3L’université de Corse dans sa quête d’utilité à la société civile, participe activement, en mobilisant les pratiques de la recherche-action, à ces projets de valorisation des ressources locales. Les formations supérieures dispensées dans différentes disciplines ont focalisé sur le local (valorisation des ressources en faculté des sciences, développement insulaire en faculté de droit et sciences économiques). Nos informateurs, dont la plupart ont piloté ces démarches et assuré la mise en cohérence d’une de ces filières, sont généralement issus de ces formations. Et leurs travaux de fin d’études sont souvent en rapport avec la mission devenue la leur par la suite.

5Pour traiter cette problématique en relation avec la patrimonialisation des produits du terroir dans la modernité, nous sommes allés à la rencontre de personnalités largement impliquées dans la promotion de produits à forte charge identitaire :

6-L’animatrice du syndicat régional de défense et de promotion de la qualité de la farine de châtaigne corse appelé à devenir syndicat de défense de l’AOC farine de châtaigne Corse-farina castagnina corsa (CF),

7-Un viticulteur, ancien président du Conseil Économique, Social et Culturel de Corse, engagé de longue date dans la réflexion sur le développement local (Viticulteur),

8-La responsable du laboratoire “miel et pollen”, partenaire de l’Université de Corse, ayant accompagné les apiculteurs de Corse à l’obtention d’une AOC, assure aujourd’hui le contrôle des AOC en qualité d’expert INAO (Univ. De Corse),

9-Une personne chargée à l’INRA de Corse du suivi des productions fromagères dans le programme “qualification et production sociale” (Inra),

10-Un professionnel spécialiste de l’évaluation sensorielle que ses anciennes fonctions ont amené à coopérer avec trois des informateurs cités ci-dessus (analyste sensoriel).

12Si cette demande émane principalement du terrain, celui-ci ne parvient pas toujours à l’expliciter. Aussi est-ce en réunion et par la parole que le projet se précise. Unies sur les bases d’une participation volontaire et en mobilisant des arguments issus de sphères totalement séparées les unes des autres, chaque filière s’emploie à doter son offre d’éléments distinctifs capables d’emporter la préférence du consommateur. L’enjeu est d’insinuer de l’individuation dans l’espace d’une variété de biens potentiellement interchangeables. Le saisissant amalgame entretenu entre qualité et productions locales donne un avantage sérieux à l’appellation d’origine contrôlée (AOC). Cette mobilisation de la loi de 1935 entretient une étroite relation avec l’évolution des marchés économiques. Le monde agricole insulaire, longtemps resté en marge des révolutions techniques, se sent légitime dans sa mise en exergue de la tradition. Si les autres procédures ne sont pas totalement exclues, la certification délivrée par l’INAO semble aller de soi quand l’ancienneté est reconnue et la participation à la subsistance des communautés villageoises notoirement admise.

13Au gré de l’intégration européenne, les procédures nationales de reconnaissance céderont aussi le pas aux AOP et autres IGP, procédures supranationales d’autant plus prisées qu’elles parlent davantage à la clientèle européenne qui fréquente la Corse.

La qualité, une recherche d’équilibre entre hommes, ressources et territoires

14L’estampille « qualité » comme construit social prend forme dans des espaces d’échanges plus où moins formels ou formalisés. Nous examinerons les apories de la notion de qualité mise en débat. Avant même la recherche d’une définition applicable aux biens échangeables économiquement, le terme de qualité présente une signification polysémique que nous révèle par exemple la 100e édition du Petit Larousse : celle qui peut être bonne ou mauvaise peut aussi perdre de sa neutralité suivant l’usage qui en est fait. La qualité incline vers le meilleur, qu’il s’agisse des propriétés d’un produit ou d’une personne. Dans un contexte différent, elle ne traduit qu’un état : en qualité de… , es qualité ou encore la noblesse des origines (Larousse 2005).

15Les possibles acceptions font osciller le terme entre « état à préciser » et « excellence entendue ». Sa mobilisation dans le secteur agroalimentaire ne fait que confirmer ces fluctuations sémantiques. La définition se cherche entre objectivation de critères et création d’une historicité, c’est-à-dire datée et située. On retrouve ce paradoxe aussi bien sur le terrain que dans la porosité théorique du courant constructiviste (la qualité comme construit social) et de l’école prônant l'inventaire des composantes qualitatives objectives. La nécessité de faire se rencontrer les pratiques et la pensée a conduit à la réunion improbable des vocables « concept » et « empirique » (Tortajada 1986 : 181-189). Nous avons beaucoup à apprendre des travaux engagés dans le domaine de la qualification sur les marchés professionnels. Ils sont, à notre connaissance, à l’origine du débat sur la production d’un système de référence en vue d’évincer l’arbitraire là où intervient le classement. La connexion entre « ce qui se fait » et le travail d’explicitation, de normalisation et/ou d’ajustement, est patent en matière de définition des qualités. La littérature sociologique afférente est particulièrement abondante et favorise le rapprochement théorique des sociologues intégrant le marché et des économistes y percevant la diversité humaine.

