Introduction

1La neurochirurgie, spécialité considérée complexe et risquée, qui traite d’un organe précieux et méconnu, jouit d’une image noble dans l’univers chirurgical. « Le cerveau, ça reste l’organe le moins bien connu du corps humain », entend-on souvent. Son histoire demeure associée à celle de la psychochirurgie qui participa au traitement chirurgical des pathologies mentales, dans un contexte de stigmatisation majeure, de surpopulation asilaire et d’absence d’alternatives médicamenteuses, comme ce fut le cas avec les lobotomies (Lévêque, 2014). Sa réputation tient désormais à des interventions longues et spectaculaires, à l’instar de la chirurgie éveillée du cerveau, qui suppose un réveil du patient, préalablement endormi sous anesthésie générale, après l’incision, et sa participation active avant qu’il ne soit rendormi.

3En plein essor depuis les années 2000, l’intervention est liée à une révolution épistémique dans l’étude du fonctionnement cérébral. Alors qu’une approche localisationniste, qui voulait que le cerveau soit décomposé en zones réalisant des fonctions spécifiques, a longtemps prévalu, une approche connexionniste est désormais privilégiée. Elle soutient une vision plus dynamique, considérant les régions corticales comme interconnectées, et insiste sur la plasticité cérébrale (Duffau, 2016). Il est devenu possible de réséquer des tumeurs intracérébrales, autrefois considérées inopérables, en suivant des limites fonctionnelles et non plus anatomiques. En favorisant un repérage en direct des zones essentielles aux diverses fonctions du cerveau, cette intervention permet de réséquer avec des marges plus larges, ce qui limite les risques de récidive, améliore l’effet des traitements complémentaires ainsi que la survie et la qualité de vie des patients (Duffau, 2012). Pratiquée par une dizaine de centres en France, elle présente un bilan médico-économique favorable, avec des durées d’hospitalisation (cinq jours en moyenne) moins longues que sur des craniectomies endormies, de meilleurs résultats postopératoires et un taux de complications similaire (3 % des cas) (Eseonu et al., 2017).

5Lors de cette intervention, le patient est éveillé, comme lorsqu’il est sous anesthésie locorégionale, mais surtout un travail actif est exigé de sa part. Ce travail est nommé comme tel : « Vous avez parfaitement travaillé », affirment les chirurgiens que nous avons observés, à la fin de la phase éveillée. Depuis Anselm Strauss, la sociologie envisage ce « travail du patient » comme un pan inexploré de la division du travail médical (Strauss et al., 1982). En appréhendant la maladie autrement que par la déviance ou la déficience, cette notion montre combien la production des patients conditionne le travail des professionnels : avant une intervention, développer l’art de poser les bonnes questions en consultation, accepter de déléguer sa responsabilité à un tiers ou endosser le rôle du « bon malade » constituent autant d’efforts répétés assimilables à un travail (Mougeot et al., 2018). Dans un contexte de chronicisation des pathologies et de modèle plus autonomiste de la relation médecin-malade, cette notion est aussi mobilisée pour soutenir la professionnalisation des malades, qui implique de transformer leur expérience en expertise (Tourette-Turgis & Thievenaz, 2013). Enfin, elle révèle combien la « mise au travail » des patients et de leurs aidants participe parfois de motivations gestionnaires, à l’heure d’un virage ambulatoire impliquant la délégation de compétences soignantes aux profanes (Marchand-Tonel, 2021).

6Le travail du patient étudié ici est singulier, puisqu’il est motivé moins par le souhait d’une autonomisation de l’usager que par une nécessité médicale : observer les conséquences sur la fonction neurologique du geste et en limiter les impacts négatifs. Il se déroule en outre dans le contexte aseptisé du bloc opératoire, où le patient est habituellement « sous contrôle » (Sainsaulieu, 2009) : le travail y est réalisé pour lui, mais sans lui, puisque l’important degré de contrôle organisationnel et l’anesthésie générale annihilent ses possibilités d’action. Aussi, cette intervention met à l’épreuve l’ordre symbolique du bloc opératoire et les dispositions des professionnels. En effet, la disponibilité du corps n’est plus acquise, mais doit être reconquise : les professionnels doivent faire face aux réactions impromptues du patient au travail, dont le corps bouge, qui ne suit pas forcément les consignes ou peut demander à mettre un terme à l’intervention. Ensuite, l’objectivation de la personne opérée, soit la réduction de celle-ci à un corps ou à un champ opératoire, est plus difficilement entreprenable, puisque la dissociation du patient comme corps et du patient comme personne, habituellement présentée comme une nécessité fonctionnelle en chirurgie (Caillol, 2010), apparaît impossible. L’anonymat de la personne permis par les champs opératoires stériles et la perte d’autonomie induite par l’anesthésie générale, deux conséquences du processus d’objectivation (Hirschauer, 1991), ne sont plus de mise : le patient peut s’exprimer et faire part de son ressenti (fatigue, douleurs, etc.) et son visage est à découvert. Surtout, contrairement aux procédures sous anesthésie locorégionale, au cours desquelles les patients font l’expérience d’une forme d’engourdissement et affirment déléguer temporairement leur agentivité aux professionnels (Ewart & Blackman, 2022), leur coopération active est ici nécessaire. Cela implique une tension permanente, pour les professionnels, entre une volonté persistante d’objectivation (pour se protéger et pouvoir inciser) et une inévitable et nécessaire subjectivation (pour favoriser la coopération avec le patient et pouvoir opérer).

