1Voilà qu’enfin le fameux étang de Montady, icône du paysage géométrique, accède à son véritable statut, celui de document de l’histoire de l’aménagement. Longtemps l’insolite l’emporta sur la dimension historique : tandis que Montady illustrait le calendrier des postes, les historiens en attribuaient le drainage tantôt aux Romains, tantôt à l’Ancien Régime. Le voici remis à sa place parmi les multiples entreprises d’assèchement qui marquèrent un tournant majeur de l’histoire des paysages languedociens, dans un « beau xiii^e siècle » qui ouvre une longue série d’entreprises visant à étendre les terroirs agricoles. C’est un plaidoyer que nous livre J.-L. Abbé en faveur de l’étude des paysages neufs médiévaux, singulièrement dans les milieux humides dont la maîtrise a été considérée comme l’apanage des ingénieurs romains. Fallait-il donc s’aveugler de présupposés pour ne pas voir l’évidence, une évidence servie par un copieux dossier d’archives autant que par une solide analyse cartographique et planimétrique, étoffée par quelques éléments archéologiques. Longtemps domina chez les historiens l’idée que la maîtrise de l’eau, et donc du drainage, excédait les capacités de l’initiative privée et nécessitait l’intervention de la puissance publique. Dans un premier chapitre consacré à la question du rapport qui se noue entre une société et son milieu, l’ouvrage, rétablissant l’ordre des choses, brosse un excellent abrégé historiographique sur la question des drainages et dessèchements, balayant les idées reçues sur une Antiquité à l’activité surévaluée et un Moyen Âge auquel était dénuée toute réalisation. L’auteur s’interroge ensuite sur les représentations des zones humides, souvent empreintes de valeurs négatives et accusées d’exhalaisons délétères, de sauvagerie. Le dossier permet en cela de nuancer l’image de régions paludéennes appliquée au Moyen Âge, ce que les traités des médecins de l’époque, à Montpellier, ne semblent pas confirmer. Suggestif et solidement argumenté, le premier tiers de l’ouvrage plante donc le décor, autant géographique que social et même psychologique, dans lequel les assèchements eurent lieu.

2Sur ces chantiers, dont les principaux débutent peu avant le milieu du xiii^e siècle, les textes disent beaucoup, à commencer par la « sociologie » de leurs promoteurs. Ni roi ni prince n’intervient, les initiatives venant principalement des seigneuries foncières, laïques ou religieuses, et si les moines prennent une part décisive au lancement de plusieurs affaires, parfois dès le xii^e siècle, ils semblent vite relayés par les promoteurs les plus ambitieux et les plus tenaces : les notables urbains, qui investissent dans les gains de terre des capitaux accumulés à Béziers, à Narbonne ou à Montpellier, et se taillent de nouveaux domaines. Si les textes éclairent les conditions de l’assèchement, qui donne lieu à moult contrats et à autant de contestations, ils révèlent aussi, en amont, l’importance ancienne des plans d’eau dans l’économie des campagnes, puisque certains d’entre eux en étaient venus, dès l’époque carolingienne, à donner leur nom à certaine villa, à certaine famille voire à une église, telle Sancta Maria de Stagno. Par la suite, actes de partage et de bornage, arbitrages au sujet des dîmes sur ces novales, soulignent l’importance des bénéfices attendus de telles entreprises. En cela les différents dossiers invitent à relativiser l’image initiale de l’étang comme un milieu sauvage et marginal : tout concourt désormais à placer les riches terres gagnées au centre de toutes les convoitises. Si les communautés ne prennent guère leur place dans l’entreprise, elles ne manquent pas cependant de défendre leurs intérêts, particulièrement les « antiques » droits de pâture, menacés par le drainage et l’assèchement. En cela, l’aménagement des étangs ne marque en rien une rupture, celle du passage de l’état de nature à celui de terroir conquis, car les plans d’eau possédaient une fonction économique bien avant les assèchements. Alors, se demande l’auteur, pourquoi assécher ? Question cruciale qui éclaire un tournant de l’économie agraire, happée désormais par la nouvelle dynamique, celle de villes en plein essor.

3Les onze étangs qui bénéficient d’un dossier textuel (d’autres gisements d’archives restent à explorer) fournissent des études de cas riches d’enseignements, parfois inattendus lorsque l’étude des plans et des indices archéologiques laisse apercevoir, près de Pézenas, de possibles antécédents gallo-romains dans la mise en culture, puis un retour du plan d’eau. À travers cet exemple et bien d’autres encore, l’ouvrage annonce les prolongements de l’affaire puisque J.-L. Abbé conduit depuis plusieurs années un programme d’archéologie sur l’étang de Montady, programme qui permet de suivre l’histoire du plan d’eau bien en aval du Moyen Âge, et qui laisse augurer de la parution prochaine d’un second volet de l’enquête. Antiquité, Moyen Âge : est-ce assez souligner la richesse de ce dossier que de noter qu’entre les deux périodes il corrige l’image initiale d’une opposition que plus rien ne justifie. Mutatis mutandi, les étangs languedociens restèrent longtemps enjeu de convoitise, avant de se banaliser tardivement dans des paysages unifiés puis d’entrer, pour le plus fameux d’entre eux, Montady, au purgatoire des objets historiques, en ce lieu où l’image interdit que l’on s’interroge sur le sens d’une construction sociale. Sachons gré à J.-L. Abbé de rendre l’étang à l’histoire du paysage. Et remercions-le pour la bonne idée d’avoir présenté dans le dernier tiers de l’ouvrage un copieux dossier de documents incluant les textes principaux, tous inédits à ce jour, ainsi que des cartes et des clichés aériens qui éclairent l’ensemble de l’analyse.