• 1 Sørensen 2000 ; Díaz-Andreu 2005.
• 2 Algrain 2020.
• 3 Lucy 2011 ; Price et al. 2019.
• 4 Sofaer et Sørensen 2013 ; Halsall 2020.
• 5 Conkey et Spector 1984 ; Boucherie 2020.
• 6 Perrot 1998.

1La littérature sur l’histoire de l’archéologie depuis les années 1980 montre que les archéologues furent lents à intégrer l’étude de genre dans leurs recherches1, un retard encore plus marqué en France que dans les mondes anglophone et scandinave2. Ils dépendirent trop souvent de stéréotypes genrés pour définir le rôle de chaque sexe dans la société3 et confondirent le sexe biologique avec le genre4. Ils se reposaient également sur des modèles quasi hiératiques pour offrir une explication pour la présence de tel ou tel objet dans la tombe, leurs concepts de la masculinité ou de la féminité dérivant plutôt du monde moderne que des époques anciennes5. La masculinisation ou la féminisation des objets par l’archéologue comme par l’historien(ne) releva davantage d’un « imaginaire-écran de la féminité », pour reprendre l’expression de Michelle Perrot6.

• 7 Carré 1996 ; Carré et Guillon 1995 et 1998 ; Guillon 1997.
• 8 Carré et Jimenez 2008.
• 9 Guillon 2004.
• 10 Duday et Guillon 2006 ; Rolland et al. 2018 ; Guillon 2010, 2022. 

2La fouille du prieuré Saint-Crespin de Romilly-sur-Andelle dans l’Eure (fig. 1), réalisée en 2006 et 2007 en amont de l’aménagement d’un lotissement, a mis au jour un cimetière du premier Moyen Âge associé à un édifice cultuel, ainsi qu’une petite zone d’activité agricole sur ses franges occidentale et orientale (fig. 2). Cet ensemble est l’un des principaux sites funéraires alto-médiévaux étudiés ces vingt dernières années en Normandie orientale, dans la lignée de ceux de Tournedos-sur-Seine7 ou encore de Louviers, rue du Mûrier8, pour ne citer qu’eux. La fouille ne fut pas exhaustive, le nombre de sépultures s’étant avéré très supérieur aux estimations. Plus de 720 tombes ont cependant été mises au jour pour un total probable d’au moins 1 200. Le grand nombre de tombes fouillées peut être considéré comme un gage de représentativité, même s’il faut rester prudent9. Les méthodes les plus précises en archéothanatologie ont pu être appliquées malgré l’urgence inhérente au contexte préventif et une stratigraphie funéraire complexe10.

• 11 La tombe d’une femme biologique, dont le squelette a été daté par ¹⁴C entre le dernier tiers du vii(...)

3Parmi les sépultures fouillées, un petit groupe de femmes biologiques du viie siècle ayant été inhumées avec des armes, objets souvent considérés comme l’apanage des hommes, a été mis en évidence. Cette découverte n’est ni anecdotique ni spécifique à la Neustrie11. Toutefois, la résistance d’un modèle hérité d’une longue historiographie aux lointaines influences grégoriennes mérite que l’on s’y attarde quelque peu, en replaçant cette découverte dans le cadre élargi des recherches menées sur le genre en archéologie. Les spécificités du site de Saint-Crespin (caractérisation des individus et des dépôts) seront développées en mettant en perspective les résultats avec les études réalisées par les historiens sur le genre à la période mérovingienne.

• 12 Colleter et al. 2014.
• 13 Demolon et al. 2006. 
• 14 Cartron et Castex 2009, 2011, 2015, 2016.
• 15 Cattedu et al. 2009.
• 16 Renoux 1990.
• 17 Zadora-Rio et al. 2001.
• 18 Carcel et al. 1992.
• 19 Parron-Kontis 2002.

4Le cimetière est organisé autour d’un édifice cultuel qui a connu quatre grandes phases de construction (fig. 3)12. Un premier bâtiment rectangulaire maçonné orienté est-ouest, mesurant 6 m de largeur pour une longueur de 7,6 m dans œuvre, est densément occupée par des sarcophages. Cet édifice, daté de la fin du vie-début du viie siècle, pourrait correspondre à un petit oratoire privé associé aux propriétaires d’un important domaine, correspondant à un cas de figure étudié dans d’autres régions (Hordain dans le Nord13, Jau-Dignac-et-Loirac en Gironde14 ou bien encore Saleux dans la Somme15). Dans un second temps (au cours du viie ou dans la première moitié du viiie siècle), deux annexes maçonnées semi-circulaires sont accolées au nord et à l’est du bâtiment, d’un rayon de 2,2 m pour la première et 2,8 m pour la seconde. Aucune annexe similaire n’a été mise au jour sur le flanc méridional de l’édifice, ce qui lui confère un plan asymétrique. Toutefois, la densité de sépultures y a détruit la totalité des vestiges antérieurs à leurs creusements, ce qui ne permet pas d’exclure l’hypothèse d’un plan triconque, certes rare mais reconnu sur d’autres sites (Fécamp16, Rigny-Ussé17, Saint-Romain-le-Puy18, Saint-Sigismond à Aime19, etc.). L’annexe nord est détruite entre la fin du viie et la fin du ixe siècle. Le bâtiment adopte alors un plan plus classique avec un espace rectangulaire prolongé à l’est par une construction semi-circulaire. Une nouvelle annexe maçonnée, également semi-circulaire, est construite au nord et sanctuarise deux tombes en sarcophages plus anciennes.

• 20 Jouneau et al. 2015.
• 21 Guillon 2004.

6L’aire sépulcrale associée à l’église s’étend sur 2 300 m² environ. 720 inhumations ont été fouillées, sur un total estimé de 1 200 tombes, la fouille en aurait donc livré 60 %20. Sans disposer d’un gage absolu de représentativité21, nous pouvons considérer les résultats de l’étude anthropologique avec une certaine confiance.

• 22 Rolland et al. 2018 ; Jouneau et al. 2015.

8L’espace funéraire de la première phase, qui couvre une surface de 2 000 m² environ, se caractérise par une organisation relativement planifiée, avec des rangées de tombes qui sont restées lisibles malgré la densité du cimetière, certaines zones étant toutefois totalement délaissées. Aucune structure périphérique signalant l’aire sépulcrale n’a été repérée. Les inhumations sont en cercueil, en pleine terre et en sarcophage (en pierre ou en plâtre) et se répartissent dans l’emprise du cimetière selon un axe nord-sud22.

