• 1 « Le choix de le mettre en relation, au Louvre puis à Versailles, avec le tableau de Véronèse, Les (...)

1Le point de départ de ma réflexion s’inscrit dans un étonnement de spectateur lié au motif de la reconnaissance royale. Travaillant sur les images des souverains français de Charles VIII à Louis XIV, et plus largement sur l’économie visuelle de la publicité monarchique moderne et sur sa performance politique, la figure paradigmatique de la méprise de Sisygambis et des autres princesses perses peinte dans le tableau de Charles Le Brun, La famille de Darius au pied d’Alexandre (1660) m’a naturellement arrêté (fig. 1)1.

• 2 Joël Cornette, « La construction de Louis XIV », Documentation photographique, mai-juin 2007, n° 80 (...)

2Après la bataille d’Issos en 333 avant J.-C., Darius, vaincu, fuit le champ de bataille, abandonnant sa famille aux mains de son rival. La mère, la femme et les enfants du roi perse se jettent aux pieds du conquérant pour implorer sa pitié, mais ils se trompent de personne, confondant Éphestion – plus grand et plus beau, richement paré et portant une cape rouge – avec le roi macédonien2. Je me suis alors aperçu que cette scène fondatrice de l’imaginaire visuel de Louis XIV faisait écho avec la mise en scène, quatre ans plus tôt, d’une reconnaissance, elle réussie, de Charles VII par Jeanne d’Arc lors de l’épisode de la rencontre de Chinon de février 1429 telle qu’elle est imaginée dans La Pucelle de Chapelain publiée en 1656 (fig. 2).

• 3 Roger-Armand Weigert, Inventaire du fonds français. Graveurs du xvii^e siècle, T. I, Paris, Biblioth (...)

4Même si une tapisserie, inspirée des dessins de Claude Vignon et des gravures à l’eau-forte d’Abraham Bosse conçus pour cette œuvre, reprend quelques années plus tard le thème traditionnel de la reconnaissance, l’euphémisation que cette tapisserie donne à l’épisode de Chinon et la publicité considérable – en dépit de son insuccès – de l’œuvre de Chapelain mettent en lumière une transformation du motif qui témoigne plus largement d’une évolution essentielle dans la visibilité du souverain français entre les xv^e et xvii^e siècles3. Cette mise en scène d’une clairvoyance inversée peut en effet être comprise au regard de ce que l’on nommera l’invisibilité nécessaire de la majesté des Valois dans la topique du merveilleux royal de la dynastie bourbonienne qui arrive sur le trône en 1589. L’objet de ma contribution est d’étudier cette politique royale du corps orné et paré de Charles VIII à Henri IV en observant l’efficacité et les limites de ce que j’appellerai les stratégies de la garde-robe. Il s’agira dès lors de singulariser le motif bourbonien comme le moment d’une métamorphose de la relation établie entre le corps royal et ce qui le pare puisque c’est désormais la nudité fondatrice du souverain qui recouvre de sa sacralité propre les ornements merveilleux qui n’en sont que les simples reflets artificieux.

• 4 André Du Chesne, Antiquitez et Recherches de la Grandeur & Majesté des Roys de France, Paris, Jean (...)

5La célèbre rencontre, à Chinon, entre le « gentil dauphin » Charles et Jeanne d’Arc en février 1429 place en son cœur la question de la visibilité royale ou, plus précisément, celle de l’économie visuelle de la publicité du souverain et de sa reconnaissance. Déjouant le dispositif par lequel le roi s’était effacé dans l’indistinction courtisane, comme l’indiquent les chroniques fondatrices de l’un des plus célèbres topoï de la geste johannique, la jeune femme ne se méprend pas sur la nature de l’homme somptueusement vêtu qu’on lui dit être le roi afin de mettre à l’épreuve sa clairvoyance. Elle désigne alors, avec assurance, parmi les gentilshommes rassemblés dans la pièce, celui dont la modeste et ordinaire parure ne peut étouffer à ses yeux inspirés la gloire d’un corps royal providentiellement élu. Un corps éblouissant à ses yeux qu’il lui faut cependant conduire à Reims pour y recevoir, lors du sacre, les « habits resplendissants » et les « marques royales » illustres par lesquels se manifeste l’émerveillement monarchique sur les sujets du prince.

