1La production de l’argent métal est un fait, certes technique et économique, mais aussi éminemment politique. Depuis les viie-viiie siècles, le monométallisme argent est la règle en France avec la frappe du denier, et jusqu’au règne de Philippe IV le Bel, l’argent reste le métal le plus utilisé. Le corollaire est une recherche systématique de minerais argentifères, les stocks de métal ancien étant insuffisants. L’enjeu que constituent des gisements, considérés aujourd’hui comme très modestes, montre l’acharnement des puissants à maîtriser la production du minerai et du métal. Les archives parvenues jusqu’à nous témoignent de cette situation ; pour la plupart, il s’agit de documents qui règlent les rapports entre seigneurs : accords, transactions, partages, arbitrages1.
2À partir des xie-xiie siècles, on observe une véritable explosion de l’activité minière, qui se traduit par une inflation des sources documentaires. Cette inflation n’est pas isolée puisqu’elle concerne toutes les activités humaines ; mais elle correspond, en l’occurrence, à un réel essor avec une multiplication des sites exploités pour l’argent pendant le plein Moyen Âge.
3Du xiie à la première moitié du xive siècle, l’activité minière et métallurgique est intense et les pays du pourtour méditerranéen sont les principaux producteurs de métal blanc avec en Europe, l’Italie (Sardaigne, Toscane), l’Espagne, mais aussi la moitié sud de la France.
4La grande dépression du milieu du xive siècle affecte l’activité minière, sans l’interrompre totalement. La reprise se manifeste par une incitation significative des grands princes à prospecter pendant tout le xve siècle. C’est aussi le temps de légiférer.
- 2 Laboratoire de Radiocarbone de l’Université Claude Bernard Lyon I.
5En guise de préambule, plusieurs remarques s’imposent. Tout d’abord, une évidence, le bilan présenté ici reflète davantage l’état de nos connaissances que la réalité de l’activité minière et métallurgique durant le Moyen Âge. De nombreuses incertitudes subsistent, dont certaines concernent directement le sujet abordé ici. Tout d’abord, il est souvent difficile, voire impossible, d’établir avec assez de précision le moment du démarrage de l’exploitation d’une mine dite médiévale. Si l’on veut lier les sites extractifs à la production de certains ateliers monétaires, il est primordial d’affiner la question des datations. Ainsi la mine du Pontet à Villard-Notre-Dame (Isère), est connue pour avoir donné du plomb argentifère au Moyen Âge (elle est mentionnée dans les archives au xive siècle), puis du plomb au xixe siècle. Des sondages archéologiques dans les réseaux souterrains ont permis de recueillir des charbons de bois qui fournissent des datations échelonnées sur une longue période : ier-iie siècles après J.-C., viie-viiie siècles et enfin xiiie siècle2. Il est tout aussi difficile de connaître avec certitude la nature des minerais extraits. Lorsque les sources documentaires sont assez précises, il est possible de savoir si c’est bien le minerai argentifère qui est recherché en priorité. Ainsi à Brandes (Huez-Isère), la désignation même du site dans les archives – argenteria de Brandis – est sans ambiguïté alors même que le plomb est présent à près de 90 % dans la minéralisation. Mais les choses ne sont pas toujours aussi clairement établies. À Petra Alba (Saint-Laurent-le-Minier, Gard), les textes parlent de « cuivres », mais ce sont des cuivres argentifères (bournonite, tétraédrite), par conséquent, c’est bien l’argent qui est recherché. Même chose dans les Alpes, à Saint-Georges-d’Hurtières (Savoie) où les minerais de cuivre, puis de sidérite, constituent l’essentiel du gisement, ou bien au Pontet (Villard-Notre-Dame, Isère). D’après des analyses récentes, le minerai du Pontet a une teneur moyenne de 9 g./t. d’argent de tout-venant, soit 650 g./t. de plomb métal (en réalité la teneur oscille entre 5,5 g./t. et 14 g./t.). Selon les critères actuels, on ne pourrait pas parler d’une mine d’argent. La conséquence est que des mines peuvent être considérées, aujourd’hui comme non argentifères, alors qu’elles ont été exploitées au Moyen Âge pour l’argent, en lien avec un atelier monétaire plus ou moins proche.
6Les minerais les plus fréquemment extraits pour le métal blanc sont le plomb argentifère (fig. 1), la galène, les cuivres gris comme la bournonite, souvent très riche en argent, ou la tétraédrite.
Fig. 1 Échantillon de plomb argentifère dans la gangue de barytine.
Cliché Marie-Christine Bailly-Maître
- 3 Roman 1886, p. 61-72 ; Ancel s.d., inédit.
- 4 Di Gangi 2001.
- 5 Étude conduite par Barbara Beck de l’Université de Lausanne.
7Le massif des Alpes recèle des mines exploitées avant le xiie siècle. Le gisement du Pontet à Villard-Notre-Dame (Isère), on vient de le voir, est travaillé, si ce n’est en continu, au moins de façon sporadique durant l’Antiquité, au haut Moyen Âge et enfin, il fait partie des richesses minières du Dauphiné en 1339 puisqu’il figure dans l’enquête réalisée en vue du Transport du Dauphiné aux états pontificaux (fig. 2). La mine de L’Argentière-La Bessée (Hautes-Alpes), dont l’exploitation est attestée par les sources écrites au xiie siècle, a très probablement été travaillée au ixe ou xe siècle3. D’autres mines de peu d’ampleur sont en activité dans la région du Piémont italien et en val d’Aoste4. La situation est identique dans les Alpes suisses5.
Fig. 2 Le Pontet (Villard-Notre-Dame, Isère), galerie xiie siècle creusée au feu.
Cliché Marie-Christine Bailly-Maître
8Le développement de programmes de recherches de plus en plus systématiques révèle une situation jusque-là méconnue. Les gîtes argentifères exploités avant le xiie siècle sont beaucoup plus nombreux que ce que le laissait penser la seule documentation écrite. Ce sont pour la plupart, des sites très modestes qui n’ont laissé aucune trace dans les archives et peu d’indices sur le terrain. Seule l’étude approfondie de chacun d’eux permettra de proposer des datations. En l’état actuel de nos connaissances, il n’existe aucun lien avéré entre des mines et des ateliers monétaires reconnus pour ces périodes anciennes. L’archéométrie viendra au secours de l’histoire grâce à l’analyse des isotopes des minerais (voir ci-après).
9À partir du xiie siècle, la recherche historique avance en terrain plus sûr. Des gisements argentifères sont mis en exploitation un peu partout dans le sud de la France et en particulier dans les Alpes. Quelques exemples en Isère dans le massif de l’Oisans, dans les Hautes-Alpes et en Savoie peuvent être énumérés.
- 6 Valbonnais 1722.
- 7 Bailly-Maître, Bruno Dupraz 1994.
- 8 Bailly-Maître 1998, p. 163-171.
- 9 A.D. Isère, VIII B 14, comptes de la châtellenie d’Oisans.
- 10 A.D. Isère, B 3333.
