De la récupération à la réversibilité en architecture [Débat]
Texte intégral
Merci à Christiane Descombin.
1Pour les archéologues, et particulièrement pour ceux qui étudient le bâti, il est clair que l’approvisionnement des chantiers, depuis que l’homme construit, est aussi bien constitué de matériaux réutilisés que de matériaux neufs. La part des matériaux de récupération tend à s’amoindrir au fur et à mesure de l’industrialisation jusqu’à totalement disparaître dans la seconde moitié du xxe siècle. Sur quels principes se fonde l’architecture actuelle pour prendre en compte les impératifs environnementaux de notre monde ?
2Jean-Marc Huygen Pour l’instant, la réflexion sur le réemploi en architecture reste au stade du manifeste. Je distingue au moins deux types d’architectes, mais je ne suis pas forcément objectif ! Il y a l’architecte, issu du Mouvement moderne, pour qui l’essentiel est de produire de la « belle » architecture. Et puis il y a l’architecte qui, s’interrogeant sur son rôle ou sur sa responsabilité dans la société, cherche quelle structure mettre en place pour permettre aux hommes de vivre au mieux, individuellement comme socialement et, c’est le paradigme du xxie siècle, également avec leur planète. Les premiers architectes diront que le développement durable – je prononce ce mot parce qu’il faut bien le prononcer mais ce sera la dernière fois – a toujours fait partie de leurs intentions puisqu’ils tiennent compte des éléments naturels (paysage, sol, climat etc.). Les seconds rétorquent que c’est une escroquerie et que la principale préoccupation doit être de chercher comment construire pour que la planète puisse soutenir nos activités à long terme. On va passer de 6,5 milliards actuels à 9 milliards d’habitants en 2050. Il est certain que la Terre ne pourra continuer ni à fournir d’énormes quantités de matières premières ni à assurer l'absorption de nos pollutions. Le second type d’architectes privilégiera donc les matériaux « soutenables », c’est-à-dire ceux dont l’exploitation ne met pas les ressources de la planète en péril car ils sont renouvelables et recyclables à l’infini. Conventionnellement, on définit quatre familles de matériaux : organiques, minéraux, métalliques et composites. Parmi eux, les seuls matériaux soutenables sont la terre et le bois. Mais on ne peut se limiter à eux. Alors cherchons et trouvons d’autres matériaux, qui permettent d’évoluer, de ne pas rester dans des canons esthétiques ou constructifs issus du passé. Une cinquième famille de matériaux s’impose aujourd’hui pour l'architecture : tous ces objets en état de désuétude qui s’entassent dans nos poubelles et dans nos décharges… une manne ! L’obligation de l’usage de la poubelle depuis le milieu du xixe siècle est devenue une facilité : on jette avec indifférence, dans l'inconscience, tout ce dont on n’a plus besoin. Les critères d’hygiénisme ont vite été remplacés par les intérêts financiers. Le traitement des déchets est une activité lucrative, concentrée et non plus répartie entre tous les petits métiers qui en vivaient à l’époque préindustrielle ; et puis plus on jette, plus on doit racheter des nouveaux produits...
3Ivan Lafarge La récupération est longtemps apparue comme économiquement bonne. Et même à la fin du xixe siècle, on préfère ne pas investir dans des fours industriels de production de plâtre car la rentabilité escomptée ne semble pas suffisamment importante au regard de l’investissement et du coût de fonctionnement. De même que les fours culés restent l'outil essentiel de production dans les plâtrières, on continue à faire faire sur les chantiers, par les plâtriers-maçons, des fours traditionnels alimentés avec le bois qu’on a sous la main. Mais venons aux gestes de récupération eux-mêmes et aux mots qui les désignent. Souvent en archéologie, on a tendance à ne pas faire la distinction entre remploi, réutilisation, récupération... sans doute parce que diverses pratiques coexistent dans le même bâti. On reste dans du vocabulaire vague, alors qu’on distingue plutôt bien les procédés, c’est assez paradoxal. Que cela évoque-t-il pour les architectes d’aujourd’hui ?