7La chirurgie éveillée se singularise ainsi par la mise au travail, pour des raisons chirurgicales, d’un patient éveillé et anxieux, qui instaure un désordre inhabituel au bloc opératoire par ses comportements et que les professionnels ne peuvent plus aisément objectiver. Dans ce contexte, comment les professionnels s’emploient-ils à mettre au travail son corps ? Et comment réagissent-ils face à cette mise à l’épreuve de l’ordre symbolique du bloc opératoire et des dispositions collectives, comme l’objectivation, concourant à leur engagement dans l’activité ?

Méthodes

Cadre théorique

Le travail de contrainte, entre nécessité pratique et motif thérapeutique

10Le travail de contrainte constitue « un ensemble de pratiques, mises en œuvre par l’équipe hospitalière et encadrées par des négociations formelles et informelles entre les professionnels, qui visent à maîtriser les corps des patients dans la perspective de leur administrer des soins » (Lechevalier Hurard, 2013 : 282). La notion a été développée pour appréhender la gestion des comportements inadéquats des patients âgés à l’hôpital : plutôt que de se focaliser sur les problématiques morales relatives à la maltraitance, elle examine un faisceau de pratiques au caractère « récurrent et organisé », inscrites dans la division morale du travail, qui visent à conformer les corps aux exigences de l’institution. Cette notion résonne en chirurgie éveillée, où se déploie un même répertoire de pratiques, matérielles et discursives, qui contrôlent les débordements du corps et déterminent les termes de l’interaction. Le « travail de contrainte » étudié ici présente des spécificités. Tout d’abord, il ne constitue pas le lot quotidien de l’activité, mais est mobilisé au cours d’une intervention précise ; il y est moins l’apanage des professions dominées, comme en gériatrie, que de l’ensemble des professionnels, y compris des chirurgiens, dont il conditionne le travail. Ensuite, il ne repose pas sur des contraintes prescrites, mais sur une série de « petits arrangements dont la nécessité et la légitimité sont négociées pour chaque cas », soit des contraintes interstitielles (Lechevalier Hurard, 2013 : 285). Enfin, il se déroule au bloc opératoire, sans le regard d’autrui et dans des temporalités limitées, qui réduisent la visibilité de ces pratiques et les processus de négociation entre soignants.

11Cette notion nous invite à envisager les pratiques et discours de contrainte à l’aune d’un continuum ayant la même finalité, celle de favoriser la disponibilité des corps et de les mettre au travail. Ensuite, elle porte notre attention sur la légitimation de ce travail : au-delà de sa nécessité pratique, il est tantôt justifié pour un « motif d’ordre » – le bon fonctionnement du service –, tantôt pour un « motif thérapeutique » (Moreau, 2010). Comme nous le montrerons, un discours psychocognitif participe ici à rendre acceptables ces formes de contrainte pour le collectif de travail, mais n’épuise pas les dilemmes et l’incertitude rencontrés dans l’action. La réalisation du travail de contrainte n’est en effet pas toujours consensuelle et peut aller à l’encontre des normes professionnelles ou des valeurs personnelles des soignants. Lucie Lechevalier Hurard pointe alors le rôle des processus de négociation, qui distinguent les conduites inadéquates des contraintes acceptables. Ici, moins que ces processus de négociation, nous nous attacherons à la médiation du collectif de travail comme ressource face à l’adversité.

Face aux troubles dans l’action, une épreuve de professionnalité

12La chirurgie éveillée apparaît comme une « épreuve de professionnalité », soit une situation où la « validité des ajustements qui se produisent dans le cours de l’action ne bénéficie d’aucune garantie et [où] il s’agit [pour le professionnel] dans le même temps de supporter les conséquences de ses choix » (Ravon & Vidal-Naquet, 2014 : 266). Ce faisant, moins que le contexte organisationnel, ce sont le contenu et la singularité de l’action qui nous intéressent, plus spécifiquement l’incertitude, les troubles que suscitent l’action et les questionnements sur sa finalité. La chirurgie éveillée se distingue alors des risques du métier, auxquels les professionnels sont aguerris, tant elle produit des injonctions contradictoires nouvelles et majorées, suscitant embarras et perplexité. En outre, cette notion suggère de ne pas s’en tenir aux plaintes que peuvent exprimer les professionnels au cours de l’activité ou au malaise qu’ils peuvent ressentir, mais d’examiner les ressources sur lesquelles ils s’appuient et les « pratiques de régulations continues » qui « tentent, par la réflexibilité et la délibération, de construire, dans le cours même de l’action, le cadrage de l’activité » (Ravon & Vidal-Naquet, 2016). Cette dynamique réflexive n’est pas instituée mais se construit ici au fil même de l’action, par l’intermédiaire du binôme de travail et de la redéfinition du mandat autour de la figure partagée d’un patient « acteur ».

Un travail de contrainte pour mettre les corps au travail

La contrainte forte : discipliner les corps

13Les interventions éveillées nécessitent que les corps soient accessibles au geste chirurgical et aptes au travail : cela implique, dans l’installation du patient et sa médication, des arbitrages entre confort du patient et confort des professionnels et un travail de contrainte par le biais de dispositifs matériels.

14À l’installation, le confort du patient, et non plus celui des professionnels, devient une priorité. L’anesthésie générale donne habituellement une marge de manœuvre aux professionnels pour organiser le champ opératoire (spatialement, logistiquement, techniquement) de la façon la plus ergonomique. En chirurgie éveillée, priorité est donnée à l’installation confortable du patient, afin que son inconfort ne perturbe pas ultérieurement la cartographie cérébrale. Le patient doit être au chaud, disposer de points d’appui et être installé dans une position qui ne sera pas douloureuse au réveil, où il ne pourra pas se repositionner. Il est allongé sur le flanc, avec un bras écarté pour les exercices, soit une position de « décubitus latéral avec bras en abduction inférieur à 90 », selon la terminologie du bloc. De la même manière, un équilibre optimal doit être trouvé, en anesthésie, entre l’état d’éveil et le confort du patient : l’intervention doit être sans danger ni douleur pour celui-ci, tout en étant efficace (réveil rapide, patient conscient et libre de tout dispositif de gestion des voies aériennes, etc.). Comme le réveil intervient 20 à 30 minutes après l’incision, un dosage minimal de morphiniques est réalisé et des médicaments à élimination rapide, qui ne sont plus censés être présents dans le sang lors du réveil, sont administrés. Leurs effets secondaires (somnolence, vomissements), susceptibles de compromettre les exigences de la procédure éveillée, doivent en outre être atténués.