16Le grand retour des AOC/AOP, en offrant une visibilité au terroir, à ses ressources, aux hommes et aux gestes qui aujourd’hui en font une marchandise, aménage un espace de coexistence entre des formes différentes du produire. Quand le dispositif international de la norme ISO s’attache à donner de la qualité une définition large et générale, l’INAO s’emploie à reconnaître des signes de qualité liés à l’origine. Ainsi, l’agroalimentaire, terrain de jeu privilégié de l’industrie, ne se dérobe pas totalement à l’artisanat. Accorder une qualification à un bien économique signifie lui reconnaître une distinction. « À quel titre ? » sera la première question posée par l’ensemble des acteurs sociaux concernés de près ou de loin par l’impact de cette mise sous les feux de la rampe (Bérard & Marchenay 1998 : 47-66). La valorisation des productions, opération d’adaptation à l’organisation économique, crée des interactions qui appellent sans cesse au réajustement, contribuant ainsi à l’évolution des exigences.

17L’attribution ou le refus d’une mention présente un caractère performatif. En effet, la garantie présumée par la distinction d’un produit est porteuse d’enjeux économiques, sociaux et politiques. Le maintien de certaines branches d’activité est suspendu à la pluralité des registres de jugements admis à définir la qualité (Thévenot 1986 : 195-217). Où et comment poser les limites de cette différenciation fait l’objet de tensions sociales parfois vives. Elles sont collectivement débattues.

De l’action collective au forum hybride  

18L’investigation de l’action humaine mène inévitablement le chercheur à questionner le faire ensemble. Au fil du temps et des évolutions qui marquent les pratiques expressives dans les démocraties, les grilles de lecture construites pour appréhender la modernité vont elles aussi se renouveler.

19L’action collective comme moyen d’expression millésime les années soixante et soixante-dix. On y verra des hommes et des femmes se retrouver autour de mots d’ordre contestataires. Les collectifs de défense, les associations au sein desquels les causes communes produisent de nouvelles formes d’expression politique introduisent le paradoxe dans l’exercice démocratique. Ces unions destinées à faire la force de lutte ne tarderont pas à investir le paysage décisionnel au point de s’y imposer comme un nouvel acteur. L’objectif étant d’infléchir une décision politique en accentuant sa nature inacceptable. La mise en forme de l’inadmissibilité emprunte aux différentes sphères du savoir, imposant la confrontation des idées et des hommes et la recherche de négociation et/ou de compromis. Ce type de prise de parole n’est pas révolu mais émergent à ses côtés des modes d’administration plus consultatifs.

21Les assemblées préparatoires au dépôt définitif d’un dossier devant l’INAO se sont caractérisées par la diversité de leur composition. Les savoirs des uns et des autres se rencontrent, se confrontent dans une optique d’évolution. La réglementation qui régit le domaine concerné ne peut être ignorée. Pour résoudre les différentes questions qui se posent à lui, le collectif mobilise simultanément des domaines de pensée hétérogènes. Ces réunions sont conçues comme des espaces de partage entre différentes formes de savoir. Cette circulation de compétence est la condition du franchissement des étapes et la base sur laquelle la légitimité de la requête sera appréciée. Nous sommes donc bien en présence de forums hybrides tels que décrits par Callon et alii (Callon, Maedel, Rabeharisoa 2000 : 211- 239) précisément à propos de l’économie des qualités.

22Cet investissement en temps, souvent en déplacement et en formation informelle, est le prix à payer pour rendre une filière viable. Ensemble, producteurs, techniciens agricoles avec un appui scientifique relayé soit directement par l’Université de Corse, au travers de problématiques de recherche, soit par l’intermédiaire de ses anciens étudiants, au travers des structures qui les emploient désormais, abordent une phase descriptive. Il s’agit d’énoncer les critères de typicité. Les producteurs fromagers abordent cette étape avec l’aide de l’INRA.

• 7 Enquêtes réalisées sur un temps long avec participation sur plusieurs années aux différentes foires (...)