4JMH De beaux exemples historiques : les chapiteaux romains de Constantinople remployés comme pieds de colonnes dans la grande citerne d’Istanbul... Personnellement, je différencie trois actes de récupération distincts : la réutilisation, qui consiste à se resservir de l’objet dans son usage premier ; le réemploi, d’un objet ou de parties d’objet, pour un autre usage ; le recyclage, qui réintroduit les matières de l’objet dans un nouveau cycle. Cette dernière pratique, liée au tri des déchets, est la plus répandue aujourd’hui, sous prétexte de bonne conduite avec la planète alors qu’elle est la plus coûteuse en énergie ! Elle me semble avoir un autre défaut majeur, celui de la perte de mémoire de l’objet premier.
5IL Le plus rare, archéologiquement parlant, est la réutilisation. Dans les constructions que j’ai étudiées, il me vient deux exemples : un chapiteau à Noisy-le-Grand, réutilisé comme tel lors de la réfection de la partie haute d’un bas-côté de l’église, son décor initial ayant été partiellement regravé ; et la charpente xviiie siècle de l’église d’Aulnay, refaite en débitant celle du xive siècle. Le remploi et le recyclage sont, par contre, systématiquement observables dans tout type de bâti, que l’on raisonne à partir des présences (gravats, blocs, bois… provenant manifestement d’une autre construction) ou des absences ; et là, le cas le plus fréquent est ce que nous appelons « tranchées de récupération », le négatif d’un mur qui a été démonté. Mais d’autres types d’absence sont intéressants. Au château d’Orville, par exemple, le volume de plâtre détruit ne correspond pas à ce qu’on peut imaginer du bâtiment tel qu’il était en élévation. Cette part de plâtre disparu a pu être réutilisée sous forme de plâtras (moellons) dans de nouvelles constructions, mais selon moi, a été pour une grande part recyclée par recuisson (déshydratation pour obtenir du sulfate de calcium semihydrate qui puisse refaire prise). Deux modes de production de plâtre coexistent au Moyen Âge : en sortie de carrière, avec le gypse natif, et sur les chantiers, à partir de gypse (qui peut provenir de récupération) ou de plâtras issus de démolitions ; c'est d'ailleurs ce type de four qui est le mieux documenté.
En étudiant les lots de plâtre de démolition, j’essaie de retrouver les morphologies du bâti afin d’avoir une idée de l’évolution de la forme du paysage construit. [Ivan Lafarge]
6JMH Pourquoi cet intérêt particulier pour le plâtre ? Y-a-t-il des procédés d’analyse permettant de dire si un plâtre est obtenu en première, deuxième, ixième cuisson ?
7IL Le plâtre est un matériau sans équivalent : il est facile à obtenir et à travailler ; il ne coûte pas cher ; il est léger et extrêmement plastique. Et il s’utilise du gros œuvre aux finitions, et ce, de l’Antiquité à la seconde guerre mondiale ! Il sert de moellons, sous sa forme initiale, le gypse, et sous forme de gravats. Il sert à monter et à enduire murs et sols, à moulurer, à faire adhérer d’autres éléments de décor… On en fait même des statues. Il est tout aussi séduisant comme matériau d’étude car il est très abondant et, l’usage premier des plâtras étant déterminable d’après leur forme, d’après les traces etc., il permet des restitutions fines. Identifier son stade de recyclage n’a pas été tenté, à ma connaissance. Cela me semble difficile : il n’y a pas de distinction chimique entre plâtre pris et gypse. Des erreurs, comme des sur-cuissons qui aboutissent à la transformation en anhydrite, seraient des indices. Il semble aussi que, d’après des éléments radioactifs, on arrive à établir soit des provenances géographiques extrêmement précises soit des ratios de dégradations par rapport au mode de recuisson. Mais il faudrait en constituer le référentiel. Quand j’ai recuit des plâtres archéologiques, j’ai ôté ceux qui étaient souillés. Je ne sais pas précisément comment était fait le tri au Moyen Âge, mais il est sûr que des plâtres salis étaient également réutilisés dans des drains, dans du béton… On utilise aussi le plâtre pour désacidifier les sols agricoles et les engrais. Et puis, le fait qu’il y ait certaines inclusions n’est pas forcément un inconvénient. On se rend compte, par exemple, que le plâtre de fond de four, mêlé à de la cendre et des particules de charbon, est exclusivement utilisé pour lier les murs : la cendre agit comme durcisseur, et l’aspect sale ne se voit pas. Après avoir complètement délaissé ce type de pratiques au milieu du xxe siècle, l’industrie plâtrière développe aujourd’hui des procédés pour traiter les plâtres adjuventés. J’imagine que recycler certains matériaux composites récents n’est pas si aisé. Que peut-on récupérer d’un immeuble construit dans les années 1970, par exemple ?