15Cet équilibre s’avère toujours précaire. Le patient éveillé est souvent agité – son cerveau bouge, il peut être pris de convulsions liées à l’électrostimulation ou de frissons – et sa tension artérielle est plus élevée. Cela concourt à rendre sa « condition opératoire », soit la disponibilité de son corps pour le travail chirurgical, moins bonne. Le risque est alors qu’un geste sur le cerveau soit plus agressif qu’escompté du fait d’un mouvement impromptu du patient. Aussi, les professionnels s’adonnent à un premier travail de contrainte, physique, qui vise à favoriser la disponibilité et la docilité du corps. Des dispositifs matériels, comme une têtière à pointes, qui immobilise sa tête et son cou, sont déployés à l’installation pour contenir le corps et l’attacher à la table d’intervention. Ils visent à éviter que, par des mouvements du bassin ou des épaules, le patient ne se fasse mal ou entrave l’intervention. Ensuite, tandis que l’équipe d’anesthésie veille à un juste équilibre en matière d’hydratation (« On le remplit juste ce qu’il faut, sans excès, pour éviter que le patient ne pense à faire pipi lors du réveil », John, Iade), une sonde urinaire est apposée chez les femmes et un étui pénien chez les hommes. Ces dispositifs, ajustés avec le temps (la sonde ravivait chez les hommes leur envie d’uriner, ce qui a conduit à son remplacement par un étui pénien), favorisent eux aussi l’opérabilité du corps, tout en veillant à éviter toute focalisation inopportune du patient pendant la phase éveillée.

16Ces dispositifs de contrainte ne sont pas sans rappeler les disciplines foucaldiennes, entendues comme « méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport à la docilité-utilité » (Foucault, 1975 : 138). S’ils sont justifiés par la sécurité des acteurs, ils permettent tout autant la disponibilité du corps et sa mise au travail rapide et efficiente.

La contrainte douce : exercices et recadrage verbal

17La seule contrainte physique n’est toutefois pas suffisante : il faut aussi obtenir la docilité du patient à travers un travail de contrainte douce. Les patients sont souvent fatigués, ont des focalisations attentionnelles parasites et ne respectent pas toujours le modus operandi. C’est le cas au début de la phase éveillée, où l’orthophoniste leur demande de compter régulièrement, de façon distincte et forte, de 1 à 10, en continu. Les patients ne parlent pas toujours assez fort, ne comptent pas à la fréquence demandée ou se rendorment :

Le patient met un certain temps à se réveiller et à ouvrir les yeux. L’orthophoniste l’invite à compter régulièrement jusqu’à 10, en continu. Le patient s’exécute, mais ne respecte pas toujours les consignes. « Alors, c’est très bien, mais vous allez trop vite », dit l’orthophoniste, qui lui remontre la façon de procéder : « 1-2-3… » Elle indique ensuite : « Allez, non, non, régulier, toujours le même ton à chaque fois, ne baissez pas votre voix ». Puis : « Allez Monsieur, réveillez-vous, comptez bien régulièrement, on a besoin de vous là ». Il compte une trentaine de fois, ponctuées de remarques : « bien fort », « et encore », « ouvrez vos yeux ». (Journal de terrain, mai 2022)

18Face au manque de docilité possible des patients, les soignants s’emploient à un travail de contrainte plus doux, qui se retrouve dans le format des exercices demandés. Ils sont de nature variée : comptage à haute voix de 1 à 10, dénomination d’images sur la base d’un diaporama (en indiquant à chaque fois : « Ceci est un aquarium »), lecture, exercices moteurs (mouvements du bras et du poignet, tirer la langue…), etc. À l’instar des exercices de rééducation (Darmon, 2021), ils reprennent les grands invariants de la forme scolaire (Vincent, 1994), soit un cadre institutionnalisé de transmission des savoirs reposant sur des règles strictes, une gestion rationnelle du temps, la répétition d’exercices. Ces consignes précises et répétitives, et la rapidité attendue dans leur exécution, visent à favoriser l’efficience des soins et obtenir une standardisation des résultats, garantie de rigueur clinique et scientifique. Ils rappellent aux patients les attendus stricts de l’institution et leur laissent peu de marge de manœuvre pour y déroger.

19Pour les remobiliser, les chirurgiens et l’orthophoniste ont en outre recours à un recadrage verbal, qui connote l’autorité médicale ou paramédicale et vise à favoriser la poursuite des soins. Les intervenants parlent d’un « ascendant nécessaire », d’une posture de « management psychologique » ou d’une « intimidation nécessaire ».

