1« Que li ville et communautés en puist estre et soit souffissaument servis ». C’est en ces mots qu’en 1250, les échevins de la ville de Douai s’expriment au sujet de la boisson fermentée la plus consommée dans la Flandre médiévale : la bière (Arch. mun. Douai, AA 95, fol. 128, copie du XVe siècle). De sa production, les fouilles archéologiques ne montrent bien souvent que les vestiges des fours, ces structures de chauffe accueillant les cuves pour la préparation des brassins [ill. 1]. Si les dimensions des fours permettent d’évaluer la contenance des cuves, les découvertes demeurent trop rares pour estimer les volumes de production pour la période médiévale. Les sources écrites sont donc nécessaires pour saisir l’ampleur de l’offre et de la demande urbaine. Elles montrent comment s’inscrit l’activité brassicole dans le tissu urbain, mais aussi les liens parfois étroits entre les lieux de production et ceux de consommation.
1. Deux brasseurs de Kampen aux Pays-Bas illustrés dans le Decretum dominorum cum picturis alias Digestum Vetus (Stadsarchief Kampen, Oud-Archief, no inv. 8, fol. 45v) réalisé entre 1454 et 1473.
À gauche, une cuve de maltage probablement en bois. À droite, une cuve de brassage faite de bandes de cuivre rivetées.
Stadsarchief Kampen, Oud-Archief
2Les fours de brasseur clairement identifiés par l’archéologie se présentent sous la forme de structures rubéfiées, construites la plupart du temps en briques, du moins dans le nord de la France, et affichant généralement un plan en trou de serrure. La partie circulaire se poursuit en effet par un alandier permettant l’alimentation du foyer en combustible. De telles structures peuvent cependant constituer les vestiges de nombreuses autres activités urbaines. Ces « fourniels », ainsi nommés dans les textes, destinés à recevoir des cuves en métal, sont également utilisés dans les étuves, mais aussi par les teinturiers, les foulons ou encore par les boulangers pour chauffer l’eau du pain et les cordonniers pour assouplir les cuirs. Leur forme générale est également commune à certains fours métallurgiques. Ces possibles confusions laissent nombre de structures sans interprétation en l’absence d’autres éléments.
3La présence de céréales permet parfois de reconnaître une activité brassicole. Certains assemblages suffisent pour reconnaître l’activité en dépit de l’absence de structures conservées. Les analyses carpologiques et palynologiques livrent de précieuses données sur les matières premières utilisées, notamment à Bergen en Norvège entre les XIIIe et XVe siècles (Krzywinski, Soltvedt, 1988). À l’état de traces, ces céréales accréditent la présence d’une activité autour de la bière, comme à Douai où les vestiges de trois fours successifs datés du XIIe ou du XIIIe siècle sont associés à des grains d’orge ou d’avoine (Demolon, Louis, 1982). La source archéologique est alors quelque peu postérieure à la mention d’un tel établissement dans ce secteur, dans un diplôme du comte de Flandre en 1076 (Vercauteren, 1938, p. 6 11).
4Parfois, les sources écrites seules confirment l’hypothèse de fours de brasseurs, comme à Valenciennes, à la rue Derrière-la-Tour, où une structure a été reconnue [ill. 2]. Ces mêmes sources permettent parfois de proposer une datation. Dans la cité hennuyère encore, rue Bauchond, la découverte d’un four en briques associé à cinq embases de cuves en chêne a pu être mise en relation avec les mentions d’une brasserie à l’enseigne de la Tête Noire, en activité dès le XVIe siècle au moins (Tixador, Maliet, 1999). Dans d’autres cas, c’est la conjonction de sources et l’association de plusieurs aménagements qui permettent d’identifier la fonction des lieux. À Saint-Omer, dans une brasserie en activité du XIIIe au XVIIe/XVIIIe siècle, plusieurs fours se succèdent aux côtés d’un germoir et d’une construction destinée à recevoir une cuve en bois nécessaire pour la fabrication de la bière [cf. encadré] (Barbé et al., 1998, p. 21-25).