• 6 Ibid., p. 356 du livre de 1609.

7Dans la proximité immédiate de cette analyse, André Du Chesne met en exergue la performance négative d’une lacune vestimentaire, rappelant l’erreur de Charles Quint entré dans Milan « sans ornemens & parures de grandeur » ce qui lui valut de perdre « beaucoup de la crainte & du respect qu’[on] luy port[oit] »6. En un certain sens, la souveraineté tient à la chemise dans l’imaginaire constitutif du merveilleux monarchique de la dynastie des Valois. Encore qu’il faille bien préciser, dans cet imaginaire de la performance des apparences, deux histoires distinctes, même si elles reflètent la même logique d’une économie de la légitimité monarchique établie sur l’ornement et la parure du prince. Pour faire bref, deux temps peuvent être distingués : un large xv^e siècle jusqu’en 1515 ; un court xvi^e jusqu’en 1589.

• 7 « Le lit de justice de Vendôme », frontispice de la traduction manuscrite du De Casibus virorum ill (...)

8La première période est caractérisée par une « montre » modeste, régie par l’idée de l’indifférenciation du roi qui n’est qu’un primus inter pares, le premier officier de la Couronne pour reprendre une formule de Louis XII. Autrement dit une expression de la Souveraineté sous le mode d’une représentation incarnée, une variation charnelle, une simple déclinaison humaine du pouvoir, comme le montrent les représentations de Charles VII, l’une le figurant comme faisant corps avec le bleu de France et le semis de lys, l’autre provoquant l’incrédulité du regard quant à l’invraisemblance de l’affirmation de la majesté d’un roi dont le corps semble pourtant, à l’évidence, complétement dépourvu de la moindre aura de cette dernière. Dans l’enluminure de Jean Fouquet et du Maître du Boccace de Munich, Charles VII au lit de justice de Vendôme (1458), on est spectateur d’une transparence du roi qui s’efface dans l’emblématique des armes du royaume quand agissent, comme à l’extérieur de la souveraineté, les couleurs du roi (fig. 3)7.

• 8 Alexandra Zvereva, Portraits dessinés de la cour des Valois. Les Clouet de Catherine de Médicis, Pa (...)
• 9 Marc Fumaroli, « Préface », Anne-Marie Lecoq, François I^er imaginaire. Symbolique et politique à l’ (...)

10Attribut du pouvoir, le portrait du roi est une « image qui relè[ve] plus de la fonction et de l’autorité que de la personne du souverain, figurant son corps public et sacré et non privé et mortel » note Alexandra Zvereva, éclairant ainsi le jeu sémantique entre la représentation d’un roi quasi invisible dans l’exercice du pouvoir judiciaire suprême en 1458 et son ostentation singulière que l’on peut relever, quelques années plus tôt, à propos de Charles VII8. Commentant le portrait du roi peint par Jean Fouquet et célébré par l’inscription portée sur son cadre comme « Le tres victorieux roy de France. Charles septiesme de ce nom », Marc Fumaroli ne voit qu’un « roi morose, sans attrait, mais qui se connaît et s’accepte pour tel, dans toute sa fragile réalité d’homme pécheur et mortel […] ». Un portrait dans lequel il reconnaît « ce parti pris de simplicité et de mélancolie [qui] affecte ainsi tous nos rois de saint Louis à Louis XII, […] le « corps immortel » des rois ne transfigur[ant] en rien leur corps mortel de titulaire éphémères de l’office et n’élèv[ant] aucune barrière morale entre eux et leurs sujets »9. Pour Charles V, le témoignage de Christine de Pizan est assez éclairant : bien qu’elle souligne le fait que le roi portait « l’habit royal », la reconnaissance par les spectateurs de sa majesté ne se nourrit pas de cette montre vestimentaire mais procède de la visibilité d’un ordre parfait ; soit alors une souveraineté non pas source mais effet en quelque sorte d’un spectacle réussi :

