1Si l’on ne présente plus le site des Martres-de-Veyre aux archéologues, force est de constater que celui-ci est demeuré paradoxalement méconnu. On cite en exemple l’extraordinaire conservation des matériaux organiques trouvés lors des fouilles d’une nécropole gallo-romaine au XIXe siècle : paniers, bois, noisettes, cheveux, textiles, etc. La pièce maîtresse des collections est une tunique en laine entière découverte dans une tombe de femme. Mondialement connue, elle a longtemps été emblématique du musée Bargoin de Clermont-Ferrand, où elle est conservée. Mais jusqu’à ces dernières années, les seules informations disponibles étaient celles publiées en 1923 par Auguste Audollent (Audollent 1923). Ce dernier, alors directeur du musée de Clermont-Ferrand, proposait une synthèse sur des fouilles auxquelles il n’avait pas participé. La publication offrait une remise en contexte des découvertes les plus spectaculaires et un inventaire aussi raisonné que possible des collections. Une demi-douzaine de tombes, identifiées par des lettres, y étaient détaillées, donnant au lecteur un aperçu très partiel de ce qui avait pu être sauvé au XIXe siècle, tout en laissant dans l’ombre de nombreux points, comme la localisation précise de la nécropole, l’agencement exact des artefacts dans les tombes et les numéros d’inventaire permettant la concordance avec les collections du musée. Malgré l’opacité persistant sur ces questions, il était clair que les textiles occupaient une part substantielle des collections du musée. Parmi les pièces exceptionnelles revenaient toujours la fameuse tunique, accompagnée d’une « ceinture », des chausses, des chaussons, des manteaux ou couvertures, etc., mais peu détaillés. Audollent, aiguillonné par Joseph Déchelette avec qui il entretenait une correspondance scientifique soutenue (Breniquet, Grömer 2020, p. 406-407), fournissait pourtant à qui voudrait bien en faire l’effort de lecture l’étude technique pionnière d’une série d’échantillons textiles conduite par Charles Pagès (Pagès 1923). Il serait fastidieux de lister ici toutes les mentions de ces descriptions, reprises par les uns ou par les autres sans moyen d’en faire véritablement la critique. Si certains essais furent plus aboutis que d’autres, c’est sans conteste sur la publication d’Audollent que s’est construite notre première connaissance du site.
2C’est en 2015, à la faveur du montage d’une exposition au musée Bargoin de Clermont-Ferrand consacrée à l’archéologie du textile et pour laquelle quelques pièces phares des collections des Martres-de-Veyre furent sorties des réserves et exposées au grand jour qu’est né le projet de reprendre l’étude des collections hébergées au musée. Plusieurs institutions collaboraient à l’exposition : le musée Bargoin bien sûr, l’université Blaise-Pascal (devenue depuis université Clermont Auvergne), l’Inrap, la maison des sciences de l’homme (MSH) de Clermont-Ferrand, le Centre d’histoire « Espaces et cultures » (UPR 1001 « CHEC »), le service régional de l’archéologie (SRA) de la direction régionale des affaires culturelles (Drac) d’Auvergne.
3À la suite de cette expérience collaborative fructueuse, un projet de programme collectif de recherche (PCR) fut accepté par la Drac en 2017. Baptisé « ArchéoMartres », ce programme réunissait les institutions mentionnées plus haut, auxquelles se sont ajoutés des laboratoires extérieurs. L’objectif en était l’étude des collections archéologiques gallo-romaines issues des premières fouilles (XIXe et début XXe s.) sur le site de la nécropole des Martres-de-Veyre. Plusieurs axes structuraient le PCR : localisation et spatialisation de la nécropole, environnement, anthropologie funéraire, études des textiles, étude du mobilier (verre, céramique, bois, etc.). Quatre agents de l’Inrap collaboraient à l’entreprise : Frédérique Blaizot pour l’anthropologie funéraire, Manon Cabanis pour la carpologie, Pierre Caillat pour l’archéozoologie et Alain Wittmann pour la céramique.
- 1 S. Desrosiers, « Analyse des textiles des Martres-de-Veyre, musée Bargoin, Clermont-Ferrand », ar (...)
- 2 B. Girault-Kurtzemann, « Traitement des textiles des Martres-de-Veyre (IIe siècle A. D.) », rappo (...)
