1Un certain nombre de choix alimentaires révèle l’existence d’un système dans lequel les aliments sont chargés de valeur. Le bouillon de santé fait partie de ceux-là. La deuxième édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1718, indique que « Bouillon se dit […] de l’eau qui a long-temps boüilli [sic] avec de la viande, ou avec des herbes, pour servir ensuite de nourriture. » Puis, dans la cinquième édition de 1798, la définition s’enrichit : le bouillon peut servir « de nourriture ou de remède ». Ce sens est inchangé jusqu’à la définition actuelle qui perd ce dernier emploi. Cette double fonction laisse supposer une variété d’usages. S’il est en somme une sorte de potage, au sens où nous l’entendons actuellement, ses qualités de remède en font un objet particulier. Dans les œuvres d’art, les objets utiles à sa consommation ou à sa préparation, ou bien parfois le titre lui-même, nous permettent de le reconnaître. Il n’en est que rarement le sujet ou le centre d’intérêt. Pour autant, sa présence est révélatrice d’un contexte et de son pouvoir évocateur. À la fois aliment et remède, le bouillon de santé a des fonctions multiples qui participent à la structuration et à l’organisation de la santé, parce qu’il participe à son équilibre et à son harmonie. Il est inscrit dans un système de valeurs culturelles qu’il contribue à alimenter.
2À travers quelques œuvres choisies, nous allons montrer comment les artistes incluent le bouillon dans une certaine représentation d’une organisation de la société. Il n’est pas un simple détail, parce qu’il fait partie du répertoire des aliments favorisant la guérison. Nous postulons que son image va plus loin, jusqu’à s’inscrire dans un idéal de la bonne santé qui excède la stricte santé du corps individuel. Le bouillon pourrait contribuer à la constitution d’une cellule familiale saine et heureuse, jusqu’à, peut-être, une société harmonieuse. Dans cette optique, il se révèle être un élément symbolique à forte valeur ajoutée qui outrepasse ses usages diététiques premiers, comme si sa fonction nutritionnelle enrôlait avec elle un ensemble d’images à valeur symbolique de cette fonction nourricière. Nous suivrons ce parcours entre le XVIIIe et la fin du XIXe siècle. L’exhaustivité nous est impossible, aussi nous avons choisi de mettre en avant certains emplois du bouillon de santé parmi les plus courants en art. Dans la même logique, nous avons préféré un parcours sur un temps relativement long, ce qui permet de constater les continuités et nouveautés dans une période aux nombreux changements : de régimes politiques d’un côté, d’un autre, l’avènement de la modernité en art.
- 1 Voir par exemple quelques ouvrages généralistes majeurs portant sur la période qui nous préoccupe i (...)
- 2 Voir par exemple Corbin, Courtine et Vigarello 2005 : Gentilcore 2016 ; Vigarello 1999.
- 3 Quelques travaux récents en histoire de l’art et théorie de l’art regardent en direction de la nour (...)
3Relevons d’emblée une difficulté propre au sujet abordé, qui oblige à suivre une méthode plus qualitative que quantitative, et qui s’articule autour de deux questions essentielles : qu’est-ce qu’un bouillon de santé ? Comment être assuré de sa présence dans les œuvres ? Le choix du corpus d’œuvres présentées se conçoit dans la réponse à ces deux questions inaugurales. Si les œuvres peuvent toujours supporter une interprétation subjective, c’est au regard des critères abordés comme étant des caractéristiques du bouillon de santé qu’elles sont montrées ici. Ainsi, elles sont précisément choisies dans cet ensemble parce qu’elles ne présentent pas de doute quant à ce qui peut être pensé comme bouillon de santé. Leur nombre est limité, car les incertitudes face à tant d’autres demeurent. Les œuvres sont regardées en croisant les sources : celles des textes anciens et les travaux actuels en histoire de l’alimentation1, histoire de la médecine2, en histoire de l’art et en théorie de l’art3. Pour autant, les profondes modifications culturelles relevant de l’histoire de la médecine, de l’histoire et de l’histoire de l’art ne seront que succinctement abordées, elles nécessiteraient un plus long développement et ne font pas l’objet de notre contribution. Notre propos chronologique et thématique concerne exclusivement des artistes français. Au sein d’un quotidien représenté, une image paradigmatique du bouillon de santé s’élabore-t-elle ? Participe-t-elle à une forme de système : celui d’un ordre social, structurant à l’intérieur un modèle domestique, et, à l’extérieur une forme d’hygiène publique ? Pour cela, il nous faut envisager à quoi un tel aliment pourrait servir.
- 4 C’est le cas de certaines œuvres parmi lesquelles : Charles Robert Leslie (1794-1859), Le malade im (...)
- 5 Pietro Longhi (1701-1785), La femme malade, 1744, huile sur toile, 52 x 41 cm, Venise, Ca' Rezzonic (...)
4De nombreuses œuvres représentent des scènes de maladie ou de visite chez le médecin. Parmi celles-ci des contenants sont figurés, ils évoquent le bouillon parce que ces objets permettent de le servir. Plus généralement, devant ces nombreuses scènes de maladie ce n’est pas le bouillon qui est caractéristique, mais la représentation du malade alité. De manière récurrente, une table d’appoint supporte des objets servant à contenir des liquides : des fioles, des tasses4. D’autres fois, on apporte une préparation dans un récipient au malade5. Compte tenu de la forme de ces contenants, il n’est pas toujours évident de pouvoir identifier leur contenu, parce qu’ils peuvent avoir des fonctions multiples. Nous ne sommes que rarement assurés de la présence du bouillon. L’ensemble du contexte, des objets aux gestes particuliers, peut néanmoins nous indiquer sa présence.
- 6 « Elles se distinguent des “choses naturelles” (ou composantes physiologiques du corps) et des “cho (...)