10Le massif de l’Oisans est avant tout célèbre pour la mine delphinale de Brandes à Huez (Isère) (fig. 3). Mentionnée pour la première fois en 1236, dans le testament du Dauphin Guigues-André, elle est alors en plein rendement6. L’étude archéologique montre qu’en réalité, l’exploitation du minerai a débuté dans le courant du xiie siècle7. Les bois utilisés pour les aménagements intérieurs des chantiers souterrains – planchers, échelles, couloirs boisés – sont datés, par dendrochronologie, des années 1205-1216. On est donc en droit d’affirmer que l’exploitation à ciel ouvert, de grande ampleur, est antérieure de quelques décennies à l’extraction souterraine. Les monnaies et un lot de céramiques confirment cette datation « haute » par rapport aux textes8. La crise intervient dès avant le milieu du xive siècle. Les comptes de la châtellenie d’Oisans, conservés pour les années 1313-1353, montrent le déclin de la mine pendant la première moitié du siècle9. En 1320, elle ne rapporte que 2 onces d’argent à 9 sous viennois l’once. Un recueil de pièces de justice, de 1337, livre les actes d’un procès qui débute en 1321. Il marque la fermeture de l’entreprise, vers 1328, pour cause d’inondation et d’éboulement10.
Fig. 3 Galerie de mine à Brandes (Huez, isère), chantier d’abattage xiiie siècle.
Cliché Marie-Christine Bailly-Maître
- 11 A.D. Isère, B 2662 Le Probus ; A.D. Isère B 4443 Les comptes de châtellenie d’Oisans.
11À Brandes, le Dauphin semble intervenir seul, à la fois comme propriétaire foncier et comme seigneur éminent. Il prélève d’abord le quint du revenu de la mine, puis 1/9e seulement quand cette dernière traverse les graves difficultés qui provoqueront sa fermeture11. On ignore à qui revient le reste. Il est difficile de savoir quelle était, en quantité, la production de cette mine. Quelques éléments de réponse sont à verser au dossier : on dispose, pour les xiiie et xive siècles, soit du revenu delphinal en espèces monétaires, c’est le cas en 1236 et 1250, soit de la production entre 1320 et 1336. La part d’incertitude et d’extrapolation est donc importante dans tout calcul. Le chiffre maximal atteint pour la production serait d’environ 174 kg en 1236 (à partir du prix de l’once d’argent…), soit entre 4 et 5 quintaux de production totale. À partir de 1319, la mine ne rapporte plus, mais coûte au Dauphin.
- 12 Chomel 1973, p. 133-145.
12Le débouché naturel de la production de Brandes peut être l’atelier de Cesana (en Italie aujourd’hui) en activité depuis le milieu du xiie siècle et surtout celui de Grenoble. Le Dauphin tient ce dernier en pariage avec l’évêque de Vienne depuis la fin du xiie siècle. Il émet jusqu’en 1307 des deniers et des demi-deniers d’argent12. Des monnaies divisionnaires provenant de cet atelier ont été trouvées sur le site de Brandes. Plusieurs oboles et deniers de Guigues XI (1236-1269), frappés entre 1238 et 1268, portent au droit co-dalphinus et au revers S. Vincensius (fig. 4). Leur frappe se situe dans les périodes de fortes vicissitudes de l’atelier. De 1219 à 1270, en effet, il est concurrencé par celui des évêques de Vienne. En 1249, le Dauphin Humbert Ier mène une politique orientée vers un monnayage propre. De 1290 à 1295, l’atelier de Grenoble émet des gros d’argent. Le lien entre Brandes et l’atelier de Grenoble pourrait trouver sa réalité en la personne de Pierre Fabri, témoin de l’expertise de 1323 (lors de la crise de fonctionnement de la mine) et probablement mistral d’Huez quelques années plus tard, si on arrivait à l’identifier avec certitude à Pierre Fabri de Romans, maître président aux émissions monétaires du Dauphin en 1344 et 1345.
Fig. 4 Obole delphinale trouvée sur le site de Brandes (Huez, Isère), droit et revers.
Cliché Cabinet des Médailles
- 13 A.D. Isère, B 3120 – Enquête de 1339 en vue du Transport du Dauphiné.
13En Oisans encore, d’autres mines d’argent, de moindre importance semble-t-il, produisent avant le milieu du xive siècle. L’enquête delphinale en vue de Transport du Dauphiné (1339) cite plusieurs mines : Item habet dominus plures crosos minarum argentearum in Oysencio videlicet apud sanctum christoforum (Saint-Christophe) et apud vilare arenarum (Villar-d’Arêne) et apud vennoscum (Venosc), apud cuculetum (Cuculet/Mont-de-Lans), apud ornonem (Ornon), apud sanctu laurentium (Saint-Laurent-du-Lac/Bourg d’Oisans). Item habet menam plumbeam et coprosem in comba de malavalle (combe de Malevalle/le Grand-Clot). Item in alpeta de mena cuprea (l’Alpette/La Fare) (fig. 5)13.
Fig. 5 Carte des mines en exploitation dans le massif de l’Oisans en 1339, d’après l’enquête réalisée en vue du Transport du dauphiné.
- 14 A.D. Isère, B 4392 ; Bailly-Maître 2000, p. 131-143.
14Alors que l’on se trouve en pleine crise économique et démographique, en 1359, il est procédé à l’essai d’une mine de cuivre argentifère, sise Versus arenas, en fait Villar-d’Arêne ; bien qu’il s’agisse d’une mine de cuivre, c’est l’essai de l’argent qui est alors réalisé, par ordre du gouverneur du Dauphiné14.
15L’actuel département des Hautes-Alpes connaît également une activité extractive incontestable qui apparaît à travers plusieurs documents.
16Le territoire de Rame recèle plusieurs mines argentifères. Jusqu’à la fin du xive siècle Rame reste le chef-lieu d’un vaste territoire ; ce n’est qu’après l’annexion de la seigneurie de L’Argentière au Dauphiné qu’il sera coupé en deux. Les mines sont situées dans le vallon de Falavel (Freyssinières) et le vallon du Fournel (L’Argentière). En 1127, Guillaume V, comte de Forcalquier et d’Embrunais, donne à l’archevêque d’Embrun le tiers du produit des mines de Curegum et de Falavellum. Il désigne ces mines comme faisant partie du territoire de Rame (acte dont on ignore le contenu précis, mais qui semble avoir existé puisqu’il sert de base à de nombreux actes postérieurs). En 1159, le Prévôt et le Chapitre d’Embrun contestent la transaction. L’empereur révoque la décision. Un nouvel évêque, Raymond, en appelle au Pape. En 1169, une bulle condamne le Chapitre d’Embrun à restituer les deux mines à l’archevêque. Le Chapitre en appelle à son tour au Pape ; l’archevêque excommunie les appelants. En 1208, les deux parties s’en remettent à l’arbitrage des évêques de Fréjus et de Riez. Désormais les revenus des mines seront partagés, à parts égales, entre l’archevêque et le Chapitre15.
- 16 Ancel s.d. ; Roman 1887 ; Chabrand 1904.