4Afin d’assurer une base ferme à la reprise de l’étude des collections des Martres-de-Veyre, le premier effort a porté sur le dépouillement des fonds des archives départementales et sur l’inventaire des collections du musée. La découverte de documents inédits, notamment le « manuscrit Kuhn » écrit par le premier fouilleur de la nécropole et relatant les découvertes de 1851 et les fouilles de 1893 (Kuhn 1894) et le « manuscrit Audollent » illustrant les campagnes de 1922 et 1923 (Audollent 1922-1923), a permis des investigations poussées sur la localisation de la nécropole et sur sa nature mixte (inhumations et crémations) ainsi que sur les attributions de mobilier aux tombes. Les archives personnelles de Sophie Desrosiers, qui avait étudié les collections textiles des Martres-de-Veyre au musée dans les années 1990, très libéralement mises à notre disposition1, ainsi que les rapports des restaurations effectuées sur ces mêmes pièces par Béatrice Girault-Kurtzemann2 ont très largement contribué à la reprise de l’étude textile. Afin de mieux comprendre la nature de la documentation, on précisera que les collections textiles sont composées de pièces entières, de fragments et d’éléments encore spatialisés car prélevés dans un ou plusieurs cercueils, et parfois associés à des ossements humains. Ce sont ces ensembles composites qui intriguaient le plus, car ils représentaient une clé potentielle pour la compréhension des gestes et pratiques funéraires, comme pour la reconstitution d’ensembles à propos desquels on ne savait presque rien.
5Le site des Martres-de-Veyre est installé au pied du puy de Corent, dans une boucle de la rivière Allier [ill. 1]. Occupé très tôt dès le Néolithique, mais de façon discontinue jusqu’à nos jours (Lauranson 2012), il a livré des vestiges spectaculaires se rapportant à l’époque romaine : des installations artisanales (fours de potier, moulin à eau) et un complexe funéraire mixte au lieu-dit « le Lot » (Dacko et al. 2020). Celui-ci a été découvert fortuitement en 1851 par des ouvriers occupés à extraire de l’argile pour le compte de la tuilerie Vazeilles. Un premier cercueil fait de planches de bois fut mis au jour et ouvert au moyen d’une brèche faite à la pioche sur un de ses flancs, laissant apparaître un corps féminin aux traits encore bien identifiables, enveloppé dans plusieurs étoffes. Épouvantés par ce qu’ils avaient vu, les ouvriers mirent quelque temps à revenir sur les lieux pour observer et récupérer par bribes le contenu du cercueil. La suite des événements est confuse. D’autres sépultures à inhumation et à incinération furent découvertes dans les terrains adjacents mais très sporadiquement répertoriées, et ce n’est pas avant 1893, puis 1922-1923, que d’autres fouilles furent menées sur le site à l’emplacement de la nécropole (Kuhn 1894 ; Audollent 1922 ; 1922-1923). Si la publication d’Audollent fait état de six inhumations, nos travaux ont montré que ce sont en réalité une centaine de tombes qui ont été vues, explorées, vidées de leur contenu, parfois sans précaution (Dacko et al. 2020). Il reste très délicat de faire une concordance parfaite entre les collections du musée et les tombes décrites par Audollent. Nous avons ainsi choisi d’abandonner la nomenclature par lettres au profit d’un nouvel inventaire des sépultures.
1. Localisation du site antique de la Barrière du Lot (Les Martres-de-Veyre) au sein de la cité des Arvernes.
B. Dousteyssier (fond de carte : MNT 90 m — SRTM, 2014).
- 3 Nous adressons ici nos plus vifs remerciements à S.Desrosiers, B. Girault-Kurtzemann et Hero Grange (...)
6Le réexamen des collections textiles du musée, croisé avec l’étude de Sophie Desrosiers, a fait apparaître une seconde tunique, presque complète, mais en lambeaux. Ses restes, bien identifiables par leurs caractéristiques morphologiques et techniques, étaient présents sous la forme de pièces restaurées et mises à plat, mais aussi de fragments amalgamés à d’autres vestiges textiles et des ossements humains conservés à l’état brut, encore stratifiés, extraits du cercueil qui les contenait. L’ensemble appartient à la sépulture 48, qu’il est malheureusement impossible d’assimiler formellement à la tombe A décrite par Audollent et évoquée par Jacques-Émile Kuhn. L’étude de l’ensemble a permis des avancées remarquables dans la compréhension des pièces textiles comme dans celle des gestes funéraires3. Elle permet en outre de mieux comprendre la tunique entière, fleuron du musée Bargoin.
- 4 Les comptes rendus des deux sessions d’analyse (30 avril - 4 mai 2018 et 22-26 octobre 2018) ont ét (...)
