Le dépôt de vaisselle et sa mise en scène

2On trouve là une dizaine de pièces différentes [ill. 2], rassemblées selon une disposition signifiante. Le choix même de l’emplacement est à mettre en rapport avec l’architecture du monument et de la tombe. La fouille a permis d’identifier un podium en craie, appuyé contre l’infrastructure de la chambre, et sur lequel s’est déroulée la cérémonie funéraire avant l’édification du tertre. L’orientation, la morphologie de ce podium comme la proximité, à ce moment-là, d’un monument antérieur, ont sans doute fortement conditionné la disposition de l’assemblée assistant à l’inhumation. L’emplacement du dépôt – et l’absence de mobilier dans la partie occidentale de la tombe (que l’on peut percevoir comme un angle mort de la cérémonie) – répondrait à la volonté de le montrer au plus grand nombre. Mais que montre-t-on ici ?

3L’examen de la composition du mobilier et l’identification de la boisson (cf. infra) conduisent à voir là un ensemble fonctionnellement cohérent. Dans le contexte de la tombe et de cette mise en scène, la disposition verticale des pièces et leur distribution paraissent fonction de leurs qualités ou de leurs raretés respectives. Ainsi les pièces les plus communes se trouvent sur le plancher de la tombe : la bouteille cannelée, de production locale ou régionale ; les deux bassins dont de nombreux exemplaires sont connus au nord des Alpes ; la ciste, de grande taille mais d’un type bien répandu et provenant sans doute de la région de Bologne. À un deuxième niveau, plus haut dans la mise en scène, se trouve le chaudron, pièce prestigieuse par sa taille et sa qualité technique. Il repose vraisemblablement sur un support en bois dont l’existence est avérée, en négatif, par les restes d’une natte en vannerie conservée contre le fond du récipient. Enfin, au plus haut niveau, disposés sur une planche ou un plateau placé en travers de l’ouverture du chaudron, sont placés les objets les plus « exotiques » et/ou précieux, comme l’oenochoé attique à figures noires, rehaussée d’ornements en or et en argent, puis les accessoires en argent [ill. 3]. Les pièces les plus précieuses et prestigieuses seraient disposées au plus haut pour être vues du plus grand nombre. On pourrait situer au même niveau le grand couteau de cérémonie dont la qualité technique signale sa grande importance symbolique. La mise en avant de l’oenochoé et du couteau paraît ici particulièrement liée à l’expression du pouvoir. Le « boire » et le « manger » seraient alors placés sur le même plan, comme deux facettes indissociables d’une même pratique (le banquet).

4Au-delà de ce premier niveau de lecture, on pourrait percevoir une seconde piste d’interprétation. Ainsi, cette mise en scène verticale usant d’un support en bois n’est pas sans rappeler les scènes de kylikeion peintes sur les parois des tombeaux étrusques du V^e siècle (« la table de présentation sur laquelle la vaisselle était exposée, en dehors de son contexte fonctionnel, sous le seul aspect de sa valeur représentative » : Guggisberg, 2015, p. 187). Les liens avec l’Étrurie, et plus largement l’Italie du nord, se retrouvent déjà de manière très concrète à travers plusieurs objets comme le chaudron, la ciste et peut-être tous les autres éléments de vaisselle en bronze (un trait commun à la majorité de ces tombes riches du V^e siècle). L’emploi de cette vaisselle et sa disposition possible à la manière d’un kylikeion constitueraient une dimension plus inhabituelle, venant compléter l’apparente graduation verticale des objets. On pourrait y voir une forme marquée d’acculturation ou, disons, de maîtrise ou d’appropriation des pratiques en usage au-delà des Alpes. Or il semble que la nature de la boisson alcoolisée présente dans le chaudron réponde à la même logique.

La question de la boisson et de sa « recette »

