- 1 Meyer, Brunel 1975, p. 13-25 ; Meyer 1983 ; Salch 1985 ; Burnouf et al. 1986 ; Muller 1986 ; Seille (...)
1Les bases de nos connaissances sur les couvertures en Alsace au Moyen Âge ont principalement été posées entre le milieu des années 1970 et le début des années 19901. Depuis lors, on sait que les principaux matériaux employés étaient le chaume, le bois et la terre cuite, et que si ces trois types ont coexisté bien au-delà du Moyen Âge, deux évolutions sont nettement perceptibles. La première est marquée par l’abandon progressif, au cours des xive et xve siècles, des couvertures en chaume et en bois en contexte urbain, du fait de leur interdiction au nom de la lutte contre les incendies, alors qu’elles perdurent ailleurs, en contexte rural, villageois ou castral. La seconde est caractérisée par un changement majeur intervenu dans les couvertures en terre cuite : la production de tuiles creuses à crochet, qui a largement dominé des xiie-xiiie siècles au xve siècle, a peu à peu été concurrencée par celle des tuiles plates, dont la fabrication devient prédominante au xvie siècle. À côté du chaume, du bois et de la terre cuite, d’autres matériaux, tels que le plomb, le grès et l’ardoise, sont plus ou moins bien attestés. Ces matériaux, qui n’ont, au mieux, joué qu’un rôle secondaire, seront brièvement abordés à la fin de l’article.
2Il faut reconnaître que l’étude des couvertures anciennes n’a pas connu de développement véritablement significatif en Alsace au cours des deux dernières décennies : nous sommes encore loin, par exemple, de pouvoir établir une typo-chronologie comparable à celle élaborée pour des tuiles de la ville rhénane de Bâle (Suisse)2. Toutefois, des fouilles et des études d’archéologie du bâti ont apporté de nouvelles informations. La présente contribution vise donc à offrir un état des connaissances réactualisé sur les couvertures médiévales en Alsace.
3Les sources écrites laissent penser qu’il y a eu, au moins jusqu’au xve siècle, un nombre considérable de bâtiments de toutes sortes, y compris de prestige (églises, châteaux, maisons, bâtiments annexes, etc.), couverts de chaume ou de bardeaux, et que jusqu’alors, en ville comme à la campagne, les toits de tuiles ont été le privilège des propriétaires aisés.
- 3 Schulte, Wolfram 1888, p. 149, n° 417.
- 4 Eheberg 1899, p. 80-81, n° 21 ; Eheberg 1899, p. 320, n° 124. Cf. Hatt 1929, p. 134 ; Schwien 2019.
- 5 Pfleger 1941 ; Bœhler 1995, p. 1587-1590 ; Vogt, Grodwohl 2001, p. 331 ; Vogt 2005 ; Grodwohl et al (...)
4Les couvertures en chaume et en roseau (« Strohdach »), posées par les couvreurs de paille (« Strohdecker »), sont bien évidemment celles qui ont laissé le moins de traces archéologiques, compte tenu du caractère périssable du matériau employé. Elles sont en revanche bien attestées par les sources écrites et iconographiques (fig. 1). À Strasbourg, le règlement communal des années 1300-1322 interdit de refaire ses toitures et même de les réparer avec du chaume ou des roseaux (« schoybin oder rörin tache »), tant dans la ville que les faubourgs, afin de lutter contre la propagation des incendies3. La mesure est rééditée trois fois : en 1406, lorsque le Magistrat ordonne de remplacer les roseaux ou le chaume (« rörin oder schöbin dächer ») par des tuiles, en 1427, lorsqu’il interdit à nouveau d’édifier de nouveaux toits de chaume ou de réparer les anciens, sous peine de destruction du toit, et enfin en 14824. Ainsi prohibés en ville à partir du début du xive siècle en raison des risques liés au feu, les toits en végétaux ont subsisté en contexte villageois et rural bien au-delà du Moyen Âge, notamment pour couvrir les bâtiments annexes, agricoles ou artisanaux (granges, écuries, étables, porcheries, bergeries, remises, ateliers, etc.)5.
Fig. 1 Pétrarque, Von der Artzney Bayder Glück des guten und widerwertigen, illustré.
Dessins de Sébastian Brandt. Augsbourg : Heynrich Steyner, 1532, livre 2, fol. 71.
- 6 D’après J.-M. Bœhler, qui se fonde sur les sources écrites des xviie et xviiie siècles, les couvert (...)
5Les couvertures en chaume jouissaient bien évidemment d’avantages importants par rapports aux autres modes de couverture, du fait principalement de la profusion et du faible coût des matériaux. Elles jouissent également de qualités non négligeables d’isolation. Elles souffrent en revanche d’inconvénients majeurs : outre les incendies, elles sont tout à la fois sensibles à la putréfaction, aux intempéries (orages et tempêtes) et aux animaux (rongeurs, oiseaux, etc.). Elles exigent donc un entretien constant et un renouvellement périodique, partiel ou intégral, de la couverture6. Ce faisceau d’inconvénients explique que ce mode de couverture, certainement dominant en Alsace jusque vers le xiie siècle, n’ait cessé de perdre du terrain par la suite, en ville comme à la campagne, face notamment à la concurrence des toits de tuiles, plus chers mais bien plus durables. Il en résulte que les couvertures en chaume ont été chargées d’une dimension sociale, puisqu’elles ont progressivement été réservées aux classes sociales les plus défavorisées.
- 7 Grodwohl 2007.
- 8 Schwien, Fischer 2017, p. 77-78. Dans le présent article, les dates suivies d’un « d » corresponden (...)
6L’archéologie, et l’archéologie du bâti en particulier, n’a pour l’heure presque rien apporté à la connaissance des couvertures en chaume médiévales en Alsace. Certaines sources iconographiques du début du xvie siècle suggèrent que ces couvertures étaient posées sur des charpentes assez légères, dont les versants étaient essentiellement constitués de perches assemblées au moyen de liens. D’autres sources de la même époque représentent des bâtiments couverts de chaume, dont les chevrons du pignon se croisent et dépassent le faîtage (fig. 2), mais les traces de ce dispositif particulier n’ont été observées qu’une seule fois en Alsace, à Colmar (Haut-Rhin)7. Parmi toutes les autres charpentes médiévales et modernes étudiées, on n’en connaît aucune que l’on puisse indubitablement rattacher à une telle couverture. Il est probable que les couvertures en chaume aient requis des charpentes spécifiques (bois de section plus faible, écartement plus grand des fermes, pentes de toit plus fortes, etc.), se distinguant de celles destinées à recevoir des tuiles. Il est possible également que les abouts inférieurs des chevrons, débordants sous le niveau des sablières de toit et dépourvus de coyaux pour ne pas gêner l’écoulement de l’eau, constituent un indice de couvertures en chaume, selon une observation faite sur une maison paysanne de 1561d du village d’Artolsheim (Bas-Rhin)8.
Fig. 2 Virgile, Opera, illustré par des gravures de Jean Grüninger. Strasbourg : 1502, fol. dd 8 ro.
- 9 Maire 1994, p. 207 ; Galinié 2004.
- 10 La question des déchets de couvertures en chaume s’est par exemple posée pour interpréter d’importa (...)
7En contexte urbain, un témoignage archéologique indirect du recours massif aux toitures végétales jusque vers le xiie siècle pourrait toutefois résider dans la nature particulière de certaines couches : dans cette hypothèse, les épaisses « terres noires » du haut Moyen Âge, dans les villes d’origine antique telles que Strasbourg, pourraient être au moins partiellement constituées de l’accumulation, pendant des siècles, de déchets de toitures végétales. On suppose en effet que, durant tout le haut Moyen Âge et jusqu’aux xie-xiie siècles, les couvertures ont été principalement formées de matériaux périssables en chaume ou en bois9. Cette hypothèse mérite cependant d’être confrontée à des investigations et à des analyses géoarchéologiques plus poussées10.
- 11 Pour davantage de précisions sur les bardeaux en Alsace, voir Kill à paraître, qui contiendra par a (...)
- 12 Rapport de Poinsot et Pillet, commissaires du duc de Bourgogne, cité d’après Nerlinger 1894, p. 5.