7La connaissance que nous avons désormais de cette seconde tunique aussi remarquable qu’inattendue repose sur les résultats obtenus au cours de plusieurs sessions de travail collaboratif4 (Lorente-Sebastián et al. 2020). Quelque 18 fragments, certains restaurés, d’autres non, ont pu être replacés les uns par rapport aux autres grâce à l’observation minutieuse de leurs spécificités. Éléments décoratifs (broderies, bandes de couleur), particularités de tissage, lisières et bordures, coutures (mise en forme et réparations), couleurs, usure, pollutions de surface et restes osseux associés ont permis d’établir des connexions et de restituer le patron de la tunique [ill. 2].
2. Fragments épars repositionnés dans le plan de la tunique.
Dimensions du vêtement, emplacements des lisières et des ourlets intrinsèques au dispositif de tissage de la pièce vestimentaire.
F. Médard/Anatex.
8Nous sommes aujourd’hui en mesure de la décrire avec précision. La compréhension technique de l’ouvrage repose pour beaucoup sur les lisières et les ourlets. La présence de lisières à deux cordelines se poursuivant dans le corps du vêtement montre que la mise en forme a été réalisée sur le métier à tisser en même temps que l’ouvrage. Inversement, la présence d’un ourlet roulotté au bas de chaque manche et sur les flancs de la tunique témoigne d’une mise en forme postérieure au tissage. Par conséquent, la « forme » du vêtement tient pour une part à un travail directement effectué au moment du tissage et pour une autre part à un travail de couture postérieur à la tombée du métier. L’ensemble de ces caractéristiques convergent et indiquent que l’ouvrage est tissé sur un métier, non pas comme il serait tentant de l’imaginer du bas de la tunique vers le haut, mais du bas de la manche droite (ou gauche) vers le bas de la manche opposée.
9Au départ, la largeur de l’ouvrage est celle de la première manche déployée, soit environ 50 centimètres. Après 20 centimètres de tissage, l’emmanchure est mise en place par le biais d’une augmentation considérable de la largeur destinée à former le corps de la tunique et à en obtenir l’ampleur totale. Cette augmentation, installée en une seule fois, prend place de part et d’autre de la manche sur environ 85 centimètres de chaque côté. Le tissage travaille désormais sur une largeur d’environ 220 centimètres pendant 95 centimètres. Dans l’intervalle, environ 50 centimètres après le commencement du tissage, l’ouverture du col est aménagée en interrompant, sur une hauteur de 35 centimètres, les coups de trame à environ 110 centimètres des extrémités gauche et droite. Une fois l’encolure suffisamment ouverte, le tissage reprend avec des coups de trame sur l’ensemble de la largeur pendant environ 30 centimètres. La seconde emmanchure est alors installée en miroir de la première. Il faut cette fois réduire la largeur du travail de 85 centimètres de chaque côté en partant des extérieurs pour ne conserver que les 50 centimètres de large de la deuxième manche. Cette diminution est mise en place en une seule fois, et le tissage se poursuit sur 50 centimètres de large et 20 centimètres de haut au terme desquels l’ouvrage est terminé.
10Deux fois deux fils de trame apparaissent au niveau des emmanchures dans l’axe des bords roulottés. Leur emplacement s’inscrit dans la logique de construction de l’ouvrage : ils servaient à renforcer le départ du tissage au moment de son élargissement. Le processus de réalisation d’une telle tunique implique certains choix techniques : un dispositif de tissage pouvant supporter un travail en très grande largeur ; une chaîne tendue de très nombreux fils et une capacité de gestion des grandes dimensions ; le maniement du métier à tisser par au moins deux personnes ; potentiellement, l’utilisation d’un métier tubulaire, à mi-chemin entre les dispositifs de tissage et de tapisserie — le métier vertical à poids est en effet inadapté à la fabrication de pièces ainsi conçues. Nous sommes donc en présence d’un choix technique affirmé qui consiste à obtenir un vêtement tissé d’un seul tenant, sans coupe ni couture d’assemblage.
11En dépit de zones d’usure et de détérioration, la tunique révèle clairement des éléments de décor. Au bas de chaque manche apparaissent deux bandes (point de vue du tisserand) de couleur d’environ 3 millimètres de large chacune (six coups de trame), séparées par 1,5 millimètre (deux coups de trame). La plus proche du bas de manche est située à environ 3 centimètres au-dessus de l’ourlet. Ces bandes décoratives se distinguent difficilement du tissu ; seule la réduction plus importante des fils de trame dans cette zone permet de vraiment les identifier.