« Donc, on est parti de la désignation du type, des attributs du produit et ensuite des modes de production et là ça reste un chantier complètement ouvert puisqu’un cahier des charges n’est pas défini faute d’avoir les organisations professionnelles suffisamment dynamiques par rapport à cela. La seule préoccupation, en gros, est d’éviter qu’il y ait des laits surtout de Sardaigne qui entrent dans la composition. Disons pour aller plus vite : l’élément du cahier des charges qui est d’actualité c’est celui-là. La provenance des matières premières, il n’y a pas grand-chose d’autre. » (INRA)7

23La logique qui préside aux processus de valorisation est nécessairement discriminatoire. La qualité liée à l’origine entend corréler la qualité aux ressources locales et aux pratiques de transformation spécifiques.

« La définition d’une qualité est toujours localisée, alors située et datée, on n’a pas de définition objective, universelle de la qualité, en tout cas nous [INRA] c’est comme cela que l’on voit les choses. Un construit. Et c’est pour cela que l’on parle de construction sociotechnique de la qualité. » (Inra).

24La polysémie du concept de qualité est un acquis des gens de terrain. Assumant le choix d’une mise en valeur des spécificités liées à l’origine, la responsable du laboratoire « miel et pollen » précise qu’il n’y a pas une qualité, avant de décliner pour nous l’éventail des signes officiels nationaux et les types de qualité qu’ils garantissent.

25L’ancien vice-président du C.E.S.C., aujourd’hui décédé, insistait sur la nécessité de définir la qualité avant d’y prétendre. L’élaboration du protocole de typicité est un moment clef car les différents acteurs de la production locale négocient la légitimité de ce qu’ils mettent sur le marché. La place des micro-spécificités observables sur une même gamme de produits fait l’objet d’un examen attentif. En effet, les critères retenus pour admettre ou rejeter un produit font parfois l’objet d’âpres négociations. Les partenaires scientifiques et techniques se sont largement employés à distiller un autre mode de pensée que le traditionnel « fabriquer plus corse que… », pour s’orienter vers des pistes plus constructives, favorisant l’acceptation d’influences propres à chaque zone géographique de l’île.

26L’enjeu distinctif de la reconnaissance n’en reste pas moins présent. Le défi pour les acteurs engagés dans ce type de démarche est de trouver les bons arbitrages. La multitude des paramètres qui découle de la variété d’horizons des participants porte ceux-ci à rencontrer d’autres manières de dire, d’autres manières de voir, d’autres manières de faire. C.F. qui accompagne le syndicat castanéicole, nous confirme la fertilité des débats mais aussi des « épreuves », c’est-à-dire des dégustations-évaluations rassemblant chaque année les adhérents et leur farine. Avec le temps, des producteurs réfractaires ou simplement hésitants à assimiler d’autres façons de faire, réviseront leur position, en vue d’améliorer les performances de leur bien.

« Le jour où l’on va définir ce qui se cache derrière le produit identitaire, c’est-à-dire qu’il va falloir décrire les savoir-faire réels, s’accorder sur les savoir-faire, là, il risque d’y avoir des luttes de légitimité. On commence à en avoir sur le fromage : quelques opérateurs qui importent du lait de Sardaigne ou d’ailleurs, ou même des fromages qui mettent leur marque sur le produit et cela fait l’objet d’un certain nombre de conflits. Et même l’opinion publique à été prise à témoin. Donc là il y a eu une question de légitimité. Mais c’est parce qu’on est allé voir l’origine de la matière. » (Inra)

28La recherche d’un consensus constructif combiné avec les exigences de qualité ne doit pas occulter la part irréductible de dynamique discriminatoire. L’enquête de terrain révèle la géométrie variable du concept d’économie identitaire. Certains de nos informateurs s’emploient à le remplir tandis que d’autres le mettent en question. L’enjeu de différenciation néanmoins persiste. Il s’agit d’agréer ou de rejeter certaines pratiques et ce qu’elles génèrent in fine.

Discrimination/ reconnaissance : l’irréductible dynamique des processus de qualification

29Mettre la qualité en relation avec les ressources locales est un travail qui suppose non seulement une définition commune de la qualité mais également une entente sur le territoire concerné. D’un produit à l’autre, la conscription du territoire qui fonde le caractère du produit peut varier. Ainsi les aires d’appellations fromagères n’épouseront pas nécessairement les contours des terroirs vinicoles. Le miel, déjà labellisé, se valorise sous la désignation « miel de corse » et la farine, en passe de l’être à l’heure de la première enquête, a fait de même. Cette promotion en commun de produits emblématiques de l’île ne néglige pas pour autant la diversité effective. L’établissement du cahier des charges est un cheminement difficile dans la mesure où il doit combiner normalisation et respect de l’héritage. Ce temps de définition en commun alterne tension et coopération : les producteurs font valoir les préférences micro-régionales qui, outre la typicité qu’elle confère à la marchandise, répond aux attentes d’une clientèle de proximité. Le territoire s’insinue avec insistance dans l’échange de ce qui se mange (ou se boit).

