1Nous avons formulé dans une précédente recherche (Zancanaro 2019) une proposition de modèle d’analyse susceptible de caractériser une gastronomie à l’échelle macrosociale (les variables communes qui singularisent une gastronomie) et microsociale (les variables singulières de la cuisine d’un chef dans une gastronomie) à partir des concepts d’espace social de G. Condominas (Condominas 1980) puis d’espace social alimentaire de J.-P. Poulain (Poulain 2002).
2Si ce modèle ouvre des perspectives heuristiques intéressantes, il ne peut répondre à la question « comment les chefs imaginent ce qu’ils imaginent » ? Comment un chef puise les idées de ses nouvelles œuvres culinaires ? Quelles ressources sont mobilisées dans son processus créatif ? Quelles sont ces sources d’inspiration ? Quelles postures et styles culinaires peut-on dégager dans la gastronomie française ? Ce sont à ces questions que cet article se propose de répondre.
3En élargissant le concept d’espace social alimentaire aux travaux sociologiques conduits sur la créativité dans le monde des arts et de la gastronomie (Becker 1988 ; Bourdieu 1992 ; Moulin 1992 ; Alter 2000 ; Heinich 2004 ; Menger 2009 ; Lahire 2010 ; Bonnet et Villavicencio 2016), les auteurs mettent en évidence que la production artistique est le résultat d’une production sociale. Pour la comprendre, il semble pertinent d’interroger les propriétés sociales incorporées des chefs, notamment issues de la socialisation (« dispositionnalisme ») et les propriétés sociales objectivées des contextes, fruit des interactions (« contextualisme ») (Lahire 2012).
- 1 Terme employé par les chefs lors de nos entretiens.
4La socialisation peut se définir comme la « façon dont la société forme et transforme les individus » (Darmon 2010). Nous percevons la dialectique du terme : la force formatrice qui laisse des traces, qui s’incruste durablement dans l’individu, et la puissance transformatrice tout au long de la vie, qui gomme une partie de la première. La socialisation est en ce sens un « processus de construction, déconstruction, reconstruction tout au long de l’existence » (Dubar 1991). Même si la logique synchronique qui permet de différencier la socialisation primaire (enfance, adolescence) de la socialisation secondaire (adulte) peut être discutée (Berger et Luckmann 1986; Lahire 1995), elle se révèle pertinente en gastronomie. En effet, la socialisation professionnelle des chefs se caractérise par sa longueur et ses conditions singulières. Si l’on se réfère à l’âge d’obtention de la troisième étoile dans le guide Michelin de la population étudiée depuis 1972 (cf. tableau 1), la moyenne est 41,9 ans. Si l’entrée en cuisine se situe autour de 17 ans, cela signifie que les chefs ont œuvré pendant environ 25 ans avant l’obtention de la « reconnaissance suprême »1. En cela, la socialisation professionnelle ne peut que laisser des traces sur le chef d’autant que les conditions d’apprentissage sont basées sur un modèle atavique fait de mélanges permanents d’autorité, d'admiration, de crainte et de respect (Le Naour 2000). Nous émettons l’hypothèse que le parcours de socialisation professionnelle construisant en partie l’identité professionnelle du chef, joue un rôle non négligeable dans les formes de créations mobilisées par les chefs parce qu’elle laisse des traces indélébiles. La formation professionnelle initiale (école hôtelière, apprentissage, autodidacte) amène le chef à se constituer un bagage spécifique au monde de la cuisine, une « culture culinaire », en termes de savoir, savoir-être et savoir-faire qui influence son processus de production.
5La « culture culinaire » augmentée d’expériences culinaires, c’est-à-dire d’emplois occupés dans divers restaurants (en prolongement ou en diversification avec la formation initiale) marque aussi les chefs plus ou moins durablement et oriente également leurs choix stratégiques futurs de production. Cette « culture culinaire » augmentée d’expériences culinaires permettant d’une part, l’appropriation de connaissances du milieu gastronomique et, d’autre part, des rencontres avec les acteurs du monde de la gastronomie favorisant la constitution d’un réseau professionnel, contribue à l’acquisition d’une « culture gastronomique » mobilisable dans la production artistique et nécessaire pour le gain et le maintien d’étoiles (connaissance des règles explicites et implicites du guide Michelin). Les expériences professionnelles (concours, émissions télévisées, documentaires ou films, livres, activités de formation et de conseil, activités secondaires – restaurant, brasserie, bar notamment –) contribuent à accroître à la fois le réseau professionnel des chefs, leur notoriété auprès du public client, la rentabilité du restaurant étoilé, et sont in fine, de nature à renforcer la « culture gastronomique ». La socialisation professionnelle des chefs, ensemble constitué des expériences culinaires et des expériences professionnelles (« culture gastronomique ») et de la formation professionnelle (« culture culinaire »), nous amène à saisir les rationalités en valeur, en finalité (Weber 1995 [1971]), cognitive (Boudon 2009) et en routine (Giddens 1987) des productions artistiques des chefs.
6L’identité d’un individu est aussi son identité sociale et culturelle à travers son histoire de vie (la socialisation primaire et le parcours de vie privée). En effet, la socialisation professionnelle est une reconstruction de l’individu à partir des éléments intériorisés au cours de la socialisation primaire (Dubar 1991). Cette dernière se caractérise, d’une part, par sa force et sa rémanence (ses effets se prolongent tout au long de la vie car ils sont incrustés dans la conscience), d’autre part, par sa charge affective et émotionnelle (l’enfant intériorise le monde familial comme le seul monde : il est influençable, il a besoin d’un « modèle ») (Darmon 2010).
7La socialisation primaire est d’autant plus pertinente à prendre en compte dans l’étude du processus de création dans la gastronomie française que 39,1% de notre population est héritière d’un restaurant déjà étoilé et que 60,9% des chefs ont grandi auprès de parents chefs (père ou père et mère, voire parents et grands-parents). Cette caractéristique est de nature à expliquer leur engagement culinaire : parce que le chef a « baigné » dans un champ, il s’oriente dans ce champ (Bourdieu 1979). Cet engagement est aussi en partie liée au lien étroit d’affectivité établi avec la mère ou la grand-mère, voire le père. L’humain se construit en partie grâce à ses premiers attachements affectifs : c’est ce que L. Moulin nomme la « cuisine de la mère » (Moulin 1989). Ainsi, une part de la « culture gastronomique » est aussi acquise au cours de la socialisation primaire. Des événements de vie heureux comme le mariage, la naissance d’un enfant par exemple, et des événements de vie douloureux comme la perte d’un être cher, l’enfance dans un pays en guerre entre autres, sont des moments qui marquent durablement un chef et qui peuvent rejaillir dans ses créations. Nous formulons une seconde hypothèse : l’histoire de vie des chefs (socialisation primaire et parcours de vie) rejaillit sur leurs productions artistiques. En « fouillant » dans les tiroirs de la vie, nous pouvons saisir les rationalités des productions artistiques des chefs : « Tant que l’on ne se demande pas ce qui a structuré l’existence d’un individu d’une part, ce qui structure les textes qu’il a pu écrire d’autre part, on n’a aucune chance de pouvoir établir un lien autre qu’anecdotique, ponctuel et superficiel entre « la vie » et « l’œuvre » » (Lahire 2010).