5Le bouillon a sa place dans une scène de maladie, car un lien intime unit cuisine et médecine. Pour l’illustrer, Jean-Louis Flandrin rappelle que Jean Viardot a montré dans une étude que « les livres de cuisine étaient traditionnellement rangés dans la classe des “Sciences et arts”, sous-classe “Médecine”, auprès des ouvrages de diététique » (Flandrin 1996 : 702). Cette habitude des bibliophiles rappelle que la cuisine a été longtemps « vassalisée par la médecine ». Dans l’ancienne diététique médiévale, reposant sur les théories d’Hippocrate (Ve siècle avant J.-C.), puis Galien (IIe siècle après J.-C.), le régime alimentaire est fondamental pour maintenir ou retrouver la santé. Se nourrir tient des « choses non naturelles6 » permettant de lutter contre la maladie. Ainsi, la diète alimentaire est l’un des facteurs influençant la santé humaine sur lequel le médecin peut s’appuyer. « Au nombre de six, ces facteurs sont de nature psychologique, physiologique ou encore liés à l’environnement naturel : l’air, l’alimentation et la boisson, le mouvement et le repos, le sommeil et la veille, ce qui est avalé et ce qui est expulsé et les passions de l’âme, telles sont les six catégories de “choses non naturelles” » (Nicoud 2006). Le fonctionnement du corps n’est pas détaché de celui de l’intégralité du monde, s’équivalent physiologie, psychologie, si l’on peut dire, au sein du même registre de qualités qui définissent : la complexion, le tempérament, l’humeur. Ainsi, chacune des humeurs combine des polarités : chaud et humide, chaud et sec, froid et humide, froid et sec. Elles-mêmes sont en lien avec les éléments : air, feu, eau, terre. Dans la théorie humorale, ces « quatre éléments et ces quatre qualités déterminent les quatre humeurs, substances liquides présentes dans le corps humain : le cœur sécrète du sang chaud et humide, le cerveau, un flegme froid et humide, le foie, une bile chaude et sèche et la rate, une mélancolie froide et sèche. En fonction de l’humeur dominante de son corps, l’individu sera de tempérament sanguin, flegmatique, bilieux ou mélancolique » (Quellier 2013 : 169-170).
6Ce système de correspondances établit une relation avec les quatre saisons, les quatre âges de la vie, les planètes, des nuances colorées qui expliquent, par exemple, la couleur de peau de telle ou telle personne. Si les humeurs sont ces liquides particuliers qui coulent dans le corps de l’homme, « ce sont aussi les sucs des plantes, le jus des fruits et de la viande : cette notion si riche et si floue permet de construire une représentation unifiée du monde et des rapports entre macrocosme et microcosme » (Demont 2004 : 54).
- 7 Ce qui s’active, c’est la déconstruction pas à pas d’un large réseau qui entretenait un rapport de (...)
7Si du côté de la cuisine, à partir du XVIIe siècle, une libération progressive du joug de la diététique s’opère, du côté de la médecine on prend des distances avec les théories ancestrales7.
8Notre bouillon s’inscrit dans cette histoire, ce qui explique son implication dans des situations variées qui n’appartiennent pas toujours au registre actuel des maladies. Par ailleurs, les nouvelles manières de percevoir le corps, dont découlent celles de le soigner, n’indiquent pas un changement radical et absolument hégémonique de la médecine en Europe. Il subsiste une médecine populaire, empreinte de tradition au XIXe siècle. « Elle reste profondément liée aux visions humorales, sans posséder ni leur précision “catégorisante”, ni leur subtile variété. Elle constitue un système, un ensemble “logique”, bien éloigné des étrangetés auxquelles elle a trop souvent été identifiée. Système durable aussi : sa “cohérence” est demeurée enracinée dans le petit monde des villes et des champs de l’Europe moderne, vivace encore dans les campagnes du XIXe siècle » (Porter, Vigarello 2005 : 340).
9Éloignée des grandes villes, des élites, des pôles de recherches dynamiques, se pratique encore une médecine liée aux astres, à l’environnement, liée à la sorcellerie et à la magie.
- 8 Dans Les Dons de Comus de François Marin, les préfaciers présentent certes une nouvelle cuisine raf (...)
- 9 Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), La Dame de charité, vers 1772-1775, huile sur toile, 112 x 146 cm (...)
- 10 Voir notamment les nombreuses précisions qu’apporte Henry Havard au sujet de l’écuelle (Havard 1894 (...)
10Si au XVIIIe siècle, cuisine et médecine sont intimement liées par la fonction diététique des aliments8, ce lien tend à s’amenuiser sans disparaître complètement. Le bouillon dans La Dame de la charité de Jean-Baptiste Greuze, peint vers 17759, participe à désigner le malade. L’écuelle, posée sur la table d’appoint, le jouxte. À sa proximité, se trouve une petite fiole que l’on suppose contenir une potion médicamenteuse. Cette écuelle sert à consommer tous les aliments appartenant au registre des soupes et potages10. Dans cette œuvre, comme la fiole, elle est un attribut du malade. Ces accessoires font partie du répertoire des objets de soin et confirment un état de santé dégradé. La fonction curative du bouillon est mise en relief. Dans les œuvres nous ne pouvons jamais assurer la présence du bouillon, simplement la soupçonner, l’œuvre de Greuze ne fait pas exception. Nous rencontrons une difficulté majeure que l’on pourrait résumer par cette interrogation : qu’entendons-nous par bouillon ?
11Le bouillon permet de réaliser une variété de préparations allant des potages aux entremets. Il est, dès lors, une préparation culinaire nécessaire qui assaisonne et mouille les plats. Il est aussi, en tant que bouillon de santé, indispensable dans l’entretien et la conservation de la santé. Le statut ambigu du bouillon s’insinue dans les livres de cuisine. L’ambiguïté perdure au XVIIIe siècle. Menon, dans La Nouvelle cuisine, présente un ensemble de bouillons (Menon 1742 : 37 à 39) qui sont tantôt destinés à préparer d’autres recettes de cuisine comme la « Réduction ou Restaurant de la Nouvelle Cuisine » en gras, puis en maigre, ou plus explicitement destinés aux malades : « Bouillon pour les Malades », « Bouillon rafraichissant & purgatif ». Ces recettes sont des bouillons qui relèvent de la fonction du cuisinier dans leur préparation, et, de celle du médecin, pour ce qui est des ingrédients et de la prescription, quand ils jouent un rôle médical.
