a juste orientée vers la pharmacie pour prendre les médicaments, je n’ai pas été reçue par un médecin. Je ne suis pas rassurée. Je me disais si les médecins ne soignent plus, que vont devenir les malades ? J’avais l’habitude de rencontrer un médecin. Si j’avais des inquiétudes par rapport à ma santé lui en parler, c’était réconfortant. Et puis, je ne connaissais pas mon niveau de charge virale et ils disaient qu’on allait attendre après le covid.

33À l’inverse, d’autres personnes en ont été soulagées. Espacer les visites leur permettait de réduire le nombre de déplacements à l’hôpital, au moment où le coût des transports augmentait et où leurs revenus baissaient. De plus, l’idée de se rendre à l’hôpital, et notamment au centre hospitalier universitaire (CHU) de Fann qui abritait un centre de traitement du covid, suscitait une inquiétude chez un grand nombre de personnes. Elles craignaient d’y être contaminées. En cas de maladies bénignes, elles se rendaient plutôt dans un dispensaire de proximité et évitaient les visites à l’hôpital.

34Les personnes souffrant de maladies chroniques (diabète, hypertension artérielle, asthme) ont eu également des difficultés pour obtenir un rendez-vous avec les médecins spécialistes de ces affections. Certaines se sont trouvées à cours de médicaments, d’autres ont multiplié les déplacements avant d’obtenir une ordonnance. Si certaines structures se sont adaptées en envoyant les ordonnances par voie numérique (WhatsApp), d’autres ont simplement suspendu les consultations et orienté les patients vers des services d’urgence. De plus, des patients dont les ressources ont baissé ont eu des difficultés à se procurer leur traitement habituel contre l’hypertension artérielle ou le diabète, en raison de leur coût élevé.

35La plupart des personnes de l’enquête ont souffert des conséquences de l’épidémie et des mesures sanitaires sur leur vie quotidienne. L’augmentation de prix des aliments et des transports couplée à la baisse des revenus ont entrainé un appauvrissement. Les répercussions sociales et économiques du covid en Afrique de l’Ouest sont bien connues (ONU, 2022). Elles ont affecté une grande partie de la population sénégalaise, et en particulier les plus précaires. Un peu partout en Afrique, le covid a aggravé la pauvreté et les inégalités sociales (Wallace et al., 2020) et exacerbé les problèmes d’insécurité alimentaire, notamment chez les PVVIH (McLinden et al., 2020). L’OMS a alerté sur les risques d’augmentation de la mortalité et de la morbidité liées au sida en Afrique consécutifs à une baisse de la qualité des services et à des ruptures d’approvisionnement en ARV (OMS, 2020 ; Jewell et al., 2020). Pour les PVVIH au Sénégal, notamment les plus âgées et les moins mobiles, cette situation inédite aurait pu entrainer des interruptions de traitement si les associations ne s’étaient pas mobilisées. Elle a cependant affecté le suivi d’autres maladies comme le diabète et l’hypertension. Le vieillissement avec le VIH en Afrique et la prise en charge des maladies non transmissibles liées à l’âge constituent par ailleurs des défis, qui iront croissant dans les années à venir (Negin et al., 2012). Le coût des traitements, l’efficacité limitée des dispositifs d’assurance maladie (Taverne et al., 2021) et la fragmentation des circuits de prise en charge sont des problèmes récurrents exacerbés en cas de crise sanitaire. Au Sénégal, mais également dans d’autres pays d’Afrique, la perturbation des services de santé a engendré une discontinuité des soins pour les maladies chroniques exigeant un traitement régulier, exposant ces personnes à une aggravation de leur état de santé et au décès (Loungou et al., 2022).

Les perceptions des interventions associatives

36Les associations de PVVIH se sont mobilisées en premier lieu pour assurer la distribution des ARV hors des structures de soins. Ces initiatives existaient avant le covid, des ONG et des associations les avaient expérimentées pour « démédicaliser la prise en charge ». Avec l’arrivée du covid, elles ont été systématisées, pour les PVVIH qui le souhaitaient. La plupart des personnes ont apprécié ce service.