12Plus évidents sont les clavi de couleur rouge qui traversent la tunique d’un bord à l’autre. Si l’on adopte la position du tisserand, il s’agit de bandes placées de part et d’autre de l’encolure et traversant l’ouvrage de gauche à droite. De couleur rouge, elles sont constituées de 15 coups de trame formés par un fil double. À cette occasion, on assiste à une redistribution ponctuelle des fils de chaîne pour satisfaire au travail de tapisserie qui caractérise les deux bandes ornementales. Ce type de clavus est dit angustus, « consisted of two narrow purple stripes, running parallel to each other from the top to the bottom of the tunic, one from each shoulder » (Bender Jørgensen 2011, p. 75).
13Enfin, un élément décoratif discret est installé dans le sens de la chaîne au-devant de l’encolure, 1 centimètre sous l’ouverture, formé de deux fils épais maintenus sur le tissu par des points de couture perpendiculaires.
14Quelques éléments nous renseignent sur la qualité de confection de la tunique. Des anomalies observées dans le sens de la chaîne laissent à penser que l’ouvrage n’était pas nécessairement repris en cas d’erreur de tissage afin de tendre vers une potentielle perfection. Il est vraisemblable que la tunique était loin d’être neuve lorsque la défunte fut inhumée. Les ourlets roulottés au bas des manches et sur les côtés n’attestent pas une grande qualité de finition. De même, l’encolure n’est pas dans son état d’origine ; il est possible qu’elle ait été plusieurs fois réparée et renforcée, car sa fabrication n’est pas soignée. Les groupes de fils qui en soulignent le bord, les fils de trame coupés (ou usés) au niveau de l’ouverture, les points de couture obliques qui assurent le maintien de l’ensemble constituent autant d’éléments convergeant vers cette hypothèse.
15À ces observations s’ajoute la présence de ce que nous interprétons comme une reprise installée sur le côté droit de l’encolure. Cette réparation, ce renfort, matérialisé par de nombreux points orientés dans le sens de la trame, va dans le sens d’une interprétation selon laquelle la tunique aurait déjà été longuement portée au moment de l’inhumation.
16En dépit des informations très lacunaires concernant l’apparence de la défunte au moment de l’ouverture du cercueil, des indices relevés sur l’étoffe elle-même permettent d’avancer quelques hypothèses. Un large fragment localisé sur le côté droit de la tunique reste, malgré la restauration, marqué de nombreux plis visibles au niveau de la ceinture. L’interprétation proposée par S. Desrosiers est celle d’une ceinture initialement placée à cet endroit. De même, des traces bleu sombre repérées dans la zone de la ceinture pourraient provenir du contact d’un élément métallique disparu, peut-être un couteau ou un poignard à en juger par la forme de l’empreinte. En conclusion, l’hypothèse est celle d’une défunte vêtue d’une tunique longtemps portée, plusieurs fois réparée, serrée à la taille par une ceinture en tissu maintenant peut-être un poignard glissé dans son fourreau porté ou déposé obliquement sur le corps au niveau de l’abdomen.
17L’inventaire des restes humains et l’étude des pratiques funéraires réalisés en 2019 ont mis en évidence l’existence d’ensembles qui contenaient des vestiges encore stratifiés provenant du cercueil en bois de la sépulture 48. Il s’agissait d’amalgames textiles non restaurées parmi lesquels étaient pris des restes osseux et d’autres éléments constituant le dépôt funéraire. À ce point, une collaboration étroite entre spécialistes s’imposa afin de révéler l’organisation interne de la sépulture et de reconstituer partiellement l’habillement de la défunte. D’un côté, des analyses sur les fragments restaurés de la tunique avaient été déjà faites, donnant des résultats sur son patron et sur quelques-unes de ses spécificités techniques. De l’autre, l’étude anthropologique des restes osseux récupérés avait mené à la conclusion qu’il s’agissait d’une femme entre 20 et 39 ans de constitution gracile. La méthode métrique DSP (Murail et al. 2005) identifie le sexe féminin avec une probabilité de 100 %, tandis que la méthode morphologique (Brůžek 2002) signale dans les caractères de la surface préauriculaire et l’arc composé des traits masculins. La première méthode a été prise en considération étant donnée sa fiabilité.