- 13 Description de plusieurs forteresses […] par Mongin Contault, commissaire du duc de Bourgogne, cité (...)
8À l’instar des couvertures en chaume, celles en bois, sous la forme de bardeaux ou de planches, sont principalement connues par les sources écrites et iconographiques (fig. 3)11. Les artisans fabriquant les bardeaux étaient les schindelmacher ou dechslingmacher. Les bardeaux utilisés en Alsace sont mentionnés sous différents termes dans les textes de la fin du xive au xviie siècle. En allemand, il s’agit généralement de schindel ou schindlen, plus rarement dischlin et dechsling. Dans les textes en français concernant des sites alsaciens, on trouve assanne (château de Belfort en 1424), aissalle et aissaille (château d’Ortenberg, à Scherwiller, Bas-Rhin, en 1471)12, ainsi que aisanne (château d’Engelbourg, à Thann, Haut-Rhin, en 1473)13.
Fig. 3 Pose de bardeaux sur un toit. Illustration d’un manuscrit de la fin du XIVe-début du xve siècle.
Extrait de HUSA Václav, Homo Faber. Der Mensch und seine Arbeit. Die Arbeitswelt in der bildenden Kunst des 11. bis 17. Jahrhunderts, Prague, 1967, p. 11.
- 14 Wiegand 1901, p. 58 [1559].
- 15 Metz 1996.
9Le recours aux bardeaux a perduré durant toute la période d’occupation des châteaux forts, et ce malgré leurs inconvénients. L’essence utilisée n’est pas systématiquement précisée dans les textes anciens. Ils sont en chêne sur le logis et le grand bastion du château de Haut-Kœnigsbourg (Orschwiller, Bas-Rhin) en 1559 (eychner schindel)14 et au château de Schœneck (Dambach, Bas-Rhin) avant 1680, mais en sapin sur le donjon de l’Ortenberg en 1471, ainsi qu’à Engelbourg15. Au Haut-Kœnigsbourg, ils côtoyaient jusqu’au xviie siècle des couvertures de tuiles. Différents textes d’archives du xvie siècle concernant ce château indiquent qu’ils étaient achetés en très grandes quantités de 50 000 et même 100 000 pièces avec, à chaque fois, un nombre de clous (schindelnagel) deux fois supérieur. Bodo Ebhardt, architecte chargé de la restauration du château en 1900-1908 et qui disposait de transcriptions de ces textes anciens, n’en a cependant pas tenu compte, préférant une utilisation généralisée de couvertures en tuiles ; sans que l’on sache pourquoi, la toiture de la tour dite du Moulin est la seule que Bodo Ebhardt a fait couvrir de bardeaux.
- 16 Metz 1994, p. 174-175.
- 17 Hegel 1871, p. 754-755.
- 18 Meyer 1983, p. 101.
10Les édifices religieux semblent également avoir été fréquemment couverts de bardeaux. L’église paroissiale de Lapoutroie (Haut-Rhin), dans le massif vosgien, est couverte de bardeaux en 1343 (avec mention de clous à bardeaux)16. À Strasbourg, la chronique de Jacob Twinger von Koenigshoffen, lorsqu’elle évoque l’incendie du 17 février 1397 qui a ravagé la partie sud de Strasbourg et le faubourg de la Krutenau, rapporte que le clocher de l’église du couvent Sainte-Catherine était couvert de bardeaux (« uf sant Kathrinen glochus, das was mit schyndeln gedeckt »)17. On sait par ailleurs que les anciennes « tuiles en bois » (tegulis ligneis) de l’abbatiale de Murbach (Haut-Rhin) ont été déposées lors des travaux exécutés sous l’abbé Barthélemy d’Andlau (1457-1476)18.
- 19 Meyer 1983, p. 101 et 144 (note 10bis).
- 20 Schott-Toullec, Metz 2009, p. 65.
- 21 Kill 2015 ; Kill et al. 2018.
11Les informations archéologiques sont peu nombreuses (tabl. 1). En premier lieu, une rangée de bardeaux en chêne a été observée avant 1983 à Riquewihr (Haut-Rhin), in situ, sur un pignon du xve siècle, couvert par une toiture plus récente19. Par ailleurs, un exemplaire unique, non daté et dont l’essence de bois n’est pas précisée, a été recueilli en 2008 à l’emplacement du château de plaine de Steinbrunn-le-Bas (Haut-Rhin), construit peu avant 1526 et abandonné au début du xviiie siècle ; sa section en bâtière incite à le considérer comme une « tuile de bois » (fig. 4)20. Enfin, 62 exemplaires en chêne, parmi lesquels plusieurs complets, ont été recueillis en 2013 lors de la fouille du puits du château de Schœneck, comblé en 168021. Longs de 61 à 63 cm et larges de 14 à 16 cm, ils ont une épaisseur diminuant régulièrement de 1,5 à 2 cm à l’extrémité placée vers le bas à 0,5 cm à l’autre extrémité (fig. 5).
Tabl. 1 Inventaire des bardeaux mis au jour en Alsace.
Fig. 4 Château de Steinbrunn-le-Bas (Haut-Rhin) : bardeau (après 1526) provenant de la fouille de l’étang implanté devant la façade principale du château.
Extrait de SCHOTT-TOULLEC et METZ 2009, fig. 43.
Fig. 5 Château de Schoeneck (Bas-Rhin) : bardeaux (avant 1680) provenant de la fouille du puits.
Cl. Rémy Valentin, extrait de KILL et al. 2018, p. 233, fig. 17-17.
12Les concentrations de clous à bardeaux recueillis lors de la fouille, de 1981 à 1992, de plusieurs bâtiments du château de Warthenberg (Ernolsheim-lès-Saverne, Bas-Rhin), dont la construction (avant 1158) et la destruction remontent au xiie siècle, montrent que ceux-ci étaient couverts de bardeaux22. Ces clous très caractéristiques ne sont pas forgés mais constitués par un fragment de tôle de fer d’un millimètre d’épaisseur dont l’une des extrémités est effilée. D’après la manière dont la plupart sont recourbés, l’épaisseur des bardeaux était d’environ 1,5 cm (fig. 6). Les clous à bardeaux du château de Schœneck, qui datent du xviie siècle, sont quant à eux forgés et de section carrée.
Fig. 6 Château de Warthenberg (Bas-Rhin) : quelques-uns des clous à bardeaux recueillis à l’emplacement de la citerne à filtration CF 2.
Dessin Bernard Haegel, extrait de KILL 2012, fig. 22.10.
- 23 Afin de se prémunir contre le pourrissement rapide des bardeaux, ils pouvaient être passés à l’huil (...)
13La place importante occupée par les bardeaux et leur perduration à une époque où les tuiles étaient d’un usage courant s’explique par les avantages que présentait leur utilisation : outre leur faible coût, ils ne nécessitaient pas de charpentes aussi robustes que celles couvertes de tuiles, beaucoup plus lourdes ; ils étaient par ailleurs faciles à poser, y compris sur des toitures de forme complexe ou très pentues. Leurs principaux inconvénients étaient une durée de vie limitée et le fait d’être facilement inflammables23. Ils communiquaient par ailleurs un mauvais goût à l’eau de pluie ruisselant sur eux.
- 24 Sur la technique de pose des couvertures en planches, voir Émy 1837, p. 428-429.
14Les planches de bois constituaient un moyen de couverture économique mais qui, du fait de leur médiocre efficacité, était surtout utilisé pour des constructions utilitaires légères (baraques, hangars, remises, etc.). La plus grande efficacité était obtenue en les plaçant dans le sens de la pente du toit, de manière jointive ou légèrement espacées, la liaison entre elles étant recouverte par d’autres planches posées en couvre-joint, qui amélioraient l’étanchéité24. Ce mode de pose est représenté sur différents dessins de Heinrich Groff ou Gross consacrés à la mine Saint-Nicolas de La Croix-aux-Mines, qui datent de 1529 (fig. 7).
Fig. 7 Les dessins réalisés en 1529 par Heinrich Groff ou Gross à La Croix-aux-Mines (Haut-Rhin) montrent à plusieurs reprises des appentis couverts de planches.