12Vincent La Chapelle publie en français son Cuisinier moderne à la même période, et, si le premier chapitre est traditionnellement l’occasion de présenter bouillon et potages, il inclut une partie indépendante entièrement consacrée aux « Boüillons Medecinaux [sic] » (La Chapelle 1735 : 58 à 87). Les recettes n’y sont pas toutes de première nouveauté, puisque, par exemple, La Varenne évoquait déjà une « Eau de poulet » (La Varenne 1651 : 130). Bien qu’assez différente en termes de préparation et d’usage, il destinait cette « Eau » aux « enfans de mammelle [sic] », quand celle de La Chapelle purge et rafraîchit. On la retrouve dans Cuisine et office de santé de Menon (Menon 1758 : 60-61). Elle a le même usage que celle de la Chapelle et nécessite l’avis d’un médecin, selon l’auteur. Remarquons que la partie consacrée aux bouillons de santé de La Chapelle est particulièrement claire. En effet, s’y trouve un ensemble de préparations dites « boüillons medecinaux [sic] » qui ont une vocation médicale et qui se distinguent a priori des autres recettes de potages contenues dans le livre, qui ont une fonction purement alimentaire. Il exprime d’ailleurs explicitement dans son « Avertissement » ne pas se substituer au rôle prescripteur du médecin, mais propose ces recettes pour les avoir déjà réalisées en tant que cuisinier.
- 11 Voir dans L’Art de la cuisine française au dix-neuvième siècle d’Antonin Carême le Tome premier, Pr (...)
- 12 De La Varenne, en 1651, à Carême, au XIXe siècle.
13Selon nos catégories actuelles, il paraît compliqué de concevoir l’ensemble de ces préparations comme intégrant la vaste typologie des bouillons de santé. Ni la consistance, ni la fonction ne permettent de préciser la nature de la préparation. Ainsi, Vincent La Chapelle intègre au répertoire des bouillons médicinaux des recettes de panades, tandis qu’Antonin Carême (Carême 1833), bien plus tard, développe, lui aussi, des recettes de bouillons médicinaux11 dans lesquelles, cette fois, il n’intègre pas les panades. Il les classe avec d’autres recettes de potages de vermicelles, de tapioca ou de gruau, mais il précise cependant en « observation » : « Les potages de farine de salep de Perse, d’arrow-root, de gruau et de maïs, se servent rarement, et cependant ce sont des potages qui conviennent dans l’ordinaire d’une famille où quelques personnes se trouvent indisposées ; ils sont encore plus convenables pour des potages d’enfants » (Carême 1833 : 117-118). Ainsi, certaines préparations relèvent, selon les auteurs, tantôt explicitement de la catégorie des bouillons de santé, tantôt, de manière plus floue, le lien demeure sans que la catégorisation soit évidente. Il n’est pas aisé de savoir précisément ce qu’est un bouillon de santé, dans la mesure où celui-ci se caractérise d’abord par ses fonctions de santé, avant qu’il ne s’illustre par des types de préparations spécifiques. La tradition fait plus systématiquement entrer dans cette catégorie certaines préparations – les eaux de viandes : eaux de poulet, de veau, etc. évoquées par plusieurs auteurs12. D’autres ont un statut intermédiaire, moins clairement défini, comme les recettes de panades de Carême.
- 13 Le médecin Jourdan Le Cointe en fait d’ailleurs l’apologie (Le Cointe 1790 : 361 à 368).
14Quoi qu’il en soit, chez La Chapelle, ces bouillons offrent un panel de remèdes à un ensemble de situations qui ne relèvent pas toutes stricto sensu de la santé du corps humain, ce qui suppose un projet plus global. Ce projet, perceptible en filigrane, fait du bouillon de santé la substance alimentaire au service d’un équilibre social parce qu’il maintient chacun des membres de la société en santé. Nous distinguons, chez La Chapelle, trois grandes fonctions du bouillon de santé à partir desquelles nous proposons de regarder la peinture. Tout d’abord, nous relevons les bouillons qui ont une fonction curative. Cette catégorie est la plus claire et évidente, les recettes identifient clairement ce qu’elles sont censées traiter : « Boüillon d’Ecrevices [sic] naturel, pour purifier la Masse du Sang », « Boüillon [sic] de Navets pour le Rhume », etc. Ensuite, nous trouvons les bouillons qui ont une fonction protectrice, de conservation. Ils accompagnent la bonne santé. Ils permettent notamment de bien faire grandir les enfants : « Maniére de faire les Boüillons des Enfans [sic] », « Maniére de faire les Panades pour les Enfans [sic] », « Panade de Grüau [d’avoine] » également destinée aux enfants, etc. Enfin, la troisième catégorie concerne les bouillons qui ont également un rôle de maintien de la santé, mais dans une forme d’utilité publique : il s’agit, par exemple, du « Grand Boüillon [sic] fait de Tablettes, facile à transporter, & à conserver pendant un an, & plus ». Bouillon qu’il n’adresse pas à un public spécifique dans un premier temps puisqu’il indique : « Dans les Maladies, on en fera prendre de trois heures en trois heures, ou de quatre heures en quatre heures. » La Chapelle perçoit cependant la portée de cet ancêtre du bouillon cube car, d’emploi facile, la tablette peut être utile à ceux qui voyagent. Elle sert à ceux qui voudraient « un Potage de senté, en courant la poste, ou dans une route où l’on ne trouve point de bon Boüillon [sic] ». Il ne le mentionne pas, mais c’est surtout dans la marine ou dans les camps militaires qu’il se révèle du plus grand intérêt car aisément transportable et nourrissant13. Dans cette dernière catégorie, s’ajoutent ces bouillons qui se destinent à une partie spécifique de la population : les pauvres (« Boüillon, dont les Pauvres peuvent user, au lieu de Boüillon à la viande [sic] », « Maniére [sic] de faire des Potages à peu de frais pour des Pauvres », etc.)