• 23 Scott 1988.
• 24 Löwy et Rouch 2003.
• 25 Butler 1990.
• 26 Sofaer et Sørensen 2013.
• 27 Halsall 2020.

12Afin d’éviter toute confusion, nous utilisons le genre dans son acception appliquée aux sciences sociales, la polysémie du terme renvoyant à la multitude de ses usages, variables d’une discipline à l’autre, et au dévoiement politique et idéologique dont il a fait l’objet ces dernières années. Le genre est ici entendu comme « une catégorie utile d’analyse historique »23, ayant pour objectif d’étudier les relations entre les sexes sous l’angle de leurs interactions sociales, au-delà d’un déterminisme biologique24. Nous l’avons compris comme une construction culturelle, distincte du corps humain mais en même temps liée à celui-ci (et par extension au sexe biologique et à l’expérience sexuelle)25. Le genre, comme le sexe, n’existe pas de manière binaire mais se situe plutôt dans un spectre des possibilités26. La dynamique entre le genre et le sexe évolue avec l’âge du sujet, les mœurs sociales et l’expérience : le genre n’est pas fixe mais comprend une identité composée de plusieurs facteurs27. Il est impossible d’obtenir une compréhension globale du genre d’un individu historique puisque plusieurs facettes de son identité éphémère ne sont pas accessibles archéologiquement ou dans les textes historiques de l’époque concernée.

• 28 Winters 1968.
• 29 Webb 1946 ; Moore 1916.

13Jusque dans les années 1960, il était admis que l’on ne trouverait jamais de tombes de femmes biologiques avec des armes en place. Cette certitude ne concerna pas uniquement les époques antique et médiévale mais aussi la Préhistoire. Par exemple, la découverte à Green River, dans le Kentucky, d’un propulseur dans des tombes sexuées féminines d’Indian Knoll, datées entre 4 000 et 2 500 avant notre ère, fit d’abord l’objet de nombreuses hypothèses (dépôt rituel, dépôt généralisé du groupe, etc.) avant celle de la possibilité que les femmes biologiques puissent « tout simplement » chasser28, voire se battre. Après une importante campagne de fouille en 1946 reprenant celle de Clarence Moore de 1916, William Webb – tout comme Moore – eut du mal à concevoir que les propulseurs trouvés dans les tombes de femmes biologiques eussent été utilisés par les défuntes29. Certains propulseurs ayant été cassés et réparés, il émit l’hypothèse d’un dépôt rituel d’objets qui avaient été utilisés par des hommes ! Il fut encore plus difficile d’admettre que les femmes biologiques aient pu se battre, alors même que de nombreux indices de blessures interpersonnelles ont été découverts par Moore sur les os et confirmés par Webb, comme une pointe de flèche fichée dans une vertèbre, ou une pointe de sagaie ayant perforé un crâne et retrouvée à l’intérieur de celui-ci.

• 30 Doucette 2001 ; Effros 2004.
• 31 Haas et al. 2020 ; Trémeaud 2021.
• 32 Medicine 2002.

14Si nous prenons un exemple aussi éloigné chronologiquement et géographiquement de la Neustrie mérovingienne, c’est qu’un débat de plusieurs décennies à propos de la présence de ces propulseurs dans les tombes de femmes biologiques n’est pas seulement un bon témoin de la complexité et de l’évolution des questions de sexe et de genre dans le contexte funéraire, mais également de la résistance du milieu de la recherche archéologique à un changement de paradigme30, jusqu’à une période très récente31. Nous pourrions multiplier les illustrations de la complexité des questions de genre, en prenant notamment d’autres exemples dans les sociétés natives nord-américaines, chez les Navajos, les Cheyennes ou les Lakota, chez qui le nombre de genres varie et la notion de « Two-spirits » nourrit les débats aujourd’hui32.

• 33 Effros 2016.
• 34 Crass 2001.

15Aussi, plutôt que de remettre en cause l’association majoritaire des armes avec des sujets du sexe et du genre masculins au haut Moyen Âge33, nous tenterons de montrer que ces mœurs ne sont pas figées dans le temps et dans l’espace. Dans un autre exemple de variation genrée, à partir d’une importante documentation de fouille de sépultures inuits entre le xviiie et le xxe siècle, Barbara Crass a montré que certains objets étaient plus fréquents dans des tombes biologiquement masculines ou féminines, mais qu’ils n’étaient pas exclusivement réservés aux tombes de l’un des deux sexes34. L’auteure conclut alors à l’absence de mobilier genré.

• 35 Nelson 1978 ; Joye 2018.
• 36 Coon 1997.
• 37 Dans son étude sur le genre, Guy Halsall conclut avec l’observation « That the arena of female powe (...)
• 38 Klapisch-Zuber 1991, p. 20.

16Pour le premier Moyen Âge, les origines de l’approche binaire traditionnelle sont en partie compréhensibles dans la mesure où nous sommes les héritiers d’une vision misogyne de la société mérovingienne35 et de la conviction des auteurs anciens, la plupart issus du clergé masculin, qui croyaient que le corps des femmes avait été créé par Dieu mais corrompu par le péché originel, essentiellement dû à la faiblesse d’Ève36. La survivance et le développement de ces stéréotypes, qu’ils soient inconscients ou assumés, immobilisaient le débat entre « masculinisme » et essentialisme37. Bien que l’on admette que l’identité féminine puisse être adaptée aux positions de prestige, nous sommes encore et malheureusement, selon les mots de Christiane Klapisch-Zuber, dans un système d’interprétation qui utilise majoritairement un « filtre masculin qui transmet aux femmes des modèles idéaux et des règles de comportement qu’elles ne sont pas en droit de contester »38.

• 39 Mertens et van Impe 1971, p. 21.
• 40 Eisner 1991.
• 41 Effros 2000 ; Algrain 2020.
• 42 Eisner 1991.
• 43 Arnold et Wicker 2001.
• 44 Schiebinger 1993 ; Brubaker et Smith 2004.