• 11 Isabelle Paresys, « Vêtir les souverains français à la Renaissance : les garde-robes d’Henri II et (...)
• 12 Sur la renovatio monarchique à l’œuvre avec François I^er, je me permets de renvoyer à ma communicat (...)
• 13 Cédric Michon, François I^er. Les femmes, le pouvoir et la guerre, Paris, Belin, 2015, p. 17-18 et p (...)

11La seconde période est celle au contraire d’une inflation extraordinaire de cette montre royale dans laquelle descend – pour s’y perdre peut-être – la majesté souveraine à l’image de la vulgarisation, à la fin du règne de François I^er, des usages de l’expression « Sa Majesté » pour désigner un roi qui mange, qui chasse ou qui danse. Cette magnificence royale, à travers des vêtements somptueux et une mise qui est celle du « coup d’éclat permanent » des Valois-Angoulême, a pour origine une variation fondamentale du paradigme de la légitimité du pouvoir souverain provoquée par l’arrivée sur le trône de François I^er11. Ce qui est désormais en jeu c’est finalement moins la relation du roi à sa couronne et à ses armes – soit une relation de confusion ou un rapprochement joué paradoxalement sur le mode d’une différence destinée à substituer le croire au voir – qu’une pulsion mimétique posant comme principe l’imitation du roi12. Le prince ne cherche plus à ressembler à la Couronne ; ce sont les courtisans qui cherchent à ressembler au roi. Le corps du souverain devient un parangon dont tous doivent imiter les traits. Quitte à suivre avec plus ou moins de bonnes grâces et avec un enthousiasme quelquefois forcé, ce roi qui, à l’occasion, « ne voulait pas être chauve tout seul », pour reprendre une formule de Cédric Michon dans la biographie qu’il lui a consacrée, et qui impose à ses courtisans la tonte totale de leurs cheveux en janvier 152113.

• 14 Monique Chatenet et Anne-Marie Lecoq, « Le roi et ses doubles. Usages vestimentaires royaux au xvi^e(...)
• 15 Ibid., p. 26.
• 16 Isabelle Paresys, « La prééminence par la distinction des apparences : le courtisan dans la France (...)
• 17 M. Chatenet et A.-M. Lecoq, art. cit., p. 28.
• 18 Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers (...)

12Un article important de Monique Chatenet et d’Anne-Marie Lecoq est sur ce point tout à fait éclairant14. Il montre comment le roi « cherche le plus souvent, non à se fondre parmi ses courtisans, mais au contraire à modeler ceux-ci à son image et à faire de ces sortes de doubles de sa personne habillés comme lui, des satellites de sa magnificence15 ». Des satellites dont les orbites toutefois déclinent les degrés divers de la proximité avec le roi. Soit, pour suivre la comparaison héliocentrique, le crescendo courtisan hiérarchisant les codes vestimentaires et l’économie de la ressemblance menant de l’aphélie, confinant à la disgrâce, à la périhélie si convoitée des favoris, mignons et archi-mignons : ceux de Louis XI et de ses successeurs comme ceux plus célèbres d’Henri III16. Une proximité mimétique qui emprunte ses codes à une « vieille pratique de compagnonnage militaire et chevaleresque » et qui évoque la fraternité des compagnons d’arme et l’idéal chevaleresque de la table ronde, comme le rappelle Philippe Contamine17. Toutefois le principe même de ce rapport se retrouve reséminalisé avec le néoplatonisme de la cour des derniers Valois, comme l’ont montré les travaux de Denis Crouzet et de Nicolas Le Roux18. Le roi est à la fois dans un processus de rupture et d’exception perpétuelles par la somptuosité et la sophistication de ses parures et autres ornements – à tel point que la signification de certains de ses costumes n’est pas comprise, comme le vêtement que le roi et le cardinal de Lorraine portent en juin 1541 lors des noces du duc de Clèves – et dans des dynamiques de modélisations mimétiques inclusives et/ou exclusives qui font du souverain une figure liminale.