15Nos trois catégories ne s’excluent pas les unes des autres et sont assez bien traitées par les artistes. Cependant, l’inscription du bouillon dans le système de la représentation va permettre à l’œuvre de se placer moins dans le giron de la cuisine et de la médecine que dans celui de la morale. Nous formulons l’hypothèse que les qualités diététiques du bouillon participent à dresser l’image d’un idéal social où préside l’harmonie, une harmonie des tâches domestiques concourant à celle des fonctions biologiques. Puis, nous l’envisagerons en dernier point, c’est peut-être une société qui pense les individus les moins favorisés comme des organes affaiblis qu’il faut prendre en charge. Dès lors, cette projection de l’image du corps humain sur la société qu’il habite inscrirait le bouillon au cœur d’un maillage, dont l’horizon serait un idéal social, celui d’une société nourricière.
16Dans l’œuvre de Greuze, la fonction curative du bouillon est mise en relief. Pour autant, la maladie n’est pas le sujet de l’œuvre, pas plus que ne l’est le bouillon. C’est plutôt la charité de ces figures nobles qui viennent offrir une petite bourse aux malheureux. C’est encore la bonne éducation d’une enfant à qui l’on apprend les gestes de bienfaisance. À côté de cela, on interprète la déchéance d’une famille dont l’épée suspendue au mur indique la perte d’un statut social en passant de la noblesse à la pauvreté et à la maladie. Les gestes et regards appuyés, la lumière qui met l’accent sur les visages et les plis des étoffes indiquent une scène théâtralisée dont la partition de chacun des rôles des personnages appuie une valeur morale, celle de cette mère et dame de charité. Dans cette optique, nous avons assez peu d’informations sur l’espace dans lequel se déroule la scène, l’accent étant mis sur la frise de personnages. Ainsi donc, chaque détail compte et notre petite écuelle n’évoque pas seulement la maladie et la pauvreté, mais suppose encore un régime alimentaire rudimentaire amplifiant la dramaturgie de la scène et, par effet de contraste, met en exergue la bonté de la vertueuse dame de charité. L’œuvre a une fonction didactique, elle ne doit pas seulement toucher le spectateur, mais encore lui inspirer pareil comportement admirable. L’écuelle participe donc à définir un contexte défavorisé, mais par contraste ce n’est pas ce qui constitue le cœur de l’œuvre, il s’agit plutôt de cette flamboyante mère qui irradie la scène de bons sentiments.
- 14 Jean-Baptiste Lallemand (1716-1803), La Bouillie au coin du feu, huile sur toile, 33 x 41 cm, Dijon (...)
- 15 Modalité qui s’oppose à celle albertienne de la Renaissance italienne relevant de la « narrativité (...)
17Ce n’est d’ailleurs pas au seul vocabulaire de la pauvreté et de la maladie représentée que le bouillon appartient. Dans cette scène de genre de Jean-Baptiste Lallemand, intitulée La Bouillie au coin du feu14, la préparation se fait compagne des enfants. Ici, s’éloigne le ton moralisateur de la peinture néo-classique de Greuze, pour se rapprocher du cadre intimiste des scènes de genre des Pays-Bas du XVIIe siècle, dans lesquelles Tzvetan Todorov relevait la forte valeur accordée au rôle des femmes et aux activités domestiques qui leur incombent (Todorov 1997). Nous découvrons cette figure maternelle nourricière au sein d’une avalanche de détails, parmi lesquels les multiples éléments qui composent le décor : vaisselle et objets de cuisine qui tapissent le mur et les meubles, la nature morte de fruits et légumes qui couvre la table. Dans cette cuisine ne sont pas seulement nombreux les éléments de décor, mais aussi les actions et les mouvements : en arrière-plan une femme s’affaire, sur la table deux chats chapardeurs inquiètent un chien qui les regarde, au coin du feu, un homme entoure de son bras la mère. Au coin du feu un pot mitonne les ingrédients du repas. Dans cette cuisine ça bout, ça chauffe, des odeurs enveloppent cette agitation de leur fumet. Pourtant, à l’endroit de cette agitation demeure le calme de cette scène de nourrissage. Au milieu de cette cuisine bourgeoise, se révèle la figure maternelle. Mais, constitue-t-elle vraiment le centre d’intérêt de l’œuvre ? Dans cette scène d’harmonie chromatique, la lumière n’élit que timidement notre scène comme centre d’intérêt. De cette manière, les éléments visuels ne s’imposent pas à nous dans une hiérarchie du visible qui ordonnerait un point de vue. En ce sens, une affinité avec la peinture hollandaise du siècle d’or surgit dans ce que Louis Marin, après Svetlana Alpers, conçoit comme cette modalité de représentation picturale descriptive15. La peinture de Lallemand, parce que le point de vue n’est pas figé et que l’œuvre fourmille d’éléments, suppose une mobilité du regard du spectateur, un mouvement de va-et-vient, de rapprochement et d’éloignement pour découvrir les différentes actions et détails représentés en nombre dans l’œuvre. Cet aspect-là produit un semblant de vérité comme si cette scène avait pu être retranscrite par un appareil optique. Ainsi, par un subterfuge habile du peintre, l’illusion de nature apparaît et pas une scène de théâtre. Dans cette perspective, l’artiste « ne construit pas, ne compose pas, ne crée pas un monde de peinture sur sa toile », mais c’est « le monde qui s’y donne à voir » (Marin 1994 : 242). Nuançons notre propos car la comparaison avec la peinture hollandaise du XVIIe siècle est, à différents égards, un peu extrapolée. Nonobstant, la bouillie s’inscrit dans un quotidien dont aucun discours ne viendrait saturer une expression excessivement démonstrative de l’heureuse maternité.