8Outre la socialisation professionnelle et de l’histoire de vie des chefs, les interactions sont de nature à peser dans les rationalités en situation (Goffman 1973) ou en contexte (Parsons 1973 ; Garfinkel 2007 [1967]) engagées dans la production artistique. Le chef est en interaction permanente avec le monde de la gastronomie (Becker 1988) qui l’amène à contourner les obstacles et à intégrer les contraintes pragmatiques rencontrées : les fournisseurs (alimentaires et non alimentaires), les acteurs institutionnels, les professionnels (confrères), la critique et le public client, sont autant d’acteurs qui participent directement ou indirectement au processus de production des œuvres. Parmi ces interactions, F. Eloire met en évidence les liens marchands (repas chez un confrère concurrent) et non marchands (discussions de conjoncture, informations intéressantes sur le recrutement de personnels et sur le choix des fournisseurs, renvoi de clients, dépannage/coup de main, adhésion à une association honorifique nationale ou locale) que les chefs entretiennent entre eux-mêmes s’ils sont « concurrents » (Eloire 2010). Les interactions ne se jouent pas uniquement entre professionnels, elles se jouent également en amont (les fournisseurs et les acteurs institutionnels) et en aval (la critique, le public client) de la production et impacte le processus de création. En ce sens, le chef n’est pas isolé, coupé des acteurs du monde de la gastronomie et sa relation avec ce monde, voire le milieu physique, l’environnement dans lequel il évolue, favorisent, influencent son processus de création.
9Ceci nous conduit à formuler la troisième et dernière hypothèse : la production artistique des chefs n’est pas isolée des problématiques des acteurs du monde de la gastronomie (les fournisseurs, les acteurs institutionnels, les professionnels, la critique et le public client). Les interactions que le chef noue avec les acteurs du monde de la gastronomie qui peuvent être désignées comme une « arène sociale gastronomique », sont des sources d’inspiration mais aussi des ressources et des contraintes pour l’action. La disponibilité des produits alimentaires et les opportunités du marché, la rencontre avec des architectes, des photographes, l’offre des confrères dans un marché concurrentiel, le poids de la critique experte et de la critique profane, des réseaux sociaux, sont autant d’éléments qui « pèsent » sur le chef au moment de produire des œuvres. Ainsi, les intentions des chefs s’appuient sur les ressources qui sont liées à leur histoire de vie et à leur socialisation professionnelle, mais aussi à leur capacité à comprendre les contextes dans lesquels ils agissent.
10Pour traiter la problématique du processus de création et répondre aux hypothèses émises, nous avons choisi de nous intéresser à l’offre alimentaire des restaurants. Pour ce faire, nous avons procédé à une analyse multidimensionnelle de 916 œuvres culinaires contenues dans 60 cartes de 23 chefs triplement étoilés au guide Michelin entre 1972 et 2022. Si les cartes utilisées comme outil d’analyse de la production gastronomique et des imaginaires qu’elles sous-tendent a déjà été engagé (Aron 1973 ; Poulain 1985 ; Flandrin 2002), elles n’avaient jamais servi d’outil de dialogue et de réflexivité avec les chefs. Dans sa carte, le chef met en scène ses productions à travers des appellations, et il invite le client à se projeter pour construire son choix. En cela, la carte est un objet singulier d’interactions sans véritable équivalent dans le monde des arts.
- 2 Il est à noter que seulement 61 chefs ont été promus trois étoiles depuis 1972. Le taux de maintien (...)
11L’analyse des œuvres culinaires se veut dynamique : partant de l’année 2022, nous avons retenu dans notre population les chefs tri-étoilés présents antérieurement, par période de dix années, jusqu’à l’année 1972. De fait, la distribution des 916 œuvres analysés ne peut être homogène car elle tient compte de l’entrée des chefs dans le guide Michelin. Le nombre d’œuvres étudiées par chef est indiqué sous leur nom dans le tableau 2 (par exemple, A.-S. Pic N = 72). L’arrêt de l’analyse en 1972 se justifie par le fait, d’une part, que l’annonce « officielle » de la nouvelle cuisine par le guide Gault et Millau se situe en octobre 1973 (Gault et Millau 1973), d’autre part, que les chefs tri-étoilés présents en 2022 dans le guide Michelin n’y figuraient pas avant. Ainsi, notre population appartient à la génération nouvelle cuisine déclarée. Nous employons le terme de population et non d’échantillon pour caractériser notre corpus car il représente 77,4% (23 sur 31) de l’ensemble des chefs trois étoiles présents dans le guide Michelin en 2022. Ces 23 chefs sont tous propriétaires de leur restaurant, ce qui représente 95,8% des chefs indépendants dans le guide Michelin en 2022 (23 sur 24)2. Nous avons fait ce choix en raison de notre expérience professionnelle antérieure de cuisinier : nous considérons que la prise en compte des contraintes humaines (personnel), physiques (espace du culinaire et espace commercial), matérielles (équipements et produits alimentaires) et commerciales (offre adaptée à la demande) est plus forte lorsqu’on doit assurer la pérennité économique de son restaurant que lorsqu’on est chef « salarié » d’un groupe ou d’un palace. Cette analyse dynamique des œuvres (puisque sur une période longue de 50 ans) nous permet d’observer les tendances macrosociales, comme l’évolution des formes de créations dans la gastronomie française, et microsociales, comme la singularité créative d’un chef. Dans le cadre de cet article, nous nous bornons à une analyse macrosociale.
12Afin de recueillir des données compréhensives des analyses des cartes, nous avons mené des entretiens biographiques auprès de chefs triplement étoilés (N = 18), des observations terrains et des consommations de plats dans les restaurants. L’autorisation des chefs interviewés à divulguer leur nom dans notre recherche nous permet de singulariser leur démarche. Ces entretiens ont aussi été des moments de validation de l’interprétation faite des cartes. Pour chaque année et pour chaque chef, une carte (sans les desserts), le plus souvent printemps – été, a été collectée. Le choix de cette période tient d’une part, à une plus grande disponibilité de produits, d’autre part, à la saisonnalité de certains établissements qui ferment durant l’hiver (cas de M. Bras à Laguiole par exemple).