17On élude bien souvent la question du genre à ses risques et périls. Par exemple, dans l’étude d’une nécropole des ive-ve siècles en Belgique, à Oudenburg, les auteurs, considérant que la diagnose sexuelle à partir du squelette n’offrait pas une fiabilité indiscutable, décidèrent de ne considérer l’estimation du sexe qu’à partir du seul mobilier39, et ce malgré une bonne conservation osseuse et une bonne représentation des os du bassin40. Cette démarche conduisit les auteurs à mélanger la question du genre avec celle du sexe et à classifier le mobilier en deux catégories trop simples, avec comme principal inconvénient que les sépultures féminines étaient davantage déterminées par l’absence de mobilier « masculin » que par la présence d’objets typiquement considérés comme « féminins ». Ceci revient à définir le sexe féminin par défaut41, ce que Wendy Eisner, dans un article critique, considère comme un biais majeur mais aussi comme une vision réductrice de la place de la femme dans la société42. Il n’est dès lors pas étonnant que les études de genre des années 1980 et 1990 considèrent que l’archéologie est une science de nature androcentrée43. Que les archéologues se rassurent, ce n’est pas la seule discipline avec cette histoire et cette réputation bien méritées44.

• 45 Gero et Conkey 1991 ; Gilchrist 1999.
• 46 Nous utilisons ici indifféremment les termes de cimetière ou de nécropole, considérant que la pério (...)
• 47 Pilet et al. 1990 ; Id. 1994 ; Simmer et Buchet 1993 ; Urlacher et al. 1998 ; Price et al. 2019.
• 48 Effros 2000 ; Pilet et al. 1990 ; Peyre 1979.

18Dès les années 1980, l’utilisation du mobilier pour l’attribution d’un sexe aux défunts de tombes du haut Moyen Âge fut discutée. Puis les études de genre appliquées à l’archéologie dans les années 1990 voulurent remettre en question l’association systématique entre le sexe et le mobilier45. Cependant, ce cumul entre le sexe biologique des individus et le mobilier associé fut longtemps considéré comme fiable dans nombre d’études de cimetières mérovingiens46. La présence d’arme(s) dans une tombe fut même fréquemment utilisée pour attribuer un sexe masculin au défunt, soit parce que les méthodes de diagnose sexuelle n’étaient pas au point (voire écartées), soit parce que les ossements étaient trop mal conservés47. Les archéologues ne sont pas seuls en cause, de nombreux anthropologues ayant complété leur échantillon sexué biologiquement par une attribution du sexe à partir du mobilier. Il est même parfois impossible de démêler la part de la diagnose osseuse de celle issue du mobilier48.

• 49 Heuertz 1957, p. 82 ; Delort, 1947.
• 50 Halsall 1995, 1996.
• 51 Halsall 2010, p. 315-322.
• 52 Halsall 2020, p. 176.

19Un exemple de cet usage et de son legs est instructif. En 1957, l’anthropologue biologiste Marcel Heuertz étudia les squelettes de la nécropole d’Ennery (Val-d’Oise), dont la première publication par Émile Delort datait de 1947 et compléta, de son propre aveu, les résultats biologiques par les données du mobilier49. Cette étude reçu une attention renouvelée quand Guy Halsall fonda en partie ses études sur la Lorraine en s’appuyant sur celles d’Ennery pour effectuer une analyse statistique des objets associés, avec l’attribution du genre selon les catégories « masculins », « féminins », et « neutres ». Leur distribution variait aussi selon l’âge du défunt50. Bien qu’il contestât l’importance des problèmes posés par Ennery51, il admit plus récemment que son système d’attribution du sexe à partir du mobilier conduisait exclusivement au genre du défunt, et donc non pas nécessairement à son sexe biologique52.

• 53 Halsall 1995, p. 79.
• 54 Perez 2013 ; Barbiera 2007.

20Au-delà des problèmes mentionnés ci-dessus, Guy Halsall écrit que « si une telle méthode [fondée sur le mobilier] prouvait sa fiabilité pour Ennery, elle pourrait être utilisée pour les autres cimetières de la région pour lesquels les squelettes n’avaient pas été étudiés par un anthropologue physique »53. Cependant, selon nous, la dimension de construction sociale appliquée à un groupe d’individus à partir du mobilier vestimentaire ou déposé avec le défunt ne permet pas la reproductibilité pour d’autres cimetières, surtout parce que l’on ne dispose pas d’une explication fiable concernant une éventuelle uniformité imposée ou transmise, sauf peut-être par la compétition sociale ou le service militaire. Les archéologues qui utilisent cette méthode ont reconnu la nécessité d’effectuer des ajustements en raison des spécificités régionales54. Il reste toutefois à prouver sur quelles données reposent ces ajustements.

• 55 Sofaer et Sørensen 2013.

21La balance peut aussi pencher dans l’autre sens avec l’emploi d’une méthodologie mettant l’accent sur la biologie au détriment des données culturelles avec le risque d’éclipser la question du genre55 : la tendance actuelle est de mettre davantage l’accent sur les données biologiques que sur les objets formant les dépôts funéraires, alors que l’appel exclusif aux premières n’offre pas la possibilité d’accéder à tous les nuances de genre fournis par les seconds, ce qui peut entraîner une perte de résultats.

• 56 Gärtner et al. 2014, p. 231, tableau 1.
• 57 Zeller 2000.
• 58 Wahl et al. 2014.
• 59 Gärtner 2017.

22Les travaux récents de Franziska Immler56, qui ont conduit à de nouvelles déterminations du sexe pour des tombes ayant livré des armes ou des bijoux, incitent fortement à mener des investigations moléculaires sur l’ADN nucléaire, afin que la discussion puisse se faire sur des bases biologiques irréfutables. Mais l’exemple du cimetière alémanique de Niederstotzingen, dans le Bade-Wurtemberg, doit appeler à la prudence : le squelette 3C de la tombe 3, ayant livré des armes, a d’abord été attribué à une femme par l’ADN57, pour être plus tard déterminé comme masculin lors de nouvelles analyses58. Les manipulations de laboratoire, dont dépend la fiabilité des résultats, doivent donc être d’une extrême rigueur alors que plane toujours un fort scepticisme sur la présence de femmes inhumées avec des armes dans les tombes alto-médiévales, doutes nourris par les erreurs de détermination et par les discordances entre les analyses ostéologiques et moléculaires. Les premières conservent généralement une marge d’erreur de 5 %, voire davantage si les os coxaux sont mal conservés, ce que ne manque pas de souligner Tobias Gärtner dans un récent article rigoureux et critique59.

• 60 Sofaer et Sørensen 2013 ; Halsall 2020 ; Algrain 2021.