37Quelques personnes ont préféré, pour des raisons de confidentialité, continuer à se rendre elles-mêmes à l’hôpital. D’autres étaient intéressées mais refusaient les visites à domicile. Elles n’avaient pas divulgué leur maladie à leur entourage et craignaient que les visites du personnel hospitalier éveillent des soupçons. Les acteurs associatifs se sont adaptés aux différentes situations, comme l’explique Seynabou, médiatrice dans un service VIH :

Aicha avait peur de venir à l’hôpital, elle avait peur d’être contaminée par le covid, elle avait peur aussi qu’on lui dise qu’elle a le covid. D’un autre côté, elle ne voulait pas que nous venions chez elle, car c’est une grande famille et elle cache sa séropositivité. Donc nous nous donnons rendez-vous à quelques mètres de son domicile, on l’appelle, elle vient nous rejoindre, on lui remet ses ARV puis chacun retourne chez soi.

38Les médiateurs estimaient que cette nouvelle organisation augmentait leur charge de travail et contraignait à de multiples déplacements. Pour autant, ils jugeaient nécessaire de mettre en œuvre une nouvelle manière de travailler qui réponde aux craintes et aux demandes des patients. À Dakar, ils ont multiplié les offres de service en proposant des distributions à domicile, chez les médiateurs, au siège des associations ou en un lieu indiqué par les patients, comme dans l’exemple ci-dessus. La communication par téléphone et les visites à domicile se sont fortement développées durant cette période. Pour les personnes habitant hors de Dakar mais préférant y être suivies pour des raisons de confidentialité, les médiateurs ont élaboré diverses stratégies pour éviter les interruptions de traitement lors de l’interdiction de circulation interurbaine : scanner les ordonnances, les envoyer par WhatsApp, transmettre les médicaments via des ambulances encore autorisées à circuler, organiser un dépannage à l’aide de médecins et de médiateurs travaillant dans des structures de proximité…

39Si les PVVIH de l’étude ont loué les efforts des associations qui leur ont permis d’être approvisionnées en ARV, certaines ont regretté que ces interventions n’aient pas concerné les autres traitements, pour l’hypertension ou le diabète, pour lesquels ils se sont retrouvés en difficulté. En témoigne Alima, âgée de 62 ans, hypertendue et diabétique :

La consultation pour le diabète, ça me cause des soucis. C’est ce mois-là que les médicaments doivent finir. Mais je n’arrête pas de penser à la difficulté que j’aurai quand je vais y aller. J’attendrai sûrement de trouver les moyens pour prendre un taxi. J’ai vraiment peur de sortir à cause de ma maladie. Si on pouvait nous amener les médicaments comme pour les ARV, ce serait un grand soulagement.

40La distribution de matériel de protection (masques, gel hydroalcoolique) et de kits alimentaires composés de produits de base (riz, huile, sucre, pâtes), fournis par des ONG ou le CNLS, concernait les PVVIH considérées comme démunies. Cette assistance venait en complément d’autres aides alimentaires octroyées par les mairies ou des chefs de quartier à leur population, sur dotation de l’État, d’entreprises ou de particuliers. Les modalités d’attribution de ces kits variaient d’une localité à l’autre, ciblant toute la population d’un quartier, les personnes âgées uniquement ou les personnes considérées comme les plus pauvres. Sur les 26 personnes de l’étude, la moitié a reçu un kit alimentaire.

41Ces aides ont été perçues de manière variable. Elles ont été appréciées par la plupart de ceux qui les ont reçues, leur permettant d’améliorer leur alimentation et celle de leur famille. D’autres ont déploré la complexité des procédures pour obtenir les aides des autorités du quartier (obligation de s’inscrire à la mairie, délai d’attente ou encore modalités d’attribution), estimant qu’elles répondaient à des critères politiques ou ethniques plutôt que sociaux.

  • 5 La proximité entre les médiatrices-enquêtrices (co-autrices de l’article) et les personnes enquêtée (...)

42L’étude montre que les associations de PVVIH ont su rapidement s’adapter à la situation de crise pour apporter une assistance à leurs membres. Ayant une parfaite connaissance de leurs besoins sur le plan médical, psychologique et économique, ainsi que des modalités d’action possibles compte tenu de la confidentialité requise, elles ont su s’organiser de manière à être efficaces sans risquer de divulguer le statut sérologique. Cette adaptation aux situations individuelles et la souplesse des interventions sont favorisées par le fait que patients et médiateurs se connaissent souvent depuis des années. Les responsables associatifs enquêtés ont une ancienneté dans leurs structures et plus encore dans l’association, et les patients âgés sont traités depuis des années, généralement dans le même centre de prise en charge5. Le constat unanime quant à l’utilité des distributions d’ARV à domicile, alors que plusieurs personnes ont signalé des ruptures pour d’autres médicaments, semble confirmer la pertinence de ces interventions, corroborée par d’autres études (Carillon et al., 2021).