18Grâce à une méthode de démontage microstratigraphique appliquée et complétée par une documentation graphique rigoureuse, plusieurs ensembles « bruts de fouilles » ont été analysés. Ainsi, le patron de la tunique a été complété par des fragments replacés grâce à l’association de données de nature différente : soit uniquement à partir des indices techniques textiles, soit à l’aide des données taphonomiques et textiles, soit de manière approximative. La présence de restes de peau collés sur l’un des côtés du textile de la tunique a également aidé à recomposer le patron et à préciser la position dans laquelle les vêtements étaient portés. Résultant de la confrontation de ces informations, huit types de textile différents ont été identifiés, constituant à la fois l’habillement et l’aménagement du cercueil [ill. 3 et 4]. La femme de la sépulture 48 était couchée sur une litière en tissu laineux (tissu 3) et couverte par une couverture en laine sergée (tissu 4). Cette couverture devait couvrir le cou de la défunte — non couvert par la tunique —, car des dents, les six premières cervicales et la clavicule ont été trouvées prises dans et associées à ce textile. La défunte portait une tunique aujourd’hui de couleur brune et sombre. Sous cette pièce vestimentaire, elle portait, au moins au niveau des membres supérieurs, un autre vêtement composé de deux tissus plus fins (tissus 6 et 7) en contact direct avec le corps, mais dont la forme n’est pas identifiable.
3. Repérage des différents tissus observés dans les amalgames.
P. Lorente-Sebastián.
4a-b. Microstratigraphie des vestiges contenus dans les amalgames (a : caisse 1, boîte 1 ; b : caisse 1, boîte 2).
P. Lorente-Sebastián.
4c . Identification de quelques restes textiles contenus dans les amalgames.
M. Veschambre-Patrac/musée Bargoin.
19Deux amalgames se sont révélés particulièrement intéressants étant donné la complexité de leur microstratigraphie et leur position à l’intérieur de la sépulture. Le premier bloc textile, correspondant à un angle du cercueil avec les bords verticaux dans l’épaisseur, a favorisé la restitution de l’aménagement interne du cercueil. Avant le démontage, effectué en trois passes, l’amalgame se présentait sous forme d’un angle : sur la face supérieure se trouvait l’empreinte profonde d’un élément de mobilier non conservé, alors que sa face plate comportait des fragments de bois et de verre adhérant au textile 2. La première et la deuxième passe concernaient la tunique et le tissu qui couvrait la défunte. Les textiles 1 et 4 formaient un pli qui contenait des fragments de verre « pilé », deux graines (coriandre et prunelle) et une nervure de plume, peut-être des intrusions provenant du dépôt de mobilier. Celui-ci est plus significatif dans la troisième passe : sous les tissus 1 et 4 et sur le tissu 3, interprété comme la litière sur laquelle reposait la défunte, se trouvaient aussi des fragments de verre, de petits fragments de pigment bleu (probablement des restes de corrosion d’un élément métallique), un fragment de côte non latéralisable et un élément blanc fibreux non identifié. La présence du fragment de côte aux pieds de la défunte, donc éloigné de la zone anatomique correspondante, peut être due à la migration des os moins lourds lors de l’infiltration de terre à l’intérieur du cercueil, suggérant ainsi l’hypothèse d’une migration des petits éléments à l’intérieur des tissus (Guillon, Roustide 1987). Dans cette dernière passe, entre le tissu 3 et les débris de bois provenant du cercueil, se trouvait un fragment textile plié (tissu 2) contenant un nombre important d’éclats de verre. Il pourrait s’agir d’un contenant en verre emballé dans une étoffe qui se serait écrasé par la pression, du verre décomposé ou encore du verre pilé. À partir de la microstratigraphie de cet amalgame, il est possible de reconstruire partiellement l’organisation interne de la sépulture. Aux pieds de la défunte, sur le fond du cercueil, sous une litière de laine sergée et épaisse de couleur beige, avait été placé un objet en verre enveloppé d’une étoffe. Le corps, vêtu d’une tunique, était couché par-dessus. Une partie des objets qui accompagnaient la défunte dans sa sépulture semblent avoir été placés au-dessus du corps, comme l’indiquent les restes de graines trouvés entre les plis des tissus. Finalement, l’ensemble aurait été recouvert d’une couverture laineuse (tissu 3).
20Le deuxième bloc a permis d’interpréter la position de la défunte dans la sépulture et de confirmer grâce à la stratigraphie des observations effectuées sur les vêtements portés. L’amalgame, caractérisé par la présence de l’os coxal droit, a été analysé en quatre passes. En surface, sur le deuxième métacarpien et dans la passe 2 (ainsi que sur d'autres ossements de la main droite), une pigmentation bleue était évidente, probablement due à l’oxydation d’un élément métallique placé dans la main de la défunte. L’os coxal présentait une accumulation de textiles et des poils, probablement pubiens, sur sa surface antéro-médiale, ce qui peut être la conséquence de la mise à plat de l’os coxal au fond du cercueil et de l’aplatissement des textiles sur celui-ci. La position de la défunte en décubitus dorsal devient alors évidente. La conservation du deuxième métacarpien en vue palmaire sur le coxal et pris entre des tissus indiquait le placement de la main droite sur le bassin, paume tournée vers le ciel, ce qui a entraîné un déséquilibre et la dispersion du reste des ossements de la main.