Quand on est patient et qu’on se livre à ce genre d’exercice, je crois qu’il faut accepter de se remettre entre les mains des gens, et il y a forcément une intimidation nécessaire, une hiérarchie, […] c’est nécessaire pour que le job soit fait. (Xavier, praticien hospitalier [PH], 50 ans)

Le patient qui est un peu : « Je suis fatigué, j’ai envie d’arrêter », il faut l’engueuler : « Attendez, on n’est pas là pour dormir, on est là pour vous soigner, plus on enlève de tumeur, plus vous allez vivre longtemps, enfin, vous vous rendez compte de l’enjeu ! Vous n’êtes pas là pour dormir là ! » Il y a peut-être besoin plutôt de gronder, entre guillemets, le patient. (Guillaume, chef de clinique-assistant [CCA], 33 ans)

20Ces injonctions se traduisent par une voix forte et affirmative et des formules aux modalités impératives. Elles ont notamment trait à la gestion de la fatigue, dont l’origine est souvent plurielle : fruit de processus cognitifs (fatigue neurologique, liée à la compression des réseaux mentaux), elle est aussi une réponse physiologique aux anesthésiants (fatigue médicamenteuse) et une défense psychique face à l’anxiété. Présente dès le réveil, elle s’accroît à mesure que le temps d’éveil s’allonge et s’avère d’autant plus problématique que les chirurgiens se concentrent alors sur les parties essentielles de l’exérèse (retrait chirurgical de la tumeur). Ces injonctions visent à éviter un arrêt de l’intervention et sa reprogrammation pour cause d’insuffisante participation du patient.

Une légitimation psychocognitive qui n’épuise pas les injonctions contradictoires

Un discours psychocognitif : se détendre par la contrainte

21En phase éveillée, la disponibilité des corps n’est plus acquise, mais doit être reconquise par un travail de contrainte qui implique, au-delà de l’installation et de la médication du patient, des formes de contrainte forte (dispositifs matériels) et douce (exercices et recadrage verbal). Avec ces contraintes, les professionnels exercent une coercition physique et verbale certaine sur le patient, pourtant vulnérable et parfois épuisé. Comment justifient-ils ces contraintes et leurs injonctions oscillant entre encouragements et réprimandes, appels parfois vifs à la reconcentration et compliments sur les efforts accomplis ? Nous montrerons que la légitimation de ce travail de contrainte tient à un discours psychocognitif, relayé par les chirurgiens et l’orthophoniste, dans lequel la focalisation cognitive sur une tâche est considérée vectrice de réduction de l’anxiété et d’une poursuite sereine des soins : en somme, il s’agit de « se détendre par la contrainte » (Décriaud, 2008).

22Les réactions du patient au cours de la phase éveillée sont interprétées par les soignants par le prisme de la psychologie cognitive, et envisagées soit comme des stratégies de défense, soit comme des focalisations cognitives parasites, majorées par l’anxiété et la fatigue. Dans ce contexte, les contraintes verbales sont perçues comme le moyen d’y couper court, d’annihiler tout possible vécu émotionnel (larmes) et de focaliser le patient sur ses tâches. « Le seul moyen de couper cette récurrence et cette itération, c’est de la couper net en disant : “Non, non, ça suffit stop ! Vous pensez à autre chose, vous restez avec moi et hop on y va” », explique Faustine, l’orthophoniste. Ces thèses sont largement appropriées dans le discours chirurgical, insistant sur l’agir et l’efficacité (Zolesio, 2012), et y sont opposées à un psychologisme jugé inadapté :

On n’est quand même pas là pour enfiler des perles, vous venez pour qu’on vous retire une tumeur, donc on a une tendance à ne pas écouter les plaintes douloureuses parce que, si on commence dans cette voie-là, en fait, on ne fait rien, c’est pour ça que souvent d’ailleurs on engueule un peu. […] Faustine est habituée, elle sait qu’elle ne doit pas nous emmerder avec ça. On n’aime pas quand des Iade peu habitués à la chirurgie commencent un peu à faire tourner le patient en boucle sur la douleur. Ça, on ne supporte pas, parce qu’on a le sentiment qu’il faut le faire bosser pour le faire décrocher de cette pensée douloureuse, parce qu’on a très peu de temps pour nous et, au final, je trouve que ça fonctionne bien, parce que la tâche, le boulot, la double tâche, c’est le meilleur antalgique. (Xavier, PH, 50 ans)

Entre injonctions contradictoires et sentiment de malaise

24Ce discours apparaît toutefois à lui seul insuffisant pour légitimer les pratiques de contrainte et aider les professionnels, notamment paramédicaux, à traverser cette mise à l’épreuve de leurs dispositions collectives à l’objectivation du malade (réduction à un corps ou à un champ opératoire) et de leur vécu subjectif, empreint d’injonctions contradictoires et d’un sentiment de gêne.

25Tout d’abord, ce discours psychocognitif et les cas limites rencontrés ne peuvent faire l’objet, comme dans le contexte gériatrique décrit par Lucie Lechevalier Hurard, de processus de négociations qui aident, au-delà des différences de points de vue et d’engagement des professionnels dans l’activité, à définir des « gestes maîtrisés et assumés collectivement d’un côté et des dérapages inconsidérés et condamnables de l’autre » (Lechevalier Hurard, 2013 : 283). En effet, il n’existe pas de réunions collégiales ou de débriefings collectifs regroupant l’ensemble des intervenants et susceptibles de produire une dynamique réflexive sur ces contraintes : si les chirurgiens et l’orthophoniste ont des discussions informelles suite aux bilans préopératoires et une complicité apparente pendant le geste, cela n’est pas le cas de tous les intervenants, notamment de l’équipe d’anesthésie et des Ibode. Ensuite, la temporalité limitée de la phase éveillée (au maximum deux heures), du fait des produits anesthésiants et des risques infectieux, rend caduque toute discussion sur les finalités de l’action in situ. Enfin, le vécu des professionnels dépend étroitement de leur positionnement spatial pendant l’intervention : là où les chirurgiens réalisant la résection se tiennent à distance du visage du patient et peuvent plus facilement l’objectiver, l’orthophoniste et l’équipe d’anesthésie se trouvent face à lui, lui tiennent la main et sont en première ligne face à sa fatigue et ses douleurs, et face à leur sentiment de culpabilité.

