1En 2004, nous avons procédé au décapage minutieux des niveaux d’occupation les plus anciens (x^e s.), en fonction des espaces d’habitat déjà repérés et fouillés l’année précédente. La découverte de nouveaux trous de poteau permet de compléter notre connaissance de l’organisation spatiale de la partie NE de la plate-forme de cette grande motte castrale située aux portes d’Amiens.

2À l’est, un alignement de gros poteaux, distants les uns des autres de 3 m environ, entre lesquels étaient placés des poteaux moyens et jointifs, forme une tranchée-sablière de direction N-S sur plus de 17 m, qui correspond à une palissade à laquelle plusieurs bâtiments parallèles étaient adossés. À 3 m à l’est de cet alignement, les vestiges d’un puissant système de fortification à deux palissades encadrant un blocage de terre ont été mis au jour. Ce système rectiligne, qui avait déjà été parfaitement identifié le long du rebord occidental de la plate-forme, correspond à la deuxième phase d’aménagement de la motte.

3Vers l’intérieur, l’analyse des empreintes de poteaux avec leur avant-fosse et des traces de sablières a permis de confirmer la succession de trois séries de bâtiments entre le x^e et le xi^e s., avec une occupation primitive marquée par des alignements de trous de piquet et des lambeaux de sol. Entre le début du x^e et le milieu du xii^e s., trois phases principales d’occupation se distinguent par de légères modifications dans l’organisation spatiale. Du côté ouest, la succession de bâtiments s’organise le long d’un axe de circulation pérenne, dont le puissant blocage de soubassement laisse penser qu’il a été prévu dès l’origine.

4Par ailleurs, le procédé de mise en place de la plate-forme a pu être reconnu sur l’ensemble du secteur fouillé : des remblais d’égalisation (nommés « radiers d’installation ») ont été déposés pour niveler l’armature de terre et de pierres sous-jacente (nommée « radier de construction »), au centre de ce qui allait être la motte. Les radiers d’installation ont été étalés après avoir placé les poteaux du premier habitat. Plusieurs trous de piquet, scellés par ces radiers d’installation et recoupant les radiers de construction, témoignent du temps de construction de la plate-forme et de l’aménagement des premiers bâtiments. La succession des radiers damés de construction, visible sur l’ensemble du secteur, ainsi que leur très forte inclinaison vers le centre créant un vaste entonnoir, indiquent un soin tout à fait exceptionnel apporté au terrassement de cette butte. Cette succession marque, par ailleurs, une volonté de stabiliser rapidement les remblais déposés, ce qui confirmerait encore l’hypothèse de contemporanéité entre la construction de la motte et la première occupation repérée sur la plate-forme.

5La campagne 2005 a été consacrée à l’étude de profondes structures excavées situées dans la partie NE de la plate-forme et à l’analyse des rebords et des pentes des flancs nord et est de la motte. Les structures excavées, installations artisanales ou espaces de stockage et de conservation, appartiennent toutes aux phases les plus anciennes de l’occupation de la motte (x^e-xi^e s.). Leur étude permet de mieux comprendre l’organisation spatiale de la résidence aristocratique de cette époque ainsi que les activités, très diverses, qui s’y exerçaient.

6La première structure, rectangulaire, correspond à une cave sur plancher remaniée au moins une fois et implantée sur des latrines construites en bois. À l’est, séparée de la précédente par un silo (dans lequel a été retrouvée une bague en or, rattachable au x^e s., avec rubis sur cabochon) une autre structure excavée, de forme sub-carrée, est située sur le rebord oriental de motte. Elle présente au moins deux phases d’utilisation. À la première correspond un petit espace de stockage cuvelé en bois antérieur à la fortification de terre et de bois construite après le milieu du x^e s. En revanche, la seconde phase d’utilisation est contemporaine de ce rempart et venait certainement s’appuyer sur lui. Elle est marquée par la mise en place, au-dessus du comblement de la petite cave précédente, d’une structure de combustion liée à la fusion des métaux fins. Deux plaques de ceinture identiques ont été retrouvées dans le remblai ; fabriquées en bronze recouvert d’une feuille d’or, elles représentent un lion couché.

7Au nord de la première structure, une grande fosse cuvelée en bois s’est révélée dans un état de conservation exceptionnel et a livré une quantité impressionnante de mobilier. Les planches ayant servi au revêtement des parois de cette fosse ont marqué leur empreinte sur le sédiment, ce qui permet de comprendre très précisément la méthode d’assemblage de toutes les pièces de bois. En ce qui concerne le mobilier, nous ne signalerons qu’un gobelet en verre, archéologiquement complet, daté des ix^e-x^e s. car c’est un exemplaire quasiment unique. Cette structure a subi des ­réaménagements en liaison avec un changement de fonction : cellier postérieurement cloisonné pour installer un bas-fourneau, comme l’indiquerait le nombre élevé de scories métalliques. Enfin, encore au nord, une dernière fosse était recoupée par la courtine du xiv^e s. La partie sud, intacte, a été fouillée. Il s’agit d’un petit espace de stockage à poteaux corniers, situé en rebord de motte.

8La fouille des rebords et des pentes de la motte a amélioré notre connaissance de la gestion passée de cet espace. Si, sur le flanc nord, toute installation antérieure aux constructions de la fin du Moyen Âge a disparu, du côté oriental, le système de fortification de terre et de bois (rattachable à la seconde moitié du x^e et au xi^e s.) a pu être vérifié et précisé, en particulier dans son caractère presque rectiligne.

9L’implantation d’une résidence aristocratique sur une butte anthropique, sans doute aménagée à cette occasion, au début du x^e s., est suffisamment rare pour mériter l’attention des archéologues et des historiens, et susciter de légitimes interrogations. Il n’est pas dans notre intention de prétendre, avec ce seul cas, réévaluer la chronologie de l’apparition et du développement des châteaux. Nous nous efforçons plutôt de chercher des explications pouvant atténuer le caractère apparemment anormal de cette création précoce.

10La première raison réside certainement dans le statut élevé de ce lieu et de ses occupants (cinq références à l’or à ce jour), statut qui n’a rien de commun avec les sites de la fin du x^e s. fouillés à Charavines (Isère), à Saint-Romain (Côte-d’Or) ou à Pineuilh (Dordogne). La seconde raison pourrait résider dans le contexte géopolitique. Les pays picards se trouvent, dès l’époque carolingienne, confrontés aux luttes, parfois violentes, qui opposent les grandes puissances voisines (Flandre, Normandie, cœur du royaume carolingien occidental…) pour contrôler cet espace à la fois riche et interstitiel. Ce fait a souvent été avancé pour justifier les échecs de la constitution d’une grande principauté picarde cohérente. L’insécurité qui en résulte pourrait aussi fournir une raison plausible pour un développement plus précoce des résidences fortifiées sur cette terre de conflits.

11L’autre apport fondamental de cette recherche pluridisciplinaire est de pouvoir cerner une mutation dans l’utilisation, par ses occupants, de la plate-forme de la motte. Les phases anciennes connaissent des transitions lentes et partielles qui donnent l’impression d’un continuum, renforcée par l’absence d’un véritable projet d’ensemble sur un espace que ses possesseurs ne se sont pas encore totalement appropriés. La rupture se situe vers le milieu du xii^e s., époque de la mise en place de la seigneurie. Les constructeurs, qui acquièrent une conception d’aménagement englobant toute la surface de la motte, utilisent alors massivement la pierre et ne reprennent plus les grandes orientations des édifices précédents. On note également une tendance à l’unité fonctionnelle par l’abandon des activités artisanales, certainement rejetées dans la basse-cour.