Extrait de BRUGEROLLES et al. 1992, p. 17
15Les couvertures en terre cuite étant les plus pérennes, ce sont celles qui ont laissé le plus de traces archéologiques. Elles fournissent un matériau parfois abondant dans les fouilles archéologiques, mais souvent fragmentaire et encore aujourd’hui trop souvent négligé par la recherche. Leur étude s’est longtemps focalisée sur deux questions. Elle s’est intéressée, d’une part, aux origines et à la (ré)apparition des couvertures en terre cuite, qui semble intervenir « au-delà de l’an Mil », mais sans que la chronologie soit bien assurée25. Elle a tenté de préciser, d’autre part, les motivations et les modalités de l’importante évolution typo-chronologique qui a vu le passage de couvertures essentiellement en tuiles creuses à crochet, massivement produites jusqu’à la fin du xve siècle, aux tuiles plates, qui s’imposent durablement dans le courant du xvie siècle.
- 26 Eheberg 1899, p. 38, n° 10-126 (glaisières, dans le règlement général de l’administration urbaine, (...)
16Ces premières recherches, par ailleurs, avaient déjà attiré l’attention sur l’intérêt de l’exploitation des données d’archives dans ce domaine, en particulier de la comptabilité. La réglementation des métiers urbains éclaire en outre le côté normatif de la production. Ainsi, l’ordonnance de 1447 sur les tuileries municipales de Strasbourg stipule que des « étalons (Muster) pour tous les types de tuiles et briques sont conservés auprès du maître des comptes dans la tour des Deniers », soit le lieu faisant fonction de « Trésor » de la ville, avec la bannière, les autres étalons et les archives les plus importantes. L’un de ces tuiliers municipaux, lors de sa nomination en 1446, se voit en effet attribuer seize formes de tuiles (Tachmodel), dont un modèle bâlois, à côté de briques de mur, de boulanger, de cheminée, etc. Le même document comptabilise en outre les stocks disponibles, soit 5 000 « tuiles de mur » (Murdach), 9 600 tuiles creuses (Holdach), 600 tuiles bâloises (Baseldach). D’autres règlements contemporains évoquent aussi la qualité des terres des glaisières, lieux qui sont régulièrement visités par les préposés municipaux pour éviter l’utilisation de « terres malades » (Kranck Erde) : ces mauvaises terres paraissent être celles extraites des prairies humides (Owe), la préférence allant à celles des marais (Rynen)26.
- 27 Burnouf et al. 1986, p. 100-102.
17En Alsace, les données archéologiques concernant les centres de production de tuiles en terre cuite sont dérisoires. Le seul four de tuilier (partiellement) fouillé, en 1982-1983, est celui de Dambach-Neunhoffen. Il produisait des tuiles creuses. Ce four a été daté du premier quart du xive siècle (voir infra)27.
18La question de la pérennité de la couverture en tuiles romaines au-delà des ive-ve siècles est épineuse. Il semble que la fabrication des tuiles en terre cuite ait baissé de façon importante à la fin de l’Antiquité. Les rares tegulae ou imbrices, souvent fragmentaires, mises au jour dans des couches attribuées au haut Moyen Âge pourraient correspondre à des tuiles provenant de bâtiments antiques abandonnés ou ruinés. Jusqu’au xiie siècle compris, les sites d’habitats ruraux de cette période ne livrent quasiment pas (sauf de façon résiduelle) de vestiges de couvertures en tuiles, et les fragments découverts en contexte urbain peuvent aussi bien correspondre à des objets antiques en position secondaire.
- 28 Baudoux et al. 2002, p. 501, 510-511, 516-517 et 536.
- 29 Metz 1994, p. 175.
- 30 Strasbourg, 12 rue des Veaux, fouilles 2009 (mur MR1040, phase B1, xiie siècle ; mur MR1144, phase (...)
19Il est également possible que des tegulae et des imbrices aient encore (ou à nouveau) été fabriquées, au cours du haut Moyen Âge, mais en faibles quantités. À Strasbourg, de rares fragments de tuiles estampillées au nom de l’évêque Arbogast témoignent apparemment d’une production de tuiles neuves, confectionnées selon la tradition romaine, au milieu ou dans la seconde moitié du vie siècle. On ne sait rien de l’importance quantitative et de la durée de cette production28. Dans les sources écrites, l’emploi de tuiles (neuves ou en réemploi ?), rarement mentionné, est attesté à partir de la fin du ixe siècle29. Les rares fragments de tegula employés dans des maçonneries du xiie siècle à Strasbourg peuvent tout autant correspondre à des matériaux de réemploi produits durant l’Antiquité qu’au cours du haut Moyen Âge30.
20En réalité, il n’est pas impossible que des bâtiments romains, encore pourvus de leur ancienne couverture en tegulae et imbrices, aient pu subsister en ville pendant des siècles (jusqu’aux xie-xiie siècles ?). La réapparition en Alsace de nouvelles productions de tuiles est ensuite indubitablement liée au renouveau et à l’essor de l’artisanat de la terre cuite architecturale, favorisé aux xiie et xiiie siècles par le très fort développement des villes, des villages et des constructions castrales et religieuses.
- 31 Meyer 1983, p. 101-106.
21Les couvertures en tuiles creuses à crochet constituent une évolution des anciennes couvertures « à la romaine », dans laquelle la tegula est remplacée par une tuile creuse. La couverture en tuiles creuses à crochet conserve donc le principe d’une tuile inférieure canalisant l’eau (« tuiles coulantes ») et d’une tuile supérieure de recouvrement (« tuiles couvrantes »). Dans l’aire germanique à laquelle appartient l’Alsace médiévale, elles sont communément appelées « moines » et « nonnes » (« Mönch und Nonne »). Les tuiles inférieures et supérieures sont toutes de forme conique, l’extrémité la plus large devant permettre l’imbrication et le recouvrement de l’extrémité la plus étroite. Les deux types de tuiles, de longueur équivalente (de 42 à 48 cm d’après la plupart des formats recensés), se distinguent toutefois nettement du point de vue de leurs largeurs et de la position du crochet, définis par leur fonction (fig. 8)31. La tuile inférieure, la plus large (grande largeur de 15,5 à 17,5 cm ; petite largeur de 11 à 14 cm), a un crochet modelé à ras du bord, sur le dos extérieur : il sert à accrocher la tuile sur le lattis. La tuile supérieure, disposée en couvre-joint, est la plus étroite (grande largeur de 11 à 14 cm ; petite largeur de 8,5 à 9 cm) et le crochet se situe entre 5,5 et 8 cm de l’extrémité la moins large : il sert de butée à la tuile de recouvrement amont et prévient ainsi son glissement (tabl. 2 et 3).
Fig. 8 Tuiles creuses inférieures (type A) et supérieures (type B).
Extrait de MEYER et BRUNEL 1975, p. 18, pl. A2.
22La fabrication manuelle des tuiles creuses est exécutée par moulage dans un cadre, sur un support de travail sablé (afin de faciliter le démoulage), d’une plaque trapézoïdale épaisse de 1,3 à 2 cm et de taille standard réglementée. La plus grande des deux mesures-étalons trapézoïdales gravées sur le contrefort droit du massif occidental de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau (Bade-Wurtemberg) a un format de 46,5 cm de long pour 16 à 20 cm de hauteur, ce qui semble correspondre à des dimensions (avant cintrage) fréquemment rencontrées pour les tuiles creuses inférieures alsaciennes (fig. 9). La plaque est ensuite cintrée sur une forme en bois tronconique, un mandrin, qui donne sa forme définitive à la tuile. La surface extérieure était alors lissée aux doigts dans le sens longitudinal et le crochet mis en place par modelage. Un blason de tuilier, montrant un moule et un mandrin pour fabriquer une tuile creuse inférieure à emboîtement, est sculpté sur un culot de voûte dans l’église de Weiterswiller (Bas-Rhin) ; il est attribué au xive siècle (fig. 10)32. Après séchage, les tuiles sont cuites dans le four du tuilier en atmosphère oxydante.
Fig. 9 Mesures-étalons de matériaux de construction en terre cuite gravées sur un contrefort du massif occidental de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau (Bade-Wurtemberg).
De gauche à droite, en bas : carreau de sol, tuile creuse inférieure, tuile creuse de plus petit format (?) et brique ; en haut, au centre : tuile plate en arc brisé.