• 19 Sur l’économie politique générale de ces lois somptuaires et leur volonté normative, voir Pascal Ba (...)
• 20 Cité par Valérie Dionne, Montaigne, écrivain de la conciliation, Paris, Classiques Garnier, 2014, p (...)

14L’ostentation de la personne du prince revêtu de vêtements extraordinaires suscite, dans le dernier tiers du xvi^e siècle, une critique dans laquelle l’accusation d’une effémination de la virilité souveraine est moins déstabilisatrice pour cette économie de la publicité monarchique que la mise en évidence d’une corruption de l’ordre politique lui-même dont elle serait le symptôme le plus spectaculaire. On trouve dans les Essais de Montaigne, au sujet des lois somptuaires et des entrées royales notamment, une critique vive de l’insincérité du pouvoir du roi, dont la montre spectaculaire serait proportionnée à l’affaiblissement de son crédit auprès des sujets de son royaume19. Plusieurs citations du texte montaignien relevées par Valérie Dionne dans son livre, Montaigne, écrivain de la conciliation, dressent le réquisitoire d’une pratique vestimentaire qui, dans le rapport entre le roi et ses sujets, substitue les apparences de la puissance et la facticité du pouvoir à la reconnaissance d’une vertu vraiment royale : « Que les Roys quittent hardiment ces marques de grandeur, ils en ont assez d’autres : tels excez sont plus excusables à tout autre qu’à un prince » écrit ainsi Montaigne (I, 43, 268, a) afin d’affranchir le roi des servitudes d’une forme de marchandisation de son autorité pour le resituer dans le vrai ordre politique : celui d’un commerce sincère avec son peuple. Car désormais, regrette-t-il, « nous jugeons de luy, non selon sa valeur, mais, à la mode des getons, selon la prerogative de son rang » (III, 8n, 935, b)20. Une autre référence au texte de Montaigne met en évidence cette volonté de revenir à la valeur des choses et à la sincérité de leur nature contre les travestissements que leur affecte le primat donné à leur valeur d’échange :

• 22 Yann Lignereux, « Henri IV anecdotique ? La rhétorique de l’anecdote ou l’éloquence étrange d’Henri (...)
• 23 Jean-Vincent Blanchard et Hélène Visentin (éd.), L’Invraisemblance du pouvoir. Mise en scène de la (...)

15Ce qui se réalise avec Henri IV est de l’ordre d’une révolution fondamentale de la publicité monarchique pour refonder une autorité royale dont l’assassinat de son prédécesseur avait démontré toute la labilité. La principale victime de ce processus de restauration est certainement la majesté du pouvoir souverain, désormais éclipsée par ce qu’il s’agit de nommer l’éloquence paradoxale de la monarchie royale. Elle peut se comprendre comme la recherche d’une incarnation de la souveraineté qui met à distance les ornements du pouvoir et dont la poétique se réalise à plusieurs niveaux. J’ai mis en évidence ailleurs ce qu’il advenait de la langue du roi et comment se substituait une éloquence singulière à la rhétorique générique de la Majesté22. Au niveau de l’ornement du prince, un processus parallèle est à l’œuvre. Il ne s’agit pas d’abandonner pour le roi toute idée de représentation – et Henri IV est pleinement un roi en représentation – mais de représenter un souverain dans l’ordinaire d’un état où se concentre l’évidence de son pouvoir. Double phénomène, dont le ressort caché ou l’énergie générique est un dépouillement royal : il s’agit bien de dénuder la majesté de ses oripeaux qui ne sont que des écrans impuissants à sauvegarder le corps du roi – comme le coup de couteau de Jacques Clément le 1^er août l’a dramatiquement démontré – pour faire de celui-ci un objet exhibé dans son naturel, qui est l’affirmation continue d’une expérience de l’extraordinaire23.