Le patient, 63 ans, manque plusieurs fois de se rendormir au cours de sa phase d’éveil. Il est agité et a tendance à bouger dans les phases où le chirurgien lui demande de faire la « statue ». Il verbalise une certaine douleur. Pendant une phase où les chirurgiens ne le sollicitent pas, l’orthophoniste engage une discussion pour qu’il cesse de se focaliser sur l’intervention : elle évoque ses noces de 40 ans de mariage à venir, puis le jardin de sa maison, lui demandant s’il y cultive des fruits. Le patient ne répond qu’à la marge, indique qu’il doit bouger et qu’il a mal à la tête. « Non, ils ont dû rincer, vous devez avoir l’impression d’un vertige, mais vous êtes bien attaché », lui répond-elle. Les chirurgiens vont faire une échographie, elle lui dit qu’il aura peut-être une sensation froide et poursuit immédiatement la discussion : « Donc, des pêches, des framboises, des groseilles. Vous faites de la confiture avec vos framboises ? » Le patient répond qu’ils n’en n’ont pas assez pour en faire, puis s’agite et s’inquiète de sa respiration. L’intervention est suspendue quelques minutes plus tard. (Journal de terrain, mai 2022)

27Ce combat contre les défenses et focalisations parasites du patient se trouve parfois délégitimé par ces échecs et le sentiment diffus de culpabilité qu’il entretient chez les intervenants. Revenant sur cette intervention en entretien, Faustine relève le « risque émotionnel » (Bonnet, 2020) qu’implique sa confrontation au visage du patient :

C’est assez antinomique, tu te dis : « Ben non, il faut absolument qu’il y aille, mais, d’un côté, il est crevé », et c’est là où il faut effectivement pousser le patient, être parfois un peu dur avec lui, et lui dire : « Non, non, on y va », « maintenant ça suffit, allez focussez, essayez de faire abstraction de tout, vous regardez le truc et vous y allez, point ». […] C’est vrai que c’est plus dur. C’est le plus dur, et c’est le plus émouvant pour nous, parce qu’on voit la souffrance qui apparaît quand même sur le visage, avec la fatigue, on voit les yeux qui se ferment.

• 10 Confusion entre les sons [p] et [b].

Le chirurgien indique que la patiente va passer à un exercice de lecture (reconnaissance de mots). Faustine, l’orthophoniste, positionne l’ordinateur de la façon la plus ergonomique pour la patiente, qui s’exerce sur quelques mots, puis indique au chirurgien être prête. Il donne alors un top pour chaque nouveau mot qu’elle fait défiler ; elle dit oui/non à chaque fois (selon ce que dit la patiente) et qualifie le cas échéant l’erreur : « elle était lente, mais elle n’a pas fait d’erreurs » ; « latence et erreur sur un mot irrégulier » ; « erreur sur un mot régulier » ; « confusion P/B10 ». (Journal de terrain, mai 2022)

29Cette interprétation des signes est toutefois dominée, comme nous le verrons, par l’incertitude quant à l’imputabilité du geste. En outre, elle implique une gestion particulière du patient. Les erreurs interviennent lorsque les stimulations électriques touchent une zone essentielle et créent un déficit neurologique temporaire. Si elles sont donc fondamentales pour la cartographie cérébrale, elles ne sont pas toujours appréhendées comme telles par le patient, qui culpabilise de répondre de manière erronée et qu’il faut alors rassurer.

30Ce manque de partage du discours psychocognitif, cette mise à l’épreuve de l’objectivation autant que l’incertitude latente pour les professionnels concourent à faire de l’intervention une épreuve de professionnalité, marquée par le sentiment d’une action impossible, au cours de laquelle ces derniers font malgré tout la « la preuve de [leurs] capacités à faire face » (Ravon, 2009 : 62). Nous nous concentrerons à présent sur deux épreuves, non exclusives : une épreuve relationnelle face au flou des normes éthiques, et une épreuve diagnostique face à l’incertitude latente.

Une épreuve de professionnalité partagée

Le flou des normes éthiques face à la plainte

La patiente, 45 ans, répète une quarantaine de fois la reconnaissance d’images. Elle commence à pleurer, indique être très fatiguée. L’orthophoniste l’encourage (« Très bien, vous êtes super ! », « Pensez à bien respirer »). Plus tard, la patiente pousse de petits cris, cette phase (où les chirurgiens utilisent un bistouri à ultrasons) semble de plus en plus pénible. « Doucement, doucement, respirez bien, ne vous énervez pas » dit l’orthophoniste, indiquant haut et fort aux chirurgiens que « c’est très douloureux pour elle ». Le visage de la patiente est crispé. « Prenez confiance, il n’y en a pas pour très longtemps », indique un chirurgien. L’orthophoniste caresse son visage, en l’encourageant : « C’est très bien, allez, vous êtes géniale ! » À un moment, la patiente pousse un cri fort : « Ouuuu… Aïe, aïe, j’ai mal ». Un chirurgien répond : « Désolé, c’est la tumeur qui est accrochée sur vos méninges. Ce n’est pas nous, c’est son accroche. Mais ça veut dire qu’on l’enlève, c’est la seule consolation que vous pouvez avoir… » L’Ibode circulante m’indique se sentir mal à l’aise dans ces situations. (Journal de terrain, mai 2022)

32Cette plainte constitue une épreuve, puisque la réponse thérapeutique apparaît incertaine. Au-delà de l’antalgique prescrit à l’endormissement, le reste des antalgiques à effet immédiat sont des morphiniques altérant la conscience. Les Iade disposent d’une marge de manœuvre réduite, puisqu’un surcroît de médications peut contrarier l’état de conscience du patient et donc la réalisation du travail : s’ils peuvent éventuellement « mettre un petit fond si la douleur devient insupportable », cette solution de dernier recours vient entraver la suite des opérations. « On cherche à l’éviter au maximum, puisque, ensuite, si le patient devient somnolant, on ne sait pas si c’est lié à la stimulation cérébrale ou à l’anesthésie », explique Martin.