21Longtemps emblématique du musée qui la conserve, une tunique (inv. 2009.0.5.1) dont la renommée a été assurée par les efforts développés par Audollent provient également de la nécropole des Martres-de-Veyre (Audollent 1921 ; 1923). Entièrement préservée, elle est associée à diverses autres pièces vestimentaires comme une « ceinture », des chausses, des souliers de cuir, etc. [ill. 5]. Quoique mondialement connue, elle conserve une importante part d’ombre. Découverte dans une inhumation en cercueil en juin 1893 — l’ex-tombe D identifiée à la tombe 4 de Kuhn et devenue la sépulture SP 9 (Kuhn 1894, p. 195 ; Audollent 1923, p. 285) —, cette tunique habillait une jeune femme aux cheveux blonds tressés. D’emblée, la tombe a surpris par l’extraordinaire conservation de ses matériaux organiques : cercueil en pin, corbeille en osier contenant des fruits, rameaux de buis, couverture enveloppant la défunte, vêtements et tresse de cheveux enroulée sur elle-même, coupée et conservée entre deux fragments de cuir (Audollent 1923, p. 289 et p. 311-312). Si l’on sait que l’ensemble fut découvert par la famille Chalvet menant des investigations dans son propre terrain et que la défunte se trouvait en décubitus dorsal, aucun relevé, aucune photographie ne permet d’en apprécier les détails ou la véracité. Quelques pièces exceptionnelles, dont la fameuse tunique, furent « négociées » et rapportées au musée Bargoin, mais l’ensemble fut irrémédiablement disjoint et ses composants, manipulés séparément. Ainsi, aucun reste osseux ne fut conservé, et les seuls éléments « anatomiques » se résument aux chevelures, l’une sectionnée au ras de la tête de la défunte au XIXe siècle, l’autre coupée dans l’Antiquité à une occasion précise et conservée soigneusement. En l’absence d’analyses complémentaires, il n’est pas certain qu’elles aient appartenu à la même personne à deux moments de son existence…
5. La tunique entière, telle qu’elle se présente à la vue actuellement, avec son strophion.
M. Giffard/musée Bargoin.
- 5 « Woman’s tunic from Les Martres-de-Veyre now in the musée Bargoin, Clermont-Ferrand », rapport i (...)
22Entière, la tunique fut manipulée à de nombreuses reprises, sans doute secouée sur le terrain même pour la débarrasser de ses salissures et exhibée sans grand ménagement au musée, où elle fut accrochée sur un cintre, pressée entre deux vitres puis exposée à plat à la lumière, et enfin remisée dans les réserves (Breniquet, Grömer 2020, p. 410-412). Elle fut entretemps enfilée sur un mannequin le temps d’une prise de photographies dans les années 1920 ( ?) pour la réalisation de cartes postales ou l’illustration d’une conférence d’Audollent, puis dotée d’une lourde doublure de laine qui acheva de la déformer, sans que l’on sache si cette opération fut liée ou non au patronage pour lequel un terminus ad quem est connu : sa publication en 1956 (Fournier 1956). Pagès en fit la première étude technique sur un fragment découpé dans la tunique même, son échantillon 6 (Pagès 1923, p. 342-343), tandis que H. Granger-Taylor en proposa une étude d’une grande acuité mais restée inédite5. Enfin, c’est la restauration de B. Girault-Kurtzemann en 1996 qui fut la dernière intervention technique et sanitaire sur le vêtement. Cette restauration eut lieu à la suite de l’étude de S. Desrosiers menée au musée Bargoin, alors qu’elle cherchait à réunir l’ensemble des textiles gallo-romains connus en France (Desrosiers, Lorquin 1998) et à en démarrer l’étude. Dépoussiérée, défroissée, la tunique fut cette fois débarrassée de sa doublure de laine au profit d’une doublure de soie cousue à l’intérieur du vêtement et définitivement mise à plat. À l’époque où H. Granger-Taylor l’a étudiée, avant restauration, elle était exposée sous vitrine, posée à plat sur ce qui est considéré aujourd’hui comme son devant. Exceptionnellement bien conservée mais très fragile, elle ne peut plus guère être manipulée aujourd’hui sans porter atteinte à sa restauration. Il faut donc se contenter d’observations à distance sur l’avers supposé, sans vouloir trop explorer le revers, et encore moins l’intérieur.