30Il est couramment admis qu’un verre de vin concentre la générosité climatique, les qualités du vignoble et les exigences du vigneron, de la sélection des cépages à la vinification en passant par le choix du mode de récolte. La typicité, entendue comme ce qui fonde la qualité d’une appellation, est une reconnaissance de ce process. La qualification d’un vin dans une aire d’appellation traduit la correspondance du nectar aux canons (sans mauvais jeu de mot) de production de celle-ci.

« Cela répond à des règles précises qui sont définies dans les statuts d’ailleurs, et encore faut-il que ces statuts soient ensuite respectés et qu’il y ait une autorité qui permette que ces statuts soient respectés. C’est le cas pour les AOC en vin où j’accepte des responsables qui sont là quand il y a une dégustation, de dire : « bah, tel vin ne répond pas aux normes de l’appellation ». Il appartient aux syndicalistes de le dire. Vous pouvez avoir un vin transcendant, quand vous dégustez les vins d’Ajaccio mettez un château Pétrus (…) eh bien je regrette, mais un château Pétrus n’aura pas l’appellation Ajaccio. Ça ne veut pas dire qu’il est de mauvaise qualité, cela veut dire qu’il ne répond pas aux normes qui sont des normes qualitatives et quantitatives de cépages etc…, etc.. » (Viticulteur)

31Toute entreprise de labellisation atteste de l’indispensable mise au jour des combinaisons de facteurs qui donnent tel ou tel résultat. C’est donc là qu’intervient une compétence d’expert, caractéristique de la modernité (Giddens 1994 ; Ascher 2004). Le geste agricole valorisé par la démarche AOC ne suffit plus à identifier le fruit du travail, il doit s’accompagner d’une explicitation. Celle-ci fait appel à d’autres sources que le seul rapport à la transformation.

32L’AOC miel de Corse est un peu précurseur d’une mise en relation territoire/ produit où la délimitation du lieu s’efface devant les ressources saisonnières de celui-ci. La saveur finale dépend en effet du couvert végétal et des alliances polliniques possibles aux différentes périodes de l’année. Une connaissance fine de ces phénomènes ne peut que porter à introduire de subtiles nuances entre terroir et territoire. Un signe de qualité lié à l’origine pouvait-il ne pas prendre en compte ce qui, ici, n’est autre qu’une réalité de terrain ? L’existence d’une abeille endémique, l’apis mellifera mellifera corsica, pose d’emblée la question de la conservation des biodiversités. Mais le capital humain dans ses manières de faire est aussi une composante de ces ressources territoriales en action. La conduite apicole est un élément très important :

« En miel, le savoir-faire d’un apiculteur ne réside pas tant dans la fabrication d’un produit. Cela se situe en amont et en aval de ce que va faire l’abeille par rapport à son milieu. En amont, je m’explique, il y a une conduite des ruches pour qu’elles puissent faire telle ou telle miellée. Nous ne sommes pas sur une végétation cultivée mais sur une végétation spontanée. Qu’est-ce alors que le savoir-faire dans ce cas ? C’est bien connaître son milieu, la flore qui permet à la colonie de se développer et un apiculteur ne produira bien en AOC que s’il connaît cela. En aval, au moment de la récolte, il devra mettre en œuvre une technologie pour conserver au mieux. Conserver au mieux cela veut dire que la pratique de la récolte, le stockage et la gestion de stock doivent préserver les qualités naturelles spécifiques obtenues dans un milieu de végétation spontanée. » (Univ. de Corse)

«… un produit identitaire n’est pas nécessairement un produit de qualité. Mais un produit de qualité peut être un produit techniquement bien fait et qui ne renvoie pas du tout à la notion d’identité. […]la qualité si vous voulez, c’est le niveau minimum d’un produit, la qualité technique si vous préférez. Mais l’on peut aller plus loin, aujourd’hui il y à toute une réflexion qui se tient à l’INAO à Paris, il est question d’ajouter une catégorie de plus, la hiérarchie actuelle des vins, vins de région, de village et cru, il est question d’une quatrième catégorie qui serait ce que l’on nomme le nec plus ultra, une catégorie d’excellence en quelque sorte. Elle ne serait accordée qu’à une toute petite frange de la production qui serait plus authentique, plus… originale (hésitation) …répondant mieux à des critères d’encépagement etc…» (Viticulteur)

34On voit bien avec ce témoignage que la classification qualitative s’inscrit dans une logique de sélection de laquelle découlera un prestige plus grand pour une quantité réduite de produit. Le critère pour pouvoir y prétendre n’est plus uniquement de l’ordre du savoir-faire mais fait intervenir les moyens matériels et symboliques : une connaissance fine des valeurs accordées à chaque élément capable d’apporter une plus ou une moins value à la production finale, associée à des capacités d’investissements importantes, permettent à qui les met en œuvre de figurer dans le répertoire très restreint du haut de gamme.