5L’assemblage fonctionnel du mobilier, par la présence des cruches à vin et de la passoire, semble adapté à la consommation du vin. La présence de cette boisson est confirmée par les analyses physico-chimiques qui ont permis de déterminer la nature d’importants dépôts de matière organique, observés à l’intérieur du chaudron (Garnier dans Dubuis, 2016, p. 523 ; Dubuis, Garnier, 2018). Les traces de la limite supérieure d’un liquide affleurant la lèvre du chaudron [ill. 4] laissent penser que le récipient avait été déposé plein dans la tombe. Différents matériaux biologiques ont été identifiés. Les analyses [ill. 5] ont validé la présence d’acides tartrique et malique dont les proportions relatives sont révélatrices du raisin, et d’acide syringique (indicateur de raisin noir car libéré de la malvidine, le tannin spécifique des cépages noirs et teinturiers, responsable de la teinte violet-noir de ces variétés) ; ces acides sont associés aux marqueurs de fermentation alcoolique : le chaudron a donc contenu du vin rouge. La matière la plus abondante est la poix de conifère. S’il ne paraît pas utile de poisser un vase métallique pour l’imperméabiliser, le métal n’étant pas poreux, la poix a pu être appliquée intégralement sur les parois internes pour une question de goût ; ainsi le contact direct du cuivre et de la boisson acide est évité, empêchant de corrompre le goût du vin. On retrouve également, au fond du récipient, un amas localisé jaunâtre identifié comme de la cire d’abeille. Plusieurs origines peuvent être proposées : de la cire elle-même déposée en bloc, hypothèse dont l’intérêt paraît limité ; du miel mal raffiné, chargé de fragments de cire, mais qui n’aurait pas donné un amas aussi localisé ; un bloc de rayon de ruche jeté dans le chaudron et servant à sucrer le breuvage. Dans ce dernier cas, le miel se dissout dans la boisson et la cire reste, insoluble, au fond du chaudron. Cette dernière hypothèse semble la plus plausible. De la graisse d’animal non ruminant et de l’huile végétale ont également été remarqués, en faibles proportions cependant ; ces matières peuvent intervenir dans la constitution du badigeon de poix afin de le stabiliser.

6La multiplicité des éléments découverts permet d’entrevoir la présence d’un mélange à base de vin, donc un vin aromatisé, une « recette » qui n’est pas sans évoquer les modes de consommation méditerranéens (voir Bouvier, 2001). L’analyse pollinique, amorcée en 2018 et toujours en cours en 2020, semble confirmer les observations établies sur la base des analyses organiques et la présence possible de miel. En effet, les observations palynologiques préliminaires réalisées sur un échantillon prélevé dans le chaudron mettent en évidence un cortège majoritaire de grains de pollens issus de plantes mellifères. Ainsi, la famille des Labiées apparaît nettement dominante et représentée par différents genres qui restent à identifier ; la famille des Rosacées est également détectée à un taux important à travers plusieurs genres et espèces dont notamment la reine-des-prés (Filipendula ulmaria) ; enfin, le tilleul (Tilia sp.) est aussi décelé, mais en moindres proportions. Toutefois, d’autres pollens en cours de détermination sont également présents en quantité non négligeable et l’hypothèse d’une aromatisation par ajout direct d’inflorescences ou d’autres parties de végétaux (feuilles, tiges) ne peut être écartée. L’analyse carpologique et l’étude des phytolithes permettront d’affiner cette théorie. Cette approche interdisciplinaire, archéobotanique/analyses chimiques, fait de Lavau un exemple de référence dans l’appréhension de la consommation de boisson alcoolisée, non seulement chez les Celtes anciens mais de manière plus générale en Europe.

Servir le vin

7Quel sens peut-on donner aux différents récipients, replacés dans le monde des vivants ? Peut-on restituer des gestes et les associer à des individus ? Si la majorité du mobilier découvert s’inscrit dans une chaîne logique allant du mélange à la consommation de la boisson, nous verrons que certains récipients posent question quant à leur utilisation.

8La première étape consiste à verser le vin dans le chaudron et à procéder au mélange en y ajoutant différents aromates, parmi lesquels se trouve vraisemblablement un pan de miel en rayon, qui va sucrer le mélange, mais aussi d’autres aromates révélés par l’analyse pollinique. Puisé directement au chaudron, le vin miellé peut être servi à l’aide d’une des trois cruches découvertes. À cette étape, l’évocation de l’assemblée nombreuse (que symbolise le chaudron et sa grande capacité volumique) disparaît et le service semble alors réservé à la seule personne du prince. Ainsi ne trouve-t-on pour consommer le vin qu’un seul récipient à boire (le gobelet dont il ne reste que le pied) et une passoire. L’usage d’un récipient à boire composite bois/métal est inhabituel. La forme haute induite par le pied exclut qu'il s’agisse d’une coupe et permet, au mieux, d’envisager une forme de canthare, et sinon, oblige à imaginer un récipient spécifique différant des traditionnelles formes méditerranéennes. De petite taille, la passoire semble plutôt adaptée à l’ouverture réduite d’un petit récipient et devait pouvoir être posée directement sur celui-ci au moment où le vin était versé. L’usage de cet accessoire prend tout son sens pour filtrer les aromates végétaux ajoutés à la boisson. Le dernier élément, la cuillère perforée, intervient peut-être pour nettoyer cet instrument ou récolter les éléments surnageant dans le gobelet. Ces trois accessoires s’accordent par leur matériau (argent et argent doré), leur petite taille et leur extrême raffinement, dont tout concourt à en faire les instruments personnels du prince. Du filtrage de la boisson pour les autres convives, rien ne transparaît. En matière de fonctionnalité, si la notion de partage du vin est bien mise en avant à travers le chaudron, sa consommation reste dans cet assemblage fonctionnel le privilège du prince, comme un juste retour de sa prodigalité. Ce sont d’ailleurs ces mêmes accessoires précieux qui sont disposés au plus haut dans l’agencement du dépôt. On s’aperçoit finalement que l’ensemble le plus fonctionnel se réduit aux pièces les plus prestigieuses, qui se suffisent en soi (chaudron, oenochoé grecque et accessoires en argent).