17En 1290, l’archevêque d’Embrun, Raymond III de Meuillon, concède à bail pour dix années la mine d’argent qu’il possède au Couleau sur le territoire de Châteauroux, à Bonnino Meynier et Jean Bonino de Bergame, avec droit de faire des fourneaux au Veyer, sous la redevance du douzième de l’argent affiné16.
- 17 Sclafert 1926. Il est possible que la mine appelée Falavelum dans les archives, ait été exploitée (...)
- 18 Chevalier 1871, p. 1… potestas mea de Rama…
- 19 A.D. Isère, B2662, f° 469.
- 20 Bailly-Maître, Bruno Dupraz1994.
- 21 Allix 1929 ; Roman 1895, p. 59-63.
18Le Dauphin, présent en Briançonnais depuis le milieu du xie siècle, s’efforce très vite de s’emparer des richesses minières de ce territoire. Les mines de L’Argentière sont concédées le 13 janvier 1155, par Frédéric Barberousse, au Dauphin Guigues V, avec droit de battre monnaie à Cesana en Piémont17. Concession confirmée en 1155, en 1231 et en 1238. Ces mines sont, elles aussi, incluses dans le territoire de la seigneurie de Rame18. La mainmise delphinale sur le secteur de L’Argentière se confirme quand, en 1202, le Dauphin épouse la petite fille du comte de Forcalquier. Ce dernier, dont la famille possède les droits sur les mines de Rame depuis le milieu du xie siècle, donne en dot à Béatrix le mandement de L’Argentière et les revenus miniers qui s’y attachent. Le Probus, en 1250, rappelle cet état de fait survenu au début du xiiie siècle19. Les droits sur la mine sont renouvelés, en 1238, par l’empereur Frédéric II, au profit du Dauphin Guigues VII. Au xive siècle, les mines semblent abandonnées20. C’est dans le contrat de mariage de Guigues-André Dauphin et de Béatrix, que le nom de L’Argentière apparaît pour la première fois. C’est d’ailleurs la découverte des mines qui entraîne la création du bourg de L’Argentière. Celui de La Bessée est plus ancien. Avant 1155, le territoire de L’Argentière appartenait aux comtes de Forcalquier. Au xiiie siècle, le Dauphin est devenu le seigneur majeur et des seigneurs de moindre importance interviennent, en particulier les familles Alleman et Auruce (familles impliquées dans l’exploitation minière ailleurs dans les Alpes, notamment en Oisans). En 1220, le Dauphin possède à L’Argentière un château fort et les droits de justice, bannerie, etc. En 1260, cependant, ce dernier ne prélève que le 1/20e de la production des mines de L’Argentière, puisqu’il n’est pas le seul seigneur à y posséder des droits : l’archevêque d’Embrun, le seigneur de Séchilienne (de la famille des Alleman), la famille Auruce sont également présents 21.
19Par conséquent, dans les Alpes, depuis le milieu du xiie siècle, le comte d’Albon, alias le Dauphin, possède des sources de métal précieux. Guigues-André, qui épouse Béatrix en 1202 en se faisant remettre les revenus des mines de L’Argentière, est également celui qui mène une politique minière à Brandes afin d’alimenter l’atelier monétaire delphinal, mais aussi afin de conduire une politique de prestige face à l’évêque de Vienne ; politique symbolisée par la construction de sa Sainte Chapelle à Grenoble avec le produit des mines de Brandes.
- 22 Site étudié par Bruno Ancel, archéologue au CCSTI L’Argentière-La Bessée.
20D’autres mentions éparses témoignent d’une activité répartie sur l’ensemble des Alpes occidentales. À la même époque sont citées les mines de la combe de Mallaval (mine du Grand Clôt), on l’a vu dans le massif de l’Oisans, mais aussi dans les Alpes-Maritimes les mines du vallon de Molières à Saint-Sauveur de Tinée, Tortissa à Saint-Étienne, Vallauria près du col de Tende, donc très en altitude22, etc.
- 23 Les recherches en archives sur la vallée de la Maurienne sont faites par Nadège Garioud, dans le ca (...)
- 24 Benoit, Braunstein 1983, p. 183-206 ; Bailly-Maître, Protat 1997, p. 90-100.
- 25 Tizzoni, Tizzoni Cucini 1993.
21Le massif23 des Hurtières offre un exemple intéressant d’exploitation minière, mais plus encore de gestion comtale de cette ressource. Si on ne connaît pas les débuts de l’extraction du minerai dans les Hurtières, des comptes miniers sont conservés pour la châtellenie d’Aiguebelle, pour les années 1338-1350, source d’information précieuse sur la production de cuivre et d’argent de ce riche district de Maurienne24. L’établissement de rouleaux de comptes spécifiques montre l’importance attachée par l’administration centrale à ces revenus. Deux autorités s’exercent, et s’affrontent, pour accaparer cette richesse : le seigneur des Hurtières et le comte de Savoie. Si le gisement livre essentiellement du cuivre, une petite production d’argent lui est associée, sur laquelle le comte prélève la dîme (fig. 6). Après 1350, la Savoie subit de plein fouet les ravages de la Peste Noire. L’exploitation ne reprend réellement qu’au xvie siècle, et c’est alors la sidérite (minerai de fer) qui est principalement recherchée25. Le district des Hurtières n’est pas le seul exploité au Moyen Âge. Des mentions au fil des archives montrent la volonté du comte de Savoie de trouver des gisements et de les faire travailler dans l’ensemble de ses États.
Fig. 6 Galerie médiévale du district de Saint-Georges-d’Hurtières (Savoie), le gabarit des travaux s’adapte à la gîtologie et les chantiers d’abattage sont exigus.
Cliché Nadège Garioud
- 26 Ces recherches sont conduites par Maurizio Rossi du Centre d’Anthropologie Alpine de Turin ainsi qu (...)
22Les Alpes italiennes participent activement à ce foisonnement d’ouverture de petites mines, difficiles d’accès, situées sur des gisements peu productifs. Les recherches conduites à la fois, sur le terrain et dans les fonds d’archives, pour le Piémont et le Val d’Aoste26, apportent une foule d’informations qui complètent le panorama et attestent que c’est probablement l’ensemble de l’arc alpin qui est l’objet d’une « mise en chantier » systématique tout au long du Moyen Âge.
23À partir du milieu du xive siècle, mais plus encore au xve siècle, les archives attestent, sans ambiguïté, la recherche permanente de sources de minerais précieux, le plus souvent à l’initiative de grands seigneurs. Les exemples sont nombreux, à commencer par les États de Savoie.
- 27 Barbier 1875, t. III, p. 148.
- 28 Gelting 2001, p. 43-59.
- 29 Benoit, Braunstein 1983, p. 183-206.
- 30 A.D. Savoie, SA 15993, librate.
- 31 A.D. Savoie, SA 15994, librate.
- 32 A.D. Savoie, SA 16006, librate.
- 33 Archéolabs ARC99/R1829C.
- 34 A.D. Savoie, SA 16125 comptes de la châtellenie de Maurienne 08/01/1470 au 08/01/1471, f° XCII r° à (...)
- 35 A.D. Savoie, SA 16125 comptes de la châtellenie de Maurienne 08/01/1470 au 08/01/1471, f° XXXIV v°.