36Les producteurs qui n’ont pas introduit de technologie dans leur manière de produire pointent le paradoxe. Ils se retrouvent en périphérie d’une valorisation qui prétend s’appuyer sur la tradition…Un peu plus tard, la productrice adhérera au syndicat : un moyen de faire exister un autre point de vue au sein de l’organisation professionnelle ?

Des savoir-faire émergents

37À l’écart des représentations populaires qui fondent la valeur refuge des productions d’autrefois, nous avons suivi des filières en mutation. L’enquête réalisée sur un temps long aura fait de nous le témoin de l’introduction de techniques de production innovantes. La quête d’un signe officiel de qualité conduit nécessairement le producteur qui s’y engage à raisonner. On voit très nettement s’instaurer une dynamique de groupe insistant sur la nécessaire coopération. Les « hors concours » l’ont bien compris, leur adhésion aux structures est un moyen de poser la question de leur produit à l’organisme certificateur. La verbalisation est bel et bien devenue un savoir-faire opératoire dans le processus de qualification des produits. L’agriculture d’aujourd’hui ne peut plus s’accommoder d’une maîtrise des procédés de production, elle mobilise un panel élargi d’autres facteurs.

38S’agissant de produits agroalimentaires, les sens sont aussi mobilisés. Et de l’avis des personnes rencontrées, l’analyse sensorielle fournit des instruments majeurs pour aborder ces questions. Pour mieux les saisir, nous sommes allés à la rencontre d’un ex-partenaire de ces nombreuses démarches. E.B., au sortir d’un troisième cycle de l’Université de Corse, s’est spécialisé à Ecole nationale supérieure de biologie appliquée à la nutrition et à l’alimentation, (ENSBANA, Dijon) aux méthodes de l’analyse sensorielle. Pendant plusieurs années au Critt (Centre régional d’innovation et de transfert des technologies), structure aujourd’hui disparue, il distille son expertise auprès des chargés d’accompagnement scientifique, engagés dans la qualification des différents produits.

39Ceux-ci, de leur côté, se sont aussi employés à développer des contacts externes avec des filières similaires dans l’ensemble européen. La filière castanéicole à ouvert les échanges aussi bien sur l’Ardèche que sur la Toscane. L’apicole coopère aussi très largement dans le cadre de la recherche accueillant des étudiants en troisième cycle d’études spécialisées : offrant aussi au laboratoire cortenais des possibilités de comparaison des pollens et des usages de transformations.

40Ce réseau tissé avec l’extérieur est devenu par la suite un sérieux allier pour lutter en agriculture raisonnée contre les calamités agricoles que constituent les petits ravageurs. Le partage d’expérience initié pour la valorisation sera alors réactivé pour apprendre à combattre, pour se procurer les insectes auxiliaires et anticiper la reprise de l’activité sous de meilleurs auspices.

Autour de la table, goûter, débattre et même écrire

41Les savoir-faire concourant à la valorisation des ressources naturelles ne sont pas seulement ancestraux. Outre les efforts déployés pour assurer une continuité entre le présent et le passé productifs, la mise en œuvre des procédures de qualification mobilisant la loi de 1935 offre à qui sait le voir un moment d’émergence de savoir-faire jusqu’ici absents de la palette recensée.

42La démarche qualité contemporaine fait largement intervenir la rédaction. Même a minima l’établissement d’un cahier des charges conduit les agriculteurs qui y participent vers des pratiques plus caractéristiques de la modernité : le débat, le test et enfin l’écriture. La succession de ces opérations n’emprunte pas un déroulement linéaire. Et le suivi sur plusieurs années de ces engagements à long terme nous montre que la frontière entre l’oral, l’écrit et l’épreuve est bien moins nettement étanche que la nécessité restitutoire nous contraint à la présenter. Ces pratiques interviennent le plus souvent de façon concomitante et complémentaire, c’est-à-dire que chaque étape bénéficie des avancées ou au contraire s’enferme dans les impasses rencontrées par les autres.