- 16 Nicolas-Bernard Lépicié (1735-1784), Le Devoir Maternel ou La Bouillie, 1774, huile sur toile, 43,8 (...)
18Le ton moralisateur d’un Greuze n’est jamais si éloigné qu’il pourrait paraître. Dans Le devoir maternel (1774) de Lépicié16, se présente à nous un éloge de la tâche nourricière des femmes. Dans cette œuvre à la teinte rose dominante, tout inspire la vie, le bonheur des activités féminines. Le bouillon médicinal fait bien grandir le nourrisson, assurément. Ce n’est cette fois plus dans un cadre bourgeois que la bouillie s’affiche, car sa fonction fait fi des catégories sociales. Le bouillon est rarement sujet. Pourtant sa forte valeur culturelle, comme aliment de santé aux fonctions diverses, contribue, dans les œuvres, à dessiner un certain ordre social parce qu’il participe à mettre en image, au sein des foyers, le modèle, lui aussi culturellement marqué, de la bonne mère.
- 17 Jean-François Millet (1814-1875), La Becquée, vers 1860, huile sur toile, 74 x 60 cm, Lille, Palais (...)
- 18 On peut y lire, après une description de la « bouillie » et une explication de comment elle se prép (...)
19Dans La Becquée (vers 1860) du réaliste Jean-François Millet17, toute différente de la peinture académique d’un Greuze, mais empreinte d’un certain idéalisme, apparaît à nouveau la figure maternelle. Millet peint ici une mère donnant une bouille ou une panade à ses enfants. Quelques ocres, une harmonie de tons bleus et verts, une lumière diffuse participent de cette ambiance apaisée. Une scène calme mais aussi gaie, le bonheur d’une vie ordinaire. Chantal Georgel écrit : « Millet aboutit à une scène d’harmonie familiale (trois beaux enfants, une femme toute en rondeurs), qui respire l’aisance, et dont le bonheur paisible est conforté par la présence ténue mais sensible du père nourricier bêchant en arrière-plan son jardin potager » (Georgel 2014 : 243). Le propos de l’œuvre ne diffère pas tellement de ceux de Lépicié ou de Lallemand, presque cent ans plus tôt. Ici, le cadre champêtre et paysan a remplacé la cuisine bourgeoise de Lallemand, une harmonie de tons bleus répond aux tons roses et bleus de Lépicié. L’équilibre familial est cousu autour des tâches réparties selon le genre. Notre bouillie conserve, avec Millet, au XIXe siècle, ce rôle d’accompagnatrice de la croissance des enfants. Elle s’applique aussi au répertoire des objets qui dessinent les contours de la bonne mère, et, en ce sens, constitue un point de repère identifiant une fonction sociale, qui est celle se jouant dans l’intimité de la famille. Cette fonction sociale ne se détache pas de valeurs morales qui quadrillent la figure féminine. Cet accessoire, ainsi présenté dans un contexte où tout désigne le bonheur simple du quotidien, participe à établir l’image paradigmatique de la bonne mère, celle qui s’occupe bien de ses petits. En effet, quoi de plus naturel que de leur donner cette bonne bouillie dont l’intérêt est consolidé par une utilisation traditionnelle à destination des enfants. Le Grand d’Aussy indique dans son Histoire de la vie privée des français (Le Grand d’Aussy 1782, Tome I : 92) : « Quoique la bouillie ait été de tous tems un mets de table recherché, il paraît pourtant que ce n’est que vers le milieu du XVe siècle qu’on l’a employée comme aliment pour les enfans en bas âge [sic] ». Sans aucune certitude sur les sources utilisées par Le Grand d’Aussy, on constate, cependant, qu’il véhicule une idée qui lui est familière et sans doute communément admise par ses contemporains : la bouillie est l’aliment des enfants. Argument qui prend la même forme d’évidence plusieurs siècles plus tard, dans le Larousse ménager de 192618.
- 19 L’invisibilité de la soupe peut, en creux, être révélatrice d’un contexte plus global. Voir : Mathi (...)
- 20 Ce mot de « pan », Georges Didi-Huberman l’emprunte à Proust. Dans À la recherche du temps perdu, B (...)
- 21 Voir : Barthes 1980.
20Dans ces scènes, jamais n’apparaît la bouillie, ou presque, comme si elle était avant tout un prétexte pour représenter d’abord une scène de maternité, dont l’action tournée autour de gestes et d’une préparation spécifique n’a en somme que peu d’intérêt comparativement à la forte image mythique de la bonne mère. Image qui en dit plus que la simple activité quotidienne domestique. Chez Lépicié, cette bouillie se résume à un mince filet blanchâtre que l’on voit dans l’écuelle. Dans La Becquée de Millet, c’est un petit élément bombé d’une même couleur, que l’on distingue à peine, à la surface de la cuillère. Cette préparation, plus consistante que chez Lépicié, conserve dans chacune de ces œuvres une couleur beige qui évoque, bien sûr, la présence du lait dans cette nourriture infantile. Cet aliment, dont la présence discrète envahit pourtant toute la scène, puisqu’il participe à l’action, interroge. Certainement, bouillie, bouillon, soupe n’ont pas de qualités visuelles19 qui permettent une expression plastique aboutie, dans un tatillon et méticuleux travail de représentation comme le sont maints fruits, légumes, tourtes, poissons, crustacés, etc. La bouillie, elle, ne tient pas d’un travail de peinture descriptif, on n’y lit qu’à peine deux choses : une couleur et une consistance. Une couleur sans éclat, une couleur qui n’est pas tonitruante et qui ne se constitue ni comme élément de rupture dans la représentation, ni comme point d’orgue. La consistance suggère une densité, en somme une matérialité de la substance figurée. Ce grain demeure discret et ne vole la vedette à aucune matière suggérée, pas plus au beau drapé des tissus représentés chez Lépicié, qu’à l’herbe desséchée du premier plan de La Becquée de Millet. En vérité, sortie de ce contexte, remarquons que ce nous reconnaissons comme bouillie ne représente rien, il s’agit plutôt d’un amas, une tache. Zone de peinture qui rappelle celle que voit Georges Didi-Huberman dans ce fil rouge de La dentellière de Vermeer, à propos duquel il écrit : « c’est beaucoup moins qu’une mimésis de fil débordant