- 36 A.D. Savoie, SA – Archives communales de Saint-Michel-de-Maurienne, 1475-1481, DDI, f° 219 v°.
24Par lettre patente datée de 1289, le comte Amédée V accorde à Ugolin Berichi le privilège de rechercher des mines d’or et d’argent et autres métaux dans l’ensemble des États de Savoie, moyennant une redevance de 1/3 de l’or extrait et 1/10e sur les autres métaux27. Au cours du xive siècle, le comte de Savoie envoie à plusieurs reprises des maîtres des mines prospecter en Maurienne28. En 1323, maître Gonrald Charbonier de Fribourg, et ses associés, obtiennent le droit de rechercher tous les minerais de Maurienne29. Leurs travaux se concentrent sur le secteur de Montvenier, au-dessus de La Chambre30. En 1327, maître Jean de Borra prospecte à son tour dans l’ensemble de la châtellenie de Maurienne31. La découverte de minerai argentifère à Fourneaux, en 1340, ravive l’intérêt pour les ressources minières de la châtellenie de Maurienne. Deux quintaux sont envoyés pour expertise, l’un à Pont d’Ain auprès de la comtesse, l’autre au châtelain d’Aiguebelle32. Bertrand de Revel, homme du Grésivaudan, et Jean Sylvestre entreprennent eux aussi de prospecter ; on les retrouve dans la Valorsière, vallon perdu de haute montagne, mais aussi à Saint-Jean-de-Maurienne. En 1343, quatre mines argentifères sont ouvertes en Haute Maurienne, à Fourneaux, à Termignon et à Modane. La recherche archéologique a permis de retrouver un assez vaste réseau minier, à Bramant, au-dessus de Modane. Il s’agit certainement du site ouvert au Moyen Âge, voire plus anciennement. Il s’appelle aujourd’hui « La Colombière » ; un bois, encore en place, a été daté par radiocarbone des années 1045-125033 (fig. 7). À l’instigation du duc de Savoie, le travail des mines s’intensifie au xve siècle. Entre 1420 et 1440, les revenus d’une mine d’argent située en basse Maurienne Verna inferius, apparaissent dans les comptes de châtellenie, sans plus de précision. En 1470, un bourgeois de Chambéry, nommé Rosset, alberge toutes les mines d’or, argent, plomb, cuivre et autres métaux de Maurienne au souverain34. Pour cela, il verse au châtelain, pour l’année susdite, 4 florins et 1 denier parui ponderi, sous la rubrique meyne argenti. Ce qui correspond au 1/10e du minerai extrait35. Ailleurs en Maurienne, la mention d’un confront pour un pré évoque un lieu-dit In Ponte Chappellete qui est bordé par une fusine à travailler l’argent (...) via quod itur versus magnam fusinam pro argente ex inferioris (…)36.
Fig. 7 Entrée de la mine de La Colombière à Saint-Michel d’Extravache (Savoie), proche de Modane.
Cliché Marie-Christine Bailly-Maître
- 37 Aux xviiie et xixe siècles l’abattage du minerai se faisait à l’explosif. Pour cela, les mineurs cr (...)
- 38 Une pointerolle est un burin emmanché sur lequel le mineur frappe avec un marteau pour abattre la r (...)
- 39 Les mineurs étant souvent payés à la tâche, ils marquaient leur travail en traçant des croix sur le (...)
25Proche de Jarrier, toujours dans la vallée de la Maurienne, le paysage conserve les traces d’une ancienne exploitation minière (fig. 8). Cette dernière, connue pour avoir fonctionné au xixe siècle pour la fluorine, a révélé, à l’étude archéologique, au moins trois phases d’exploitation : le xixe siècle certes, mais aussi le xviiie siècle, et enfin, une phase de travail médiévale37. La superposition des trois types de vestiges et de traces d’outils fait de ce site un cas d’école. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que l’entreprise médiévale s’intéressait au gisement de plomb argentifère localisé aux épontes du filon de fluorine. La datation précise de ces chantiers miniers n’est pas établie, mais l’observation des saignées de pointerolles38, les croix d’avancement en parois39, la forme même des chantiers plaident en faveur d’une activité médiévale. Encore une fois, la ténuité du gisement, sa situation défavorable à une activité importante et « rentable » ne sont pas rentrées en ligne de compte.
Fig. 8 Exploitation à ciel ouvert sur le site de Bois Feuillet (Jarrier-Savoie).
Cliché Marie-Christine Bailly-Maître
- 40 Allix 1929, p. 120 et suiv.
- 41 A.D. Isère, B 4392.
- 42 A.D. Isère, B B 3248, f° 208-211.
- 43 Allix 1929.
- 44 Marcellier 1688-1710, Graisivaudan, VI, f° 236.
- 45 A.D. Isère, B 2948, f° 636 et v°.
- 46 Marcellier 1688-1710, Graisivaudan, VI, f° 244.
26Partout, après la guerre de Cent ans, on constate un accroissement de l’activité monétaire en liaison avec la reprise économique, et les sources de métal précieux sont encore plus nécessaires. Le massif de l’Oisans est assez représentatif d’une volonté menée sur la longue durée, malgré de nombreux échecs, et vaut la peine d’être examiné en détail. En 1423, la Chambre des Comptes du Dauphiné met aux enchères l’albergement des mines de plomb de l’Oisans40. Un soumissionnaire se présente, Pierre Chaboud, originaire de Tullins dans l’Isère. Son offre, que les archives ont conservée, concerne à la fois les mines connues, mais aussi la prospection à entreprendre41. Les comptes de châtellenie d’Oisans, de l’année 1429, enregistrent des recettes, mais probablement l’affaire se solde-t-elle par un échec car, en 1431, un certain Jacques Jourdan reçoit le droit d’exploiter et rechercher toutes les mines, sauf le fer, dans l’ensemble du Dauphiné42. En 1432, c’est Claude Coct, bourgeois de Grenoble, qui obtient une nouvelle adjudication pour l’ensemble de la province43. Cet important personnage, compagnon du Dauphin Louis II (futur roi de France Louis XI), devient le trésorier du Dauphiné, en 1461. Ce ne sont certes pas les mines de l’Oisans qui lui ont permis d’atteindre cette place, mais les comptes de châtellenie des années 1453 et 1454 montrent qu’il en a tiré profit. La quête se poursuit encore à la fin du siècle et même au-delà. En 1476, les mines de l’Oisans sont affermées à un italien, originaire de Pignerol, associé à un habitant de Grenoble44. En 1485, une concession accorde à divers associés le droit de rechercher et exploiter les mines métalliques de l’Oisans45. Enfin, ces mines sont à nouveau concédées en 150546.
27Ce bref tour d’horizon des sites connus par les textes ou par l’archéologie suffit à montrer l’attrait pour le métal blanc, l’ingérence directe des plus grands dans cette activité et enfin, le caractère systématique de la recherche de nouveaux gisements. Cette politique s’explique par les besoins des ateliers monétaires.
- 47 Contamine et al. 1993, p. 251 et suiv.