miel de printemps	maquis de printemps	miel de maquis d’été	miel de la châtaigneraie	miel de maquis d’automne	miellat du maquis
Doux, délicat, fruité	Riche, floral, typé	Aromatique, fruité	Tannique, persistant	Amer, persistant	Malté, persistant, long en bouche
Faible altitude	De la plaine à la montagne	Altitude élevée	Aucune indication d’altitude	Aucune indication d’altitude.	Aucune indication d’altitude
Alliance de végétations plantée et spontanée	Référence florale + saveurs gustatives	Végétation d’été + endémique	Zone de châtaigniers	Référence à la floraison automnale et à une espèce	Zones boisées + référence au couvert végétal

Réalisé d’après Saveurs et goûts d’une île, document émis par le syndicat AOC miel de Corse-Mele di Corsica.

47L’accent est encore mis sur le respect des règles de production et sur les contrôles garantissant l’origine et la qualité. La qualité est celle que, collectivement, les producteurs se sont engagés à atteindre. Garantir l’origine c’est aussi vendre du territoire, c’est mettre l’identité à l’étalage. La langue vernaculaire, représentative elle aussi d’un territoire, est naturellement mobilisée pour exprimer le lien entre les fruits de la terre et du travail des hommes. L’appellation contrôlée sur le miel comme celle portant sur la farine s’exprime en deux langues : français/ corse. La langue régionale est aussi pressentie pour la dénomination des types fromagers existants :

• 15 Les termes retenus sont des aires géographiques (étendues) de production. Sur la non-coïncidence de (...)

« […] le travail que l’on avait fait au niveau de la foire, c’était uniquement les désignations de fromages, tous ce qui se produit en Corse, les désignations en fonction de territoires distincts : on a le type sartinese, du sud au nord bastelicaccia, euh, venachese, niulincu et calinzanese15. Ce que l’on a essayé d’introduire, c’est des noms pour ensuite définir les attributs attachés à ces noms-là. » (Inra).

48Le miel, le vin ou le fromage parviennent au palais du producteur, du dégustateur et du consommateur tels qu’ils peuvent être absorbés. La farine au contraire appelle un minimum de préparation. Lorsque nous abordons la « compétence à goûter » avec les producteurs, membres du jury, ils évoquent parfaitement les qualités qu’ils recherchent et les défauts qu’ils combattent. Pour augmenter le taux de sucrosité d’une farine, les producteurs peuvent sélectionner les variétés de châtaignes. Les variétés campanèse et gentile sont recherchées par les producteurs de Castaniccia et parfois achetées auprès de propriétaires récoltants pour améliorer la saveur du produit fini. La mise en bouche du produit farine brut et sans cuisson est courante au sortir du moulin, au même titre que le sentir et le toucher : il s’agit d’une auto-évaluation. Le bien fondé d’une dégustation en mets est une possibilité que n’excluaient pas certains producteurs. Si l’hypothèse n’a finalement pas été retenue c’est faute d’entente sur une liste exhaustive des préparations. Considérant que les modes de cuisson peuvent corriger les défauts d’un produit ou au contraire, masquer la richesse des sensations exhalées, c’est le cas des fritures, les goûteurs du jury ont appris à imaginer ce que pourrait donner une farine après transformation.

« Et de ses attributs en déduire des modes de production, quand je dis les attributs, c’est la description précise du produit, la couleur, pour le fromage ça va être la forme, le format, la couleur de la croûte, la couleur de la pâte, la consistance en bouche enfin, des attributs sensoriels et les attributs culinaires, enfin tous les attributs qui sont attachés au fromage, en question » (Inra).

50Améliorer les conditions de conservation est un autre souci constant. L’exposition du produit aux variations de température est une prise de risque pour la qualité. Des réponses par filière viennent parer à la dégradation des propriétés substantielles : La mise sous-vide systématique des farines de châtaigne non distribuées permet d’éviter les altérations liées à l’humidité. La vigilance des apiculteurs en matière de conservation est une chose indispensable, de l’avis de la responsable du Laboratoire miel et pollen : « La conduite du cheptel, les modalités de récolte et de conservation et donc le savoir-faire apicole est un capital, sont aussi importants que l’abeille spécifique ou les particularités du milieu. » (Univ. De Corse)

51Le produit ainsi pensé n’est jamais fini, il s’insère dans un enchaînement d’opérations à maîtriser pour maintenir la qualité requise. Le producteur assume ce qui relève des choix de fabrication, au-delà il aspire à la coopération. Orientés par notre insistance sur les aspects plus spécifiquement gustatifs, les castanéiculteurs nous renvoient systématiquement vers la responsable du syndicat, les techniciens de la chambre d’agriculture ou suggèrent un contact avec une autre catégorie de professionnels : les cuisiniers. La restauration insulaire qui, en bout de chaîne, procède à la valorisation visuelle, gustative mais aussi gourmande, est présentée alors comme l’incarnation d’un autre type d’exigence de qualité. S’ils peuvent faire l’objet d’alliances ou servir d’agréments, les produits vin, miel et fromage sont consommables en l’état. La farine demande préparation et transformation, ceci explique probablement le passage du témoin.