- 6 Nombre de fils par centimètre en chaîne : entre 10 et 12 ; en trame : entre 9 et 13.
23Au premier coup d’œil, cette tunique apparaît différente de l’autre. La qualité remarquable de ses matériaux, une laine fine et brillante, teinte en marron (Nowik et al. 2005), peignée en chaîne et en trame et filée en Z6, et de son armure, une toile avec une trame double caractéristique, rapproche le textile des productions romaines les plus soignées, en dépit d’erreurs de tissage ponctuelles non corrigées. Sa forme rectangulaire et pliée en deux sur le côté est également originale car différente de celle de la tunique précédente, qui est cruciforme et pliée au niveau des épaules. L’armure caractéristique à trame double permet d’orienter la pièce sans ambiguïté et d’identifier lisières (latérales) et bordures (initiale et terminale) telles que disposées sur le métier à tisser. La chaîne apparaît ainsi horizontale sur la tunique finie et sur les manches lorsque la tunique est à plat.
- 7 Nous ne donnons ici qu’une version simplifiée du patron proposé par H. Granger-Taylor, dans l’atten (...)
24Le coupon originel paraît rectangulaire, de dimensions d’au moins 130 centimètres sur 190 si l’on accepte la restitution du patron qui suit. En effet, la tunique est dotée de manches rapportées qui pourraient avoir été coupées dans le coupon initial et cousues, ce qui constitue une autre particularité. H. Granger-Taylor en a proposé une restitution, avec les manches positionnées sur un côté du coupon, restée malheureusement inédite [ill. 6]7. Celle-ci se fondait sur l’observation de la dissymétrie des données techniques structurelles sur chacune des manches. En effet, au niveau des mains, une manche montre une bordure tressée caractéristique, tandis que l’autre est dotée d’un ourlet, autorisant la reconstitution du patron. La largeur du métier à tisser aurait ainsi été d’environ 2 mètres.
6a. Patron du coupon dans lequel la tunique a été coupée.
H. Granger-Taylor et musée Bargoin ; DAO : B. Dousteyssier.
6b. Aspect de la tunique avec éléments structurels.
1 : bord tressé caractéristique de l’arrêt des fils de chaîne sur un métier à deux barres pour les finitions ; 2 : lisière montrant le retour des fils de trame, initialement positionnés sur les côtés de la pièce tissée quand elle est encore sur le métier ; 3 : ourlet nécessaire à l’arrêt du tissu coupé.
H. Granger-Taylor et musée Bargoin ; DAO : B. Dousteyssier.
25Le côté long des manches est ainsi coupé, comme l’est la tunique finie à son extrémité haute, au niveau des épaules. La continuité de la trame originelle peut donc être proposée, mais les différents morceaux de la tunique n’étaient pas disposés pour autant à leur emplacement actuel. Le corps de la tunique occupe environ les deux tiers du coupon, le tiers restant servant aux deux manches, dont les patrons étaient disposés l’un au-dessus de l’autre. La lisière, qui montre les retours de trame, est identique sur un côté long des manches et sur l’autre extrémité du coupon (qui sera positionné au bas du vêtement). Les deux autres bordures (initialement positionnées en haut et en bas du métier à tisser) montrent une finition soignée, avec des fils de chaîne tressés pour en assurer un arrêt parfait et renforcer le tissu à ses extrémités. Cette même bordure tressée se retrouve à une extrémité de la manche gauche. L’autre manche, sensiblement plus grande en raison de la nécessité d’une couture et d’un ourlet, aurait été positionnée sous la première. Le coupon aurait donc été coupé dans sa longueur et dans sa largeur puis incisé pour ménager une emmanchure. La chute a sans doute été utilisée à une autre fin que nous ne connaissons pas.
26Plié en deux, le morceau d’étoffe constitue le corps de la tunique. Les deux bordures tressées sont cousues ensemble sur l’extérieur sous la manche gauche, jusqu’à une quinzaine de centimètres du bas, ménageant ainsi une fente. Celle-ci n’est sans doute que décorative compte tenu de l’ampleur du vêtement ! Au niveau des épaules, les coutures sont rentrées et étaient sans doute horizontales, la forme tombante des épaules pouvant être une déformation due à son accrochage sur cintre. L’encolure est ménagée entre elles. Kuhn rapporte l’existence d’un bouton dont nous n’avons pas de trace (Kuhn 1894, p. 195). À l’exception du pli cousu au point devant en blanc, les coutures sont réalisées au point d’ourlet oblique avec un fil de laine simple, plus clair que la tunique.