28Philippe Contamine, dans son ouvrage sur l’Économie médiévale, constate, à partir du xiie siècle, une expansion monétaire en Europe encouragée par l’émergence d’une conscience économique, le décloisonnement général, la pénétration de la monnaie dans la société47. Selon cet auteur, une des raisons tient à la découverte de mines à Montieri en Toscane en 1150, à Freiberg en Saxe en 1160, à Friesach en Carinthie, et au xiiie siècle, à Iglau (Bohême), Longobucco en Calabre vers 1270 et Villa Chiesa en Sardaigne vers 1250, sans oublier Kutna Hora en Bohême. Il cite, pour mémoire, l’Angleterre et quelques sites en France, Orzals, Largentière-en-Vivarais et Brandes-en-Oisans.
29Les études entreprises depuis sur de nombreux sites miniers du sud de la France montrent que l’appréciation qu’il fait de la production française doit être revue ; un travail identique est à conduire sur l’ensemble de l’arc alpin, principalement France, Italie, Autriche et Suisse.
30Les sources permettant de quantifier la production sont peu nombreuses et difficiles à interpréter. Il est vain de tenter une estimation avant le milieu du xiiie siècle. À partir de cette date, des comptes autorisent à formuler des hypothèses, bien que la plupart ne concernent que quelques sites, et pour quelques années seulement. Chaque fois qu’il est possible de saisir des chiffres, la modicité de la production frappe.
- 48 Benoit, Braunstein 1983.
- 49 Bailly-Maître, Bruno Dupraz 1994, p. 38 et suiv.
- 50 Information Bruno Ancel.
31En Savoie, la mine de Saint-Georges d’Hurtières ne fournit, en 1341, meilleure année selon les comptes conservés entre 1338 et 1350, que 12 kg d’argent48. Mais il s’agit d’abord d’une mine de cuivre, l’argent n’étant qu’un produit secondaire. Brandes est considérée comme la mine la plus riche du Dauphiné au xiiie siècle ; c’est sur sa production que le Dauphin fonde le paiement de la construction de sa Sainte Chapelle, à Grenoble, en 123649. Cette année-là, la mine produit 174 kg d’argent. Pour la mine de L’Argentière-La Bessée, un calcul prudent permet d’estimer qu’elle aurait rendu entre 10 et 20 tonnes d’argent pendant la période médiévale50. On ne sait rien malheureusement pour beaucoup d’autres sites.
32L’émission de monnaies nouvelles dépend d’abord de la refonte d’un stock métallique ancien, monnaies décriées ou orfèvrerie, mais aussi de l’alimentation en métal neuf des ateliers monétaires. La croissance de la masse monétaire en Occident, au Moyen Âge, n’a pas pu se satisfaire du stock limité hérité de l’Antiquité, d’autant que le commerce extérieur de l’Europe a été longtemps déficitaire. La croissance indiscutable de la masse métallique, au Moyen Âge, est liée à l’accroissement de la production de métal.
33On est fondé à poser la question : quelles mines pour quel atelier monétaire ?
34On vient de le constater, en l’état actuel des connaissances il est encore difficile de connaître précisément les dates de fonctionnement des sites miniers, les archives, en particulier celles relatives aux ateliers monétaires, livrent peu ou pas d’informations sur l’origine du métal.
35Quel est le point de vue du numismate ?
36Entre 675 et des dates variables entre la fin du xiiie siècle et le milieu du xive siècle selon les lieux, la monnaie est essentiellement une monnaie d’argent. À dire vrai, vers la fin de la période il s’agit bien davantage de « billon », alliage d’argent et de cuivre dans des proportions très variables, de la monnaie « blanche » à la monnaie « noire ». Mais ce qui fait la valeur de ces différentes espèces, c’est toujours leur contenu en argent fin. On ne peut nier non plus que l’or existe, sous forme monétaire, et joue un rôle économique certain dans des régions et à des époques où pourtant seul l’argent est monnayé.
37Cet argent utilisé dans la fabrication des monnaies provient de trois sources : 1° les monnaies antérieures (ou contemporaines, mais étrangères) qui ne sont plus ou pas admises dans la circulation (décri) et qui sont donc collectées pour être refondues ; 2° les objets précieux (bijoux, argenterie privée ou sacrée), qui sont envoyés à la fonte par nécessité (manque d’autre source de métal) ou par opportunité (butin) ; 3° le minerai extrait des mines exploitées par celui qui émet la monnaie ou acheté par lui à un producteur. Il est évidemment difficile de savoir quelle est la proportion de ces trois sources du métal, dans telle ou telle fabrication. Elle peut varier considérablement, voire du tout au tout, selon les cas.
38Les techniques d’analyses non destructrices, développées ces dernières années, permettent d’espérer une meilleure connaissance du contenu métallique des monnaies, non seulement en terme quantitatif – recherche du titre des espèces ou de leur poids de fin – mais aussi en terme qualitatif – recherche des éléments-traces et par ce biais, recherche des sources du métal utilisé. Que peut-on espérer pister ? Les pièces d’orfèvrerie médiévales sont plutôt rares et l’on a certaines difficultés à les situer dans le temps et dans l’espace, malgré, à la fin de la période considérée, l’éventuelle présence de poinçons qui prouve un certain contrôle du travail des orfèvres par une autorité. Les analyses ne nous diront jamais que telle monnaie a été faite avec l’argent d’une aiguière ou d’un calice. En revanche, les monnaies susceptibles d’être refondues ont un caractère officiel, et l’on peut connaître par les textes contemporains ou par l’analyse d’exemplaires conservés, leurs poids et titres. Il est surtout possible de pister les monnaies susceptibles d’avoir servi de matière première à d’autres émissions ; leur diffusion dans les régions concernées peut être étudiée à partir de sources diverses : documents d’archives (inventaires après décès, procès-verbaux de saisies, documents bancaires, livres de compte, livres de changeurs, registres d’ateliers monétaires), mais aussi trouvailles monétaires (monnaies isolées, monnaies de site, trésors). On peut donc établir une filiation entre deux monnaies, la première servant à créer la seconde. Mais à terme, la question reste posée : d’où vient le métal qui a servi à fabriquer la première pièce ?
39Dans l’absolu, si l’information ne se brouille pas trop en cours de route, on peut espérer aboutir au bout d’un chemin plus ou moins long, dans le temps et dans l’espace, à un minerai, à une mine. Les minerais ont (parfois !) des caractéristiques de composition qui permettent de pister tel ou tel métal de la mine à la monnaie, voire d’un monnayage à un autre51. C’est l’objet du programme de recherche qui débute à partir de quelques monnaies médiévales provenant essentiellement de l’arc alpin français et italien (voir § 3).