52La magie de la restauration, en effet, contextualise l’aliment quel qu’il soit. Certains producteurs appellent de leurs vœux le concours cuisiné, plus proche des conditions d’utilisation courante. Cependant, ainsi que le remarque un dégustateur, informateur de G. Teil à propos d’un vin, l’ambiance, le confort d’installation, influent considérablement sur la perception (Teil 2001 : 69). Aussi outre les talents culinaires, le bon goût du décorateur où la chaleur d’un accueil sont de nature à rendre positive l’impression du mangeur.

53Quand le système d’expert recherche une maîtrise totale des paramètres d’évaluation, la grande variété des situations laisse subsister une part d’impondérable. Les expériences d’enfance dont l’importance est mise en évidence par Matty Chiva (Chiva 1985) restent, à ce jour, insaisissables en totalité. Un souvenir enfoui, l’association d’une odeur et d’une sensation peut à tout moment s’éveiller et anéantir les efforts de séduction du plus élégant des vins ou de la plus typée des pulenda.

De la mise en bouche à la mise en vue : enjeux d’une économie contemporaine

54La mise sous vide qui met à l’abri des accidents de conservation est désormais passée dans les habitudes. Les quantités à l’ensachage varient au gré des demandes, un professionnel (pâtissier ou restaurateur) peut s’accommoder d’un conditionnement en cinq kilogrammes tandis que les particuliers préfèrent de plus petites contenances. Le kilogramme est le format standard qui a fait massivement connaître le nouveau packaging. Les cinq cent grammes, et plus récemment les deux cent cinquante grammes, ont aussi trouvé leur cible. Outre la faible consommation domestique, cette évolution traduit la popularité de la technique. La fraîcheur du produit restant dans un emballage entamé n’étant plus garantie, le choix des consommateurs s’opère en termes de préférence. Le surcoût à l’achat entraîné par les frais d’emballage plus élevés est-il compensé par la longévité accrue d’une même quantité de produit ? Nous n’introduirons pas ici les interrogations liées au choix rationnel, mais il va sans dire que les proportions et la fréquence de consommation motivent les préférences pour l’un ou l’autre des conditionnements.

55Les paramètres sont un peu différents pour les amateurs de miel où des pots de petite dimension permettent au consommateur de diversifier les saveurs sur une même table. Le succès remporté par les « mignonnettes » vendues en assortiment pour diffuser la richesse gustative d’un produit génériquement nommé a ouvert la voie à de nouvelles habitudes. Les tailles intermédiaires (250 g) côtoient dans les rayonnages le classique pot de cinq cent grammes. Le libre mangeur repéré par J.-P. Poulain (Corbeau & Poulain 2002) peut laisser errer sa gourmandise d’un miel à l’autre au gré de ses envies où la diriger au vu de sa raison.

57Enfin, l’acheteur doit pouvoir identifier rapidement les marchandises bénéficiant d’une appellation. Si la mention AOC parle de terroirs et de cépages aux consommateurs de vins, les apiculteurs de l’île se sont organisés autrement. Un logo commun et emblématique de la démarche signale la garantie d’appartenance. Il s’agit d’un petit timbre jaune ou vert sur lequel se détache une abeille en contraste. De part et d’autre de l’insecte on peut lire « miel de Corse » : en caractères d’imprimerie pour la mention en français, en écriture anglaise pour la version corse. Les opérations de promotion sont aussi des temps de sensibilisation du consommateur. Pour ces circonstances, les pots provenant des différentes exploitations sont parés des mêmes étiquettes. Elles allient l’esthétique et la lisibilité créant une signalétique rapidement identifiable à l’œil.

58La vue intervient encore pour guider l’acte d’achat de l’amateur de farine. Ainsi la démarche visant la qualité conduit la profession à prendre ceci en considération et, selon E.B., l’approche globale de la qualité aura des effets induits sur la conception. Si l’amertume repérable dans une farine goûtée crue n’est pas fondamentalement un problème pour une matière appelée à transformation, un plus grand soin à la production n’en bénéficie pas moins à différentes catégories d’acteurs.