d’un coussin. C’est comme rien, presque rien. C’est de la peinture déposée, semble-t-il, toute liquide à travers la trame de la toile » (Didi-Huberman 1985 : 47). Ce fil rouge, il produit un effet de pan20 : « ce filet rouge, parce qu’il ne représente rien, s’avance vers moi, me contraint à son détail, me regarde, devient sang (je veux dire qu’il produit tout à coup une temporalité de métamorphose), devient chute, devient ciel, – un pan : lambeau de plan, filet inidentifiable dans la stase d’un attribut, profondeur en acte, vertige coloré, s’approchant. C’est une fascination, tendue entre le comble et la dislocation de l’image » (Didi-Huberman 1985 : 47). La bouillie ne produit pas cette rupture, cette intensité, cette fulgurance, « “la force d’expansion” du punctum » barthésien21 (Didi-Huberman 1985 : 44). La bouillie, elle surgit et révèle une matérialité sans éclat, mais peut-être met-elle en lumière, en creux, par contraste, l’intensité du champ mythique qu’elle convoque et qui s’établit dans cette structure discursive pleine qui va de pair avec la structure mimétique mise en œuvre dans ces images. À moins que cette dislocation du visible ne soit une dislocation du mythe, celui qu’elle habite dans cette heureuse maternité. La bouillie ne serait-elle alors que cela ? C’est-à-dire de la peinture ? Cette tache évoquant la bouillie ainsi constatée, ce pan de peinture, sème le doute dans la belle entité narrative de ces images. Le pan « intervient comme eau trouble, voire comme catastrophe, dans l’élément iconographique de la peinture figurative. En tant que poignant, il est même un en-deçà, une “dislocation locale” du plan et du réseau ; planus signifie en latin le plan, l’uni, le clair et l’évident : “ce qui va de soi” ; le pan serait plutôt un effet de délégitimation de l’évidence » (Didi-Huberman 1985 : 44). Poussin est pétrifié devant le fragment de pied dans Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Didi-Huberman évoque cet effet de pan, « pris tout entier par la figuration ». Il n’est pas saisi par le réalisme de ce qu’il voit. C’est le « contraire du trompe-l’œil, ou de l’illusion réaliste, ou de l’hallucination en tant que telle. C’est d’abord un effet, intense, de délusion figurale » (Didi-Huberman 1985 : 58). La bouillie peinte ne saisit pas le regard, elle n’éveille ni désir, ni appétit quelconque, pas plus que l’on y décèle la virtuosité de l’artiste, mais tel que pan elle mine l’édifice pictural en essaimant le trouble de cette délusion, jusqu’à la déliaison picturale. Cette déliaison, ce pourrait être alors le lieu où les éléments de la peinture ne cohabitent plus, ne s’entendent plus. Non pas seulement sur le plan du mode de traitement mimétique, mais parce qu’ils n’ont plus rien à faire ensemble. Cette apparition du pan ouvre une brèche qui mine le dispositif de représentation complet, parce qu’il ébranle la certitude d’une image stable et immuable. Ainsi donc la valeur mythique du message qu’elle supporte s’ébranle un peu.
- 22 Jean-François Millet (1814-1875), Femme faisant manger son enfant, dit La Bouillie, 1861, huile sur (...)
21C’est peut-être, plus qu’ailleurs, ce qui advient dans Femme faisant manger son enfant dit La bouillie de Millet (1861)22. Peinte à peu près à la même période que La Becquée, elle valut au peintre réaliste de nombreuses critiques. Millet fut accusé « de peindre des contre-vérités », écrit Chantal Georgel (Georgel 2014 : 312). La scène de bonheur maternel est rompue par la représentation de l’enfant. En effet, malgré des joues rosies, apparaît un corps rigide et un regard éteint. L’enfant semble comme mort. Alors, malgré ces couleurs douces, cette lumière qui caresse les peaux, le bambin fait échec à la scène. Parce qu’il est attendu, dans ce type de représentation, de trouver une mère s’appliquant à prendre soin d’un enfant bien vif, et parce que la bouillie s’intègre mal dans une scène qui ne représente pas un thème du devoir maternel appliqué, l’œuvre choque. Nadar, indique Chantal Georgel, écrit : « Pas la moindre nuance d’expression, ni d’un côté ni de l’autre. L’action représentée dans le tableau de M. Millet n’est pas conforme à la nature. » De quelle nature parle le critique ? N’entend-il pas par là une représentation idéalisée caractéristique de ce type de scène ? Chantal Georgel précise plus loin (Georgel 2014 : 315) : « […] ces réticences comme ces louanges qui entourent l’œuvre de Millet ne peuvent se comprendre que rapportées au débat qui fait rage autour du réalisme, et qui conduit chacun à “voir” les œuvres de manière subjective, voire idéologique, le réalisme se trouvant tantôt rejeté du côté du laid, de l’ignoble, tantôt sublimé au nom de la modernité. Mais qui peut décider de ce qu’est le réel ? Et de ce qu’il est à tel ou tel moment de l’histoire ? Qui peut donc se targuer de le voir et de le peindre ? »
22L’œuvre choque les critiques, non pas parce qu’elle n’est pas réaliste au sens de vraisemblable, mais parce qu’elle pourrait remettre en cause un idéal de la figure nourricière, bref une vision paradigmatique de la bonne mère. On pourrait émettre l’hypothèse que la bouillie ici, comme par contagion, fait voler en éclats le dispositif énonciateur. La tache qui la représente ne s’accorde pas plus avec la scène que le bambin qui y prend part. Ainsi, dans cette œuvre, la bouillie n’a plus rien de son rôle confortatif habituelle, puisqu’elle ne participe pas à constituer le contexte attendu. Elle devient dérangeante parce qu’elle est paradoxale, induisant un type de représentation en forme de lieu commun, quand l’œuvre dans son ensemble y échappe. Il semble comme une évidence que l’inscription de la bouillie dans une scène de maternité évoque toujours l’heureuse maternité, l’enfant sain. Or, si l’idéal attendu est mis en échec dans l’œuvre, ce ne sont pas les qualités nutritionnelles de la bouillie qui sont remises en cause, mais le savoir-faire du peintre, preuve en est de la forte valeur symbolique qui lui est accordée.