13Le tableau présenté ci-après (cf. tableau 1) recense l’ensemble des chefs tri-étoilés étudiés depuis 1972 dans le guide Michelin (N = 23). La lecture est à la fois verticale (chefs présents dans le guide pour l’année citée en colonne) et horizontale (chef présent dans le guide d’une période sur une autre). Un système de code couleur par année d’entrée permet de faire ressortir les chefs toujours présents en 2022 en fonction de leur décennie d’entrée. Même si la notion de « gastronomie » s'est élargie en France depuis l’avènement de la nouvelle cuisine dans les années 1970 et l’inscription par l’UNESCO du « repas gastronomique des Français » comme patrimoine culturel immatériel de l'humanité en 2010, nous sommes restés focalisés sur la « haute cuisne », c’est-à-dire de cuisine savante (Zancanaro 2019).
Tableau 1. Récapitulatif des chefs présents en 2022 depuis 1972 par décennie
14Nous avons choisi le guide Michelin plutôt qu’un autre guide comme le Gault et Millau, car il est un dispositif de jugement de type cicéronien qui constitue une véritable connaissance orientée d’aide au jugement pour le client (Karpik 2007). Il lui permet d’opérer un choix en relative confiance parce qu’il est probablement le plus objectif et le plus légitimant sur le marché des guides nationaux reconnus par la profession (Eloire 2010). Il est aussi le plus reconnu pour de nombreux chefs interviewés :
« Le Michelin, c’est la médaille olympique, c’est le graal. On a beau critiquer ou faire des classements comme le « 50 best » ou des choses comme ça, Michelin pour un professionnel comme pour un client, ça reste la référence » (entretien avec M. Haeberlin) ; « Les étoiles Michelin, ça reste quand même la panacée » (entretien avec M. Guérard) ; « ça reste le baromètre le plus fiable de la qualité d’une maison. Je pense que ça fait la pluie et le beau temps, c’est-à-dire qu’une maison 3 étoiles, c‘est une maison d’excellence et en perdant la troisième étoile on diminue en notoriété, en attrait commercial, en brillance sur les marchés, donc c’est très important » (entretien avec M. Troisgros).
15Les lectures analytiques des cartes de restaurants associées aux entretiens biographiques de chefs et aux observations de terrain ont permis d’établir une typologie des formes de créations qui fait échos au cadre théorique énoncé. La typologie proposée ci-après ne se veut pas exhaustive mais représentative des données collectées :
16Héritage : l’idée de départ d’une création ne vient pas toujours du chef. La recette peut être le fruit d’un membre de sa famille (parent restaurateur), d’un ami, d’une connaissance, d’un souvenir de ce qui se faisait, que le chef a souhaité conserver, parfois nommer, parfois refaire vivre dans sa carte comme le témoignage d’un héritage (« Dans la tradition Aveyronnaise : la selle d'agneau Allaiton rôtie sur os ; tanous aux œufs & toutes les pousses de ce printemps ; le jus perlé à l'amande douce », M. et S. Bras 2012 ; « HOMARD BLEU / Hommage à mon Papa / Jus des têtes » A. Lallement 2022).
17Histoire : le chef plonge ici dans l’histoire culinaire de France et revisite des classiques, notamment ceux du XIXe siècle et première partie du XXe siècle. C’est un clin d’œil appuyé à l’histoire que le chef met à l’honneur. L’histoire avec son lot de créations antérieures devient ainsi une source d’inspiration contemporaine (« Navarin de homard et pommes de terre de Noirmoutier au romarin », B. Pacaud 2002 ; « Homard bleu en civet, légumes primeurs, raviole de champignons », C. Coutanceau 2022 ; « Canard – Olive », M. Colagreco 2022).
18Jeu grammatical : cette forme de créations caractérise la volonté du chef de bousculer, de transgresser la grammaire culinaire française. Les techniques, les modes de cuisson, les associations, sont ici percutés et n’ont pas d’ancrage dans la tradition culinaire française (« Carré d’agneau brûlé-épicé, croque-jardinier », M. Troisgros 2012). La transgression peut aussi porter sur les manières de servir, les formes de consommation, les objets et contenants (« Cookpot de petit épeautre de Haute-Provence, girolles et jeunes légumes », F. Cerutti et A. Ducasse 2012), les ouvrages qui deviennent le point de départ de la réflexion (« Le Cou d'Oie selon Pierre de Lune et les Frites de Champignons Sauvages aux Poivres Chinois », M. Guérard 1992), les nouvelles technologies qui permettent d’explorer, de cuire, de transformer, d’assaisonner le produit sous une autre forme (« Le tartare de daurade royale à la pastèque, crème légère aux zestes d'agrumes et sorbet concombre aux œufs de poissons volants au wasabi », M. Haeberlin 2012) et enfin les citations (« Agneau de lait, le vrai ! "Tendresse". Épinards les uns contre les autres aux algues, jus d’agneau "marinière" », G. Viel 2022). C’est un jeu calculé de transgression, voire une volonté de rupture avec les conventions de la grammaire culinaire classique qui caractérise cette forme de créations.
19Produit : la création s’enracine dans une approche produit, elle cherche soit à sublimer le ou les produits principaux qui la composent (« Côtes de veau au sarrasin », M. Troisgros 2012), soit à mettre en avant une association originale de plusieurs produits qui rend l’œuvre insolite (« Gaeito de vedeu. Le ris de veau doré au miel de châtaignier, artichauts à l'écorce de cédrat », D. Droisneau 2022).
20Rencontre : les interactions avec des personnes civiles, politiques ou professionnelles dans le secteur alimentaire et non alimentaire, peuvent être à l’origine d’une création. C’est ainsi qu’ont vu le jour un certain nombre de créations issues d’événements politiques majeurs, de cérémonies particulières, de relations avec des professionnels (« Soupe aux truffes noires VGE », P. Bocuse 2012 ; « Risotto aux truffes et à la caille », K. Kobayashi 2022).
21Technique : dans cette forme, le chef veut mettre à l’honneur une technique connue et éprouvée qui est l’élément central de la création (« DAURADE LÉGÈREMENT FUMÉE, BEIGNET D'OIGNON MAUVE ET CAVIAR », G. Blanc 2002 ; « Ris de Veau – Glacé, chiffonnade de pommes de terre agria, "cigarette russe" au raifort, fumée au bois de hêtre », R. et M. Meilleur 2022). Les techniques inventées entrent dans la forme de créations jeu grammatical.