43Les interventions des associations révèlent la structuration du paysage associatif, au travers des réseaux denses et interconnectés dans tout le pays. Les nouveaux outils de communication, comme WhatsApp, largement utilisés au Sénégal depuis plusieurs années, le sont aussi par les mouvements associatifs. Les médiateurs communautaires de l’ensemble des régions du pays ont ainsi formé un groupe WhatsApp qui, bien avant le covid, leur permettait de diffuser des informations et d’organiser des réunions. Au moment de l’épidémie, il a été utilisé pour résoudre des problèmes particuliers et coordonner les interventions (Gueye et al., 2022c). Dans certaines régions, les médiateurs ont aussi mobilisé des ressources matérielles et logistiques adaptées pour approvisionner en ARV les localités les plus enclavées (Bâ et al., 2022). Des initiatives similaires ont été observées dans divers pays d’Afrique de l’Ouest (Traoré, 2022), dont certaines étaient soutenues par des réseaux associatifs internationaux (Viguier et al., 2022 ; Vozian et al., 2022).

44Au Sénégal, les associations de PVVIH se sont mobilisées très précocement. Leur réponse au covid a été immédiate et autonome. Dans un second temps, les autorités sanitaires (CNLS, Division de lutte contre le sida et les IST [DLSI]), des structures de santé comme le CTA du CHU de Fann et des ONG les ont accompagnées en leur fournissant des kits de produits d’hygiène et d’alimentation, des formations ainsi qu’un appui et une structuration pour la distribution des médicaments à domicile. Cette réponse rapide et adaptée a porté ses fruits : les ruptures d’approvisionnement en ARV des patients ont pu être évitées dans de nombreux sites d’intervention (Ndiaye et al., 2022 ; Bâ et al., 2022), alors que les structures de santé, submergées par le covid, avaient considérablement réduit leurs services. Cet accompagnement matériel et social a permis de rassurer les personnes inquiètes devant l’augmentation du coût du transport pour se rendre à l’hôpital, le risque d’y contracter le covid, celui de ne pas être reçu en consultation et surtout d’être en rupture de traitement.

45L’adaptation des associations de PVVIH durant la pandémie est d’autant plus remarquable que la réponse nationale au covid a peu pris en compte les acteurs communautaires. Alors que des expériences antérieures ont montré l’importance de l’accompagnement psychosocial dans la lutte contre les épidémies (Desclaux & Sow, 2015), ces acteurs n’ont pas été consultés pour l’élaboration de messages de prévention, ni associés aux opérations sanitaires (Carillon et al., 2021). Ainsi, les interventions des associations de PVVIH ont été conduites de manière marginale, davantage soutenues par les structures de prise en charge du VIH et les autorités en charge des programmes sida que par le dispositif national de riposte à l’épidémie de covid.

46Néanmoins, on constate quelques limites à leurs interventions. Les associations de PVVIH ont su parfaitement réagir pour assurer un approvisionnement en ARV et éviter les « perdus de vue », mais elles se sont montrées impuissantes à gérer les autres maladies chroniques, alors que la moitié des personnes de l’étude étaient atteintes d’un diabète, d’une hypertension artérielle et/ou d’une hépatite B, nécessitant comme pour le VIH un suivi médical régulier et un traitement quotidien. Les coûts de ces médicaments, le peu d’efficacité des dispositifs d’assurance maladie et l’absence d’intégration entre les services médicaux expliquent leurs capacités d’intervention limitées.

Conclusion

47L’étude a montré que la majorité des PVVIH ont vécu la crise sanitaire dans un sentiment de peur et d’insécurité, qui les a conduites à une adhésion aux gestes barrières mais également à des attitudes d’autoconfinemment. Les conséquences socioéconomiques qui ont touché toute la population ont été d’autant plus durement ressenties par les personnes aux situations déjà précaires, aggravées par l’isolement et la perte de revenus.

48Les interventions des associations ont prouvé leur efficacité en matière de réduction du risque de rupture de traitement du VIH, grâce aux distributions à domicile. Le bilan reste cependant mitigé puisque ces soutiens n’ont pas concerné les médicaments des autres affections chroniques. Ce constat invite à élargir les dispositifs d’accompagnement à domicile et à élaborer des stratégies adaptées en collaboration avec d’autres acteurs gouvernementaux et sociaux. Ces aspects pourraient être intégrés dans les programmes de préparation aux épidémies actuellement en cours d’élaboration dans différents pays (Desclaux et al., 2022).