2. Probable four de brasseur construit au plus tôt au XIVe siècle, découvert sur le site de l’Hôtel-Dieu à Valenciennes (fouilles du Service archéologique municipal).
Les sources écrites mentionnent dans ce secteur une brasserie du nom de la cambe de le Thour.
D. Delassus, Service archéologique municipal de Valenciennes
5On connaît différents types de four, selon les matériaux et les techniques de construction utilisés. À Douai, sur le site de la Petite Place, le four supportant la cuve est construit au moyen de terre mêlée à un clayonnage de bois tandis que, pour la plupart des autres sites, les fondations sont maçonnées en briques. Certaines découvertes anglaises se distinguent nettement de celles du continent, avec des fours construits en pierre (Coppack, 1993, p. 96 ; Brown, 2008, p. 189-191). En plan, malgré quelques fours circulaires ou en fer à cheval, les fours en trou de serrure semblent les plus fréquents, avec quelques variantes : l’alandier peut être fermé ou le four muni d’une aire de chauffe rectangulaire, parfois en escalier (Van de Venne, 2007, p. 185-213).
6Les fours possèdent un diamètre interne compris entre 1 et 3 m [ill. 3]. Pour la plupart de ces structures, seul le fond est conservé : on ne connaît ni leur forme (cylindrique, tronconique ou évasée), ni leur hauteur. Les volumes de cuves demeurent donc approximatifs. Pourtant, les données recueillies dans le nord de la France peuvent être confrontées à d’autres, issues de l’archéologie et des sources écrites, pour approcher les volumes de production.
3. Plans de quelques fours datés du XIIe siècle au début du XVIe siècle, avec l’estimation de leur diamètre interne.
D’après Demolon, Louis, 1982, p. 193 (n° 1 et 2) ; Jacobs, 2010, p. 19-22 (n° 3) ; Service archéologique municipal de Valenciennes (n° 4) ; Barbé et al., 1998, p. 23 (n° 5 et 6) ; Van de Venne, 2007, p. 187, 190, 206-207 et 267 (nos 7 à 11).
L. Saussus, CRAN UCLouvain
Fabriquer la bière au Moyen Âge
Les derniers siècles du Moyen Âge connaissent certaines évolutions majeures par rapport aux périodes précédentes : les progrès agricoles et l’expansion des moulins à eau à roue verticale participent de l’importance des productions urbaines tandis que l’utilisation du houblon supplante celle du gruit, un mélange de plantes, pour une meilleure conservation du breuvage. L’usage du houblon se diffuse depuis les villes du nord de l’Allemagne et de la Baltique vers la Hollande et le Brabant au XIVe siècle (Aerts, 1996, p. 142-144).
Les étapes de fabrication de la bière peuvent être rapprochées, sans grandes différences, de ce qui est observé à la période moderne. La boisson alcoolisée est obtenue par la transformation des sucres issus de céréales germées puis séchées, au moyen de trois principales opérations : le maltage, le brassage et la fermentation. Après la récolte et le stockage des céréales dans des greniers, celles-ci sont mises à tremper dans des cuves d’eau, généralement en bois, afin de déclencher la germination. Les céréales germées sont entreposées dans un endroit de préférence sec et bien aéré avant le touraillage qui permet de sécher les grains par la ventilation d’air chaud. Le malt obtenu est ensuite moulu à l’aide de meules, parfois imposantes et pouvant être actionnées par un moulin, comme le moulin au brai à Douai, exclusivement réservé à cet usage. Après cela, le brassage consiste à mélanger le malt à de l’eau chaude afin de déclencher les réactions nécessaires à la transformation de l’amidon en sucres. Le produit obtenu est filtré et la cuisson du moût se poursuit dans des cuves en métal avec l’ajout de diverses épices et aromates, principalement du houblon. Le « brassin » désigne à la fois la cuve et son contenu. Le résultat est ensuite mis à refroidir avant l’ajout de levures favorables à la fermentation. Pour son stockage et sa distribution, la boisson est ensuite conditionnée en tonneaux dans lesquels la fermentation peut se prolonger.