22Territoire de vie – voyage : l’œuvre peut trouver son origine dans un espace géographique étranger qui peut être le fruit d’un voyage professionnel, d’un séjour touristique (« Homard poché, pâte de crevette épicée, croustillant concombre, sauce Satay », P. Barbot 2012) ou bien dans un territoire dans lequel le chef a vécu et/ou évolue (« Aujourd'hui "classique" : le gargouillou de jeunes légumes ; graines & herbes, lait de poule au seigle », M. et S. Bras 2012). Elle peut également être le point de rencontre de deux territoires, le local et l’ailleurs (« AGNEAU, Carré d’allaiton de l’Aveyron frotté d’origan ; ris croustillants, ail des ours et pétales d’oignon rouge ; jus de cuisson au curry vert lié de lentilles du Puy. Noisette en crépine, riz noir de la plaine du Pô. Rognon au vadouvan, paquet de blette aux pignons. Pied et langue assaisonnés d’une harissa Maison », P. Gagnaire 2012).
23Partant de l’œuvre, cette méthodologie s’inscrit dans les récents travaux en sociologie des arts qui articulent l’analyse interne (œuvre) à l’analyse externe (contexte de production) (Péquignot 2009), tout en prolongeant les travaux de B. Lahire et la théorie de l’action à la fois « dispositionnaliste » et « contextualiste » (Lahire 2012). Elle nous permet de répondre à la question « comment les chefs imaginent ce qu’ils imaginent ».
24Cet article est structuré en deux parties. La première a pour objet de dégager le profil créatif de la période 1972 – 2022 et les profils créatifs de chacune des décades (1972, 1982, 1992, 2002, 2012, 2022) afin de mesurer les phénomènes de permanence et de dynamique dans la gastronomie française sur les cinquante dernières années. La seconde partie cartographie les postures des chefs afin de mettre en lumière les différents styles culinaires.
25A partir de l’ensemble des données collectées puis traitées, nous avons élaboré une figure de la période 1972 – 2022. Cette figure rend compte des moyennes des formes de créations mobilisées par les 23 chefs par période (1972, 1982, 1992, 2002, 2012, 2022) et pour la période 1972-2022 (cf. figure 1).
Figure 1. Évolution du profil créatif entre 1972 et 2022
26Pour établir des comparaisons entre les périodes, nous avons construit une figure radar du profil créatif 1972 – 2022 (cf. figure 2). Elle met clairement en avant les formes de créations « produit », « histoire » et « technique », et dans une moindre mesure, « jeu grammatical », « territoire de vie, voyage », « héritage » et « rencontre ».
Figure 2. Profil créatif 1972 – 2022
27La place de choix qu’occupe le produit dans la gastronomie française n’est pas nouvelle : il est au cœur du processus créatif, il est l’« ADN » de l’art culinaire français depuis le milieu du XVIIe siècle et l’avènement du paradigme de la « grande cuisine » (Zancanaro 2019) : « On met en musique la nature et donc, on est un peu compositeur bien sûr, mais je m’efforce autant que faire se peut, c’est pas tous les jours facile, de me tenir en retrait de l’élément essentiel qu’est le produit » (entretien avec M. Guérard). La référence à l’histoire est également un pilier fort : quelle que soit la période, il ne semble pas y avoir de création possible sans connaissance historique du métier. Enfin, la technique est incontournable : elle est au service de la réalisation, de l’expression artistique d’une œuvre. C’est ce que relatent par exemple, M. Troisgros et A.-S. Pic :
« Créer quand on n’a pas la technique, c’est créer maladroitement. La technique est parallèle à la création, c’est-à-dire que la maîtrise technique est acquise par des années de travail, de répétition des gestes, etc. qui font qu’on l’a. C’est un appui essentiel après pour mettre en œuvre l’imaginaire » (entretien avec M. Troisgros). « Plus je vais apprendre la technique, plus je vais la maîtriser, meilleure je serai bien évidemment. Parce que la technique, elle est là pour aider à faire des choses plus précises, plus pointues » (entretien avec A.-S. Pic).
28Le profil créatif 1972 – 2022 nous donne une vision macrosociologique des formes de créations mobilisées en moyenne sur les cinquante dernières années mais masque les évolutions entre chacune des périodes. En réduisant la focale et en comparant les périodes entre elles, nous observons les tendances suivantes (cf. figure 1) :
29Stabilité
30La place singulière que joue le « produit » dans la gastronomie française explique sa relative stabilité sur les six périodes étudiées. Mis à part en 1972 où elle se situe en dessous de la moyenne (28,2%), cette forme de créations se situe autour de cette moyenne en 1992, 2002 et 2012, voire est au-dessus en 1982 et 2022. Elle occupe la 1ère place des formes de créations en 2022 avec 28,2%.
31Augmentation
32Le « jeu grammatical » et le « territoire de vie, voyage » n’ont cessé d’être de plus en plus mobilisés dans le processus créatif des chefs. Ces formes de créations occupent respectivement la 2ème et la 3ème en 2022 alors qu’elles étaient positionnées en 4ème et 5ème place en 1972. La quête incessante de trouver quelque chose de neuf, quelque chose qui n’a jamais été fait, conduit les chefs à s’affranchir des conventions culinaires classiques : « ça c’est le plaisir d’avoir mis la main là-dessus. L’aiguillette de homard, j’ai travaillé là-dessus pendant un moment. Je voulais découper le homard de manière différente (…). C’est que de la recherche mais dans le but de trouver quelque chose de neuf, de nouveau, d’insolite, qui n’a pas été fait » (entretien avec A. Passard).
33Diminution
34De places prépondérantes dans le processus créatif (1ère et 2ème des formes de créations en 1972), l’« histoire » et la « technique » n’ont cessé de diminuer au cours des périodes suivantes au profit du « jeu grammatical » et du « territoire de vie, voyage ». Ces deux formes se classent 5ème et 4ème en 2022. La diminution tient au fait que « l’histoire » est moins convoquée « en l’état » dans le processus créatif des chefs (par exemple, « Filet de bœuf Rossini, sauce Périgueux », P. Bocuse 2012) et davantage comme le point de départ de nouvelles œuvres : « On apprend beaucoup sur l’histoire, la civilisation et les individus dans des livres de Brillat-Savarin, Escoffier, et autres traités de cuisine classique et de gastronomie française » (entretien avec P. Gagnaire).