8JMH Tout ce qui a été construit peut être déconstruit et recyclé. Mais à quel coût énergétique, à quel coût humain, à quel coût environnemental ? Recycler l’acier, la laine de verre, cela représente une dépense énergétique et une pollution effrayantes. Quant à l’amiante, dont la nocivité est reconnue, c’est en Inde qu’on l’envoie… Les déchets de chantiers, surtout les déchets non triés, sont de plus en plus taxés. Mais cela n’empêche pas encore les entreprises de jeter, parfois de façon sauvage. Le jour où l’on prendra en compte les coûts globaux, la fameuse taxe carbone reportée sine die, cela bougera forcément. Mais je crois que c’est l’envie de construire un autre monde qui fait surtout changer les habitudes. Récupérer des anciens plâtres, les trier par rapport aux autres déchets, construire un four sur place et se fournir en bois, recuire ce plâtre pour obtenir à nouveau du plâtre : cela suppose que la main-d’œuvre ne coûte rien par rapport à la matière... Alors qu’au fur et à mesure où l’on avance dans l’industrialisation, un sac de plâtre coûte, en coût direct, moins que le même poids de plâtre recyclé. Mais ce non- recyclage n’a-t-il pas un coût énergétique et social énorme ?
Autrefois, la récupération faisait partie intégrante de l'économie quotidienne ; aujourd'hui, elle découle d'une posture idéologique. [Jean-Marc Huygen]
9IL Actuellement, je n’en sais rien. Pour les périodes anciennes, le combustible est souvent du bois réutilisé ; on trouve des clous dans le charbon. Un chantier du début du xxe siècle était encore une entreprise de remise en valeur. Mais je ne me pose pas la question de faire une hiérarchie entre ces pratiques ; l’objectif du bâtisseur médiéval et moderne est de faire des enduits proprement dressés et des maçonneries correctes, quels que soient les matériaux.
10JMH Oui, je suis sur cette même ligne. Pour moi, un bon réemploi ne doit pas se voir. Si je construis un mur à l’aide de chaises, on doit voir d’abord un mur « différent ». Et puis dans un deuxième temps, on comprend que c’est parce qu’il est fait de chaises. Il ne s’agit pas de faire de la morale mais d’être conscient de ce qu’on fait. Toute personne qui travaille sur la matière doit prévoir que l’objet va perdre l’usage pour lequel il a été construit. Cela devrait ouvrir sur des réalisations qui ne soient pas définitives mais flexibles, au niveau des matériaux, des formes, des fonctions. L’un des exemples pionniers, sont ces bouteilles Heineken dessinées dans les années 1970, lors de la crise pétrolière, afin d’être utilisées comme « briques » une fois vidées. Il existe aussi des bâtiments modulaires, permettant des assemblages divers et modifiables.
11IL Ce type de matériau modulaire, adaptable à des constructions de fonctions différentes, qui dure, se répare facilement et puis se réutilise, se remploie, se recycle… cela me fait penser à une invention vieille de plusieurs millénaires : la tuile !
12JMH Quelle invention, en effet ! Et elle repose bien sûr ce qui, j’espère, guidera l’architecture future : le projet de pouvoir systématiser, modifier les relations entre les choses sans les jeter.
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Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Marc Huygen, Ivan Lafarge et Catherine Chauveau, « De la récupération à la réversibilité en architecture [Débat] », Archéopages, 29 | 2010, 68-73.
Référence électronique
Jean-Marc Huygen, Ivan Lafarge et Catherine Chauveau, « De la récupération à la réversibilité en architecture [Débat] », Archéopages [En ligne], 29 | 2010, mis en ligne le 28 février 2025, consulté le 08 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/archeopages/24946 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13esn
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