49Cette recherche communautaire, co-construite par des médiatrices associatives et des anthropologues, a présenté de nombreux défis méthodologiques, heuristiques, éthiques et structurels. L’un d’eux était méthodologique : l’appréciation d’une intervention par des personnes y ayant participé présente évidemment un biais, du fait du possible manque d’objectivité concernant l’objet de l’évaluation d’une part, et du risque d’autocensure des interlocuteurs d’autre part. Ce biais a pu être atténué par des discussions préalables et par le fait qu’une partie de l’équipe – les anthropologues – n’était pas impliquée et avait donc une certaine distance vis-à-vis de l’objet étudié. Ceci dit, la proximité des enquêtrices avec le terrain leur conférait une connaissance intime des problèmes de cette population (personnes âgées vivant avec le VIH) qui a permis d’enrichir les guides d’entretien par des questions pertinentes et les analyses par des interprétations judicieuses. De plus, cette démarche prenait en compte et légitimait les expériences des médiatrices comme sources d’informations indispensables à la compréhension de l’objet étudié.

50Un autre défi tenait aux différences de profils et de compétences des membres de l’équipe. La répartition des tâches au sein de l’équipe en a tenu compte. En définitive, les compétences diverses de chacun se sont révélées complémentaires et enrichissantes pour tous. Les chercheurs ont bénéficié de l’expérience et de la parfaite connaissance du terrain de ces actrices communautaires ; les médiatrices ont eu une formation continue et un accompagnement à la démarche scientifique. En mobilisant à la fois les savoirs profanes et l’expérience scientifique (Di Ciaccio et al., 2020), cette recherche s’est enrichie des compétences mutuelles depuis l’élaboration des guides d’entretien jusqu’à la communication des résultats. Ces contributions respectives et complémentaires se sont entrecroisées tout au long de la recherche (Demange et al., 2012).

51Les adaptations du processus de l’étude à la configuration de l’équipe sont l’une des caractéristiques de la recherche communautaire, ce qui explique sa diversité. Toutes les recherches n’impliquent pas le même mode de fonctionnement, elles recouvrent un large éventail en la matière. Plus qu’une méthodologie stricte, la recherche communautaire se définit par une approche collaborative dans laquelle les contributions de chacun sont équilibrées en fonction des compétences et où prédominent une attitude de respect, une volonté de renforcement de capacités et d’impact social tout en préservant une démarche scientifique rigoureuse (Bekelynck, 2011).

52Enfin, la participation des médiatrices associatives à cette recherche mérite d’être appréhendée dans une perspective intersectionnelle. Femmes, peu scolarisées, de niveau économique précaire, professionnalisées dans des fonctions peu reconnues, elles cumulent des statuts désavantagés qui interagissent négativement sur leur condition de vie (Carde, 2021). Valoriser leur savoir expérientiel et être accompagnées tout au long de la recherche leur a permis d’acquérir des compétences complémentaires venant renforcer le processus d’empowerment dans lequel leurs activités associatives les ont engagées depuis plusieurs années. Leur capacité à faire valoir et à rendre compte de leur expertise, dans des arènes nationales et internationales, contribue à renforcer leur reconnaissance par les acteurs politiques qui orientent les décisions de santé publique. En reprenant les différents types de savoirs expérientiels définis par Olivia Gross et Rémi Gagnayre, on pourrait dire qu’elles ont développé, outre leur savoir expérientiel implicite basé sur leur vécu personnel, un savoir expérientiel explicite grâce au partage de leurs expériences. À partir de ces expériences collectives, croisées avec un regard critique, elles ont pu forger un point de vue collectif (savoir situé) sur les actions à mettre en œuvre pour passer de « ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, à ce qui devrait fonctionner » (Gross & Gagnayre, 2017 : 76).