C’est particulier quand un patient souffre, parce que, d’un côté, il faut avancer pour enlever la tumeur, et faire en sorte qu’il ait la meilleure espérance de vie, en même temps il dit qu’il a trop mal et qu’il veut être rendormi, ce n’est jamais très agréable d’entendre quelqu’un souffrir. (Julien, Ibode, 32 ans)

34Cette ambivalence est exacerbée vis-à-vis des jeunes patients et elle suscite parfois chez ceux qui les font travailler un sentiment de culpabilité. « S’il est en PLS [position latérale de sécurité] le gars, toi, tu te sens un peu comme un monstre d’être en mode : “Allez, on continue !”, alors que nous, on a avant tout un travail de réassurance », exprime une stagiaire orthophoniste.

35En ce sens, la plainte du patient constitue une première facette de l’épreuve de professionnalité : les professionnels sont confrontés à un questionnement sur les finalités de leur action et au flou des normes éthiques, n’arrivant pas toujours à déceler ce qui est juste et bon de faire. La norme d’autonomie et d’apaisement des douleurs, qui sert habituellement de référence et fait partie intégrante de l’identité infirmière et anesthésique, est en effet difficile à mettre en œuvre. Les professionnels paramédicaux, plus à distance de l’exercice chirurgical et à qui est confié l’essentiel du travail relationnel et émotionnel au cours de l’intervention et tout au long du parcours pré et postopératoire de ces patients, émettent des réserves plus grandes sur le discours psychocognitif, qui ne permet pas d’étayer les troubles ressentis dans l’action.

Le flou de l’interprétation des signes cliniques

36Si l’intervention est pratiquée en France depuis le début des années 2000, et dans le service étudié depuis 2009, l’évaluation de ses bénéfices est encore en cours (techniques d’anesthésie à privilégier, cheminements chirurgicaux pour la résection, etc.), tandis que des recherches plus fondamentales approfondissent la compréhension des mécanismes de plasticité cérébrale et le bénéfice qu’apporteraient des chirurgies préventives. Le développement lent de certaines tumeurs laisse en outre au cerveau le temps de se réorganiser, ce qui rend chaque configuration de cerveau unique. Les chirurgiens découvrent à chaque intervention les chemins par lesquels les fonctions essentielles circulent, peu visibles à l’imagerie. Il s’agit pour eux de ne pas franchir les marges de résection, ce qui pourrait provoquer des séquelles neurologiques définitives (semblables à un accident vasculaire cérébral). Aussi, l’incertitude régit tant les engagements épistémiques des praticiens que leur geste au bloc (Fox, 2001). Comme l’explique Ludovic, professeur des universités-praticien hospitalier (PU-PH), chef de service :

L’incertitude, elle est parce qu’on va au-delà, entre guillemets, du raisonnable. C’est très facile d’enlever une boule que l’on voit à l’IRM en chirurgie endormie. Ce qui est difficile, c’est d’enlever la boule, plus d’aller au-delà, et de repérer des fonctions cérébrales invisibles. Et l’incertitude, c’est ça qui est passionnant, c’est retrouver ces fonctions cérébrales, ces fibres importantes dans un cerveau remanié par une tumeur.

37Cette navigation de l’incertitude se concentre notamment dans l’interprétation des signes cliniques qui incombe à l’orthophoniste, une deuxième épreuve sur laquelle nous nous concentrons ici. Si les erreurs commises par les patients constituent une réaction à une stimulation venant révéler la présence de la pathologie, leur origine apparaît toujours incertaine : est-ce le corps, l’esprit ou la maladie qui se manifeste ? L’ouverture de la commissure de la lèvre est-elle liée à un geste conscient et volontaire ou est-elle une réaction non contrôlée au stimulus électrique ? Le travail du patient implique ainsi pour l’orthophoniste une entreprise de décodage des signes, pour jauger en temps réel leur origine (neurologique, attentionnelle, etc.). Pour l’orthophoniste, qui ne sait pas sur quelle zone les chirurgiens exercent la stimulation ni le but a priori recherché, ce décodage est dominé par une incertitude latente :

Il est demandé au patient de « faire la statue » (ne pas bouger du tout) et d’indiquer lorsqu’il sent des sensations de fourmis sur le côté droit. Le patient ne semble pas comprendre l’exercice. À un moment, il bouge légèrement ses lèvres ; l’orthophoniste lui demande alors : « Vous avez bougé vos lèvres, pourquoi ? Il y a quelque chose qui vous a gêné ? » Le patient indique qu’il ressent des douleurs au niveau du front. Le chirurgien répond ainsi : « Ah oui, ça peut faire un peu de douleur. On va faire ce qu’il faut. Mais là, ce n’est pas de douleur dont on parle, c’est de fourmis. » L’orthophoniste invite le patient à bien respirer (« tranquillement, ne vous contractez pas, respirez bien »), puis elle énonce : « Je pense que j’ai peut-être un phonémique, mais je ne suis pas sûre » ; « Je pense que là, j’ai eu une syllabation » ; « Là, le même truc que tout à l’heure » (le chirurgien répond alors : « C’est normal, c’est au même endroit »). (Journal de terrain, juin 2022)

Les gens, on a beau leur dire de rester immobiles, à un moment donné, on avale sa salive, on s’humecte les lèvres, on va prendre une grande respiration. Moi, je vais voir un tressaillement, et justement, eux [les chirurgiens], ils attendent un tressaillement. Donc parfois, je préfère dire que j’ai vu quelque chose, même si ça n’a rien à voir, même si je sais qu’au final ça n’allait pas, mais je préfère, plutôt que de passer à côté de quelque chose qui aurait pu les intéresser. […] J’ai toujours envie que cette chirurgie réussisse, que la personne s’en sorte le mieux, et que le plus de maladie soit enlevé. C’est vrai, je préfère parfois un peu surestimer les choses plutôt que les sous-estimer, et passer à côté de quelque chose. Alors, je me tais quand même pas mal de fois. Voilà, quand il y a une déviation des yeux ou des choses comme ça, ou avec l’habitude, je sais très bien que si la personne bouge sa main comme ça, je sais très bien que ce n’est rien donc là je me tais.