• 24 Cité par Isabelle Haquet, L’Énigme Henri III. Ce que nous révèlent les images, Paris, Presses Unive (...)
• 25 Robert Hariman, Le Pouvoir est une question de style. Rhétoriques du politique, Paris, Klincksieck, (...)

16Lorsqu’il décrit le sacre royal dans son ouvrage de 1609, Les Antiquités et Recherches de la grandeur et majesté des rois de France, André Du Chesne évoque donc les fameux « habits resplendissants » et « les marques royales » dont le corps du souverain est revêtu. Toutefois, c’est probablement accorder trop de crédit à la démarche antiquaire de l’érudit qui, curieux des généalogies et de l’ancienneté des usages vestimentaires des souverains français, n’est peut-être pas le témoin le mieux instruit ou l’observateur le plus pertinent de la révolution corporelle dont son roi est l’acteur contemporain. Ce changement est au centre de l’observation plus avisée que porte Madame Dimier sur le successeur d’Henri III. Selon Tallemant des Réaux, auteur des Historiettes (demeurées manuscrites jusqu’à leur publication intégrale en 1960), Louise de L’Hôpital-Vitry, ancienne fille d’honneur de Catherine de Médicis, accoutumée à voir Henri III, ne reconnut pas la Majesté de son successeur quand elle le vit : « J’ai vu le roi, mais je n’ai pas vu sa Majesté »24. Cette simplicité, d’aucuns parleraient de rusticité de la mise d’Henri IV, n’est pas un élément de la panoplie d’un roi d’Epinal, mal coiffé et sentant l’ail. Elle est substantielle à une volonté d’évidence du pouvoir, qui passe par la démonstration d’un évidement de la montre : une forme remarquable d’exténuation du spectaculaire. Qu’elle soit d’ordre rhétorique ou qu’elle soit vestimentaire, elle est l’instrument essentiel d’une stratégie du pouvoir dont il a pu être montré combien celui-ci était une affaire de style25. Lors de sa rencontre avec les représentants du parlement de Paris convoqués au Louvre le 7 janvier 1599, l’apostrophe du roi dresse le monarque en figure d’immédiateté vertueuse et de franchise :

• 28 Cité par Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Depuis la fin des gue (...)
• 29 Jean Céard, « Les visages de la royauté en France, à la Renaissance », dans Les Monarchies, dir. E. (...)

18Cette volonté de différenciation a été observée à des titres divers, mais le jugement du jésuite Richeome sur la parole d’Henri IV et son éloquence de « mots » vaut pour l’ensemble du processus de naturalisation du pouvoir contre les artifices de sa mise en scène. Pour le jésuite, l’éloquence d’Henri IV « n’était pas une tissure de phrases mignardes et de fleurs de rhétorique, mais un discours nerveux, d’un langage mâle et martial, laconique et sentencieux, prenant sa source d’une profonde prudence et subtilité naturelle28 ». Ce dernier adjectif est fondamental. Il est la réponse au discours ligueur mis en exergue lors des États généraux de la Ligue durant l’hiver 1593, quand il fut imaginé d’élire un roi : soit la prétention folle de fabriquer un souverain comme s’en moque le discours royaliste – principalement dans la Satyre Ménippée – tournant en ridicule cette révolution politique avortée. Alors que la monarchie des Valois, qui est établie sur l’idée d’un prince « à l’image de la divinité », accorde à l’ornement du roi une puissance de révélation de cette sacralité de la fonction souveraine, la monarchie refondée par Henri IV repose sur le principe selon lequel le souverain est un prince qui est le roi image de Dieu, pour reprendre l’analyse proposée par Jean Céard29. Quand l’acte de Jacques Clément était l’œuvre d’un homme seul, merveilleusement soutenu par Dieu et les prières de tout un peuple, selon les apologies qui suivirent son sacrifice, ce qu’entreprennent à partir de février 1593 les députés réunis aux États Généraux de la Ligue constitue pour les « royaux » l’ultime sacrilège de la Sainte-Union puisqu’il s’agit de renverser « l’éternel hier » de la monarchie française en élisant un roi. La gravure de la « Figure des États de la Ligue », présente dans l’Histoire des singeries de la Ligue puis dans la Satyre Ménippée, met en scène les députés ligueurs assemblés dans une action délibératrice dont les prétentions monstrueuses sont égales à leur ridicule et à leur impuissance (fig. 6).