23Par ailleurs, dans la phase d’interprétation, comme dans le cas des recherches « queer », il ne faut pas oublier que l’expression binaire du sexe biologique est trop simple parce que nous n’avons pas la possibilité de confirmer si le défunt/la défunte s’identifia à son sexe biologique. Au haut Moyen Âge, comme pour d’autres époques, il existe un spectre des possibles pour l’expression du sexe et de la sexualité comme la transidentité qui n’est facilement lisible ni par l’ADN, ni par l’ostéologie60. Il faut aussi considérer que de nombreux individus inhumés dans les cimetières du haut Moyen Âge n’entrent pas dans la discussion en raison de l’absence d’objets dans leur tombe.

• 61 Halsall 2010, p. 357-381.
• 62 Härke 1992.
• 63 Welch et Harrington 2009.
• 64 Härke 2011.

24Au sein de notre problématique, il s’agit plutôt de reconsidérer l’association exclusive des armes avec des inhumations de sujets biologiquement masculins et qui serait issue d’une masculinité venue du contexte militaire comme le propose Guy Halsall pour la région de Metz61. Afin d’effectuer une approche quantitative, Heinrich Härke62 a constitué une base de données compilant les informations sur 3 401 inhumations de 46 cimetières des régions anglo-saxonnes. Martin Welch et Sue Harrington63 firent de même avec 12 000 inhumations datées entre 400 et 750 lors du projet « Beyond the Tribal Hidage ». À partir de ces bases de données, et concernant les éléments vestimentaires, plus de la moitié des tombes féminines étaient beaucoup plus richement dotées que les tombes masculines ; en revanche, les tombes d’hommes contenaient davantage d’objets déposés, parmi lesquels des outils et des armes. Quand les tombes féminines ont livré des dépôts, il s’agissait d’outils attribués au travail des textiles. Tous les squelettes retenus pour la comparaison ont fait l’objet d’une diagnose sexuelle ostéologique, mais peu ont bénéficié d’un examen poussé confrontant données biologiques et nature du mobilier associé. À partir de ce corpus très conséquent, qui partage cependant le même risque de biais que la méthode de Guy Halsall, les auteurs ont pu mettre en évidence un partage sexuel d’éléments vestimentaires et de dépôt, rarement mis au jour ensemble dans la même tombe et donc exclusifs les uns des autres, et la constitution d’un échantillon dénommé « neutre », avec des dépôts rencontrés dans les tombes des deux sexes (couteaux, pinces à épiler, boîtes, vaisselle, etc.). Certains objets ont plutôt été mis au jour auprès des femmes (notamment les vases) ou chez des hommes (comme les gobelets en bois ou les seaux), sans être pour autant exclusifs de l’un des deux sexes64.

• 65 Stoodley 1999, p. 136-137.
• 66 Ibid., p. 35-49.

25Heinrich Härke, après compilation de ces données, observa en confrontant le mobilier et la chronologie que la présence d’armes associées aux sujets biologiquement masculins passe de 48 % aux ve et vie siècles à 23 % au viie et au début du viiie siècle, pour disparaître totalement dans la seconde moitié de ce dernier. Les éléments vestimentaires associés aux sujets biologiquement féminins déclinent au fil des mêmes siècles que les armes, mais de manière plus progressive. Utilisant le même corpus dans sa thèse, et toujours influencé par les publications de Guy Halsall, Nick Stoodley estime que 45 % des hommes biologiques et 60 % des femmes biologiques étaient inhumés avec une version de ces ensembles d’artefacts, tandis que 40 % des adultes étaient dépourvus de mobilier, porté ou déposé65. La distribution chronologique des objets lui permet d’observer que, pendant l’instable ve siècle en Angleterre, le dépôt des armes dans les tombes de sujets biologiquement masculins fut plus important qu’au vie siècle, et que, pour la même période, les éléments vestimentaires se font plus rares dans les tombes féminines mais à un rythme plus lent, ce qui rejoint les observations de Härke. À la fin du vie siècle et au début du viie, les usages changèrent encore, et, toujours d’après Stoodley, l’expression du genre se fit moins importante66.

• 67 Halsall 1995, p. 82-83.
• 68 Härke 1990.
• 69 Stoodley 1999, p. 136.
• 70 Härke 1992, p. 179-182 ; Evison 1987, p. 123.
• 71 Les termes de contradiction ou contradictoire n’est pas, à notre sens le plus approprié ; nous préf (...)
• 72 Lucy 1997 ; 2000, p. 89 ; 2011 ; Effros 2000 ; Id. 2016. Sur les manipulations post-mortem de corps (...)
• 73 Evison 1987 ; cf infra.
• 74 Sherlock et Welch 1992.

26Comme pour le cas lorrain67, il faut préciser que le corpus en question n’a pas bénéficié de contrôles plus rigoureux par la diagnose sexuelle ostéologique, largement déconsidérée par Heinrich Härke68. Dans le même registre, Nick Stoodley voit également l’armement comme exclusivement associé aux hommes biologiques69. En cas d’opposition avec ce modèle dans le corpus, surtout ceux de femmes biologiques inhumées avec des armes, Heinrich Härke, comme Vera Evison, suggèrent que les déterminations du sexe biologique ne furent pas correctement effectuées70. Heinrich Härke écrit encore en 2011 que la plupart des cas pour lesquels il y a une opposition entre sexe et mobilier correspond à des tombes perturbées71, ce qui représente pour le moins un obstacle majeur à l’étude de la question du genre surtout à la fin du vie et début du viie siècle72. En effet, durant les trois siècles considérés, plusieurs dizaines de tombes anglo-saxonnes du corpus de Heinrich Härke ont livré un mobilier jugé « contradictoire » avec le sexe biologique : des hommes avec des broches et des femmes avec des armes, notamment dans les cimetières de Buckland-Dover73 et de Norton74. Cependant, aucune explication convaincante ne fut proposée pour ces cas bien intéressants.

• 75 Galmiche, Buccio et Robin 2015.
• 76 Halsall 1995.

27Dans le nord-ouest de la France, une évolution comparable du dépôt d’armes a été mise en évidence pour la même période. La première phase du cimetière de Romilly-sur-Andelle a toutefois livré un taux plus faible d’armes que ce corpus anglo-saxon du viie siècle, ce qui est aussi le cas de nombreux gisements funéraires régionaux contemporains (cf. infra). La disparition du mobilier au viiie siècle est aussi une constante des cimetières du nord-ouest de la France : il n’y a par exemple aucun dépôt dans celui de la ferme du Pouy, à Mortefontaine (Aisne), daté du viiie siècle75. À Romilly-sur-Andelle, nous avons mis au jour des objets genrés dans les trois catégories définies par Guy Halsall : « masculin », « féminin » et « neutre »76. Il faudrait cependant ajouter la présence des cas où on voit une opposition : les sépultures dont le squelette est biologiquement masculin mais contenant des objets classés par lui et par Heinrich Härke comme féminins et, inversement, les sujets biologiquement féminins avec des objets traditionnellement admis comme masculins, en l’occurrence des armes qui sont au cœur de cet article.