9Les autres pièces de vaisselle, comme la bouteille cannelée et la petite oenochoé de bronze (vases à verser surnuméraires), participent peut-être uniquement de l’effet de prestige conféré par le nombre d’objets déposés. Elles contrastent nettement avec le groupe principal et, puisqu’elles sont issues de productions standardisées, elles reflètent un autre aspect des schémas conduisant à la thésaurisation des objets découverts dans les tombes. Ainsi se côtoient tout aussi bien : des produits de consommation courante (liés à des échanges commerciaux), relativement coûteux mais accessibles à une large fraction de l’élite (voir Verger, 2009) ; des biens relevant de relations diplomatiques ou politiques (la question des cadeaux diplomatiques telle qu’on peut l’envisager pour les grands récipients, comme le cratère de Vix ou, dans le cas présent, le chaudron) ; enfin, des biens de prestige produits sur commande pour la haute aristocratie celtique (les décors métalliques de l’oenochoé grecque de Lavau en sont un bon exemple).

10Parmi ce groupe d’objets peut être évoqué en particulier le cas de la ciste à cordons, second grand récipient présent dans le dépôt, qui ouvre différentes hypothèses d’interprétation. Bien qu’étant constitué du même métal, ce récipient placé sous le chaudron ne conserve pas beaucoup de traces de restes organiques à l’intérieur. Des traces de poix ont été détectées dans la ciste, mais au contraire du chaudron, ce récipient n’a pas contenu de vin. On peut dès lors envisager que la ciste ait pu contenir un autre ingrédient du mélange à base de vin : de l’eau. L’ajout de ce liquide, dont on sait qu’il intervient souvent en Méditerranée, prendrait sens dans le cas présent où l’aromatisation du vin paraît évidente (même si l’aromatisation du vin n’oblige pas nécessairement à le couper avec de l’eau).

11Une autre hypothèse consisterait à voir le récipient circulant entre les convives, mais cela nécessiterait l’emploi d’au moins un servant pour le tenir (et plutôt deux si l’on considère le poids du récipient une fois rempli) et d’un autre pour le service. La forme même de la ciste (elle est dotée d’anses latérales fixes et non d’anses mobiles) comme l’absence de louche dans le dépôt laissent dubitatif quant à cette hypothèse. D’ailleurs les scènes représentées dans l’art des Situles montrent plutôt la distribution par un servant tenant lui-même un récipient doté d’anses mobiles.

12Il reste enfin l’hypothèse d’un récipient sans utilité pratique dans le processus de consommation du vin évoqué ici ; ainsi, nous avons vu qu’en matière de kylikeion, il n’est pas nécessaire de présenter un service fonctionnel. La présence de ce récipient pourrait donc simplement se résumer, encore une fois, à une question de prestige : intégré au dépôt, il participe à la mise en scène par sa qualité et sa taille supérieure à la moyenne.

Le rôle du vin dans l’exercice du pouvoir

13En définitive, la disposition du dépôt de vaisselle semble se résumer à une question de mise en scène. La disposition des pièces et la présence en quantité d’une boisson coûteuse apparaissent, bien plus qu’une offrande offerte au prince pour l’au-delà, un rappel immédiat de sa fonction centrale et du rôle que joue le banquet dans l’exercice du pouvoir. Cet assemblage prestigieux serait tout à la fois le symbole des échanges à longue distance qui ont participé de l’émergence de cette caste princière, et des valeurs portées par cette fonction, où l’aspect militaire est mis au second plan par rapport à la notion de partage (Dubuis, 2018). Ainsi, le traditionnel poignard des élites hallstattiennes est ici remplacé par un couteau de cérémonie. Porté dans son fourreau, accroché à la ceinture, il peut passer pour une évocation directe de ce symbole vieillissant au moment où le prince meurt (c’est-à-dire à un moment où le monde princier vacille et où se met en place la société du second âge du Fer). Soustrait du costume mortuaire, placé au-dessus des bassins en bronze, il vient symboliser par l’évocation du sacrifice et du partage de la viande un second pan des devoirs appartenant à cette élite princière. Quant au lien qui unit la distribution du vin, ou plus généralement de la boisson alcoolisée, avec la fonction princière, il est également subtilement démontré, sur l’oenochoé attique. On retrouve ainsi, au niveau de l’anse, un décor ajouré en argent du premier style celtique. À la base de l’anse, le motif identifié est un masque à couronne en « feuille de gui », décomposé en gousses rehaussées par la présence d’une tôle d’or placée sous la tôle d’argent. La statue du Glauberg (notamment) et la sépulture associée ont démontré le lien étroit entre cette image symbolique et l’aristocratie (Baitinger et al., 2002). Or, ce motif est placé à l’envers [ill. 6] : c’est en renversant l’oenochoé, donc en versant le vin jusqu’à la lie, qu’on le révèle. Le geste de distribuer le vin est ici directement associé à l’exercice du pouvoir.