35Augmentation puis diminution
36L’« héritage » est une catégorie qui a augmenté au cours de deux décennies (1982, 1992), puis qui chute depuis trois décennies (2002, 2012, 2022) pour occuper la 6ème place en 2022. Cette variation s’explique par le fait que la population étudiée est à 39,1% héritière d’un restaurant déjà étoilé et que 60,9% des chefs ont grandi auprès de parents chefs. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’un certain nombre de créations soient issues du souvenir d’un parent : « Ma mère était une cuisinière professionnelle, et en hommage à la Mère Blanc, les cuisses de grenouilles, c’est quelque chose qui a une part d’héritage » (entretien avec G. Blanc).
« Il y a des plats qu’on a créés, et dont on est fier et puis qui plaisent et, et j’ai un héritage aussi de plats créés. Mais, je veux toujours garder ces 3-4 plats que mon père a créés et que les gens prennent comme des madeleines de Proust » (entretien M. Haeberlin). « Ce sont des plats de mémoire, donc, on parle de mon père. Mais, par exemple, mon père, c’est la poularde, le boudin et le millefeuille. Et moi, c’est la rose, le bar et l’huître » (entretien avec J.-M. Lorain).
37De même, la « rencontre » est une catégorie qui a augmenté entre 1982 et 2002, puis qui a diminué en 2012 pour remonter à 3,1% en 2022. La « rencontre » est la forme la moins mobilisée par les chefs puisqu’elle a toujours été classée 7ème.
38En résumé, les variations d’intensité de mobilisation des formes de créations témoignent d’une relative permanence et d’une forte dynamique dans la gastronomie française sur long cours (figure 3). La triade « histoire – technique – produit » de 1972 a laissé place à la triade « produit – jeu grammatical – territoire de vie, voyage » en 2022.
Figure 3. Comparaison profil créatif 1972 – 2022 avec profil créatif 1972 et 2022
39Les profils créatifs révélés permettent de dégager deux grandes postures : celle de créateur et celle d’interprète. Parmi les grands cuisiniers depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, il y a ceux qui ont créé de nouvelles œuvres et/ou ceux qui ont interprété avec le plus grand talent des œuvres déjà produites en y introduisant une part personnelle d’interprétation (ces deux postures pouvant être repérées chez les artistes issus des arts dits légitimes). Ces deux postures peuvent être positionnées dans un système en double tension (cf. figure 4) :
40L’axe des abscisses : positionnés à gauche de l’axe, les interprètes, centrés sur l’« héritage », l’« histoire » et la « technique ». Ces formes de créations prennent racine dans l’existant, les œuvres « classiques », tout en les réinterprétant. Elles font écho aux propriétés sociales incorporées par les chefs (« dispositionnalisme »). Positionnés à droite de l’axe, les créateurs, centrés sur le « jeu grammatical », la « rencontre » et le « territoire de vie, voyage ». Ces formes de créations sont la caractéristique des chefs qui conçoivent majoritairement des œuvres nouvelles, en « rupture » avec l’existant. Elles renvoient aux propriétés sociales objectivées des contextes (« contextualisme »).
- 3 Pour plus de détails sur la typologie de l’espace du mangeable, voir (Zancanaro 2019).
41L’axe des ordonnées sur lequel se déploie le « produit », avec en partie haute un rapport à l’espace du mangeable non localisé (les chefs mobilisent majoritairement l’espace du mangeable « national », c’est-à-dire des produits indifférenciés sur le territoire), et en partie basse, un rapport à l’espace du mangeable localisé (les chefs convoquent majoritairement les espaces du mangeable « local ici » – le terroir dans lequel évolue le chef –, « local ailleurs » – un terroir à l’extérieur de l’espace géographique dans lequel le chef est établi – , et « exotique » – un terroir étranger spécifique –)3. Nous voulons ainsi faire apparaître la relation que les chefs ont avec le territoire au sens large du terme dans la sélection des produits. Le fait d’avoir positionné seul le « produit » sur l’axe des ordonnées se justifie par la position centrale qu’il occupe dans la gastronomie française : il est le cœur, la pierre angulaire de toute cuisine.
42Pour permettre la cartographie de ces postures, les moyennes des formes de créations (mis à part « produit ») mobilisées par chaque chef au cours de leur période de présence dans le guide Michelin ont été transformées en scores de la manière suivante :
43Pour les formes « héritage », « histoire » et « technique », un signe négatif a été ajouté au pourcentage et le symbole % a été supprimé afin d’exprimer le nombre en score (exemple : 20,2% pour G. Blanc dans la catégorie « histoire », s’exprime -20,2) (cf. tableau 2).
44Pour les catégories « jeu grammatical », « rencontre » et « territoire de vie, voyage », un signe positif au pourcentage et le symbole % a été supprimé afin d’exprimer le nombre en score (exemple : 4,3% pour B. Pacaud dans la catégorie « jeu grammatical », s’exprime +4,3).
45Si la somme des six catégories est positive, le chef est positionné à droite de l’axe du côté des créateurs ; si la somme est négative, le chef est placé à gauche de l’axe du côté des interprètes. Ainsi, trois formes de créations sont exprimées en négatif (« héritage », « histoire » et « technique ») et trois sont exprimées en positif (« jeu grammatical », « rencontre » et « territoire de vie, voyage ») sur l’axe interprète / créateur. Le tableau ci-après présente les scores obtenus par les chefs pour leur période de présence 1972-2022.
Tableau 2. Scores des formes de créations pour chaque chef au cours de leur période
46Les postures de créateur et d’interprète révèlent chacune deux styles culinaires :
47Créateur
48Avant-gardiste :
49Sont considérés comme avant-gardistes, les chefs ayant obtenu un score supérieur ou égal à 50. Cela signifie que le poids de la mobilisation des formes de créations « jeu grammatical », « rencontre » et « territoire de vie, voyage » est largement supérieur à celui d’« héritage », d’« histoire » et de « technique ». D’une certaine façon, ces chefs sont à la « pointe » de la création, ont la volonté de devancer leur époque. Dans le cas présent, et pour la période 1972-2022, sont avant-gardistes P. Barbot, M. Colagreco, D. Droisneau, P. Gagnaire, K. Kobayashi, A. Mazzia, A. Passard et A.-S. Pic.
50Moderniste :
51Pour un score compris en 1 et 49, les chefs sont considérés comme modernistes. Même s’ils convoquent dans une proportion moindre le « jeu grammatical », la « rencontre » et le « territoire de vie, voyage » que le premier style culinaire, ces formes restent dominantes parmi l’ensemble des formes de créations convoquées. Ces chefs sont résolument tournés vers le présent sans chercher à mobiliser la tradition. Pour la période 1972-2022, M. Bras, C. Coutanceau, G. Passédat et G. Viel appartiennent au style culinaire moderniste.