40La première démarche qui vient à l’esprit est de faire analyser des monnaies provenant de trésors trouvés dans les Alpes. Il y en a pour toutes les époques, et il ne faudrait pas négliger des recherches possibles, même s’il y a peu d’informations, sur les mines antiques. D’où provient l’argent des monnaies du type d’Auriol, émises à Marseille, au ve siècle avant J.-C., et qui sont le plus ancien monnayage frappé sur le sol de France : vient-il de Gaule, ou de Grèce ? Les nombreuses monnaies d’argent des peuples gaulois des Alpes, Allobroges, Cavares ou Voconces, ont-elles été fabriquées à partir de minerais locaux ou à partir de deniers romains refondus ? L’argent utilisé à Lyon, sous Auguste, vient-il des Alpes ? Est-il différent du métal utilisé à l’atelier de Nîmes ? Évidemment, au cours des siècles suivants, la circulation monétaire sur un territoire à l’échelle de l’empire romain constitue une sorte de « melting pot » où les traces de l’argent alpin ont dû se dissoudre à tout jamais. Au ive siècle, les frappes d’argent pur reprennent : les monnaies sont marquées des lettres PS pour pusullatum. Là aussi, des investigations sont possibles, pour les ateliers de Lyon et d’Arles. Ensuite, l’argent disparaît, jusque vers 675. Il revient alors en grande abondance et très rapidement : le trésor de Nice-Cimiez du début du viiie siècle contient des milliers de deniers des patrices de Provence, de Marseille, etc. Les émissions de Lyon et de Vienne pourraient aussi, se prêter à ces recherches. Certaines mines sont connues pour avoir fonctionné à cette période.
41Pour les temps carolingiens, l’enquête est moins aisée : il y a peu de trésors dans le sud-est de la France (fig. 9). Trois ont été répertoriés, tous du ixe siècle. Ce chiffre est discutable : le trésor de Saint-Gingolph est en fait constitué de deux monnaies… trouvées dans deux tombes. Le trésor de Valence ne compte que des deniers au temple de Louis le Pieux, à la légende XPISTIANA RELIGIO, deniers qu’il est souvent impossible d’attribuer à un atelier d’émission. Les monnaies du trésor d’Avignon viennent, de Clermont, de Toulouse, d’Arles, de Substancion, de Béziers, de Nîmes, d’Uzès et même de Rome. C’est davantage un trésor languedocien qu’un trésor alpin. Il resterait à analyser quelques rares monnaies de Lyon (Pépin, Charlemagne, Louis le Pieux, Charles le Chauve), de Vienne (Louis le Pieux, Charles le Chauve, Boson), voire d’Avignon (Charlemagne). Mais la matière est rare.
Fig. 9 Trésors ixe, xe et xie siècles.
D’après Michel Dhénin
42Elle manque aussi pour le xe siècle : on connaît peu de trésors (fig. 9). Celui de Villette-d’Anthon dans l’Isère contient des monnaies d’Orbe de Conrad le Pacifique, celui de Lyon a livré des monnaies d’Hugues le Noir et enfin, le trésor de Vienne des monnaies de Sobons (85 % du trésor). Le trésor de Cavaillon est constitué en totalité de monnaies d’Arles. On pourrait ajouter à cette documentation les monnaies de Lyon de Louis l’Aveugle et de Conrad le Pacifique, et celles de Vienne de Louis l’Aveugle, ainsi que les premiers deniers de Grenoble, au temple.
43Le xie siècle n’est pas mieux loti : le seul trésor répertorié, celui de Bourgoin-Jallieu (fig. 9), est douteux : il semble contaminé par des monnaies du xive siècle. Les deux archevêchés rivaux, Vienne et Lyon, MAXIMA GALLIARVM et PRIMA SEDES GALLIARVM et plus au sud, Arles, fournissent quelques pièces, mais en très petit nombre. Ce sont des ateliers de longue tradition, tous ecclésiastiques, qui ont déjà frappé monnaie dans l’Antiquité. Sur le lac Léman, les ateliers de Genève et Lausanne (deux évêchés également), qui avaient frappé monnaie à l’époque mérovingienne, reprennent leur activité. Tous ces ateliers sont situés dans la vallée du Rhône, et ne peuvent pas être considérés comme véritablement alpins. Dans le massif alpin proprement dit, Grenoble continue son monnayage épiscopal : au denier au temple succède le denier au Saint-Vincent, imitant le viennois. Dès cette époque, des ateliers « nouveaux » sont créés ou reprennent du service (fig. 10) : Aiguebelle, Saint-Jean-de-Maurienne et Suse ; ces deux derniers avaient déjà monnayé à l’époque mérovingienne. On ignore si l’atelier d’Aiguebelle fut créé par les évêques de Maurienne ou par le comte de Maurienne Oddon (v. 1056-1060). La même question se pose pour l’atelier de Saint-Jean-de-Maurienne, que l’on attribue pourtant généralement au comte. De l’autre côté des Alpes, le comte de Savoie, Humbert II (1080-1103), crée au même moment l’atelier de Suse, qui fonctionnera plus longuement.
Fig. 10 Ateliers monétaires xie siècle.
D’après Michel Dhénin
44Au xiie siècle, la documentation se fait plus abondante, mais le numismate se trouve confronté à un épineux problème de datation ; toutes ces monnaies sont anonymes, et la datation des trésors reste souvent assez vague – xiie-xiiie siècles – surtout quand leur étude remonte au xixe siècle (fig. 11). Dans le trésor de Saint-Martin-d’Uriage, des pièces de Savoie, de l’atelier de Suse, côtoient des monnaies de Vienne. Celui de Monestier ne contient qu’une monnaie de Vienne au milieu de monnaies de Genève. Aux Clefs, toutes les pièces sont de Genève. Le trésor d’Anneyron est très particulier en ce qu’il illustre la circulation de la monnaie d’or : les 60 pièces d’or enfouies vers 1125-1130 sont toutes des dinars, frappés en Égypte, au Maroc, en Espagne. Des témoignages de cette circulation se trouvent dans d’autres trésors, des documents d’archives, mais aussi dans des sources iconographiques, telle la représentation de dinars dans les mains des Rois Mages, sur un vitrail de la cathédrale de Chartres. Le trésor de Saint-Savin contenait des monnaies de Vienne et de Valence ; de celui de Paladru, on ne connaît qu’une monnaie, originaire de Mende. Le trésor dit « trouvé en Isère » (sans précision), était composé de monnaies de Vienne, de Valence, de Genève et des Dauphins. Plus au sud, le trésor de Saint-Crépin renfermait des monnaies de Vienne (52 %), de Valence (28 %), mais aussi, de Lyon, du Puy, de Clermont, du Marquisat de Provence, de Viviers, de Savoie (toujours de Suse), de Langres et des deniers tournois (royaux et peut-être féodaux). À Upaix, on retrouve des monnaies de Valence, de Vienne, de Clermont, du Marquisat de Provence, et du comté de Provence. En revanche, les trésors de Sisteron et de Nice ne sont, ici, d’aucune utilité : le premier est constitué de monnaies anglaises (des esterlins) et le second de deux monnaies de Toulouse.
Fig. 11 Trésors xiie, xiie-xiiie, xiiie, xiiie-xive siècles.
