Avec les apports du bureau éditorial d’A&S et de quelques autres collègues…
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1Septembre 2018, deux ans que je suis rentrée du Bénin et que je me frotte aux préoccupations environnementales de plus en plus prégnantes dans les médias. Des conversations quotidiennes avec ma collègue marseillaise Virginie, très sensibilisée, m’activent aussi chaque jour un peu plus… « Les SUV1 sont une aberration écologique », « l’avion est plus polluant que n’importe quel autre moyen de transport », « les téléphones portables, s’ils étaient fabriqués aux Nords, seraient totalement hors de portée financière2 »… Le 5 novembre, les immeubles de la rue d’Aubagne s’effondrent sur huit personnes3. Bien sûr, l’inaction de l’équipe municipale d’alors et les pratiques immobilières douteuses à Marseille en sont les uniques responsables… Mais cette pluie si forte, si drue, depuis quelques jours ? Je me suis retrouvée non loin du quartier du Panier, descendant vers le port, dans un torrent d’eau, littéralement trempée jusqu’aux os. Les volets et la porte en bois de chez moi ne ferment plus tant ils sont gonflés d’eau. J’ai l’impression de n’avoir jamais vécu cela les années précédentes. Le 9 novembre, lors d’un séminaire du département Santé et Sociétés de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), mon institut, j’assiste à la très bonne conférence de Xavier Anglaret4 « Le changement climatique impose-t-il une transition dans nos pratiques de recherche ? », qui conclue en affirmant : « Le changement climatique impose une révolution dans nos pratiques de recherche » ! Il achève de me convaincre. Durant les mois qui suivent, je modifie la façon dont je fais les courses alimentaires et vestimentaires pour moi et les miens… et je décide de ne plus prendre l’avion que dans le cadre de mon travail, une fois par an maximum, pour des séjours relativement longs de recherche de terrain, inaccessibles autrement. L’année précédente, dans le cadre du « gros » programme de recherche que je dirigeais, j’avais pris l’avion cinq à six fois pour me rendre en Afrique ou en Asie, dont une fois pour seulement quatre jours.
2Janvier 2019, je commence à en parler avec Audrey, une collègue de mon laboratoire parisien5 et nous découvrons que nous sommes toutes les deux émotionnellement très marquées par ces questions. On a envie de se mobiliser sur le plan professionnel pour sensibiliser nos collègues – dont certains, qui prennent régulièrement l’avion pour se rendre dans des conférences internationales pour quelques jours dans tous les coins du monde, en ont vraiment besoin – et tenter de changer collectivement nos pratiques de recherche pour baisser notre impact carbone. Février 2019, nous tenons notre première réunion à huit collègues. Le collectif Labo 1.56 vient de se constituer et nous le rejoignons. Novembre 2019, nous disposons d’1h30 durant l’assemblée générale (AG) de notre unité de recherche pour présenter la problématique de l’empreinte carbone de la recherche et proposer la constitution d’un « groupe climat » au sein de notre labo. Nous convions un collègue de l’unité de recherche Locean, plus avancée que nous à ce sujet, qui nous fait part de leurs démarches collectives7. Mars 2020, l’unité intègre dans son règlement intérieur des principes pour limiter l’empreinte carbone de ses activités. À la suite de l’AG de novembre 2020, l’unité s’engage dans une expérimentation nationale proposée par le Labo 1.5 sur les différentes modalités de réduction des gaz à effet de serre au sein des laboratoires de recherche8.
3Ces réflexions et actions, venues « d’en bas », de nous-mêmes, chercheureuses, ingénieureuses, technicien ne s et personnel administratif, ont permis de construire une réelle sensibilisation à ces sujets au sein de l’unité de recherche et de mobiliser nos collègues.
4Entre temps, notre prise de conscience n’est bien sûr pas isolée. Le collectif Labo 1.5 est très mobilisé et force de proposition, les institutions et tutelles de l’enseignement supérieur et de la recherche sont prises à partie « par le bas », nous venons de le voir, mais aussi « par le haut » : les ministères, les gouvernements, l’Europe… et bien que dans les faits, au niveau politique, les actions qui changent réellement les choses sont très timides, la machine bureaucratique (Hibou, 2013) s’en mêle, à coups de directives, de réunions, d’injonctions.
- 9 Je n’ai donc plus participé au « groupe climat » de mon unité précédente et ne rapporte pas ici les (...)