53Pour conclure, l’étude nous montre l’adaptation des associations de PVVIH sénégalaises durant l’épidémie de covid et leur capacité à adapter leurs interventions aux besoins des PVVIH. Mais elle révèle aussi les capacités du milieu associatif à s’appuyer sur son expérience pour construire des plaidoyers. En effet, au-delà des objectifs scientifiques et d’utilité sociale de cette recherche, la dimension politique au travers de la reconnaissance du rôle des acteurs communautaires est un enjeu important. Au Sénégal, les compétences et le rôle indispensable des acteurs communautaires, à l’intersection des structures de santé et de la population, sont largement reconnus par les professionnels de santé et les autorités de santé. Néanmoins, leur statut reste précaire, et leur revenu souvent très bas, irrégulier, voire inexistant (Hane, 2007 ; Diallo & Sainsaulieu, 2022). Dans le domaine du VIH, les acteurs communautaires sont les porte-parole d’une population toujours stigmatisée et invisibilisée. Vingt-cinq ans d’expérience et de compagnonnage – ou de partenariat pour reprendre l’expression de Marie-Pascale Pomey et ses collègues (Pomey et al., 2015) – dans le processus de recherche ont permis l’émergence de compétences et de capacités de plaidoyer et de négociations – porté par des femmes en situation de précarité – pour faire valoir les intérêts et les besoins des populations vivant avec le VIH.

Remerciements

Les auteurs remercient le Conseil national de lutte contre le sida (CNLS) qui a participé au financement de cette étude et toutes les personnes vivant avec le VIH et les responsables associatifs qui ont accepté de participer à cette étude.

Financements

– Agence Française de Développement (AFD), "Projet d’appui à la recherche-action sur la pandémie et à la définition de la riposte africaine à l’épidémie de Covid-19 – ARIACOV"

– Conseil national de lutte contre le sida (CNLS) du Sénégal.

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Notes

1 “Community-based research in public health is a collaborative approach to research that equitably involves, for example, community members, organizational representatives, and researchers in all aspects of the research process.”

2 Il s’agissait uniquement de femmes ici, alors que plus globalement les médiateurs associatifs peuvent être des hommes et des femmes. Les médiatrices qui ont mené les enquêtes étaient uniquement des femmes.

3 Voir : www.ird.fr/ariacov

4 Tous les prénoms cités sont fictifs pour préserver la confidentialité.

5 La proximité entre les médiatrices-enquêtrices (co-autrices de l’article) et les personnes enquêtées a pu influencer leurs propos puisque ces médiatrices avaient participé aux distributions d’ARV et de kits alimentaires. Le fait que les plaintes relatives aux distributions alimentaires ne visent que les autorités et non les associations peut signifier une autocensure des interlocuteurs.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gabrièle Laborde-Balen, Madjiguène Gueye, Catherine Fall, Ndeye Ngoné Have, Adama Gueye, Khoudia Sow et Bernard Taverne, « L’engagement des associations de personnes vivant avec le VIH dans la réponse au covid au Sénégal : point de vue d’une recherche communautaire »Anthropologie & Santé [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 27 septembre 2023, consulté le 06 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/anthropologiesante/12939 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.12939

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Auteurs

Gabrièle Laborde-Balen

TransVIHMI (Université de Montpellier, INSERM, IRD) IRD 911 Av. Agropolis, 34394 Montpellier, France », Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF), CHU Fann 45690 Dakar Fann, Dakar, Sénégal, gabriele.laborde-balen@ird.fr

Articles du même auteur

Madjiguène Gueye

Association Aboya, Réseau national des associations de PVVIH au Sénégal (RNP+), Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF) CRCF, CHU Fann 45690 Dakar Fann, Sénégal, majdieng100@gmail.com

Catherine Fall

Association Aboya, Réseau national des associations de PVVIH du Sénégal (RNP+), Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF) CRCF, CHU Fann 45690 Dakar Fann, Sénégal, katyfall11@gmail.com

Ndeye Ngoné Have

Association And Deggo, Réseau national des associations de PVVIH au Sénégal (RNP+), Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF) CHU Fann 45690 Dakar, Sénégal, ndeyegone@yahoo.fr

Adama Gueye

Association Aboya, Réseau national des associations de PVVIH au Sénégal (RNP+), Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF) CHU Fann 45690 Dakar Fann, Sénégal

Khoudia Sow

TransVIHMI (Université de Montpellier, INSERM, IRD) IRD 911 Av. Agropolis, 34394 Montpellier, France », Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF), CHU Fann 45690 Dakar Fann, Dakar, Sénégal, khoudiasow2@gmail.com

Articles du même auteur

Bernard Taverne

TransVIHMI (Université de Montpellier, INSERM, IRD) IRD 911 Av. Agropolis, 34394 Montpellier, France », Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF), CHU Fann 45690 Dakar Fann, Dakar, Sénégal, bernard.taverne@ird.fr

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