Cl. M. Werlé, 2011.
Fig. 10 Blason de tuilier du xive siècle sculpté dans l’église de Weiterswiller (Bas-Rhin), représentant un moule (à gauche) et un mandrin (à droite) pour façonner des tuiles creuses.
Cl. J.-J. Schwien.
Tabl. 2 Inventaire des tuiles creuses inférieures (« tuiles coulantes ») répertoriées en Alsace.
Tabl. 3 Inventaire des tuiles creuses supérieures (« tuiles couvrantes ») répertoriées en Alsace.
- 33 Vivre au Moyen Âge 1990 : 344.
- 34 Werlé et al. 2009, p. 28, fig. 5 : 3. Ces fragments ont été mis au jour hors stratigraphie au cours (...)
23Les formats connus à Strasbourg semblent relativement homogènes et ne permettent pas de déceler une évolution significative du xiiie au xve siècle. Certaines tuiles creuses inférieures ménagent cependant une encoche du côté de la grande largeur (en partie supérieure de la tuile lorsqu’elle est en position sur le toit)33, d’autres un emboîtement en partie inférieure. Il convient par ailleurs de signaler que la couleur des pâtes après cuisson connaît, à Strasbourg, une évolution comparable à celle des briques : les tuiles creuses de la fin du xiie et du début du xiiie siècle ont une couleur dominante rouge-orangée, puis jaune-orangée et enfin jaune au moins depuis le troisième tiers du xiiie siècle et pour plus de deux siècles. Ailleurs en Alsace, les tuiles (à l’instar des briques) ont fréquemment une couleur rouge ou orangée. Dans le village de Soufflenheim (Bas-Rhin), sur le site de l’ancienne église paroissiale (démolie en 1833), des tuiles creuses supérieures (fragmentaires) ont été recouvertes d’un engobe rouge sur la surface externe, manifestement pour masquer la couleur jaune de la pâte34.
- 35 Des fragments comparables à ceux mis au jour en Alsace (par exemple à Strasbourg) sont connus à Bâl (...)
24Les tuiles creuses inférieures étaient posées et retenues sur le lattis au moyen de leur crochet (fig. 11). La pose se faisait de la partie basse du versant vers le faîtage. Les tuiles étaient emboîtées les unes dans les autres en rangées, avec un recouvrement de 6 à 8 cm. Les tuiles supérieures, également emboîtées et retenues par le crochet de la tuile précédente, étaient scellées au mortier de chaux. Des fragments de mortier, conservant les empreintes des bords des tuiles inférieures et de l’arrondi interne des tuiles supérieures, se retrouvent fréquemment en fouille, dans les couches de démolition de ces toits35.
Fig. 11 Schéma de pose d’une couverture en tuiles creuses, avec des tuiles creuses inférieures (type A) et supérieures (type B).
Extrait de MEYER et BRUNEL 1975, p. 17, pl. A1.
- 36 Burnouf et al. 1986, p. 96.
25Les couvertures en tuiles creuses devaient non seulement être les plus chères, mais aussi les plus lourdes : leur poids au mètre carré atteignait 90 à 100 kg36. Le choix de ce mode de couverture exigeait donc des moyens réservés aux classes supérieures de la société et avait une incidence sur le type de charpente et sur la section des bois d’œuvre.
- 37 Werlé 1999a, p. 10-11, fig. 11, 15 et 16.
26À Strasbourg, la charpente d’une maison aristocratique située au 12 rue de l’Épine, datée par dendrochronologie de 1319d, conservait des parties significatives du lattis primitif, dont les abouts étaient engagés dans l’épaisseur du parement interne du pignon à redents (fig. 12 : 1 et fig. 13 : 1) : c’est une preuve, parmi d’autres, que la charpente et le lattis étaient mis en place avant la construction des pignons37. Ces lattes avaient d’ailleurs la même teinte sombre que les pièces de la charpente. Conservées sur une longueur maximale de 2,60 m, elles étaient caractérisées par une section rectangulaire assez hétérogène (de 7,5 à 10,5 cm de largeur pour 3,5 cm d’épaisseur). Elles étaient vraisemblablement débitées dans des planches. Les lattes étaient espacées de bord supérieur à bord supérieur de 35 cm. Cet écartement correspond le plus volontiers à une couverture initialement en tuiles creuses (disparue). Plus tard (xvie-xviiie siècle ?), lors de la mise en place de l’actuelle couverture en tuiles plates à double recouvrement, l’espacement entre les lattes a été réduit de moitié, par la pose de lattes modernes (aujourd’hui encore de teinte claire) entre les lattes primitives (fig. 13 : 2).
Fig. 12 Strasbourg (Bas-Rhin), 12, rue de l’Épine (1319d) : coupe transversale du toit, montrant la ferme de tête et le parement interne du pignon ouest.
1. lattes primitives ; 2. solin d’appareil en saillie.
Relevé M. Werlé, 1999.
Fig. 13 Strasbourg (Bas-Rhin), 12, rue de l’Épine (1319d).
1. lattes primitives conservées, engagées en about dans l’épaisseur du pignon ; 2. lattes intercalées, postérieures.
Cl. M. Werlé, 1999.
- 38 Werlé, Seiller 2002, p. 17.
27De la même manière, les parements internes des pignons crénelés d’une résidence aristocratique construite en 1304d, au 8 rue des Cordonniers, conservent les empreintes, laissées en négatif dans la maçonnerie, des abouts des lattes (ici non conservées) à l’origine engagées dans l’épaisseur des murs (fig. 14 : 1)38. Ces empreintes se présentent sous la forme de trous profonds de 8 à 33 cm par rapport au nu du mur, disposés à intervalles réguliers, dans l’alignement de la face supérieure des chevrons-arbalétriers. Distants entre eux de 37,5 cm en moyenne de bord supérieur à bord supérieur, ils ont des dimensions qui correspondent à la section maximale des lattes disparues (10-15 x 2,5-4 cm). Là encore, l’espacement entre les lattes, le faible écartement des fermes de la charpente et la forte section des bois d’œuvre s’accordent pour suggérer une couverture primitive en tuiles creuses.
Fig. 14 Strasbourg (Bas-Rhin), 8, rue des Cordonniers (1304d) : coupe transversale du toit, montrant la ferme de tête et le parement interne du pignon sud.
1. empreintes des lattes primitives ; 2. solin d’appareil en saillie.
Relevé M. Werlé, 1999.
28Avec ce type de pignons, à redents et crénelés, qui ont connu une grande vogue dans les résidences aristocratiques strasbourgeoises dans les dernières décennies du xiiie siècle et au xive siècle, un dispositif était par ailleurs prévu dès l’origine pour assurer l’étanchéité entre le parement interne du pignon et la couverture. Il prend la forme d’un solin de toit en briques, en saillie à une vingtaine de centimètres au-dessus des chevrons-arbalétriers (fig. 12 : 2 et fig. 14 : 2). L’écartement entre le solin et le lattis, peu adapté aux actuelles couvertures en tuiles plates, est également un indice qui plaide en faveur d’une couverture en tuiles creuses. Ce solin de briques, faisant office de couvre-joint, offrait une protection supplémentaire au solin de mortier destiné à rendre étanche la liaison entre la rangée de rive de tuiles et le pignon débordant.
- 39 Werlé 1999b, p. 19-21 et 25.
29Les dispositifs d’accrochage des tuiles inférieures sur le lattis et de fixation des tuiles supérieures au mortier permettaient de poser ces tuiles sur des toits à fortes pentes, fréquemment comprises, à Strasbourg vers 1300, entre 56° (7, rue de l’Épine) et 65° (12, rue de l’Épine). La couverture en tuiles creuses de la tour pentagonale, place de l’Hôpital à Strasbourg, était encore plus accentuée39 : elle variait entre 66° et 70° (fig. 15 et 16). Cette toiture conservait, jusqu’à sa restauration dans les années 1999-2000, trois versants couverts de tuiles creuses, vraisemblablement contemporains de la construction de la charpente en 1491d. Les lattes, de même teinte que les pièces de bois de la charpente primitive, avaient une section rectangulaire hétérogène (de 5 à 12 cm de largeur pour 3,2 cm d’épaisseur en moyenne) (fig. 17). Elles étaient espacées, de bord supérieur à bord supérieur, de 36,5 cm. Les tuiles creuses inférieures étaient fixées sur le lattis au moyen de leurs crochets, les tuiles supérieures étant maçonnées au mortier sur les tuiles inférieures (fig. 18). Les tuiles creuses inférieures qui ne pouvaient être posées sur des lattes, au sommet de la toiture en pavillon, étaient exceptionnellement fixées au moyen de clous en fer forgé (fig. 19).