La ressource du collectif de travail

Désigner des binômes pour partager la charge de l’épreuve

40Face à cette épreuve de professionnalité, relationnelle, éthique et diagnostique, les intervenants s’appuient sur le collectif de travail. Les équipes sont stables (trois chirurgiens et une orthophoniste), en raison de la petite taille du service et de l’expertise requise, et mues par des liens interpersonnels forts. Au cours de l’intervention, alors que les champs opératoires stériles entravent toute possibilité de contact non verbal entre chirurgiens et orthophoniste et tout aperçu visuel de l’avancée du travail des uns et des autres, ces derniers consacrent un temps important à se coordonner et à définir les temporalités où telle profession prend l’initiative : cette verbalisation systématique des prises de leadership, rare au bloc (« c’est bon, [prénom], c’est à toi »), et ce calage commun (le chirurgien indique par des « tops » les moments où l’orthophoniste doit diffuser une nouvelle image à reconnaître sur le diaporama) conditionnent la réussite de l’intervention.

Psychologiquement, le fait d’opérer à deux fait qu’on porte les interventions à deux, quand elles sont chiantes et difficiles, à risques importants. Même en éveillé, comme on est deux, on est assez décontracté par rapport à ça, parce qu’on partage finalement les enjeux. (Xavier, PH, 50 ans)

42Si cette cognition distribuée tient habituellement à la parcellisation des tâches et aux frontières des groupes professionnels (Cicourel et al., 1994), elle est ici choisie. Face aux sollicitations multiples – résection de la tumeur, saignements, étude des signes de la fonction neurologique, réponse aux plaintes du patient et aux questions de l’interne, interactions avec l’orthophoniste et l’équipe d’anesthésie, etc. –, elle réduit la charge cognitive gérée individuellement et favorise une atmosphère plus sereine. Face aux interférences du patient et aux incertitudes de la cartographie cérébrale, elle permet en outre de disposer de façon immédiate de l’avis d’un pair.

43De la même manière, l’orthophoniste évoque son travail avec le patient en termes de « partenariat », d’« équipe » ou de « bulle ». « J’aime bien être dans ma bulle avec le patient, comme ça au moins il est tranquille, moi je suis tranquille, on est tranquille tous les deux », explique-t-elle. « Être tranquille » implique de faire corps avec le patient pour se tenir à distance de l’impatience et des injonctions chirurgicales parfois martiales. L’orthophoniste déploie un travail émotionnel (Hochschild, 2017) pour rassurer le patient et le conforter : reconnaissance et légitimation de sa plainte (en se faisant le porte-voix des douleurs ressenties auprès des chirurgiens), tentatives de rationalisation (« c’est ce bruit qui est un peu impressionnant », explique-t-elle à un patient, alors que le bistouri à ultrasons est activé), soutien moral (encouragements, félicitations) souvent prolongé tactilement (elle tient la main du patient, lui fait de petites caresses), dédramatisation (blagues, petites piques) et tentatives discursives de diversion. Seule intervenante à avoir recours au prénom, voire parfois, pour les plus jeunes, au tutoiement, Faustine leur parle à l’oreille, enlève parfois son masque pour qu’ils puissent lire sur ses lèvres, ou procure des conseils lorsqu’ils sont en difficulté dans les exercices.

44« Être tranquille » doit aussi être compris comme une volonté de préserver l’objectivité de son regard clinique et son autonomie professionnelle. Il lui faut en effet décrire ce qu’elle entrevoit et jauger de l’intentionnalité de tel mouvement corporel, sans se laisser compromettre par l’hypothèse que les chirurgiens veulent confirmer :

On n’a pas le droit techniquement de se voir puisqu’eux [les chirurgiens] doivent rester objectifs et nous – le patient et moi –, on doit rester objectifs. Ils ne doivent pas savoir ce qui se passe et moi je ne dois pas savoir ce qui se passe. Évidemment, quand ils me demandent de prendre tel ou tel exercice, je me doute bien de là où ils sont, mais le but à chaque fois c’est de ne pas savoir ce qui se passe de l’autre côté pour vraiment analyser le plus finement et le plus objectivement quelles sont les difficultés du patient à ce moment-là. […] Je ne veux pas savoir ce qu’ils font, parce que je sais très bien que telle ou telle stimulation va créer telle chose. (Faustine, orthophoniste)

Un mandat de participation pour donner du sens et renforcer l’espoir : le patient « acteur »

45Le collectif, par le biais de deux binômes désignés de travail, favorise un partage rassurant des tâches et entérine une autonomie clinique et professionnelle précieuse dans un contexte d’incertitude. Ce collectif participe également à définir et orienter les valeurs d’un mandat professionnel collectif – participation du patient, économie morale de l’espoir –, qui vient donner du sens à l’épreuve. On retrouve ainsi cette « autoproduction du mandat » qui fait tenir les professionnels et aide « à ne pas s’épuiser dans la ritournelle de la plainte » (Ravon & Vidal-Naquet, 2016).