• 30 Satyre Menippée de la Vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des Estats de Paris (Jamet Metta (...)

19Quand le texte dénonce, à travers « la vertu du catholicon », « l’abrégé des États » et les harangues de ses principaux acteurs, ces ambitions particulières, grotesques ou criminelles, et qu’il pointe, derrière le discours prétendu unanimiste de la Ligue, les divisions de la Sainte-Union, la gravure stigmatise la corruption de l’assemblée et le bal des prétendants convoitant la main de l’infante d’Espagne et la couronne de la France. Le volet gauche de l’image expose la dureté du gouvernement du lieutenant-général de l’État royal et de la Couronne de France auquel revient la présidence des États, tandis que son volet droit désigne le sujet exact de leur réunion en figurant un corps royal disloqué sur une large enclume et dont les membres en pièces semblent être remués par le maître d’une forge auprès de laquelle neuf personnages munis de marteau se pressent, attendant de participer à ce démembrement – ou venant de terminer leur besogne. La légende dissipe l’ambiguïté de la scène : il ne s’agit pas de représenter une mise à mort mais de figurer une étrange et difficile naissance, celle d’un nouveau roi, puisque Charles X, le seul souverain légitime alors reconnu par la Sainte-Union, est mort depuis le 9 mai 1590. Ce roi d’artifice, ici vainement forgé par des hommes indignes, incompétents et illégitimes, est le pendant de ces rois de théâtre et de peinture, ces rois imaginaires dont se moque Pierre de L’Estoile dans son Journal et contre lesquels le représentant du Tiers-État, D’Aubray, colonel de la milice de Paris, développe une longue harangue sur laquelle se clôt « l’abrégé des États »30. Après le rappel de la fable des grenouilles qui voulaient un nouveau roi, toute l’éloquence du député se consacre à dénoncer l’inanité de ces démiurges insolites et à faire l’éloge du roi naturel. Ayant évoqué plus haut le « roy imaginaire » de la Ligue, l’orateur du Tiers-État dresse le portrait du véritable roi dont l’existence ne doit rien à la main de l’homme :

• 32 Ibid., note 922, p. 395-398 et « Préface », LVII-LXVIII ; Daniel Ménager, « La crise de l’éloquence (...)
• 33 Annie Duprat, « Le dégel de la Nation », dans Histoire, Images, Imaginaires. Cahiers européens Eras (...)

20Cette séquence rhétorique constitue pour ses commentateurs le moment du passage de l’éloge paradoxal à l’éloge plein, soit le moment de refondation d’une parole politique authentiquement signifiante clôturant l’initiation du lecteur à recevoir la voix de la raison, à reconnaître la légitimité comme à accepter la nécessité de celui qui en incarne le principe divin : Henri IV32. La harangue aura une étonnante postérité iconographique 200 ans plus tard quand, au début du printemps 1792, est largement diffusée une gravure royaliste anonyme en couleurs et de grand format, Le dégel de la Nation, substituant la glace au feu de la forge ardente pour dénoncer et ridiculiser les prétentions d’autogenèse politique des révolutionnaires radicaux (fig. 7)33.