D’après Michel Dhénin
45Les trésors, mais aussi les ateliers de production, sont plus nombreux (fig. 12) ; les ateliers ecclésiastiques dominent encore très largement le « paysage monétaire » du xiie siècle, ils ne sont plus les seuls. C’est précisément à cette époque que se développe l’activité minière, et l’analyse des premières monnaies de ces ateliers nouvellement créés devrait être féconde ; de nouveaux ateliers ecclésiastiques apparaissent : Valence, Die, qui seront ultérieurement réunis, Gap, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Embrun. Mais, des ateliers seigneuriaux naissent aussi : en Dauphiné tel Cesana ; dans le comté de Forcalquier tel Sisteron ; dans le Marquisat de Provence tel Pont-de-Sorgues et Mornas ; mais aussi Orange. Au sud, dans le comté de Provence, Marseille qui avait été si active dans l’Antiquité, puis à l’époque mérovingienne, reprend la frappe. Nous ne retenons pas Rhêmes, à qui étaient attribuées des monnaies de Savoie : monsieur Orlandoni a repoussé cette identification pour les rendre à Suse.
Fig. 12 Ateliers et création d’ateliers xiie et xiiie siècles.
D’après Michel Dhénin
46Trois trésors sont datés du xiiie siècle (fig. 11). Ils sont très différents les uns des autres. Celui de Massingy compte 67 % de monnaies de Lausanne et 28 % de monnaies de Genève, ainsi que quelques pièces d’Asti. Le trésor de Paladru, abandonné entre 1263 et 1268, contenait des monnaies de Vienne (31 %), de Valence (3 %), de Lyon (19 %), de Clermont (11 %), du Puy (10 %), de Provence (11 %), de Savoie (7 %), ainsi que des pièces de Viviers, Avignon, Forcalquier, Besançon, Langres, Dijon, Vérone, Plaisance et Savone. Un peu antérieur, le trésor de Rochegude (1209-1210) renfermait des monnaies de Valence, de Vienne, du Marquisat de Provence, du Comté de Provence, de Forcalquier, d’Orange, d’Embrun, de Melgueil, d’Anduze et Sauve, et de Lodève. Quelques trésors sont « à cheval » sur le xiiie et le xive siècle. Celui de Voiron (1285-1314) est composé de monnaies royales et provençales. Le trésor du Grand Lemps comptait 3 % de monnaies royales, 20 % de monnaies de Savoie, 30 % de Valence et Die, 6 % de Vienne, 10 % de Lyon, 2 % de Provence, 2 % de Besançon, mais aussi des pièces de Melgueil, de Bourgogne, et Nevers. Les deux trésors, non localisés, trouvés en Dauphiné peuvent être des parties de ce trésor du Grand Lemps : ils sont décrits comme ayant contenu des monnaies de Valence et Die, de Savoie et du Dauphiné, ainsi que, pour l’un d’entre eux, de Vienne.
47Au cours du xiiie siècle, les grandes seigneuries multiplient les ateliers monétaires (fig. 12). Dans le comté de Savoie sont créés les ateliers de Saint-Maurice d’Agaune, d’Avigliana, de Chambéry, de Saint-Symphorien-d’Ozon, de Thierrens ; dans le comté de Provence l’activité monétaire s’installe à Tarascon, à Saint-Rémy, à Aix, à Nice. Avignon frappe, successivement, pour la cité, pour le comte de Provence, puis pour le Pape. Dans le comté de Forcalquier, Le Pertuis remplace Sisteron.
48Au xive siècle, les trésors se font plus nombreux encore : on en recense une dizaine (fig. 13), et trois trésors abandonnés à la fin de ce siècle, ou au début du suivant, peuvent être ajoutés à cette liste. Des espèces nouvelles (gros et monnaies d’or) apparaissent, et les compositions se font de plus en plus varier ; les monnaies des seigneuries les plus puissantes - royaume de France, Dauphiné, comté de Savoie, comté de Provence, Comtat - s’imposent de plus en plus. Le trésor de Bernex est trop mal connu pour être utilisé.
Fig. 13 Trésors xive, xive - xve et xve siècles.
D’après Michel Dhénin
49Le trésor de Valleirey (première moitié du xive siècle), comptait un gros tournois de Philippe III, 89 deniers et 3 oboles de Lausanne, 32 deniers et 3 oboles de Genève, 23 deniers d’Asti, un denier de Lyon, un de Vienne, un de Gênes et une obole de Vaud. Le trésor d’Avignon (1309-1310), découvert en 1986, comprenait des monnaies royales, de Provence, du Comtat, d’Orange, de Valence et Die, de Viviers et de Savoie. Le trésor de La Palud (1312) était composé de monnaies royales, de deniers de Melgueil, de monnaies de Provence, d’Avignon et de Lorraine. Le trésor de Saint-Donat-sur-l’Herbasse (1319-1323) renfermait des pièces d’argent royales, du Dauphiné, d’Embrun, d’Orange, de Die, de Savoie, du Comtat, de Melgueil, de Déols, de Limoges et de Sicile. Le trésor de Sérignan (1340-1393) ne comptait que 3 monnaies d’argent, d’Orange. Le trésor de Rumilly (1367-1392) comprenait des monnaies de Lausanne, de Genève, du Genevois, de Vaud, de Savoie et de Provence ; il semble que des monnaies savoyardes du trésor de Meillerie (xve siècle) lui aient été ajoutées. Dans le trésor de Massingy (1375-1395) se trouvaient des monnaies de Lausanne, de Genève et d’Asti. Le trésor d’un lieu inconnu, des Alpes de Haute-Provence (1378-1387) est mal connu ; il comprenait des monnaies d’argent de Provence, du Comtat, de Montélimar et du Dauphiné. Du trésor d’or d’Avignon (1378-1394), on ne connaît que 7 monnaies, du Comtat et d’Orange. Le petit trésor d’or de Châteauneuf-du-Rhône (1385-1422), comptait 9 écus de Charles VI, 3 florins du pape d’Avignon Clément VII et un florin de Louis II de Provence. Le trésor d’Avignon (1391-1439), constitué de monnaies royales, de Savoie et d’Embrun, n’est peut-être qu’une partie du trésor du Pontet, du xve siècle. Le trésor d’Embrun (1394-1417) mêlait des monnaies d’or et d’argent de France, du Dauphiné, de Provence, du Comtat, de Savoie et de Gênes.
50La création d’ateliers monétaires connaît, à cette période, une véritable explosion due à deux phénomènes (fig. 14). Le premier est la naissance de nouvelles seigneuries, qui se dotent immédiatement d’une Monnaie : le comté de Génevois, à Annecy ; la seigneurie de Vaud et la principauté d’Achaïe, à Nyon et à Pierre-Châtel ; les comtés de Valentinois et Diois, à Puygiron et Crest ; la seigneurie de Montélimar. Ces ateliers se spécialisent, souvent, dans la contrefaçon des monnaies des États plus puissants. Le second est la multiplication encore accrue des ateliers monétaires dans les grandes seigneuries existantes : pas moins d’une douzaine en Savoie et d’une quinzaine en Dauphiné. Sans doute, voulait-on fabriquer la monnaie au plus près des lieux d’approvisionnement en métal : péages, marchés, mines…
Fig. 14 Ateliers et création d’ateliers xive et xve siècles.