47Face au « sentiment d’absence » perçu par les professionnels accompagnant des malades d’Alzheimer, les premiers échafaudent la « présence » des seconds dans une construction performative, qui se traduit par la réinterprétation de leurs gestes et regards à l’aune de cette présence et s’apparente à une régulation face à l’épreuve de l’absence (Lechevalier Hurard, 2016). De la même manière, la construction collective du patient acteur se comprend comme l’élaboration d’un mandat professionnel collectif qui aide à donner du sens à l’intervention et à la prise en charge de malades âgés, dont les troubles neurologiques (épilepsie, hémiplégie, etc.) affectent la verbalisation et la présence aux autres. Alors que ces tumeurs du cerveau présentent, dans leurs formes graves et sans prise en charge thérapeutique, des médianes de survie de moins d’un an et sont souvent considérées inopérables, les professionnels évoquent les incidences émotionnelles de leur activité. Face à celles-ci, la figure du patient acteur aide à trouver du sens et à maintenir l’engagement :

C’est vécu comme positif, et heureusement, parce que si c’était vécu comme quelque chose de négatif, je ne sais pas si on aurait la motivation pour continuer. C’est déjà suffisamment difficile de gérer ces maladies complexes et graves. Si, en plus de ça, les malades nous disaient : « Vous m’avez traumatisé avec cette intervention, en plus, ma maladie est grave, vous vous rendez compte ? » Là, on a l’impression d’avoir proposé un soin qui n’est pas forcément possible partout dans le monde, et les gens sont contents puisque souvent […] on leur a dit « c’est inopérable », et qu’au final ils peuvent être acteurs de leur soin. (Guillaume, CCA, 33 ans)

48Cette logique participative se prolonge dans les projets de recherche que permet cet accès au cerveau in vivo. Les patients opérés sont inclus dans un protocole de recherche : décryptage du rôle de certains tissus du système nerveux central (comme les faisceaux de substance blanche) dans l’apprentissage, étude de l’activité électrique du cerveau pendant l’endormissement, recherche moléculaire et génétique sur la base de fragments de tumeurs, etc. « Ce n’est pas juste une intervention et un soin, c’est aussi possiblement demain faire mieux, parce que grâce à ce cas-là, on aura fait mieux chirurgicalement, cognitivement, parce qu’on aura mieux compris la biologie de ces tumeurs, donc les patients sont acteurs jusqu’au bout », poursuit Guillaume : cet idéal participatif s’inscrit ainsi également dans une économie morale de l’espoir, qui structure historiquement les pratiques en oncologie, et favorise l’inclusion des patients dans ces protocoles de recherche (Derbez, 2021). Au-delà du caractère spectaculaire de la pratique, cette figure participative du patient acteur « jusqu’au bout » réconcilie ainsi le mandat clinicien et scientifique des praticiens universitaires et érige l’espoir en valeur cardinale de leur engagement et de celui de l’ensemble des professionnels œuvrant dans le service. Cette rhétorique, qui légitime la constitution du corps des patients comme biocapital pour ces projets de recherche, participe aussi à donner un sens collectif à cette épreuve – de professionnalité pour les uns, de vie pour les autres. Elle renforce l’espoir associé à des bénéfices thérapeutiques futurs, tirés entre autres des progrès escomptés de la biologie moléculaire et génétique sur ces tumeurs, et de l’analyse de l’activité électrique du cerveau pendant l’endormissement.

Conclusion

49La chirurgie éveillée du cerveau constitue une intervention singulière, qui déstabilise l’ordre symbolique du bloc opératoire – le patient n’est plus « sous contrôle », son corps n’est plus aussi aisément disponible – et les dispositions collectives, comme l’objectivation, sur lesquelles les professionnels s’appuient habituellement pour réaliser cet acte transgressif. Contrairement aux interventions sous anesthésie locale, la coopération active du patient, par le biais d’une série d’exercices, est nécessaire et envisagée comme un travail de sa part. Pour mettre au travail le patient, nous avons montré que les professionnels déploient un travail de contrainte, qui implique des dispositifs matériels, des exercices codifiés et des recadrages verbaux. Ce travail coercitif se trouve légitimé par un discours psychocognitif qui invite à « se détendre par la contrainte ». Ce discours n’est toutefois pas collectivement partagé et suscite un sentiment de malaise diffus face aux injonctions contradictoires et à l’incertitude persistante. En ce sens, il n’apparaît pas suffisant pour traverser le flou des normes éthiques – comment agir face à une plainte à laquelle on ne peut répondre ? – et l’incertitude liée à l’imputabilité des signes cliniques du patient – sont-ils la résultante ou non d’une fonction neurologique ?

50Pour traverser cette épreuve de professionnalité partagée, les professionnels s’appuient ainsi sur le collectif de travail : ils désignent un binôme partageant leur charge cognitive et émotionnelle et ils entretiennent la figure d’un patient « acteur » de ses soins. « Si le patient contemporain est davantage (pensé) au centre, il n’est pas au centre », remarquent Ève Bureau-Point et Judith Hermann-Mesfen (2014), pointant la diversité d’appropriations du concept de « patient contemporain » et l’asymétrie persistante des relations soignants-soignés. Le cas de la chirurgie éveillée nous invite ainsi à considérer un travail du patient qui tient autant à une nécessité médicochirurgicale qu’à une ressource discursive partagée du collectif d’intervenants qui rend possible ce travail, les aide à traverser l’épreuve éthique, relationnelle et diagnostique qu’il implique au cours de l’intervention et maintient leur engagement thérapeutique et épistémique au plus long cours. Ce faisant, ce cas d’étude nous renseigne sur les limites des approches cognitivistes dans la relation de soin autant qu’il interroge, entre amnésie liée aux produits anesthésiants et mise en sens a posteriori d’une épreuve de vie, les ajustements dont sont capables les valeureux travailleurs au crâne ouvert.