Fig. 15 Strasbourg (Bas-Rhin), tour pentagonale, 9, place de l’Hôpital (charpente de 1491d) : versants couverts de tuiles creuses.
Cl. M. Werlé, 1999.
Fig. 16 Strasbourg (Bas-Rhin), tour pentagonale, 9, place de l’Hôpital (charpente de 1491d) : plan et coupe de la charpente.
Relevé : M. Werlé, 1999.
Fig. 17 Strasbourg (Bas-Rhin), tour pentagonale, 9, place de l’Hôpital (charpente de 1491d) : vue intérieure d’un versant couvert de tuiles creuses.
Cl. M. Werlé, 1999.
Fig. 18 Strasbourg (Bas-Rhin), tour pentagonale, 9, place de l’Hôpital (charpente de 1491d) : vue de la partie sommitale des versants couverts de tuiles creuses.
Cl. M. Seiller, 2000.
Fig. 19 Strasbourg (Bas-Rhin), tour pentagonale, 9, place de l’Hôpital (charpente de 1491d) : détail du mode de fixation des tuiles creuses inférieures, clouées, en partie sommitale des versants.
Cl. M. Seiller, 2000.
- 40 On doit prendre avec beaucoup de précaution l’affirmation de G.-Ch. Meyer (Meyer 1983, p. 105) selo (...)
- 41 Vivre au Moyen Âge 1990, p. 346 (fouilles de la caserne Barbade : J.-J. Schwien ; fosse 4116).
- 42 Vivre au Moyen Âge 1990, p. 344 (fouilles de la cour des Bœufs : J.-P. Legendre et J. Maire).
- 43 Burnouf et al. 1986, p. 102, note 22 (fouilles : R. Schellmanns).
- 44 Schellmanns 1990, p. 126 (ou de la fin du xive -début du xve siècle d’après Kern 1990, p. 78).
- 45 Datation inédite, par Willy Tegel (Dendronet), de la tour Heinrich (Heinrichsturm), dans le cadre (...)
- 46 Dambach-la-Ville (19 rue du Général-de-Gaulle et 13 place du Marché) : dossiers d’inventaire établi (...)
- 47 Werlé 1999b, p. 25.
30Dans l’état actuel de nos connaissances, les témoignages archéologiques les plus anciens de couvertures en tuiles creuses en Alsace ne semblent pas antérieurs au courant du xiie siècle40. À Strasbourg, des fragments de ce qui semble être des tuiles creuses ont été mis au jour dans une fosse dont le comblement est daté du xiie siècle41. Elles sont surtout bien attestées à partir du xiiie siècle, y compris par le biais des sources iconographiques (fig. 20)42. Au château de Hohenfels (Dambach, Bas-Rhin), construit à la fin du xiiie et démoli dans la première moitié du xvie siècle, les fouilles n’ont livré que des fragments de tuiles creuses43. Les maisons aristocratiques de Strasbourg construites à la fin du xiiie et au xive siècle en étaient vraisemblablement toutes pourvues. Le four de tuilier fouillé à Dambach-Neunhoffen en 1982-1983 a également livré des tuiles creuses ; il a été daté, par archéomagnétisme, du premier quart du xive siècle44. La charpente d’une tour-porte de l’enceinte castrale de Châtenois a été datée par dendrochronologie de 1402d, datation qui a des chances de s’appliquer également à son ancienne couverture en tuiles creuses (remplacée en 1981) (fig. 21). De même, une des tours des Ponts-Couverts à Strasbourg conserve une couverture en tuiles creuses sur une charpente récemment datée de 1408d par dendrochronologie45. À Dambach-la-Ville (Bas-Rhin), des maisons respectivement construites en 1435d et 1439d conservaient encore au xxe siècle une partie de leur couverture en tuiles creuses (fig. 22)46. Dans l’état de nos connaissances, la couverture en tuiles creuses la plus récente, pour laquelle il existe des indices fiables de datation, est celle de la tour pentagonale, place de l’Hôpital à Strasbourg (1491d)47.
Fig. 20 Couvertures en tuiles creuses représentées dans une bible enluminée des environs de 1260, issue d’un atelier du Rhin supérieur.
Bibliothèque municipale de Besançon, ms 54, psautier de Bonmont, fol. 13.
Fig. 21 Châtenois (Bas-Rhin) : vue du clocher de l’église paroissiale (à gauche) et de la tour-porte de l’enceinte castrale, appelée « tour des Sorcières », couverte de tuiles creuses (charpente de 1402d).
Cl. G. Meyer, 1981.
Fig. 22 Dambach-la-Ville (Bas-Rhin), 19, rue du Général de Gaulle : le toit de la maison conserve, ici côté cour, une couverture constituée de tuiles creuses inférieures (charpente de 1435d).
Cl. Région Grand Est – Inventaire général, A. Hauss, 1989.
- 48 G. Meyer (1983, p. 105) évoquait un autre exemple de ce type à Sainte-Croix-en-Plaine (Haut-Rhin), (...)
31En somme, l’étude archéologique et la chronologie relative des élévations permet d’établir la contemporanéité entre les charpentes (datées par dendrochronologie), les lattes à toit et les pignons maçonnés des maisons aristocratiques de Strasbourg des environs de 1300. Les couvertures en tuiles creuses n’y sont pas conservées, mais l’écartement des lattes, incompatible avec l’emploi d’autres types de couverture, trahit leur présence dès la construction initiale. Dans les cas de charpentes plus récentes de Châtenois (1402d), de Strasbourg (1408d et 1491d) ou de Dambach-la-Ville (1435d et 1439d), datées par dendrochronologie du xve siècle, on ne dispose pas de preuves archéologiques pour attribuer leurs couvertures en tuiles creuses, conservées, à la construction initiale. Dans ces cas, ni les lattes, ni les tuiles elles-mêmes ne sont datées avec assurance. En revanche, la fréquence de ces cas, mais aussi l’homogénéité de teintes des lattes et des bois des charpentes sont des indices puissants plaidant en ce sens. On ne peut toutefois pas exclure que ces couvertures, exceptionnellement parvenues jusqu’à nous, aient subi une ou plusieurs campagnes de réfection (en conservation et/ou en rénovation) au cours de leur histoire, aujourd’hui longue de cinq à six siècles. Quelques-unes de ces couvertures en tuiles creuses (notamment celles de Dambach-la-Ville) sont d’ailleurs dépourvues de tuiles supérieures, seules les tuiles inférieures ayant été (ré) employées pour couvrir, partiellement ou entièrement, sur l’un ou l’autre versant ; l’étanchéité du toit repose dès lors exclusivement sur les joints en mortier48.
- 49 Meyer 1983, p. 105 ; Burnouf et al. 1986, p. 95 ; Maire 1994.
- 50 G.-Ch. Meyer rapportait en 1983 que « de nos jours, il subsiste quelques rares toitures [en tuiles (...)
32Ainsi, la production de tuiles creuses à crochet semble être apparue ou s’être développée au xiie siècle, puis s’être progressivement imposée du xiiie jusqu’à la fin du xve siècle pour couvrir une part toujours croissante des constructions, notamment dans les villes. Ensuite, jusqu’au milieu du xvie siècle, la production de tuiles creuses paraît avoir coexisté avec celle de tuiles plates, avant que ces dernières finissent par s’imposer (cf. infra)49. Les anciennes couvertures en tuiles creuses ne disparaissent pas pour autant : certaines d’entre elles ont subsisté jusqu’à la fin du xxe siècle, voire jusqu’à nos jours, mais elles sont chaque année plus rares50.