D’après Michel Dhénin
51Au xve siècle les trésors se raréfient (fig. 13) et les monnaies royales s’y affirment ; le brassage est de plus en plus important. Le trésor de Chambéry (1402-1418), est composé d’écus de Charles VI, de florins d’or de Savoie, de Provence et d’Achaïe, de gênois de Charles VI, de ducats de Venise, d’un écu de Louis II de Flandre et de gros de Savoie. Le trésor de Gap (1410-1415), contenait 5 ducats de Venise et environ 2000 monnaies d’argent, principalement des gros et demi-gros de Savoie et d’Achaïe, mais aussi des monnaies du Dauphiné, des guénars de Charles VI, des monnaies de Lausanne, d’Avignon et d’Orange. Le trésor de Grenoble comptait une cinquantaine de monnaies d’argent, dont des monnaies du pape, Eugène IV (1431-1447). Le trésor de Meillerie (1433-1439), était fait de 4000 à 6000 pièces d’argent, dont les deux tiers étaient Savoyardes ; les monnaies de Lausanne étaient nombreuses ; les autres espèces venaient de la seigneurie de Vaud, de Milan, et aussi de France (royales et féodales), d’Italie, d’Allemagne, etc. Le trésor du Pontet (1440-1461), représentait trente et un émetteurs de monnaies différents, dont les plus nombreux sont la France, le Comtat, le Dauphiné, la Savoie, mais aussi Namur. Le trésor d’Etercy (1450-1456), comprenait deux monnaies d’or : un florin de Provence, un autre de Bingen et plus de 1250 monnaies d’argent, principalement de France, du Dauphiné, de Savoie, du Comtat, de Lausanne, de Gênes.
52Les créations d’ateliers sont alors en très nette régression (fig. 14). Quelques petites seigneuries déplacent leur atelier : pour le Valentinois et le Diois, Chabrillan et Upie n’auront qu’une courte existence, tout comme Mondragon pour les princes d’Orange. Les grands États montrent une tendance à une certaine centralisation : en Savoie, on crée Cornavin, puis au tout début du xvie siècle, Montluel, mais aussi et surtout Turin. Pour le Dauphiné, l’atelier de Briançon ne fonctionnera que cinq années (1410-1415).
53Cet aperçu chronologique de l’abandon de trésors et de la création des ateliers monétaires rappelle, dans ses grandes lignes, celui de l’activité minière dans les Alpes, croissante jusqu’au milieu du xive siècle, en nette régression par la suite. Cela légitime la recherche entreprise.
54L’étude de plus en plus systématique de sites miniers dont les datations se précisent, le recours aux archives quand elles existent, une relecture des trésors monétaires découverts au fil des décennies autorisent tous les espoirs. Les méthodes d’analyse n’étant plus destructives, les monnaies provenant soit de trésors, soit de sites archéologiques, constituent un « capital » utilisable pour rechercher les éléments traceurs qui signent à la fois un minerai et l’objet fini.
55Cette approche archéométrique n’est pas nouvelle, car elle a déjà été testée dans le cadre des travaux du Laboratoire Ernest Babelon d’Orléans52.
- 53 Morrisson, Barrandon, Morrisson 1999.
- 54 Elle a été menée par monsieur et madame Morrisson et par monsieur Jean-Noël Barrandon
- 55 Barrandon, Dumas 1990.
56Ainsi le platine est l’élément marqueur ou traceur de l’or de l’Amérique espagnole, et le palladium celui de l’or du Brésil. Les analyses de monnaies portugaises et françaises ont permis l’étude de la pénétration de l’or brésilien en France : les monnaies portugaises refondues en quantités croissantes ont modifié la composition des monnaies d’or françaises. La proportion de l’or brésilien, de 0 % en 1700, s’élève jusqu’à 62 % entre 1770 et 177453. La comparaison entre cette évolution et celle de la balance commerciale entre la France et le Portugal est très instructive. Les résultats de cette recherche sont présentés dans les Cahiers Ernest Babelon54. D’autres études du même type avaient été publiées auparavant, en particulier un travail sur l’argent des mines carolingiennes de Melle en Poitou, où les isotopes du plomb ont été utilisés comme élément marqueur du minerai et des monnaies frappées à la même époque par l’atelier mellois55. Il semble possible d’appliquer ces mêmes méthodes à l’argent des mines des Alpes.
57En effet, au Moyen Âge le minerai le plus recherché est le plomb argentifère car la séparation de l’argent du plomb est plus aisée que pour les cuivres argentifères. La signature du minerai – et par conséquent de la mine – sera recherchée, dans un premier temps, dans des monnaies bien documentées, pour lesquelles on connaît l’atelier monétaire, la période de fonctionnement de cet atelier, et la période approximative d’émission de la monnaie elle-même.
58Le choix a été fait d’appliquer cette recherche isotopique à un ensemble relativement clos, alpin. Les sites miniers retenus sont peu nombreux, relèvent tous d’une gîtologie bien identifiée, la chronologie des chantiers est relativement bien connue et tous sont susceptibles d’avoir alimenté des ateliers sis des deux côtés des monts, dans l’emprise du Dauphiné médiéval ; en sont exclues les monnaies de viennois dont les émissions en grande quantité et la large diffusion réduisent à néant l’intérêt pour cette recherche (Vienne est au bord du Rhône).
59Les analyses porteront dans un premier temps sur les monnaies émises par les ateliers delphinaux de Grenoble et Cesana (Italie), et sur des minerais provenant des mines de Brandes (Huez, Isère) et Le Pontet (Villars-Notre-Dame, Isère) pour le premier, et des mines de L’Argentière, Falavel (Hautes-Alpes) pour le second. Selon les résultats il n’est pas impossible de saisir des flux de matière première (ou sous forme de monnaies), entre ces différents établissements.
- 56 Le Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale de France est représenté par monsieur Michel (...)
60Les partenaires de ce programme sont le Cabinet des Médailles, les responsables des sites de l’Oisans et du briançonnais et enfin, l’Institut für Minéralogie, Petrologie und Geochimie de Munich pour la détermination des isotopes56.
Fig. 15 ANA.
- 57 Un échantillon de plomb argentifère de L’Argentière-La Bessée a été fourni au laboratoire plus tard (...)
61Une opération-test a été engagée dès 2002-2003, à partir d’échantillons de minerai provenant du mobilier archéologique du site de Brandes : minerai extrait des trois principaux chantiers du site – les failles occidentales, l’Écluse et le Lac Blanc57 – des monnaies delphinales de Cesana et Grenoble et enfin, des scories et des morceaux de métal coulé ; soit au total 14 analyses (fig. 15). Les premiers résultats ne répondent pas aux attentes puisque aucun point commun n’apparaît entre les différents ensembles étudiés (fig. 16). Il est, par conséquent, difficile de tirer quelque conclusion que ce soit sur ce premier test alpin, d’autant qu’à l’heure actuelle les résultats des compositions isotopiques des minerais de L’Argentière-La Bessée manquent. Il est clair, en revanche, que la démarche doit être poursuivie en multipliant les échantillons et en affinant le protocole.
Fig. 16 ANA.