• 77 Lucy 1997 ; 1998.
• 78 Hadley 2004, p. 32.
• 79 Halsall 2020, p. 167.
• 80 Gilchrist 1999.
• 81 Id. 2009.
• 82 Saladin d’Angure 2012.
• 83 Grégoire de Tours X.15 ; Halsall 2020.

28Dans l’interprétation de ces cas exceptionnels, nous sommes en désaccord avec la proposition de considérer plus de trois genres, avancée par Sam Lucy77, qui a été fortement critiquée, notamment parce qu’elle attachait trop d’importance à la discordance entre le sexe et le mobilier78. On ne peut non plus alléguer que ces tombes de femmes biologiques avec des armes soient considérées comme marginales ou transgressives par leurs contemporains79. De plus, il est important de noter ici que les tombes considérées comme « neutres » n’appartiennent pas à un troisième genre, voire plus, parfois proposé en anthropologie sociale moderne80, même s’il y a de nombreuses problématiques communes entre les deux disciplines abordées conjointement par de nombreux chercheurs81. Ce troisième genre doit être un véritable fait social82. Les sources écrites de la Gaule mérovingienne, à défaut de le mettre en évidence, offrent tout du moins la preuve d’un spectre d’expression plus large mais non d’un troisième genre. Dans son Histoire des Francs par exemple, Grégoire de Tours décrivit les accusations portées en 589 contre l’abbesse du monastère de Sainte-Croix de Poitiers pour avoir permis à un homme d’habiter dans le cloître, qui plus est en portant des vêtements féminins, d’après les détracteurs de cette dernière83. Si ce cas pose plus de questions qu’il n’en résout sur la question du genre, il illustre néanmoins la complexité de ce concept à l’époque mérovingienne.

• 84 Hills et Lucy 2013, p. 69.
• 85 L’enquête d’Andrew Welton sur plus de 4 000 sépultures dans 56 cimetières en Angleterre du haut Moy (...)

31De plus, dans l’étude de la nécropole de Spong Hill (Norfolk), la détermination du sexe de squelettes incinérés avait donné comme résultat une femme biologique assurée (C1105) et une femme biologique fortement suspectée (C2042), les deux enfouies avec des épées84. Il n’y a pas de raison objective que d’autres cas similaires ne puissent être découverts, notamment sur des sites fouillés ces dernières décennies85.

• 86 Hincker et Mayer 2011.

32En France, considérant que la remise en cause de cette association systématique entre des armes et des hommes biologiques pourrait avoir une quelconque vertu heuristique, on pourrait penser que l’attribution du sexe par le mobilier associé au défunt tomberait en désuétude. Or, il n’en est rien, comme le montrent par exemple la fouille et l’étude de la nécropole de Banneville-la-Campagne (Calvados), pour laquelle 27 sujets ont été sexués dont 19 au moins sur la base du mobilier, les armes pour les hommes et les objets de parure pour les femmes86.

• 87 Murail et al. 2005 ; Bruzek et al. 2017.

34À l’exception de quelques travaux pionniers, les méthodes fiables de diagnose sexuelle sur le squelette ont été mises au point dans les années 1980 et surtout 1990. La meilleure méthode est celle qui approche les 100 % de résultats exacts, et cette fiabilité doit être testée à l’aveugle sur une série de sexe connu. Il est impossible d’échapper à l’influence de la population de référence, même si celle-ci est constituée d’os d’origine géographique éloignée ; en effet, la population étudiée et celle de référence peuvent présenter des différences du dimorphisme sexuel. Aussi, il est important que la collection de référence soit constituée d’un grand nombre d’individus, provenant du plus grand nombre possible de régions du monde87.

• 88 Murail et al. 2005 ; Bruzek et al. 2017 ; Jerkovic et al. 2018.
• 89 Jouneau et al. 2018.
• 90 Bruzek 1992.

35En auxologie, la méthode métrique sur l’os coxal est actuellement la plus fiable, et la diagnose sexuelle probabiliste (DSP), revue et améliorée à plusieurs reprises par les auteurs, encore très récemment, offre des résultats au-dessus de 95 % de fiabilité quand un des os coxaux est entier88. C’est la méthode que nous avons utilisée pour la série de Romilly-sur-Andelle89. Précisons que la fragmentation et la conservation des bassins ne permettent pas d’utiliser la méthode morphologique90, certes moins fiable mais apportant parfois des compléments d’information.

• 91 Six mesures ont été prises sur la mandibule (d’après les travaux de Bräuer 1988) : la largeur bigon (...)
• 92 Deux mesures ont été effectuées sur l’humérus (Bräuer 1988) : la longueur maximale (M 1) et le péri (...)
• 93 Six mesures ont été prises sur le fémur (Bräuer 1988) : la longueur maximale (M 1), la longueur phy (...)
• 94 Murail et al. 1999 ; Santos 2021.

36De plus, outre les mesures effectuées sur l’os coxal pour la diagnose sexuelle probabiliste, d’autres mesures ont été enregistrées sur le squelette extra-coxal (mandibule91, humérus92 et fémur93), ce qui a permis l’élaboration d’une diagnose sexuelle secondaire94. Le sexe d’un tiers supplémentaire de la population inhumée a ainsi pu être déterminé.

• 95 Ont été exclus tous les individus de taille adulte et « sexuables », mais dont au moins un point de (...)
• 96 Bien qu’ils aient pu être sexués par la DSP, ont été exclus tous les individus dont au moins une me (...)
• 97 Ont également été exclus tous les individus dont au moins une mesure prise sur le squelette extra-c (...)