• 19 A lesina est le terme vernaculaire qui désigne la deuxième peau du fruit. Celle-ci se découvre sur (...)

« (…) on la goûte et on la déguste d’une manière qui n’est peut-être pas appropriée. Il faudrait la transformer et voir si on retrouve ça or, on ne le retrouve pas, moi je le sais… (rire) C’est au bout du compte quelque chose qui n’est pas véritablement déterminant. Le seul intérêt que je voie est que, cela oblige quand même les gens à surveiller leur pratique, à faire une farine qui visuellement va moins présenter de lesina19, et du coup ça oblige les gens à être attentif à certaines étapes et ainsi de suite, donc ça n’a pas d’effet direct forcément mais ça en a un aussi, parce que la farine est vendue dans des sachets où l’acheteur va voir le contenu et peut-être qu’il va percevoir ça, il va le percevoir, il peut se dire elle est sale, elle n’est pas…et peut-être que l’acte d’achat va être reporté sur un autre produit. Le fait que visuellement la personne ne veuille pas de cela même si l’on sait qu’après cuisson finalement ce n’est pas ce qui va être perçu, ça permet aux producteurs d’être attentifs à leur pratique de fabrication, etc. Indirectement ça a un effet aussi, même si ce n’est peut-être pas cela qui est déterminant. » (Analyste sensoriel)

59La vue et l’odorat sont aussi des capteurs d’informations essentiels en matière de choix alimentaire. Si les productions que nous avons étudiées sont évocatrices d’hier, la demande contemporaine n’en est pas moins renouvelée. Les exigences du consommateur en matière de présentation du produit, en matière de conservation s’expliquent autant par la diffusion des savoirs techniques et scientifiques que par l’augmentation générale du niveau de vie. Quand l’approvisionnement n’est plus l’activité la plus mobilisatrice en temps et en énergie, il devient l’affaire des professionnels. Lesquels consacrent, en revanche, l’essentiel de leur temps et de leur énergie à produire les conditions d’un échange rentable.

Conclusion

62Les signes de reconnaissance liés à l’origine ne constituent pas uniquement une chambre d’enregistrement des pratiques ancestrales, mais suscitent en fait l’émergence et la maîtrise de technique ou technologie en prise directe avec la modernité. Les valeurs ajoutées sont d’ordres divers : l’amélioration de la qualité d’un produit s’accompagne généralement d’une hausse de la demande et du prix. La recherche de qualité ne doit cependant pas occulter la demande du marché. Si les différentes manifestations de valorisation généralisent la diffusion et participent à gagner des consommateurs nouveaux, jusqu’ici non connaisseurs ou indifférents, les connaisseurs et leurs besoins spécifiques ne doivent pas être négligés. Sauf à posséder un établissement luxueux ou des arrangements spécifiques avec un producteur de connaissance, des restaurateurs ont témoigné de leurs difficultés économiques à s’approvisionner dans les filières artisanales.

63Le regard sur ces expériences collectives d’amélioration d’un produit, diront les uns, de valorisation de soi aux dépens de la concurrence diront les autres, atteste d’une complexité croissante de la défense des intérêts catégoriels. Les mutations économiques à l’œuvre ne font pas que qualifier des produits, elles énoncent les bonnes pratiques de production, elles commandent aussi l’adaptation. Il ne s’agit pour nous ni de déplorer, ni de saluer. La transformation des modes de vie a conduit au déclin des productions phares de l’économie traditionnelle. Les relances amorcées sur des bases renouvelées où les enjeux de stabiliser l’activité et de sauvegarder la spécificité ont rencontré bien des vicissitudes : après les identités réactives, la toile de fond du développement durable appelée à prendre le relai argumentaire de ces entreprises est malmenée par les calamités agricoles.

65La réalité de la valorisation des produits régionaux s’est donnée à lire dans toute sa complexité. Promesse d’intégration, elle génère au passage des exclusions que balaient les certitudes de ceux à qui elle bénéficie. Ce sont souvent les plus actifs au sein des réseaux d’échanges. Sans avoir lu Giddens, ils tirent les conséquences de la modernité. La confiance est re-localisée, ici et maintenant, la filière fait figure de spécialité mais les rencontres-dégustations permettent ponctuellement aux profanes, le temps d’un face-à-face, de réguler les doutes (Giddens 1994). En dépit d’un discours en termes de patrimonialisation, le maintien des productions dont il est question ne peut se faire qu’aux prix d’une réactualisation, d’une adaptation et même d’une diversification des pratiques à mettre en œuvre.