27L’extrémité du bas ne nécessite en revanche aucun ourlet, car les retours de trame en assurent l’arrêt. Le pli couché cousu à grands points au niveau du ventre semble avoir été prévu dès ce stade pour ajuster la longueur. Ces détails ont peut-être été vus par Fournier en 1956, mais ils n’ont sans doute pas été compris à leur juste importance. Des colorations bleues au niveau de la poitrine témoignent bien davantage de la présence d’objets métalliques dans le cercueil que d’un procédé décoratif (Audollent 1923, p. 317). Il apparaît ainsi que la logique de fabrication ne laisse rien au hasard, qu’elle est dictée par l’emploi d’un métier à tisser spécifique de grande largeur, sans doute vertical à deux ensouples comme pour les tuniques « coptes » cruciformes [ill. 7] (Landry 2020, p. 27 ; Caroll 1988, p. 38 ; Orfinskaya, Tolmacheva 2017, p. 31), ce qui entraîne des procédés techniques bien définis. L’ensemble de ces détails suggère une fabrication soignée, peut-être professionnelle, ainsi qu’une chaîne opératoire complexe incluant tisserands et tailleurs. Il est toutefois impossible de préciser où et par qui ce vêtement extraordinaire par sa facture et son état de conservation fut réalisé.
7. Tuniques « coptes » cruciformes.
a : La tunique cruciforme telle qu’elle devait apparaître au tisserand lors de sa réalisation ; b : Le coupon dans lequel l’autre tunique a été coupée, tel qu’il devait apparaître au tisserand sur un métier vertical à deux ensouples.
B. Dousteyssier.
28La façon dont cette tunique était portée reste également mystérieuse, mais elle porte des traces d’usure. Diverses autres pièces vestimentaires ont été trouvées dans la tombe, dont une longue bande considérée comme une ceinture par les fouilleurs. Longue de 4,3 m et large d’une douzaine de centimètres, celle-ci a été interprétée par H. Granger-Taylor comme un strophion, c’est-à-dire une pièce de lingerie destinée à entourer la poitrine des femmes [ill. 5]. Cette hypothèse est en plein accord avec le cardage des fils, qui confère un aspect mousseux au tissage, et les rayures latérales rouges, qui empêchent la bande de se rouler sur elle-même (Breniquet et al. 2017a, p. 75, fig. 3 ; 2017b, p. 203). Si elle a ici servi de ceinture, il s’agit d’un usage détourné. On ne sait pas si les autres éléments de costume, comme les chausses ou les chaussures en cuir, étaient effectivement portées par la défunte — comme le rapport le suggère (Kuhn 1894, p. 195) — ou déposées dans le cercueil au titre d’offrandes funéraires.
29Un dernier fragment méconnu mérite enfin considération, car il révèle aussi ce que des observations techniques austères peuvent apporter à la compréhension des techniques de tissage et de la richesse des collections des Martres. Il s’agit du fragment no 1 étudié par Pagès, cousu sur la première plaque de sa boîte à échantillons [ill. 8] (Pagès 1923, p. 332-333). On ignore de quelle tombe il provient. Il montre l’angle d’une pièce d’étoffe aux caractéristiques techniques claires : une toile à la trame doublée. Des fautes de tissage apparaissent en trame ici et là. Mais surtout, l’angle parfaitement conservé montre deux bords caractéristiques : une lisière avec deux cordelines (c’est-à-dire deux groupes de fils de chaîne autour desquels tourne la trame) [ill. 8a], et une bordure tressée assurant l’arrêt du tissage, sans doute en bas du métier à tisser [ill. 8b]. On peut postuler que nous avons là les restes d’une troisième étoffe de même type, peut-être une troisième tunique, réduite cette fois à la portion congrue.
8. Le fragment cousu sur la plaque n° 1 de la boîte à échantillons de Pagès, avec les schémas de sa bordure tressée (a) et de ses cordelines (b).
M. Veschambre-Patrac/musée Bargoin ; DAO : E.Retournard.
30Si, dans le cadre du PCR « ArchéoMartres », on se réjouit de la fructueuse interdisciplinarité qui a permis de comprendre le rôle des textiles dans les pratiques funéraires, on voit également combien les observations techniques sur les vêtements apportent à la connaissance des procédés, des savoir-faire, des « modes » de l’Antiquité. Ces observations démentent l’adage selon lequel des fragments textiles ne disent rien ou presque sur leur fabrication. Ce sont à la fois des études approfondies sur chacun d’eux mais aussi un regard neuf qui sont la clé de ce renouveau. À cet égard, notre PCR constitue un laboratoire expérimental exceptionnel.