33Cette question de la transition entre tuiles creuses et tuiles plates est partout difficile à préciser, l’essentiel des découvertes archéologiques correspondant à des couches de démolition. Mais la charnière autour de 1500 dans le sud-ouest de l’espace germanique est aussi attestée par des sources iconographiques : ainsi, les illustrations du célèbre registre des décès de la confrérie dite des « Zwölfbrüderstiftungen » à Nuremberg représentent les couvreurs (Dachdecker) morts vers 1425 et en 1478 avec des tuiles creuses, alors que ceux morts en 1537 et 1599 posaient des tuiles plates51.
- 52 Sur les techniques artisanales de fabrication des tuiles plates « à l’allemande » et « à la frança (...)
- 53 On n’a pas identifié, en Alsace, de tuiles à découpe droite, avec ou sans crochet, attestées dans d (...)
34Les tuiles plates étaient fabriquées « à l’allemande »52 : elles étaient moulées dans un cadre de bois, sur un support sablé, et dotées dans la masse d’un crochet destiné à la fixation sur le lattis. La surface extérieure était lissée à la main et fréquemment pourvues, dans le sens longitudinal, de sortes de gouttières tracées avec les doigts, afin de mieux canaliser l’eau de pluie. On recense en Alsace au moins trois formes de pureau : des tuiles plates en forme de V (tuiles dites pointues), d’arc brisé et d’arc cintré (dites en écaille)53. On connaît mal, cependant, leur répartition géographique micro-régionale et leur développement chronologique. Les deux premières formes semblent être les plus anciennes. On connaît mal, par ailleurs, l’origine et les modalités du développement de la pratique de la glaçure des tuiles plates, qui ne semble pas avoir été rare en Alsace, mais qui souffre de l’indigence des données archéologiques.
- 54 Kern 1990, p. 76.
- 55 Meyer 1983, p. 105.
35Les tuiles plates en V apparaissent au plus tard au xiiie siècle. Elles sont représentées, de même que des couvertures en tuiles creuses, dans une bible enluminée des environs de 1260, issue d’un atelier du Rhin supérieur (fig. 23). L’église abbatiale de Marmoutier semble d’ailleurs avoir été couverte au xiiie siècle de « grandes tuiles plates en forme de mitre » (en pointe ?), à l’instar de l’abbatiale de Hirsau en Bade-Wurtemberg54. Des témoignages archéologiques, recueillis au château de Kintzheim (Bas-Rhin), au château de Saint-Ulrich à Ribeauvillé (Haut-Rhin) et à Colmar (Haut-Rhin), seraient datés de la seconde moitié du xive siècle ; leur face supérieure est parfois glaçurée (château de Kintzheim, église Saint-Martin de Colmar)55.
Fig. 23 Couvertures en tuiles plates en V représentées dans une bible enluminée des environs de 1260, issue d’un atelier du Rhin supérieur.
Bibliothèque municipale de Besançon, ms 54, psautier de Bonmont, fol. 11.
- 56 Nilles, Werlé 2003, p. 16.
- 57 Schott-Toullec, Metz 2009, p. 63-65.
36L’emploi de ce type de tuile ne semble pas s’être généralisé à toute l’Alsace, où il était concurrencé par les tuiles creuses, apparemment dominantes, et par les tuiles plates en arc brisé. Il perdure cependant au-delà du Moyen Âge, au moins jusqu’au xvie siècle, dans certaines micro-régions du nord au sud de l’Alsace. On en trouvait notamment à Wissembourg (Bas-Rhin), par exemple sur une maison construite en 1528d (1 rue des Carmes, démolie en 2003)56, ou encore sur le château de Steinbrunn-le-Bas (Haut-Rhin), construit dans les années 1520 et 1530 (démoli au xviiie siècle)57. La faiblesse quantitative du corpus archéologique répertorié dans la bibliographie ne permet pas, pour l’heure, de tirer de conclusions relatives à l’évolution des caractéristiques de ces tuiles (tabl. 4).
Tabl. 4 Inventaire des tuiles plates en V répertoriées en Alsace.
- 58 Vivre au Moyen Âge 1990, p. 344-346 ; Maire 1994, p. 208.
37À Strasbourg, des tuiles plates à pureau en forme d’en arc brisé, longues de 42-42,5 cm, larges de 15-16,5 cm et épaisses de 2 cm, sont parfois revêtues d’une glaçure verte, bleue et/ou blanche (tabl. 5 et fig. 24) ; il semble qu’elles aient été souvent disposées en double recouvrement, sur des toits coniques ou encore en complément de couvertures principales en tuiles creuses (fig. 25)58. Ce type de tuile a fourni, au xve siècle, un motif décoratif employé sur les couronnements de puits imitant des toitures : on en trouve sur le puits provenant de la cour du 2 rue Sainte-Barbe (aujourd’hui au Musée historique de Strasbourg) et sur celui du Grand Séminaire (2 rue des Frères) ; ce dernier apporte d’ailleurs, à l’heure actuelle, le meilleur indice de datation pour ces tuiles, puisqu’il est millésimé de 1464 (fig. 26).
Fig. 24 Strasbourg (Bas-Rhin), 32, rue du Vieil-Hôpital : tuiles plates glaçurées.
Cl. J. Maire, extrait de Vivre au Moyen Âge 1990, p. 344-345.
Fig. 25 Strasbourg (Bas-Rhin) : détail de la toiture de la tour dite Guldenturm, démolie en 1874 ; remarquer la couverture en tuiles creuses, associée à un essentage constitué de tuiles plates en arc brisé sous l’appui des bretèches, ainsi que les épis de faîtage en métal.
Extrait de E. VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, t. II, Paris, B. Bance, 1854, p. 247.
Fig. 26 Strasbourg (Bas-Rhin), 2, rue des Frères, cour intérieure du Grand Séminaire : puits millésimé de 1464, dont le couronnement représente une couverture de tuiles plates en arc brisé.
Cl. M. Werlé, 2019.
- 59 Heissler 2012, p. 81-82.
- 60 Bucher, Lutz 2005, p. 431-432 (type VII) et 434-436 (type IX).
- 61 Eheberg 1899, p. 157-158, n° 43.
38En Alsace, des tuiles comparables sont également attestées ailleurs qu’à Strasbourg, par exemple au château de Kagenfels (Bas-Rhin)59 et au château d’Hartmannswiller (Haut-Rhin). À Bâle, elles sont habituellement datées des xive, xve et xvie siècles60. Dans le sud de l’Alsace, ce type de tuiles est d’ailleurs traditionnellement appelé en dialecte les « tuiles bâloises » (basler Dach). L’ordonnance de 1447 sur les tuileries municipales de Strasbourg, dont il a déjà été question, pourrait déjà y faire référence, lorsqu’elle évoque les « Basler Dach »61. Cependant, le format relevé à Strasbourg est également très proche de celui de la mesure-étalon réglementaire (43 x 17 cm) gravée sur le contrefort droit du massif occidental de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau (fig. 9). Faute d’analyses archéométriques des pâtes, susceptibles de permettre d’identifier l’origine géographique des tuiles, on ignore si ce nom de « tuiles bâloises » désigne de façon générique les tuiles plates en arc brisé produites dans différents centres de production rhénans, et/ou s’il témoigne de l’origine de produits réellement importés en Alsace et à Strasbourg en particulier depuis Bâle.
Tabl. 5 Inventaire des tuiles plates en arc brisé répertoriées en Alsace.
- 62 Werlé 1998b, p. 51-52, photo 11. Des tuiles plates neuves (dépourvues de traces d’usage), de même f (...)
- 63 La couverture d’un bâtiment de 1524d au 17 rue des Bouchers à Strasbourg était constituée, au momen (...)
39La première moitié du xvie siècle semble constituer une période charnière, qui a vu le passage, partout en Alsace, de la production de tuiles creuses, qui tend à disparaître, à celle de tuiles plates, désormais le plus souvent à pureau en forme d’arc en plein-cintre. Ce type de tuiles, appelées en dialecte Biberschwantz (en « queue de castor »), s’est largement et durablement imposé au xvie siècle. À l’heure actuelle, les tuiles plates en écaille les plus anciennes bien datées par l’archéologie sont celles qui couvrent la maison 8 rue Prechter à Strasbourg, construite en 1555 (fig. 27)62. Il est vraisemblable que leur apparition soit antérieure de plusieurs décennies (au plus tard vers 1520 ?) et que leur production se soit rapidement développée ensuite63.