37Si la DSP utilise un échantillon de référence mondial pour comparer les mesures des os coxaux de la population étudiée, la diagnose sexuelle secondaire nécessite l’élaboration d’une base (ou population) de référence au sein même de la population observée. En effet, la portion de population totalement mature95, sexuée de façon fiable par la diagnose sexuelle primaire96 et dont toutes les mesures effectuées sur le squelette extra-coxal sont précises97, sert ici de base de données pour l’élaboration de fonctions discriminantes permettant de sexuer le reste de la population mature. Pour ce faire, l’échantillon de base doit être relativement équilibré et de taille suffisante, ce qui était le cas à Romilly-sur-Andelle. Nous avons distingué les résultats selon deux degrés de fiabilité : sont considérés homme ou femme les sujets ayant obtenu un score égal ou supérieur à 95 % de probabilité, homme ou femme « probable » pour un score entre 80 et 94,99 %. Les squelettes avec une fiabilité de moins de 80 % demeurent indéterminés.

• 98 Annable et Eagles 2010.
• 99 Voir par exemple la synthèse de Charlotte Roberts : Roberts 2009, p. 317.

38Certaines méthodes ostéométriques, autres que les diagnoses sexuelles primaire et secondaire, ont été écartées, comme l’utilisation de l’estimation de la stature pour le sexe des défunts. En effet, cette technique est peu crédible au regard du caractère antinomique entre le sexe et la stature et préjuge de manière plus ou moins évidente d’un dimorphisme sexuel sur des pseudo-traits masculins ou féminins. Prenons un seul exemple : un sujet de la nécropole de Blacknall Field98 dans le sud de l’Angleterre (ve-vie siècle) présente une stature estimée à 1,83 m (malheureusement sans fourchette d’incertitude disponible dans la publication). Sans échantillon de référence plus précis et puisque la moyenne anglo-saxonne pour cette période est de 1,72 m pour les hommes et 1,61 m pour les femmes99, cet individu aurait été classé comme masculin. Or, le mobilier associé à la sépulture était plutôt genré féminin, avec la présence de trois épingles vestimentaires près des épaules. Les analyses ADN ont montré qu’il s’agissait bien d’une femme. Nous sommes donc en présence d’une fausse opposition entre le sexe ostéologique et le mobilier, la population de référence utilisée pour la diagnose sexuelle étant primordiale.

• 100 Guillon 1997, p. 219.

39Dans le cas de Romilly-sur-Andelle, les résultats de la diagnose sexuelle ont été confrontés à d’autres données biologiques et archéologiques (type de contenant, mobilier associé, etc.), ce qui a mis en évidence des gestes funéraires liés au genre, ainsi qu’un sex-ratio statistiquement significatif en faveur des femmes biologiques (1,13 soit un taux de masculinité de 47 %, effectifs ci-après) dans le secteur nord du cimetière lors de la première phase d’inhumation (fig. 5). Si l’approche statistique a permis de constater ce dernier phénomène, qui a également été observé, mais en faveur des hommes, sur le site de Tournedos-Portejoie à partir de 751 os coxaux, avec un taux de masculinité statistiquement significatif de 62,2 %100, elle ne permet pas d’en expliquer la cause.

• 101 Pilet 1994.
• 102 Pilet et al. 1990.
• 103 Mantel, Bayard, Blondiaux et Merleau 1994.
• 104 Carré et Jimenez 2008.

43Le dépôt d’armes a été observé dans 14 tombes, la position primaire des armes étant indiscutable pour 13 d’entre elles (tabl. 2). Si l’on considère les 395 sépultures de la phase 1, les tombes avec armes représentent 3,5 % du corpus, ce qui est très comparable aux données régionales contemporaines : 5 % à Saint-Martin de Fontenay (Calvados)101, 3 % à Giberville (Calvados)102, près de 4 % à Haudricourt (Seine-Maritime)103 et 4 % à Louviers (Eure)104.

• 105 Nice 2008, p. 132.
• 106 Urlacher et al. 1998, p. 74.

48Quatorze scramasaxes ont été découverts, répartis dans 11 tombes situées pour la plupart dans la limite méridionale du site. Deux d’entre eux ont été mis au jour dans des tombes de femmes biologiques. Ces inhumations représentent moins de 3 % des sépultures de la première phase (11/395) et seulement un peu plus de 5 % des tombes avec des dépôts de mobilier (11/192). Une sépulture contenait 2 scramasaxes dont l’un était déposé sur l’avant-bras droit (SP 554). Il s’agit de l’unique cas de dépôt de l’arme au niveau des membres supérieurs. Tous les autres sont placés dans la moitié distale de la fosse : 3 entre les jambes, 4 sur le côté droit et les 4 derniers sur le côté gauche. L’assemblage le plus fréquent dans les tombes avec scramasaxe est la présence d’éléments de ceinture (9/11), de couteaux (7/11), de fiches à bélière (5/11) et de lances (4/11), sans que ces associations soient statistiquement significatives. Quatre couteaux étaient par ailleurs encore « collés » aux scramasaxes sur la lame, témoignant de la présence de fourreaux mixtes105. Cinq scramasaxes sont dotés de rainures, caractéristique assez fréquente106.

• 107 Voir par exemple Robb et al. 2001 ; Colleter 2018 ; Colleter et al. 2019.
• 108 Lett 2012 p. 565.

52Il est cependant délicat de transposer un schéma caractérisant une population villageoise à une catégorie qui semble s’en distinguer socialement, en s’affranchissant de paramètres sociaux ayant pu influencer les conditions de vie, et donc, au moins dans une certaine mesure, les caractéristiques biologiques de ces individus profitant d’une meilleure hygiène. Puisque des différences significatives (pratiques funéraires, alimentation, etc.) entre des groupes socio-économiques disparates et résultant d’inégalités sociales ont déjà été observées en archéologie107, il serait également peu pertinent de vouloir transposer les observations réalisées sur le genre d’une catégorie sociale à l’autre. Les études sur les régimes de genre suggèrent que les relations homme/femme dépendent d’un « agencement particulier et unique des rapports de sexe dans un contexte historique, documentaire et relationnel spécifique »108.

• 109 Bührer-Thierry et Mériaux 2011, p. 78.

54Il est aujourd’hui admis que la présence d’armement dans les tombes est un estimateur social du défunt et « une preuve de l’existence d’une hiérarchie fondée sur le service militaire réservé à une élite »109. Afin de comprendre la présence d’armes dans les tombes de femmes biologiques et d’en analyser la signification pour notre compréhension du genre au haut Moyen Âge, il est nécessaire de rappeler la nature et le fonctionnement de l’élite mérovingienne, et la place qu’y tiennent les femmes.

• 110 Goffart 1988 ; Coumert 2007 ; Reimitz 2015.
• 111 Sarti 2013, p. 35-43.
• 112 Ibid., p. 25-29.
• 113 Halsall 2007, p. 494-497.