23Il est envisageable de croire que le bouillon de santé qui participe à soutenir l’harmonie familiale dans son intimité – parce qu’il a la vertu d’ordonner les rôles de chacun et précisément celui nourricier maternel, parce qu’il est propice au bon développement de l’enfant – tienne, en lieu et place des déséquilibres sociaux, un même rôle d’aplanissement, et de normalisation. Nous allons voir des œuvres qui utilisent le vocabulaire attendu, d’une soupe qui réconforte et nourrit, servant cette fois au maintien de l’ordre, en évitant une forme de révolte des affamés – raison pour laquelle nous évoquions, en introduction, une hygiène publique. Ces artistes présentent cependant un parti pris critique évoquant plutôt la misère que le beau programme théorique d’assistance.
- 23 Honoré Daumier (1808-1879), Ah! monsieur ... votre bouillon est bien léger..., Les Philantropes du (...)
24C’est vers une peinture de la fin du XIXe siècle que nous allons nous tourner et qui correspond, sur le plan de l’histoire de l’art, à la poursuite de certains partis pris du réalisme dans les thématiques et sujets abordés : l’intérêt notamment pour les humbles. Il s’agit d’une peinture naturaliste à la fois marquée par les recherches en termes de couleurs des impressionnistes et par une facture tenant d’un certain académisme. Sur le plan du contexte, elle apparaît pendant la IIIe République dont André Gueslin (Gueslin 1998 : 277) indique qu’elle « était soucieuse de résoudre la “question sociale” dans son ensemble et pas seulement la question ouvrière. C’est elle qui érige définitivement l’assistance en tant que droit. » Cela étant, ce n’est pas un thème uniquement traité en fin de siècle, Honoré Daumier en faisait déjà la satire, lorsqu’il moquait l’action des philanthropes distributeurs de soupe, dans un dessin paru dans Le Charivari, en 184423.
- 24 Norbert Goeneutte (1854-1894), La Soupe du matin. Distribution de la soupe aux pauvres à la porte d (...)
- 25 De nombreuses œuvres de charité, à Paris et ailleurs, s’occupent de distributions de soupes (Bonnea (...)
25Dans cette toile de Norbert Goeneutte, La soupe du matin. Distribution de la soupe aux pauvres à la porte du restaurant Brébant, peinte en 188024, une foule dense et compacte s’agglutine en arrière-plan de l’image pour recevoir une part de bouillon revigorant. Ceux déjà servis se détachent de la masse pour rejoindre l’avant de l’image. Faire du bouillon un plat destiné aux pauvres n’est pas nouveau. Lorsque Vincent La Chapelle en liste quelques recettes, c’est parce qu’il est réputé revigorant, nourrissant, peu cher, et sa chaleur importe. Aussi écrivait-il : « Plus un Potage est chaud, quand on le mange, plus il ranime et fortifie » (La Chapelle 1735 : 67). Devant cette idée que le bouillon a des vertus, non pas seulement curatives, mais également qu’il est confortatif, s’avance la certitude qu’il a un rôle social à jouer. Ces soupes distribuées sont héritières du bouillon de santé comme solution à un mal relevant d’un répertoire de maux qui ne correspond pas du tout à la nosographie actuelle. C’est notamment la méthode du Comte de Rumford que discutent les auteurs du Recueil de rapports, de mémoires et d’expériences sur les soupes économiques et les fourneaux à la Rumford, publié en 1801 (Cadet-Devaux, Decandolle, Delessert, Money et Parmentier 1801). Parmi ces auteurs, Antoine Parmentier, plus connu pour sa promotion de la pomme de terre, fonde avec ses amis de la Société philanthropique (en 1780) des fourneaux économiques. Ils y appliquent une méthode de construction d’un type de fourneau économique due à Rumford. Cela permet une réduction de la quantité de combustible utilisé qui se couple à une capacité de maintien de la chaleur. Cette première économie financière ainsi faite, le bouillon est conçu selon la même logique. La Société philanthropique n’est pas la seule œuvre de charité à distribuer à manger25, André Gueslin le souligne (Gueslin 1998 : 183) : « À la veille de 1848, moins de 650 000 portions de soupe étaient distribuées dans l’année à Paris ; le chiffre passe à près de 4 millions en 1896 ! » Ce que cachent ces chiffres ne trompent pas, ils révèlent le nombre important de pauvres à Paris. Devant le luxueux restaurant Brébant des Grands Boulevards se rassemble une population qui jamais ne pourra y entrer. Si la peinture a perdu une partie de ses dimensions d’origine, rétrécissant l’espace nous permettant de contextualiser l’action en cours, il en demeure un fond obstrué constitué de la façade du restaurant. Il s’agit d’un écran uniquement visible de l’extérieur pour les pauvres. Derrière le mur, on suppose un mobilier confortable, une température agréable, des mets divers. Devant, apparaît une foule indistincte de personnages qui entoure un grand bouillon que l’on devine grâce à un épais nuage. Cet extérieur n’a rien à voir avec le cadre familier et champêtre de La Becquée de Millet, il ne forme rien d’un cocon amical. Les murs sont des frontières que l’on ne franchit pas. Un peu plus en avant, des silhouettes et des visages émergent, celles de femmes, hommes, enfants de tout âge. Ils caractérisent l’indistinction des silhouettes du fond, par la diversité des profils du premier plan. Ce que montre le peintre à cet endroit, ce sont des personnages tous différents qui ne correspondent en rien à la catégorie globale des pauvres. En d’autres termes, se détache la scène ordinaire de distribution alimentaire pour laisser apparaître une pauvreté humanisée. Mais de quelle humanité s’agit-il ? Le geste de l’homme au pantalon gris et à la veste verte tend son bol vers le haut, rappelle-t-il le caractère salvateur d’un bouillon revigorant ? Rend-t-il grâce, telle la figure du bon pauvre, à ses généreux bienfaiteurs pour la charité dont on a fait preuve à son endroit ? S’agit-il d’une élévation eucharistique, le bouillon se faisant hostie ? Nous pourrions envisager également que le bouillon remplace peu à peu les distributions de pain qui caractérisent le don alimentaire aux pauvres. Dans cette perspective, il s’agirait d’un retournement complet de la soupe originelle que l’on trempe et qui constitue le grain à manger pour la soupe liquide devenant tout pain. Les artistes en font-ils pour autant la clef de voûte d’une société équilibrée ? En ce sens, le bouillon devient-il un aliment de choix ? Il faudrait discourir la notion même de choix, il n’est d’ailleurs pas sûr qu’au cœur de l’alimentation des plus démunis, elle soit la plus pertinente.