40À partir de cette époque, le tuilier produisait habituellement sur la surface extérieure des digitations dans le sens longitudinal, puis des stries en forme de S de chaque côté, tracées avec les pouces, destinées à canaliser l’eau sur les tuiles suivantes. Enfin, il imprimait de nouvelles digitations en haut de la tuile, pour tracer des stries horizontales. Ce dernier dispositif était peut-être destiné à prévenir les remontées d’humidité par capillarité.
Fig. 27 Strasbourg (Bas-Rhin), 8, rue Prechter (maison de 1555) : tuiles plates en écaille.
Cl. M. Seiller, 1998.
Tabl. 6 Inventaire de quelques tuiles plates en écaille répertoriées en Alsace.
- 64 Nilles, Werlé 2003, p. 16.
- 65 Simonin, Werlé 1998, p. 19 ; Werlé 2005, p. 9, photos 4 et 5.
41Les tuiles plates, quelle que soit leur forme, peuvent être posées de deux manières, qui semblent avoir coexisté dès le xvie siècle. Dans les couvertures à simple recouvrement, très nombreuses, les tuiles sont simplement alignées en rangées verticales (fig. 28). Ce mode de pose est attesté à Wissembourg pour la couverture d’une maison construite en 1528d (1 rue des Carmes)64. Les lattes, mesurant 6,5-7,5 x 2,5 cm de section, sont espacées de bord supérieur à bord supérieur de 24,5-25 cm. Pour assurer l’étanchéité des joints entre les rangées de tuiles, ce mode de pose requiert l’emploi de bardeaux (Schindeln). Ces derniers, placés sous les joints des tuiles et maintenus sur le lattis par le poids de ces dernières (sans clous), sont longs de 25-28 cm, larges de 4,2-4,7 cm et épais de 0,1-0,3 cm et sont le plus souvent débités dans du sapin ou du pin. Ce mode de couverture est également attesté à Obernai en 1531 (1 rue Athic) et en 1557d (16 rue de Mars)65.
Fig. 28 Schéma de pose d’une couverture à simple recouvrement et à bardeaux, avec des tuiles plates en écaille.
Extrait de BUCHER et LUTZ 2005, p. 439.
42La couverture à simple recouvrement présente l’avantage d’être, de loin, la plus légère sur le toit (57 kg/m²) et la plus économe en matériaux (22 à 28 tuiles au m²). En revanche, elle a l’inconvénient de nécessiter un entretien constant pour prévenir le glissement des bardeaux et donc assurer l’étanchéité du toit. Cet inconvénient n’a pas empêché la très grande diffusion de ce mode de couverture.
- 66 On les trouve par exemple reproduites, avec des tuiles en arc brisé, sur le puits millésimé de 146 (...)
- 67 Werlé 1998b, p. 51.
43Les couvertures à double recouvrement, attestées dès la seconde moitié du xve siècle66, permettent de mieux garantir l’étanchéité du toit, en rendant le recours aux bardeaux superflu (fig. 29). Elles présentent en revanche l’inconvénient d’être plus lourdes sur la charpente (environ 70 kg/m²) et plus onéreuses, car nécessitant un plus grand nombre de tuiles (entre 36 et 40 au m²), de lattes et de clous pour les fixer. Les tuiles sont en effet placées en quinconce, les joints de la rangée basse étant recouverts par la rangée du dessus, et ainsi de suite. Seul un tiers de la tuile, le pureau, est exposé aux intempéries. Dans ce cas, l’espace entre les lattes (6-10 x 3-3,5 cm de section) est réduit à 17,5 cm de bord supérieur à bord supérieur (8 rue Prechter à Strasbourg en 1555)67. Ce mode de couverture produit un aspect de motif en écaille.
Fig. 29 Schéma de pose d’une couverture à double recouvrement, avec des tuiles plates en arc brisé.
Extrait de BUCHER et LUTZ 2005, p. 427.
- 68 Rieb, Kill, Helbourg 1994.
- 69 Muller 1986, p. 17-18 et 22.
44La fonction d’un épi de faîtage est d’assurer l’étanchéité à un endroit sensible de la couverture ur le faîte d’un toit, à la jonction de plusieurs pans ou au sommet d’un toit conique ou en pavillon68. Il protège également la tête du poinçon en bois, qui émerge de la toiture. À cette fonction pratique s’ajoute une fonction décorative. Les épis de faîtage apparaissent rarement et par ailleurs assez tardivement dans les sources écrites : les comptes municipaux d’Obernai contiennent plusieurs mentions de fourniture d’épis de faîtage en céramique et en métal, généralement en forme de boule ou de bouton (Knopf), destinés à différents bâtiments de la ville, dans la seconde moitié du xve et au xvie siècle (1459, 1523, 1552, 1554, 1557, 1565, etc.)69.
- 70 Heissler 2012, p. 81-82.
45Les exemplaires médiévaux parvenus jusqu’à nous, relativement peu nombreux, sont soit en céramique, soit en tôle. Des exemplaires en céramique, à glaçure verte, en forme de rouelle, sont notamment connus sur une tour-porte à Bœrsch (Bas-Rhin), mais aussi sur des maisons à Sélestat (4 impasse de Personne) et à Strasbourg (4 rue de la Lanterne). Trois châteaux de montagne en ont également livré des fragments en pâte blanche, sans glaçure (Freudeneck, Bas-Rhin) ou plus souvent à glaçure verte ou jaune (Haut-Barr et Wangenbourg, Bas-Rhin). Trois exemplaires à glaçure verte sur engobe ont également été mis au jour lors de travaux au château de Kagenfels (Bas-Rhin)70.
46Les spécimens en tôle (de fer, d’alliage cuivreux ou de plomb) ont également une forme de rouelle. L’épi qui culminait au sommet de la charpente, datée par dendrochronologie de 1491d, d’une tour d’enceinte de Strasbourg, au 9 place de l’Hôpital, a disparu, mais il est connu par des photographies anciennes (fig. 30). La charpente, datée de 1497d, de la maison 10 place de la Cathédrale à Strasbourg était dotée d’un exemplaire comparable (refait en 1999-2001), en tôle de plomb. Deux exemplaires de ce type sont par ailleurs conservés à Colmar sur une maison de la rue des Augustins. Homogènes d’un point de vue stylistique, ces épis de faîtage peuvent ainsi être datés du xve siècle, voire précisément de la fin du xve siècle pour ceux d’entre eux associés à des datations dendrochronologiques.
Fig. 30 Strasbourg (Bas-Rhin), tour pentagonale, 9, place de l’Hôpital (charpente de 1491d) : détail d’une vue ancienne (avant 1918), montrant le toit et l’épi de faîtage en tôle encore en place.
Drac Grand Est, Denkmalarchiv, Pôle des patrimoines.
47D’autres matériaux que le chaume, le bois et la terre cuite sont encore attestés en Alsace au Moyen Âge et au début de l’époque Moderne, pour l’essentiel de façon anecdotique. Ils ont, dans tous les cas, été peu étudiés.
- 71 Hegel 1871, p. 725.
- 72 Schlaefli 2002.
- 73 Étude M. Seiller et M. Werlé, 2007, inédite.
48Le plomb est potentiellement très présent en Alsace du fait de grandes quantités extraites dans les mines d’argent vosgiennes au moins entre la fin du Moyen Âge et la Renaissance, la galène y formant la principale gangue de ce métal précieux. Mais son emploi local reste mal connu. Il est toutefois cité comme couverture à deux reprises pour la cathédrale de Strasbourg, une première fois lors de l’incendie de 1384 par le chroniqueur Jakob Twinger von Königshofen (1346-1420)71 et une seconde fois lors d’un autre incendie en 175972. Aujourd’hui encore, on peut y voir une lucarne entièrement recouverte de plomb, mais dont il faudrait pouvoir vérifier la datation. Une couverture en plaques de plomb a par ailleurs été observée, au cours de travaux de ravalement de façade, sur le chambranle saillant rapporté de fenêtres à claire-voie installées à l’étage d’une maison en pan-de-bois du xive/xve siècle, au 24 rue d’Or à Strasbourg73.