52Interprète
53Classique :
54A l’opposé des avant-gardistes, les chefs qui obtiennent un score supérieur ou égal à - 50 sont classiques. Cela signifie qu’ils se ressourcent majoritairement dans l’« héritage », l’« histoire » et la « technique » par opposition au groupe des avant-gardistes. Ces chefs puisent majoritairement dans l’existant, dans le passé et réinterprètent en grande partie les œuvres. Ils ne cherchent pas à proposer nécessairement quelque chose de neuf. Dans le cas présent, seuls P. Bocuse et M. Haeberlin font partie de ce style culinaire.
55Conservateur :
56Ce dernier style culinaire caractérise les chefs qui obtiennent un score compris en -1 et -49. Ils mobilisent davantage l’« héritage », l’« histoire » et la « technique » que les autres formes de création mais ne s’interdisent pas à la marge de proposer des œuvres nouvelles. Pour la période 1972-2012, G. Blanc, A. Ducasse, M. Guérard, A. Lallement, J.-M. Lorain, R. Marcon, R. et M. Meilleur, B. Pacaud et M. Troisgros sont des conservateurs.
57Concernant l’axe des ordonnées (non localisé / localisé), nous avons procédé de la même manière pour l’espace du mangeable que pour les formes de créations, à savoir :
58Pour l’espace du mangeable « local ici », « local ailleurs » et « exotique », un signe négatif a été ajouté au score (exemple : 7,4% pour P. Barbot dans la catégorie « local ailleurs », s’exprime -7,4).
59Pour l’espace du mangeable « national », un signe positif a été ajouté au score (exemple : 24,6% pour M. Bras dans la catégorie « national », s’exprime 24,6).
60La somme de ces quatre catégories de produits correspond à un chiffre positif ou négatif qui permet le positionnement des chefs sur l’axe des ordonnées. Si le score est positif, cela signifie que le chef mobilise davantage l’espace du mangeable non localisé (« national ») que les espaces du mangeable localisés (« local ici », « local ailleurs », « exotique »). Le tableau 3 présente les scores de l’espace du mangeable obtenus par les chefs pour leur période de présence 1972-2012.
Tableau 3. Scores de l’espace du mangeable pour chaque chef au cours de leur période
61Afin de mesurer le poids que représente la forme de créations « produit » dans le processus créatif des chefs, nous avons représenté la figure en trois dimensions :
621ère dimension : le score des formes de créations positionne les chefs sur l’axe des abscisses (tableau 2),
632ème dimension : le score de l’espace du mangeable positionne les chefs sur l’axe des ordonnées (tableau 3),
643ème dimension : le pourcentage « produit » de la forme de créations donne la taille de la bulle sur le point d’intersection des deux premières dimensions (tableau 2).
65Enfin, afin de différencier les chefs héritiers des chefs fondateurs, nous avons coloré la bulle en rose pour les héritiers et la bulle en bleu pour les fondateurs. Le terme héritier renvoie aux chefs comme M. Troisgros ou A.-S. Pic qui ont reçu en héritage l’établissement familial déjà étoilé (1, 2 ou 3 étoiles). Comme les héritiers ont des parcours de socialisation primaire et professionnel différents de ceux qui ont fondé leur établissement (fondateurs), nous avons souhaité pouvoir les distinguer afin de mesurer si cette variable est discriminante.
66La figure 4 proposée ci-après cartographie les styles culinaires des chefs dans la gastronomie française pour la période 1972-2022. Pour en faciliter sa lecture, prenons l’exemple d’un chef, P. Barbot : il est positionné à droite de l’axe des abcisses car il est majoritairement créateur (cf. tableau 2), en haut de l’axe des ordonnées car il mobilise davantage un espace du mangeable non localisé (cf. tableau 3), la bulle bleu (il est fondateur) de taille 22,3 reflète la part de la forme de créations produit dans son processus créatif (cf. tableau 2).
Figure 4. Cartographie des styles culinaires des chefs dans la gastronomie française
67Cette figure met en évidence quatre caractéristiques macrosociales fortes :
681-Si le poids des postures de créateurs (52%, 12 chefs) est équivalent au poids des postures d’interprètes (48%, 11 chefs), les styles culinaires sont en revanche plus marqués.
69La création dans la gastronomie française ne rime pas systématiquement avec l’abandon du passé, tout comme la tradition ne refuse pas de composer avec la modernité. Les « va-et-vient » sont légion et les chefs n’hésitent pas à puiser dans l’histoire de l’art culinaire pour interpréter « à leur sauce » les œuvres classiques. Cette pratique n’est pas isolée et se repère dans le monde des arts dits légitimes : « Lorsque l’artiste entreprend une œuvre d’art, son attitude peut être double : soit il a sous les yeux un certain nombre d’œuvres d’art déjà constituées qui le séduisent, qui satisfont ses besoins d’ordre et de connaissance, il s’efforce alors d’en produire des variantes plus ou moins liées à son expérience personnelle, soit l’artiste crée de nouveaux schèmes en rompant avec ce qui existe déjà. » (Francastel 1970). Elle demeure toutefois plus marquée chez les interprètes que chez les créateurs, faisant apparaître une diversité de styles culinaires. Il n’existe donc pas une « recette » pour créer mais des chemins intrinsèquement liés aux trajectoires des individus.
702-Les créateurs sont davantage avant-gardistes (67%, 8 chefs) que modernistes (33%, 4 chefs) ; ils sont majoritairement fondateurs (75%, 9 chefs) et ont un rapport à l’espace du mangeable localisé (92%, 11 chefs). Ils appartiennent en grande partie (92%, 11 chefs) aux trois dernières cohortes de chefs entrés dans le guide Michelin (2002, 2012, 2022).