14Cette observation ne rend que plus intéressante encore la nature de la boisson identifiée. La consommation d’un mélange à base de vin rouge, miellé et aromatisé, et l’utilisation (nécessaire dès lors) d’accessoires filtres (la passoire et la cuillère perforée) constituent deux traits caractéristiques d’une pratique culturelle que l’on pourrait qualifier de « méditerranéisée ». Par sa position sociale, le prince préside aux banquets lors desquels on distribue ce mélange à base de vin rouge miellé. Par le nombre des pièces de vaisselle de bronze, supposées étrusques ou nord italiques, et parl’évocation possible d’un kylikeion, on peut supposer que le vin a pu provenir des mêmes contrées. Un lien supplémentaire avec l’espace italique peut être identifié sur l’oenochoé, qui conjugue dans ses décors métalliques rapportés deux ambiances différentes, l’une celtique (les décors en argent), l’autre méditerranéenne (décors de filigranes en or). Or, ces deux décors étant synchrones, il faut en déduire la participation possible d’un artisan exogène au milieu artisanal local, qui fournit au prince les pièces de prestige nécessaires à l’expression de son rang social.

15À bien des égards, la question de la boisson (et donc du vin) est, à Lavau, indissociable des liens qui unissent l’élite celtique locale au monde méditerranéen. Mais le mobilier et la boisson découverts reflètent-ils une parfaire connaissance de ces pratiques, un simple mimétisme ou au contraire une forme d’adaptation ? La présence même d’un récipient de taille démesurée (le chaudron) est un argument en faveur de cette dernière hypothèse. Il s’agit d’un trait propre à ces élites celtiques, lié à l’expression du pouvoir et à la notion de prestige que confèrent les pièces de vaisselle importées. Le vin apparaît dès lors comme le catalyseur de l’unité de la communauté et le banquet, le prisme à travers lequel s’expriment les positions sociales. Par la capacité volumique du chaudron, on pense qu’il s’agit là d’un rassemblement nombreux (plusieurs dizaines, plusieurs centaines de convives ?). On ne s’étendra pas ici sur la nature même de ces banquets, qu’on imagine pouvoir être en rapport avec la politique et l’organisation du territoire, ou encore avec une dimension cultuelle (fête religieuse, cérémonie funéraire), etc.

Conclusion

16Les réflexions amorcées ici esquissent l’image d’un dépôt funéraire empreint de mixité culturelle. Placée au premier plan dans la mise en scène de la sépulture, la notion du banquet vient rappeler le rôle et la fonction du prince, qui dans la démonstration qui est faite de son pouvoir privilégie plutôt l’expression de sa capacité à distribuer la boisson (en l’occurrence, le vin) et la viande que son pouvoir militaire. Associées à une mise en scène proche de celle d’un kylikeion étrusque, les pièces de vaisselle et la boisson à base de vin rouge forment une image puissante, dans laquelle l’accent est mis sur celui qui contrôle la distribution du vin, plus que sur le partage lui-même. Ainsi, le partage du vin dans le cercle restreint des pairs aristocrates est ici bien peu lisible (si l’on compare cet ensemble à celui de Hochdorf et ses neuf cornes à boire, par exemple). En symbolique, la distribution à la communauté est, elle, bien présente, à travers la capacité volumique du chaudron. Les représentations d’Achéloos qui ornent ce récipient sont d’ailleurs l’évocation transparente du mythe de la corne d’abondance, source intarissable de nourriture et de vin. Loin d’être anodin, le choix de cette figuration divine exogène, principal dieu-fleuve grec, prend tout son sens dans le contexte local, celui d’un pouvoir princier siégeant sur le fleuve Seine, ce même fleuve par lequel arrive le vin méditerranéen et voie obligée du commerce à l’origine de l’émergence de la caste princière.

17À bien des égards, la tombe de Lavau se présente comme un discours subtil dont les clefs de lecture se révèlent déjà, au gré des premiers travaux de nettoyage et d’analyse de son mobilier : le vin en constitue l’un des principaux ingrédients.