49Largement représentée dans les pays calcaires (au moins pour les lauzes ou laves), la couverture en dalles de pierre paraît marginale en Alsace. On observe des toits coniques en grès, constitués de pierres de taille apparemment posées en tas-de-charge, sur les tours de croisée romanes des églises Sainte-Foy à Sélestat (Bas-Rhin) et Saint-Léger à Guebwiller (Haut-Rhin), respectivement datées du deuxième quart et de la fin du xiie siècle. Cependant, comme pour le plomb, la datation de ces couvertures en pierre demeure incertaine, faute de véritables études archéologiques. Bodo Ebhardt a aussi protégé le sommet de la voûte du donjon du château de Haut-Kœnigsbourg, lors de sa restauration vers 1900, par des dalles en grès à rebord (masquées elles-mêmes par la charpente et une toiture en cuivre) ; étant donné la qualité de ses observations archéologiques sur le site, on peut se demander dans quelle mesure cette restauration relève d’une reproduction de dispositions observées ou d’une invention.
- 74 Dinago 1882, p. 143-144.
- 75 Kill et al. 2018, p. 159.
- 76 Archives départementales du Bas-Rhin : comptes du château de Schirmeck, cités d’après Wernert 1908 (...)
- 77 Archives départementales du Bas-Rhin : G 1162.
50L’emploi de l’ardoise semble avoir été tout aussi peu fréquent dans l’Alsace médiévale, mais ici, en revanche, on dispose de quelques observations archéologiques. Une couverture en ardoise est attestée sur la tour de l’église abbatiale de Munster (Haut-Rhin), dont la construction a débuté en 1470, avec de l’ardoise extraite dans la localité voisine de Sondernach, au lieu-dit Schifferberg [Schiefer = schiste, ardoise]74. Les fragments d’ardoise trouvés lors de fouilles de châteaux forts (Haut-Barr, Hohnack, Ortenberg, Rathsamhausen/Ottrott, Schœneck et Spesbourg, liste qui est loin d’être exhaustive) ne permettent aucune conclusion de caractère général sur son utilisation durant la période d’occupation de ces derniers. Au château de Haut-Barr, de grands fragments d’ardoise présentant des trous de fixation ont été recueillis lors des fouilles de l’avant-cour en 1979-1980. Au château de Schœneck, des fragments d’ardoise ont été trouvés à l’aplomb de l’oriel du rocher sud, ce qui semble indiquer que la toiture de ce dernier en était couverte75. Les comptes du château de Schirmeck indiquent qu’au xvie siècle, la « neue Stube » [= nouvelle salle chauffée] était couverte d’ardoises provenant de la carrière du Schieferberg, située à proximité du château de Nideck, ce qui représente une distance de 12,5 km à vol d’oiseau76. Cette carrière était en activité en 1510, année au cours de laquelle un bail d’exploitation pour la durée d’un an a été accordé à Simon Leyendecker, originaire de Kuës, près de Trèves (Allemagne)77. Il semble que ce n’est qu’avec le rattachement à la France à partir de 1648 que l’Alsace se soit davantage tournée vers ce mode de couverture, adapté au style classique français mis en œuvre pour les édifices publics comme le Palais Rohan à Strasbourg, construit de 1732 à 1742.
Fig. 31 Château de Haut-Barr, fouilles de l’avant-cour, 1979-1980, espace compris entre le mur de courtine est et celui de soutènement de la rampe d’accès, dépotoir du xvie siècle : fragment d’ardoise comportant deux trous de fixation avec traces de mortier de chaux sur la face arrière.
Longueur : 305 mm, hauteur : 172 mm, épaisseur maximale : 21 mm.
Cl. Jean Debs.
51Ainsi, les recherches archéologiques de ces dernières décennies ont permis de compléter et de préciser le tableau qui avait été brossé entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1990. Les fouilles archéologiques ont notamment apporté des informations relatives aux couvertures en bardeaux : des exemplaires, plutôt récents (xvie-xviie siècles), ont été mis au jour dans deux châteaux, dans des contextes favorables à leur conservation. Les études de bâti, quant à elles, ont permis de recueillir des nouvelles données morphologiques et techniques sur des couvertures en tuiles creuses et en tuiles plates. Elles ont par ailleurs fourni des indices de datation plus fiables et plus précis qu’auparavant, à la faveur du développement des observations archéologiques et des apports de la dendrochronologie.
52Ce qui ressort en particulier de ce tableau, c’est la grande diversité des couvertures qui ont coexisté tout au long du Moyen Âge en Alsace. Des xiie-xiiie siècles jusque vers 1500, les couvertures en chaume et en bois ont cohabité avec celles en terres cuites et, parmi celles-ci, les tuiles creuses avec les tuiles plates (au moins celles en V et en arc brisé). Le choix, pour les constructeurs, dépendait tout à la fois du type de bâtiment à couvrir, des ressources locales, des traditions micro-régionales et des moyens à disposition. Toutefois, parmi les couvertures en terres cuites, celles en tuiles creuses semblent avoir été les plus nombreuses et avoir joui, pendant plus de trois siècles, d’une faveur particulière : c’est l’impression (qu’il conviendrait à l’avenir de mesurer et de quantifier) qui ressort de la documentation archéologique recueillie. Les tuiles creuses offraient une solution pérenne, en dépit de la pente particulièrement forte des toitures (jusqu’à 70° !) et sans que l’on ait habituellement eu recours à d’autres systèmes de fixation que les crochets dont elles étaient équipées et le mortier qui les scellait.
53Les règlements urbains, édictés dans le cadre de la lutte contre les incendies aux xive et xve siècles, ont amorcé un premier changement majeur : les toits en chaume et en bois ont peu à peu été prohibés dans les villes. Le déclin de ces couvertures, en contexte castral, villageois et rural, est plus tardif et bien plus lent : les derniers toits en chaume, par exemple, n’ont définitivement disparu du paysage alsacien que dans le courant du xxe siècle.
54Le deuxième changement majeur se produit, apparemment, dans les premières décennies du xvie siècle, lorsque se développe une production massive de tuiles plates en écaille. Ces dernières signent, avant le milieu du xvie siècle, la fin de la fabrication des tuiles creuses, qui ne seront plus employées que comme tuiles faîtières sur des toits en tuiles plates. Le moteur du changement est bien connu depuis les recherches des années 1980 : les couvertures en tuiles plates nécessitaient bien moins de matériaux que celles en tuiles creuses, par ailleurs bien plus lourdes. Les couvertures en tuiles plates étaient donc moins chères et plus faciles à mettre en œuvre. Posées en double recouvrement, elles offraient une solution durable et parfaitement étanche, pour un poids bien moindre. Posées en simple couverture, elles offraient une solution encore plus légère et plus économique, capable de concurrencer les couvertures en matériaux périssables, désormais prohibées en contexte urbain. L’image traditionnelle d’une région couverte de tuiles plates en écaille ne s’impose donc qu’à l’époque moderne, sans faire toutefois disparaître une certaine variété des formes : les anciennes couvertures en tuiles creuses subsistent parfois longtemps et des tuiles plates en V et en arc brisé semblent avoir été produites localement jusqu’aux xviie-xviiie siècles.
55Pour finir, cet état des connaissances montre à quel point il est désormais important de faire entrer les couvertures dans une nouvelle phase de recherches archéologiques. Celle-ci devrait être fondée non seulement sur l’étude de la documentation de fouille et des mobiliers conservés dans les dépôts et les musées alsaciens, tout comme sur un recensement systématique des mentions d’archives, mais aussi sur de nouvelles investigations de terrain : celles-ci devront être plus attentives que par le passé aux informations morphologiques, techniques, chronologiques et socio-économiques que livrent les tuiles. Cela passe notamment par l’étude typo-chronologique, actuellement quasiment absente en Alsace, de lots de tuiles recueillies lors de fouilles et d’études archéologiques du bâti. Cela est d’autant plus urgent que, depuis quelques décennies, les anciennes couvertures en tuiles traditionnelles sont supprimées massivement et à un rythme particulièrement vertigineux, à tel point que l’on peut craindre qu’elles soient à terme menacées de disparition.