71Avec des socialisations primaires différentes des interprètes (par exemple, M. Bras est autodidacte), des socialisations professionnelles singulières (par exemple, K. Kobayashi a d’abord appris la cuisine au Japon puis ensuite en France), des parcours de vie singuliers (comme celui de M. Colagreco qui est né et a vécu en Argentine), des interactions avec le monde de l’art culinaire denses et diversifiées (à titre d’exemples, G. Viel participe à Top Chef, R. Marcon est Président du comité d’organisation du Bocuse d’or), les chefs modernistes et avant-gardistes donnent à voir des processus de création différenciés qui traduisent, pour les chefs fondateurs, leur volonté de se faire une place dans le monde de la gastronomie qui ne leur était pas spontanément ouvert (P. Gagnaire, A. Passard par exemple), et pour les chefs héritiers, leur volonté de se faire un prénom (A.-S. Pic, G. Passédat, C. Coutanceau). Fruit de rencontres et des voyages, saisis par les préoccupations environnementales, l’espace du mangeable est davantage localisé par les chefs modernistes et avant-gardistes que par les chefs conservateurs et classiques. Ils coconstruisent leurs besoins avec des maraîchers, autoproduisent une part de leurs légumes dans leur propre potager, et s’adonnent à la cueillette de fleurs, herbes, algues et autres champignons. Les multiples interactions constituent ainsi une ressource pour la création de nouvelles œuvres : « Je suis ravie de voyager. Bon, la semaine dernière on était à Shanghai, c’était extraordinaire. Moi, ça m’ouvre l’esprit, j’ai vu des choses superbes. Voilà, ça bouge, c’est dynamique, ça me donne du peps, en fait, moi, je suis très buvard. Toute l’énergie que je prends quand je suis dans un pays, je l’absorbe, et après, elle ressort, quoi. Je suis très, je fonctionne beaucoup comme ça. Je suis bien ici mais l’ailleurs me ressource quoi » (entretien avec A.-S. Pic).
723-Les interprètes sont à 82% (9 chefs) conservateurs et à 18% (2 chefs) classiques ; ils sont majoritairement des héritiers (55%, 6 chefs) et ont un rapport à l’espace du mangeable non localisé (80%, 5 chefs). Ils font largement partie (78%, 8 chefs) des trois premières cohortes de chefs entrés dans le guide Michelin (1972, 1982, 1992).
73Ces données nous permettent de saisir le poids des dispositions dans le processus créatif des interprètes. La prédominance du style culinaire classique jusqu’en 1992 s’explique par la présence quasi-exclusive de chefs héritiers dans le groupe des interprètes (67%, 6 chefs) qui respectent les conventions culinaires classiques issues de leur socialisation primaire et professionnelle (ils ont fait leur classe dans des établissements étoilés proposant une cuisine classique et travaillent dans l’entreprise familiale étoilée). Ces propriétés sociales intériorisées se perçoivent dans le propos de ces chefs :
« Je suis né dans cette maison, j’ai grandi dedans, puisqu’à l’époque mes parents habitaient dans le restaurant au 1er étage (…). Donc, ça m’a fortement influencé au départ (…). Je pense, ce qui est très important, c’est que, dès ma plus jeune enfance, j’ai été bercé dans ce milieu » (entretien avec J.-M. Lorain). « J’ai passé mon enfance dans les jupes de ma mère et de ma grand-mère qui s’activaient en cuisine, tandis que Virginie, mon arrière-grand-mère – née en 1860 ! – toujours fidèle à sa coiffe bressane, passait le restant de sa vie à repriser des serviettes, assise près du fourneau. De cet effluve de souvenirs, me reviennent surtout les odeurs qui éduquaient mes narines et montaient jusque dans ma chambre située juste au-dessus de la cuisine » (entretien avec G. Blanc).
74Certains chefs issus d’une lignée familiale classique comme M. Troisgros, G. Blanc ou A.-S. Pic, vont vouloir s’affranchir du poids de l’héritage et faire évoluer leur cuisine vers un style conservateur, voire avant-gardiste. Cette mise à distance n’est pas sans « douleur » et demande du temps :
« Papa ça a été plus long mais en même temps, à un moment donné, j’ai jugé que c’était trop long, voilà. Au-delà de 10 ans, j’étais impatient quoi, et en même temps j’avais peur d’être seul » (…). On a fait par étape, déjà la part cuisine ce n’était déjà pas mince d’abolir, on va dire, quelque part, ce qui était fait, c’est-à-dire, les plats cultes de la maison, ceux qui portaient l’identité forte de la maison et qui en même temps étaient pour moi, là pour le coup, quelque chose de très pesant parce que c’était répétitif, parce que ce n’était pas de moi. Ne pas les abolir mais les mettre, les ranger dans le cahier des souvenirs, et entamer un travail personnel maladroit, incertain, sans demander à mon père quoi que ce soit, sans même lui demander, le feu vert, le comment dire, le droit d’enlever l’escalope de saumon à l’oseille, la pièce de bœuf à la moelle, ou des plats qui étaient sur la carte depuis 35 ans ou même 40 ans, sans même lui demander son avis » (entretien avec M. Troisgros).
75Les voyages de ces chefs, les interactions avec les fournisseurs alimentaires et non alimentaires (designer, architecte, etc.) permettent aussi de comprendre cette dynamique.
764-La majorité des chefs (70%, 16 chefs) convoque le « produit » dans leur processus créatif dans des proportions équivalentes (c’est-à-dire qu’ils ont un écart de plus ou moins 10 points par rapport à la moyenne « produit » de 28,2%). Quatre chefs (17%) le mobilisent moins (K. Kobayashi, A. Mazzia, G. Viel et M. Colagreco) tandis que trois autres (13%) lui accordent davantage de place (R. et M. Meilleur, D. Droisneau et A. Lallement).
77Initié dans la seconde partie du XVIIe siècle, infusé tout au long des XVIIIe, XIXe et première partie du XX siècle, renouvelé avec la nouvelle cuisine à partir des années 1970, le respect du goût de l’aliment demeure la pierre angulaire de la gastronomie française :
« La meilleure façon et la plus saine de manger le rôti, tel qu’il puisse être, c’est de le dévorer tout sortant de la broche dans son jus naturel et pas tout à fait cuit, sans y apporter tant de précautions incommodes qui détruisent par leurs façons étrangères le goût véritable des choses. Comme ceux qui, voulant faire un bon repas d’un aloyau, après l’avoir ôté de la broche le coupent par morceaux, y mettent de l’eau, du vinaigre, du bouillon, du poivre et du sel à confusion, de l’ail, des échalotes, des écorces de citron ou d’orange, de la muscade, des câpres et infinité d’autres salmigondis qui font changer cette viande de nature après une ébullition d’un quart d’heure qui, par cette manière, se racornit et devient plus dure et plus insipide que du bois » (LSR, 1674).
78Près de quatre siècles après cet écrit, nous retrouvons la même tonalité dans les propos de chefs tels que M. Haeberlin et M. Guérard : « C’est avant tout la mise en valeur du produit, c’est essayer de trouver un certain goût tout en respectant le produit » (entretien avec M. Haeberlin) ; « Le goût du produit ne doit pas être masqué par une surabondance d’ajouts, de sophistications qui peuvent devenir niaises. Voilà, j’aime bien que le produit puisse s’exprimer, alors oui, c’est tout bête ce que je dis mais c’est comme ça que je le vois » (entretien avec M. Guérard). Cette singularité conduit certains chefs à énumérer, parfois laconiquement (M. Colagreco), parfois exhaustivement (A. Mazzia), leurs œuvres qu’avec des produits, faisant fi dans de nombreux cas des techniques de cuissons (cf. photographies 1 et 2).