• 34 Avec celui de Marie de Médicis en Junon, il constitue un couple de statuettes reproduites notamment (...)

22Un petit bronze de Barthélemy Prieur, daté avec incertitude de l’année 1604, représentant le roi en Jupiter porte-foudre réalise ce qu’il faut tenir comme la « nuit sexuelle » de la publicité monarchique bourbonienne, pour emprunter cette expression à Pascal Quignard : soit l’image originelle qu’il ne faut pas voir (comme le sexe de Noé aux lendemains du Déluge) mais sans laquelle toutes les autres images s’abîmeraient dans l’inconsistance et l’impuissance (fig. 8)34.

• 35 Yann Lignereux, « Henri IV dévoilé. Le corps dé-voué du souverain ou la royauté sans sacrifice », d (...)

23Sans reprendre l’analyse de cet objet fantastique que j’ai menée dans mon étude de la publicité visuelle monarchique, il faut considérer cette nudité moins comme la conséquence du motif mythologique et/ou héroïque dont il serait une variation mais bien comme la cause de cette lecture convenable pour recouvrir l’invraisemblance de la représentation par une interprétation acceptable35. On ne peut pas ne pas voir, en effet, que le roi est nu !

• 36 Dominique Cordellier, « Un modèle de Dubreuil pour les portraits de la Petite Galerie du Louvre », (...)

24C’est bien à partir de ce simple corps du roi que l’iconographie du « portrait d’État » tire, en France, grâce à Frans II Pourbus, sa naissance véritable et son succès tout au long des XVII^e et xviii^e siècles pour culminer avec le portrait d’État en majesté du tableau de Hyacinthe Rigaud en 1701 pour Louis XIV (fig. 9) en passant par la représentation d’Henri IV dans la Petite Galerie du Louvre dont nous ne connaissons plus que l’esquisse, vers 1607, par Jacob Bunel, suite à l’incendie de 1661 (fig. 10)36.

• 37 Michel Senellart, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Édi (...)
• 38 Comme l’affirment les vers d’un dizain adressé au roi par Passerat dans les pièces poétiques acheva (...)
• 39 Journal de L’Estoile, op. cit., p. 556. Cette vertu de la simplicité vestimentaire du premier bourb (...)
• 40 James B. Collins, La Monarchie républicaine. État et société dans la France moderne, Paris, Odile J (...)

25Alors que précédemment, la Dignité du corps mystique de la royauté était supportée par les regalia – le corps du roi étant à leur service en tant que le monarque se considérait comme un ministre de sa Couronne –, lesquelles illustraient comme en retour le corps réel du monarque, c’est désormais du corps naturel du roi que procèdent la légitimité et la majesté de ces attributs matériels de la souveraineté. Et c’est une nouvelle fois le vocabulaire de l’incarnation, plus précisément celui d’une incorporation, qui s’impose dans le vocabulaire des partisans du roi pour décrire la refondation monarchique dans laquelle les attributs du pouvoir royal (le spectre, la couronne, la main de justice etc.) sont moins les symboles d’une charge à accomplir et les signes d’une fidélité à respecter – soit le regimen médiéval et sa conception subordonnée et ministérielle du pouvoir séculier – que les caractères d’un roi singulier qui fait de son corps l’incarnation de l’État – le regnum moderne pour emprunter ces termes au travail de Michel Senellart37. Si ces insignes rendent invisible le corps charnel et véritable du roi, celui-ci est comme Dieu dans la Création : partout présent mais visible nulle part. Il est à leur origine comme un prototype paradoxal. Il est, en vérité, ce qui les justifie, soit la quintessence de leurs fragiles existences spectaculaires et matérielles comme l’expérience des guerres de religion l’a démontré, avec la nécessité d’en fondre de nouveaux exemplaires pour le sacre de Chartres en 159438. Précisément, le roi ne meurt alors jamais, non pas parce qu’il a deux corps et que l’un, mystique, survivrait à la passion et à la mort du corps physique du souverain, mais parce que ses successeurs ne sont jamais qu’Henri IV ressuscité. S’il n’a nul exemple à imiter, Henri IV est également inimitable puisque l’idéologie bourbonienne place le Même au cœur de la succession au travers de l’image du Phénix qui vient se substituer à celle du Pélican dans les imaginaires glorieux des souverains. Quand, sous les derniers Valois, le roi, par ses vêtements et le faste de ses parures devait être un exemple, il s’agit désormais de faire du roi un monarque exemplaire, simplement. « Je ne me veux vanter, mais si veux-je bien dire que je n’ay exemple d’autre à imiter que de moi-même » déclare ainsi Henri IV aux parlementaires réunis au Louvre le 7 janvier 159939. Un roi qui est celui de l’action, et dont l’énergie rompt avec l’hiératisme de son prédécesseur immédiat et l’impuissance désordonnée d’un corps royal emporté par les événements davantage qu’il ne les provoque et ne les contrôle. Ériger le roi en référence et non comme un exemple ; il y là un processus qui, dans l’ordre politique de la transformation de la « monarchie républicaine » en État royal recouperait alors le passage, dans l’économie de la vérité du discours philosophique, de la démonstration par l’inventio rhétorique et ses lieux communs à l’argumentation et à la fondation cartésienne du sujet pensant40.