55Aux vie et viie siècles, la société mérovingienne est le résultat d’un syncrétisme entre les Gallo-Romains et les Francs, mais nous connaissons cette époque principalement par des récits largement façonnés par la tradition classique110. Au vie siècle, l’élite franque fut hautement romanisée. Les caractéristiques des royaumes post-impériaux reflétèrent non seulement les traditions romaines mais aussi les effets de la militarisation générale de la société par comparaison avec l’époque romaine111. De plus, la conception d’une armée au vie siècle différait considérablement de celle des Romains. L’armée mérovingienne reposait plutôt sur des combattants masculins qui se réunissaient périodiquement et étaient payés en butin112. Il n’y avait pas d’espace civique comparable à celui de Rome113.

• 114 Gillett 2020. 
• 115 Hen 2020.
• 116 James 2020, p. 243-244.
• 117 Hen 2004.

56Le sommet de la pyramide sociale mérovingienne est constitué d’un groupe hétérogène, avec des mœurs dérivées de la tradition romaine (comme la continuation de la tradition épistolaire entre les élites)114. Service à la cour ou service militaire permettaient dans certains cas à une personne issue d’un milieu modeste d’élever rapidement son statut social115. Les femmes pouvaient s’élever par un mariage bien arrangé116 et pouvaient être marraines, ce qui était un moyen d’exercer une influence importante117.

• 118 Harlow 2004.
• 119 Pohl 1998.
• 120 « L’honneur constitue un système de représentations et de pratiques qui garantit et légitime la val (...)
• 121 Bührer-Thierry et Mériaux 2011, p. 589.
• 122 Effros 2002, p. 39-54. 

57Comme dans l’Empire romain118, le besoin de se distinguer en prenant ses marques dans l’espace social formait l’une des principales préoccupations de l’élite mérovingienne119. Ce sens aigu de la distinction se fondait sur la préséance, le style de vie et la reconnaissance de ses pairs, qui garantissaient l’honneur120. Il ne faut pas chercher à opposer le pouvoir féminin au pouvoir masculin dans un système où l’action visant à affermir l’autorité familiale n’est pas individuelle mais collective121. Hommes et femmes usaient des stratagèmes symboliques pour arriver à leurs fins. Pour autant le langage et les buts de cette communication étaient fortement genrés122.

• 123 Wemple 1981 ; Klapisch-Zuber 1991 ; Pancer 2001.
• 124 Coon 1997 ; Bitel 2009.
• 125 Pancer 2001, p. 263.

58Bien que l’historiographie l’ait largement réévaluée123, la place des femmes au sein de l’élite franque au haut Moyen Âge reste, de manière générale en archéologie, calquée sur un schéma dichotomique à l’avantage de l’homme, enfermant la femme dans une pseudo-sphère privée. Or, l’image de la femme reléguée à un domaine d’activités et de compétences bien délimité est avant tout une construction des hagiographes mérovingiens qui ne s’imposa qu’à partir de la seconde moitié du viie siècle124. Profondément misogyne, à l’image de nombreux prélats contemporains, ce genre littéraire va largement contribuer à l’enracinement et à la domination de cette vision chrétienne de la société. En revanche, pour Nira Pancer, la distinction entre sphère publique et sphère privée n’existait pas dans la société mérovingienne, ce qui rend toute taxinomie sexuée des activités inadaptée à cette période ; cette auteure préfère dès lors la notion « d’habitus de classe », plus représentative selon elle des mœurs de l’élite mérovingienne des vie et viie siècles125.

• 126 Bührer et Mériaux 2011.
• 127 Bührer-Thierry et Mériaux 2011, p. 592.
• 128 Nelson 1978 ; Pancer 2001, p. 257.

59La femme biologique doit en effet être considérée comme un membre de ce groupe dominant avant d’être regardée comme simple fille ou épouse « de ». Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux rappellent que, pour patriarcale qu’elle soit, la société mérovingienne n’en autorise pas moins la femme à exercer le pouvoir126. L’histoire des femmes mérovingiennes concerne cependant essentiellement celles issues de la haute aristocratie, les reines en particulier. Les sources historiques des royaumes mérovingiens sont en effet peu nombreuses : aux textes juridiques s’ajoutent quelques chroniques, plusieurs hagiographies et de rares poèmes et registres testamentaires, formant la base de la documentation. Les femmes qui ont soulevé l’intérêt des chroniqueurs contemporains sont avant tout celles qui bénéficièrent d’une place sociale élevée et d’un rôle pivot dans la vie politique (reines) ou religieuse (abbesses). Il nous semble que la grande majorité des femmes mérovingiennes vit dans l’ombre des grandes personnalités féminines qui ont marqué l’histoire de leur période, telles les reines Brunehaut, Bathilde, Radegonde ou bien encore Frédégonde. Quelques femmes de moindre rang peuvent à de rares moments sortir de l’anonymat, mais celles de modeste condition sont tombées dans l’oubli, et on soupçonne que ce sont moins les femmes en général que les reines qui jouèrent un rôle important aux vie-viie siècles127. Janet Nelson insiste sur le fait que l’on ne peut généraliser le comportement des reines, au destin exceptionnel, à l’ensemble des femmes de leur temps128.

• 129 Theuws et Alkemade 2000.
• 130 Effros 2002.
• 131 Halsall 2010, p. 357-381.
• 132 Le Jan 2003, p. 170.

61Depuis longtemps, on reconnaît que le dépôt funéraire ne caractérise pas principalement les choix de l’inhumé mais ceux de son entourage ; il en va de même pour les dépôts d’armes129, ce qui signifie que la présence de ces dernières dans une tombe n’est pas la preuve que le sujet était un guerrier, mais renvoie une image idéale du défunt par et pour les survivants130. S’il n’y a pas de doute sur le fait que les armes déposées dans les tombes soit une caractéristique d’individus ayant pu servir dans l’armée131, cette observation ne peut être érigée en règle fixe. On trouve en effet le dépôt de ces armes dans des tombes d’individus décédés trop jeunes pour avoir été en âge de combattre. Dans ce cas, l’arme et son caractère symbolique de supériorité pourraient être un signe distinctif des ambitions de la famille de ces jeunes défunts132.

• 133 Halsall 1995.
• 134 Halsall 2004, p. 25-32
• 135 Halsall 2010, p. 357-381.
• 136 Halsall 2020, p. 167.