7Le volume des cuves peut varier de quelques dizaines à quelques milliers de litres pour les plus imposantes, comme pour les plus grands fours découverts à Saint-Omer ou à Amersfoort notamment [ill. 4]. Les plus volumineux permettent de brasser d’importantes quantités de bière, mais c’est aussi la multiplication des fours et des brasseries qui conduit à une production de masse. À Douai, au moins 22 brasseries sont connues par l’archéologie ou les textes entre le XIIIe et le XVe siècle, auxquelles quinze nouveaux établissements s’ajoutent au XVIe siècle. À Valenciennes, on compte au minimum 30 « cambiers » et « brasseurs » parmi les nouveaux bourgeois entre 1461 et 1501. Potentiellement, on y trouve un nombre de brasseries équivalent à ce qui est observé à Dordrecht, à Amsterdam ou à Leiden, cette dernière ville comptant 23 brasseries en 1477 pour 20 à 22 brasseurs en 1500 (Unger, 2001, p. 84-85). On est toutefois très loin des chiffres de certaines villes des Pays-Bas : 172 établissements à Gouda en 1480, 115 à Haarlem en 1495, 200 à Delft au XVe siècle ! À Gouda, cette année-là, la ville aurait une production annuelle approchant 445 000 hectolitres dont une bonne part vouée à l’exportation (Unger, 2001, p. 81).
4. Estimations du volume des brassins à partir des diamètres internes des fours.
Ces estimations considèrent un volume produit équivalant au 2/3 de la cuve, car il faut compter environ 30 % de perte de liquides à la suite de l’évaporation. La hauteur des cuves est calculée selon le diamètre des fours, selon un rapport non proportionnel. Ces hypothèses considèrent que les fours sont enterrés. Il ne faut pas exclure la possibilité d’un plancher surélevé autour du four pour faciliter l’accès à la cuve. Les volumes sont estimés par des intégrales de Riemann.
L. Saussus, CRAN UCLouvain
8On trouve d’ailleurs à Douai, comme dans d’autres villes, des bières importées : l’« hambours », bière houblonnée originaire d’Allemagne ou encore la « chiervoise englesse » (anglaise), même si ces dénominations peuvent finir aussi par désigner des types de bières et non plus des provenances. Pour avantager les bières locales face aux importations, les autorités urbaines abaissent judicieusement les prix des brassins produits en ville, comme à Tournai en 1451 (La Grange, 1893, p. 149-151). Autre exemple, à Saint-Trond, les bières étrangères sont parfois contingentées, voire interdites (Yante, 2001, p. 662). Ces importations sont l’occasion de renouveler les goûts disponibles sur le marché, d’introduire de nouvelles habitudes, mais aussi, par imitation ou via l’installation de brasseurs étrangers, de développer des gammes de boissons produites localement. En Normandie par exemple, dès le début du XVe siècle, la production de « bière », supérieure en qualité à la « cervoise », aurait été introduite par des Hollandais via le port de Dieppe avant de faire partie des productions locales (Lardin, 2008).
- 1 La quatrième part allant au comte de Flandre Philippe II de Bourgogne.
9Le commerce de la bière est une source de revenus pour la ville. D’après les comptes douaisiens de 1390-1391, celle-ci perçoit les trois quarts des assises (l’impôt indirect frappant le commerce des vins), des céréales, des « brais » (soit le malt) et des « boires bouilis »1. Ces deux produits représentent ensemble près de 20 % de la taxe cette année-là, la majorité concernant le vin, tandis que les assises comptent pour près de la moitié des recettes de la ville (Arch. mun. Douai, CC 201, p. 5-6). En outre, cette dernière impose des amendes condamnant les nombreuses fraudes, notamment pour freiner les tentatives de monopoles. Il s’agit aussi de protéger les consommateurs : certains brasseurs n’hésitent pas à brasser des céréales crues, à Douai (Arch. mun. Douai, FF 386, fol. 99v), ou à ajouter de l’eau à leurs brassins pour tenter de faire meilleur profit à Tournai (Vandenbroek, 1861, p. 252).