• 41 Annie Duprat, « La caricature, arme au poing : l’assassinat d’Henri III », Sociétés & Représentatio (...)

26À la fin du xvi^e siècle, les enfants jouent au « roi dépouillé » ; un jeu dont Annie Duprat précise ainsi la nature : « La règle du jeu veut qu’un enfant, vêtu des attributs de la monarchie, en soit successivement dépouillé par les autres qui continuent à l’appeler ‟Sire” en fléchissant le genou »41. Jusqu’où s’arrête la passion de l’enfant-roi ? Jusqu’à quel point de dénuement le roi est-il enfin nu ? Peut-on comme ex-ténuer la royauté du roi ? Quelle est la limite ténue de la royauté ? Pourquoi continue-t-on à appeler « Sire » celui qui n’a plus qu’une chemise sur le dos et qui sera contraint, dans un instant, d’abandonner peut-être ses chausses ? La royauté ne se porte-t-elle qu’avec les habits qui la constituent ou, comme ce jeu en témoignerait, est-elle moins attachée aux attributs de la majesté qu’articulée à une nomination ? Quand bien même l’enfant serait nu, il n’en demeure pas moins le roi que désignent ses camarades par leur parole et par leur geste. Cette humiliation continue doit être rapprochée du Christ de la Passion. Dans le travestissement de Jésus, humilié et battu, couronné et désigné comme le roi par les soldats, se jouent le mystère d’un Dieu révélé et l’aveuglement de ceux qui ne le voient pas. Derrière le jeu est dite la vérité d’un roi que la Providence a désigné et qu’elle reconnaît à travers son destin singulier.

• 42 William M. Thackeray, « Meditations at Versailles » dans The Paris Sketch Book, McLean (Virg.) Indy (...)

27C’est contre ce merveilleux bourbonien et cette « religion de Reims », selon l’expression d’Ernest Renan, que W.M. Thackeray, en 1840, ramène, derrière le lustre des vêtements et l’éclat de la parure, le roi absolu à la médiocrité ordinaire de l’homme commun dont il serait temps de briser l’artifice42. Si l’habit ne fait pas le roi, le simple corps du prince ne fait pas non plus la souveraineté. Pour le parlementarisme anglais, la souveraineté est une institution incompréhensible aux Français : « the king-in-parliament ». Elle ne réside pas dans une chemise ou dans l’art des cordonniers : elle n’est pas plus de droit divin qu’elle ne saurait être dans les mains des perruquiers.