5Entre temps, j’ai changé de labo et suis maintenant rattachée exclusivement à une unité de sciences sociales et de sciences écologiques à Marseille9. Les membres de cette unité sont très sensibilisés aux enjeux climatiques et de biodiversité et ont spontanément des pratiques de recherche individuelles et collectives très en phase avec l’objectif de réduction de l’empreinte carbone de la recherche. Il ne me semble alors pas nécessaire de réfléchir à la constitution d’un « groupe climat ». Les élans collectifs sont ailleurs : outils de l’intelligence collective, bien-être individuel et collectif pour une pratique de la recherche en lien avec notre mission de service public, expérimentation et mise en place d’une gouvernance partagée.
- 10 Instruction précisée dans le formulaire « Production et animation scientifiques », évaluation inter (...)
6Toutefois, les injonctions à la réduction de l’impact carbone de la recherche venant d’« en haut » ne se font pas attendre. On apprend que l’Agence nationale française de la recherche (ANR) introduit des critères à ce sujet pour sélectionner les projets à financer. L’IRD décide, à compter de 2023, que « les conférences à haute empreinte carbone « haut carbone » ne seront pas prises en compte dans le cadre de l’évaluation » bisannuelle de ses agents10.
7Vues de mon nouveau labo, ces injonctions semblent totalement contre-productives. Les chercheureuses, ingénieureuses, technicien ne s et le personnel administratif, qui ont une éthique environnementale de la recherche déjà très bonne, ont tendance à se crisper face à ces directives surplombantes qui pourraient même ainsi avoir tendance à générer des actions inverses : des effets pervers ? Il n’est plus question d’être responsable et de s’auto-imposer des contraintes auxquelles on adhère complètement… On se retrouve dans la position d’un écolier sermonné à qui l’on tape sur les doigts… Changement total de posture et de dynamiques… Allons-nous bientôt nous voir proposer de nous racheter une bonne conscience en payant des hectares d’arbres pour compenser nos voyages ?
- 11 Dans d’autres contextes de recherche où cette « érosion des émotions », voire un agacement face aux (...)
8Tout comme Alizé Cavé, dans un article de ce numéro, mobilise l’« érosion des sentiments » (Fassin, 2008) au sujet de l’empathie des bénévoles vis-à-vis de bénéficiaires de l’aide alimentaire, suis-je face à une « érosion des émotions » face à ces questions d’empreinte carbone de nos vies personnelle et professionnelle ? Il est sans doute plus facile de mettre à distance et de faire l’autruche… et ces émotions-là s’émoussent lorsque l’on est dans le tourbillon de la vie, ses accidents de parcours, ses inéluctables épreuves, ses nécessaires stimulations et projections… lorsque ces questions sont rabattues sans cesse à nos yeux et oreilles de citoyens, de lecteurs, d’auditeurs… et qu’elles font aussi – on s’en rend bien compte – les choux gras de certaines organisations11.
9Alors, comment faire ? Comment se (re)mobiliser pour d’indispensables actions alors que nous savons bien que la situation est très grave12 ? N’est-ce pas précisément parce que cette sensibilité peut s’éroder qu’elle doit s’institutionnaliser ? S’institutionnaliser, oui, mais par d’autres moyens que ceux des injonctions surplombantes. S’il semble logique de chercher à rétablir le balancier entre la survalorisation d’une intervention de sept minutes à laquelle est consenti l’ajout de deux minutes de discussion à l’autre bout du monde et la sous-valorisation d’une rencontre locale associative de plusieurs heures, il n’en demeure pas moins que c’est l’écologie de la recherche dans son ensemble qui est à repenser : son sens, ses objectifs et jusqu’aux moyens les plus pratiques et concrets de la conduire et de diffuser ses apports.
- 13 Plusieurs méthodes existent pour penser collectivement de manière intelligente et pas trop chronoph (...)
- 14 À ce sujet, voir, entre autres, les travaux en histoire et philosophie de Serge Audier (2019).
10Repenser donc cette écologie de la recherche par de grands principes, mais peut-être surtout par l’institutionnalisation d’une réflexion au sein des différents laboratoires pour que nous nous fixions nos propres règles sur la recherche écologiquement pertinente que nous voulons13… loin des tentatives actuelles d’écologie productiviste pour combiner écologie et croissance14 qui seront forcément et irrémédiablement vaines.