10Souvent, les brasseries sont localisées à proximité d’un cours d’eau. À Amersfoort, aux Pays-Bas, la plupart des brasseries du XVe siècle sont situées le long des canaux (Alberts, 2015, p. 303). L’hypothèse selon laquelle les brasseurs comme les poissonniers, ayant besoin d’eau relativement propre, se trouvent en amont des cours d’eau contrairement aux teinturiers ou aux tanneurs, dont les activités polluantes seraient laissées en aval, n’est confortée ni à Tournai ni à Saint-Omer (Thomas, 1995, p. 148-150 ; Barbé et al., 1998, p. 43). De même, à Douai, les 22 brasseries localisées avant le XVIe siècle se trouvent plutôt réparties en ville, même si l’on observe çà et là quelques regroupements. L’eau n’est jamais loin, surtout si l’on considère l’apport en eau des puits qui peuvent être essentiels pour certains brasseurs [ill. 5] (Sowina, Valdivieso, 2008, p. 135 par exemple). La topographie change néanmoins au XVIe siècle : la plupart des nouveaux établissements se situent désormais rue des Foulons, le long d’une dérivation de la Scarpe, non pas en amont, mais en aval.
5. Localisation des brasseries et des tavernes à Douai entre le XIIe et le XVIe siècle.
La localisation des tavernes est réalisée d’après Fouret, 1987, p. 14-16.
L. Saussus, CRAN UCLouvain
11Au XVIe siècle toujours, les principaux lieux de consommation, les tavernes, dont 42 peuvent être situées, sur une centaine, sont localisées là où le passage est régulier, sur les principales voies ou aux portes de la ville (Fouret, 1987, p. 14-16). Si la topographie de la production est différente de celle de la consommation, il y a pourtant des cas où les deux coïncident, certaines brasseries faisant aussi fonction de débit de boissons, comme à la Maison du Dragon dans le centre de Douai [ill. 5].
- 2 Par exemple à l’occasion de la fonte d’une cloche à Valenciennes en 1358 où l’on sert 45 lots de ce (...)
12Les bières ne coulent pas seulement dans les tavernes, mais aussi dans les cabarets et autres hôtelleries, notamment d’étuves. Consommée et même brassée parfois dans les communautés hospitalières de la ville, elle est distribuée sur les marchés ou encore sur les chantiers urbains pour améliorer les conditions de travail des ouvriers2. Qu’importe le lieu où elle est bue, sa consommation excessive provoque violences, délits et crimes : près de la moitié des agressions recensées dans les sources judiciaires seraient perpétrées dans un débit de boissons (Fouret, 1987, p. 14). L’excès échauffe les esprits et mène jusqu’à l’esclandre, l’affrontement voire le meurtre, comme en 1387 à la taverne du Heaume à Douai. Deux buveurs de cervoise en viennent aux mains (Arch. mun. Douai, FF 385, fol. 1-3). L’un brandit une « pinte de pierre de chervoise », sans doute en terre cuite, un grès peut-être [ill. 6], pour le fracasser sur la tête de son camarade qui le tue en légitime défense d’un coup de couteau à pain.
6. Série de cruchons en grès pouvant être utilisés pour la consommation de la bière, datés du XIVe siècle et provenant du puits du château de Logne (Ferrières, province de Liège, Belgique).
La hauteur de ces pichets varie entre 18 et 22 cm.
L. Baty © SPW/AWaP.
13Avant de provoquer la querelle, la bière nourrit et sa consommation est de salubrité publique : il s’agit d’éviter de boire de l’eau potentiellement néfaste. Les sources écrites comme archéologiques renseignent sur les lieux multiples de sa production et sur les occasions multipliées de la consommer. Les textes comme les examens archéobotaniques peuvent également nous informer sur les provenances diverses de céréales ou de produits finis, notamment depuis des lieux où la boisson jouit d’une grande réputation.