62Les armes impliqueraient des « activités plutôt masculines », ce que les sources écrites ou les archives du sol auraient tendance à suggérer133. En effet, quand la diagnose sexuelle bien menée se conjugue à l’étude de la présence des armes dans les nécropoles du haut Moyen Âge, celles-ci restent majoritairement associées aux sujets biologiquement masculins. Guy Halsall observe qu’au vie siècle l’expression du genre et de l’âge jouait un rôle central dans l’affirmation compétitive de l’autorité locale dans le nord de la Gaule134. Par ailleurs, il soutient que le rite du dépôt d’armes dans les tombes était lié à des événements régionaux et chronologiques, en tant qu’activité inhérente à la masculinité et au service militaire, reflétant le rôle des hommes dans une époque violente après la fin de l’Empire romain135. Mais il n’exclut plus la possibilité que la sphère genrée masculine soit également occupée par des femmes biologiques136. Les cas des femmes inhumées avec des armes à Romilly-sur-Andelle offre un bon exemple des oppositions potentielles.

• 137 Webb 1946 ; Moore 1916.
• 138 Effros 2004.

63Pour expliquer la présence d’armes dans les sépultures féminines, plusieurs approches peuvent être avancées. On pourrait penser, comme William Webb et Clarence Moore, que les armes sont typiquement masculines, et que leur présence dans les tombes de femmes biologiques participe d’une ritualisation d’objets masculins par leur famille137. Mais cette approche a pour conséquence de nier la possibilité que les femmes puissent utiliser les armes et suggère que les femmes au sein des élites ne jouaient qu’un rôle passif dans leur communauté138.

• 139 Price et al. 2019.
• 140 Sarti 2013.

64Il serait alors possible d’émettre l’hypothèse que certaines femmes biologiques prissent part à des activités historiquement attribuées aux hommes, dont le comportement guerrier et peut-être le service militaire seraient des exemples, une hypothèse qui rejoint les conclusions proposées à la suite des découvertes effectuées dans le monde viking139. Le défi est ici l’absence de preuves écrites issues de la Gaule mérovingienne attestant que les femmes biologiques jouaient un rôle dans l’armée ou sur le champ de bataille140 ; pour étayer cette hypothèse efficacement, il pourrait être intéressant d’entreprendre des études ostéologiques sur d’éventuels indices de développement osseux, comme les enthèses, qui pourraient être des témoins d’activités guerrières.

• 141 « Quod cernens Brunichildis regina, condolens fidelis sui insecutiones iniustas, praecingens se vir (...)
• 142 Joye 2018.
• 143 Nelson 1978.

65Un autre moyen d’expliquer les oppositions entre sexe biologique et objets genrés fortement masculins ou fortement féminins serait d’appréhender l’activité liée à un genre selon une dimension graduelle plutôt qu’une distribution binaire. Cette approche rejoint la masculinisation de l’attitude de la reine Bathilde ou les traits de caractère de la reine Brunehaut dans certaines circonstances, par exemple quand Grégoire de Tours la considère comme « virile »141, afin d’en souligner le caractère exceptionnel dans sa description, et comme masculine dans le comportement et l’attitude142. Janet Nelson rappelle que la gouvernance de ces deux femmes n’aurait pas été forcément considérée comme monstrueuse par leurs sujets, mais plutôt rejetée par quelques personnages influents, comme certains prélats143. Ce que ces derniers présentent comme contre-nature, dans un discours idéologique visant à faire prévaloir le statut de l’homme en essentialisant les activités à caractère militaire ou guerrier, pourrait en fait n’être qu’un trait partagé par les hommes et les femmes.

• 144 Hedenstierna-Jonson 2018 ; Price et al. 2019.
• 145 Härke 1990.
• 146 Shennan 1975.
• 147 Weglian 2001.

66La présence d’armes dans une tombe représente un autre niveau dans la mesure où elle suggère que des femmes aient pu participer aux combats, comme c’est le cas de la femme biologique inhumée avec des armes à Birka, en Suède144. Bien qu’une telle manifestation puisse être interprétée comme une forme de construction, parfois de masculinité145, ces armes pourraient être le témoin d’un rang hérité146, indépendant du sexe. L’armement ne serait alors ni seulement l’équipement militaire d’un individu, ni même un objet rituel, mais pourrait être le témoin de la position économique et sociale particulière de plusieurs femmes dans la société. La même proposition a été faite pour d’autres sites et d’autres périodes, par exemple pour la nécropole de l’âge du Bronze de Singen147.

• 148 Toubert 1998.

68La présence d’armes dans les tombes de quatre femmes du cimetière mérovingien de Romilly-sur-Andelle met en lumière la prévalence du genre sur le sexe biologique. Les armes, qui sont « genrées » masculines, continuent à être majoritairement attribuées de fait par les chercheurs aux hommes biologiques de manière relativement péremptoire, en essentialisant les activités des deux sexes. L’absence d’association entre les armes et les femmes dans les sources historiques est en grande partie à l’origine de la résistance de l’archéologue et de l’historien à admettre que le corps social pourrait décider de déposer ces objets dans la tombe d’une femme biologique. Cela fait pourtant plus de 40 ans que Jacques Le Goff et Pierre Toubert ont montré que tout document résulte d’un « montage conscient ou inconscient de l’histoire »148 non seulement de l’époque où il a été créé mais aussi des périodes ultérieures où il est manipulé : « tout document est mensonge », y compris par ses omissions.

• 149 Barbiera 2010.
• 150 Belard 2015, p. 77.

69La multiplication des exemples, quelle que soit la période, d’associations de mobilier jugées « contradictoires » ou mieux dit, en opposition, avec le sexe de l’individu montre qu’il ne faut pas préjuger de ce dernier par le choix des dépôts funéraires. Il y eut des femmes biologiques qui furent inhumées avec des fibules considérés comme « masculines » au ve siècle149. Chloé Belard propose d’ailleurs de réserver les termes de masculin et féminin à la qualification du sexe anatomique du défunt mais de laisser l’expression de genre à part : « C’est, en effet, à cette condition qu’il sera possible d’apprécier toute la variabilité de la représentation funéraire des identités masculines et féminines »150. Dans le cas des individus porteurs d’armes dans les premiers siècles du Moyen Âge, les archéologues doivent considérer les dépôts d’armes non pas exclusivement comme des marqueurs d’activité masculine mais comme des modes de distinction sociale dans un contexte de forte concurrence pour imposer son rang.