- 4 Il est intéressant à ce titre de consulter les guides Michelin des années 1950 à 1970. Une très gra (...)
79Ces caractéristiques macrosociales soulignent en définitive le changement de paradigme culinaire sur la période étudiée. A la fin des années 19604, les chefs continuent d’interpréter de façon quasi-systématique les œuvres de la cuisine classique d’A. Escoffier consignées dans son ouvrage Le guide culinaire (Escoffier, Gilbert, Fetu, 1903) alors que de profondes mutations économiques et sociales sont apparues au cours des trente glorieuses. La conjonction de trois phénomènes est de nature à expliquer le basculement de paradigmes entre la cuisine classique et la nouvelle cuisine.
80Tout d’abord, le renouvellement de la critique avec l’apparition en 1972 du guide Gault & Millau. Pour ces deux journalistes (à qui l’on doit l’invention de la formule « nouvelle cuisine » et ses dix commandements en 1973), il n’est question de faire un « anti-Michelin » mais de faire « du bon journalisme qui dépoussièrerait, désencrouterait l’art de la table. Le Michelin ronronnait dans la cuisine bourgeoise savante ». En clair, il s’agit de « secouer le cocotier » : « Le petit monde de la gastronomie éclate de suffisance, de contentement de soi et de certitude » (Gault et Millau 1977). Ils offrent ainsi la possibilité aux chefs souhaitant proposer une « nouvelle cuisine », d’acquérir une notoriété et une légitimité en dehors du guide Michelin. L’arrivée d’une nouvelle génération de chefs (mais aussi le transfert de chefs classiques vers le groupe de nouveaux chefs) tels que P. Bocuse à Collonges-au-Mont-d'Or, J. et P. Troisgros à Roanne, M. Guérard à Eugénie-les-Bains, A. Chapel à Mionnay, R. Vergé à Mougins, L. Outhier à La Napoule, C. Peyrot à Paris, entre autres, qui souhaitent faire une cuisine en partie détachée des conventions classiques, plus proche des désirs et aspirations de la nouvelle société française, constitue le second phénomène. Enfin, le public client souhaite une cuisine moins riche leur donnant l’occasion d’épouser la nouvelle esthétique corporelle de minceur, (M. Guérard invente la « cuisine minceur »), davantage personnalisée qui amène le service à l’assiette à la place du service au plat, et profondément novatrice afin de leur permettre de vivre des expériences nouvelles.
81Les virulentes critiques et indignations apparues lors de sa proclamation et au cours des années suivantes (Coquet et Dupont 1990), n’auront pas raison de la nouvelle cuisine. Le point de bascule entre les deux paradigmes s’opère dans à la fin des années 1980 : d’une position marginale au cours des années 1970, la nouvelle cuisine bascule dans une position dominante à partir des années 1985-1990. A partir de cette période, les chefs seront de moins en moins nombreux à se réclamer du paradigme de la cuisine classique.
82A partir d’un questionnement de départ (« comment les chefs imaginent ce qu’ils imaginent » ?), nous avons émis trois hypothèses (le parcours de socialisation professionnelle, l’histoire de vie, le contexte de production) et mis en place une méthodologie qui combine analyse interne et analyse externe des œuvres culinaires (analyse multidimensionnelle des œuvres culinaires contenues dans les cartes des restaurants tri-étoilés dans le guide Michelin, entretiens biographiques auprès de chefs triplement étoilés, observations terrains et consommations de mets in situ).
83Les premiers résultats ont montré que si le profil créatif de la période 1972 était centré sur la triade « histoire – technique – produit », il a progressivement laissé place à la triade « produit – jeu grammatical – territoire de vie, voyage » en 2022. Les variations d’intensité de mobilisation des formes de créations témoignent d’une relative permanence et d’une forte dynamique dans la gastronomie française sur long cours.
84Cette triade, singulière au paradigme de la nouvelle cuisine, s’exprime dans des œuvres telles que « mémoire d'un voyage : le turbot poêlé au beurre de vadouvan ; cèbe de Lézignan, lassi, bouquet anisé » et « le filet de truite fario de Minana juste raidis ; feuilles et cœur de laitue, miettes de pain au lard, peau de lait », extraites de la carte de M. Bras en 2002. Se concentre dans ces deux œuvres, la pensée de la nouvelle cuisine : l’interprétation de la tradition culinaire (turbot poêlé meunière version poêlé aux épices indiennes – beurre de vadouvan), l’intégration des produits et techniques étrangères hybridés aux produits et techniques locales et nationales (lassi indien avec un oignon régional), la transgression de la grammaire culinaire (créer des œuvres sortant des conventions classiques : mémoire d’un voyage, miettes de pain au lard) et l’intérêt porté aux savoir-faire populaires élevés au rang d’œuvres d’art culinaire (usage de la peau de lait). Cette transgression calculée et orchestrée ouvre un espace de liberté aux artistes, qui leur permet de proposer de nouvelles conventions, qui deviennent à leur tour « les » règles qui seront ultérieurement contestées…
85Les seconds résultats se sont attachés à montrer les postures et styles culinaires des chefs. Une symétrie axiale inversée entre le groupe des interprètes en grande partie héritier (55%) et le groupe des créateurs très largement fondateur (75%) : un positionnement majoritairement conservateur, installés dans le guide Michelin depuis 27 ans en moyenne, mobilisant l’espace du mangeable non localisé pour les uns (64%, 7 chefs sur 11), un positionnement principalement avant-gardiste, présents dans le guide Michelin depuis 8 années en moyenne, convoquant principalement l’espace du mangeable localisé pour les autres (92%, 11 chefs sur 12).
86L’ensemble de ces résultats montre que le processus de création des œuvres dans l’art culinaire contemporain français varie en fonction de la socialisation professionnelle, de l’histoire de vie et des interactions nouées avec le monde de l’art culinaire dans une arène gastronomique qui constituent des sources d’inspiration mais aussi des ressources et des contraintes pour l’action. La manière dont les chefs agrègent ces éléments caractérise leur production artistique.
87Resté volontairement dans le cadre de cet article à un niveau macrosocial, le modèle proposé est à même d’étudier à une plus petite échelle le processus de création d’un chef (monographie) afin d’observer sa propre dynamique, de comprendre comment il imagine ce qu’il imagine.