- 26 Henri Jules Jean Geoffroy (1853-1924), Les Affamés, 1886, huile sur toile, Trieste, musée Revoltell (...)
26La tension dramatique est probablement encore plus forte dans Les Affamés de Henri Geoffroy (1886)26 que chez Goeneutte. On remarque des vêtements en haillons, des corps voûtés qui piochent à même la main dans la grande marmite posée au sol. Ainsi, Louis Énault commente le Salon de 1886 dans lequel l’œuvre est présentée (Énault 1886 : 30), il écrit : « Ce pinceau […] évoque devant nos yeux le spectre de la misère noire ; imprime dans nos âmes ses visions faméliques, et nous trouble jusqu’au plus intime de notre être, si nous sommes assez coupables pour oublier, dans nos joies égoïstes, ceux qui souffrent et qui pleurent – les Affamés. » Ces pauvres sont pour la plupart des jeunes enfants, ces figures misérables d’une pauvreté livrée à elle-même. La distribution alimentaire se fait ici sans aucun donateur visible ou reconnaissable, comme s’il ne restait du geste charitable que le bouillon dont il est le terme. Ultime prescription, dépourvue de tout rituel de don, le bouillon et ses quelques morceaux de légumes ou de pain maintient en vie. Il apparaît à l’image, figuré par ce grand chaudron autour duquel on s’assemble. S’il est commun, quel sens a le partage du repas ? Il semble se trouver plutôt du côté de la survie que de la commensalité heureuse.
- 27 Jules Adler (1865-1952), La Soupe des pauvres, 1906, huile sur toile, 200 x 251 cm (avec le cadre 2 (...)
27Enfin, dans La soupe des pauvres de Jules Adler27, à l’aube du XXe siècle, le bouillon s’est absenté, mais il semble se répandre dans la peinture comme pour dissoudre les visages et les silhouettes devenues floues et aspirées dans l’obscurité du fond. Cette foule compacte s’inscrit dans une grande frise que l’on imagine volontiers se poursuivre au-delà des bords du cadre. Le bouillon a disparu, mais se disperse dans l’image : est-ce l’indice d’un évanouissement prochain du mythe d’un bouillon de santé aux multiples fonctions ? Ce n’est pas certain. Ce qui est mis en doute, ce sont les déséquilibres sociaux qu’il est censé corriger, plutôt que le remède. Le bouillon réussit-il le beau pari d’une société harmonieuse ? Quoi qu’il en soit, il s’inscrit dans les contours d’un programme qui, s’il ne noie pas les déséquilibres, entend, dans la logique de ses vertus pour pallier tout maux, y répondre.
Le bouillon de santé, parce qu’il fait écho aux pratiques habituelles et normalisées de la vie ordinaire, permet aux artistes de construire les contours mythiques d’un objet alimentaire immuable. De fait, ils contribuent à faire du bouillon de santé une nourriture peut-être pas toujours désirable, mais néanmoins représentative d’un aliment utile parce qu’il est chargé de valeurs qui se dispersent dans différentes œuvres qui mettent en lumière sa forte imprégnation culturelle. Ainsi, le bouillon tisse un lien entre les membres d’une même société, non pas parce qu’il suppose le partage du repas et la commensalité, mais parce qu’il est communément identifié comme aliment salutaire. La certitude de sa salubrité met en valeur la figure maternelle, la figure charitable et suppose la survie de ceux qui manquent de tout. Nous pourrions résumer l’idéal projeté sur le bouillon de santé comme la transposition d’un corps sain, d’une vie familiale heureuse, sur une société saine. Or, ce modèle ordonné présente quelques failles que les artistes ne résistent pas à nous montrer. Concrètement, elles transparaissent dans l’impossible figuration d’un bouillon dont la matérialité sape l’image dans laquelle elle s’inscrit. Ces failles sont rendues visibles dans la délicate conformation au standard du mythe convoqué. Il s’agit également des conditions défavorisées de certains membres du corps social que les artistes pointent avant la salubrité d’une substance alimentaire.
- 28 Le bouillon ne pourrait-il pas s’adjoindre aux différents exemples présentés par R. Barthes (Barthe (...)
28Nous constatons que le bouillon, dans les œuvres, n’a ni goût, ni aspect, ni odeur. Pourtant cette image mythique un peu tordue, un peu égratignée par les artistes, garde de sa permanence. Le bouillon est le signe souple d’une substance malléable qui s’inscrit dans une mythologie dans laquelle sa rébellion n’entache pas vraiment la force d’une image mythique28 qui paraît immuable. Il nous faudrait regarder en direction d’œuvres plus récentes pour voir si le bouillon ne conserve pas une grande partie de ses qualités, imaginaires ou pas, d’aliment aux multiples bénéfices. Y verrait-on autre chose que d’innombrables variations autour de constantes : celles du bouillon qui réchauffe, réconforte et revigore ?