L’alcool au front et dans les cantonnements

2Il n’est donc pas surprenant que les vestiges liés à la Grande Guerre découverts à l’occasion d’opérations de fouille sur les zones de front ou leurs arrières livrent en assez grandes quantités les témoins en verre de cette consommation « supposée abondante » de boissons alcoolisées. Il n’en faut pas moins garder à l’esprit que les observations faites à l’occasion de ces quelques opérations de fouille ne sont que d’infimes tests sur des secteurs très restreints d’un front qui court sur 700 km de longueur et ne peuvent fournir que des informations tronquées qui ne se vérifient peut-être pas quelques centaines de mètres plus loin. Une extrême prudence reste donc de mise et les quelques résultats exposés ci-après n’ont qu’une valeur d’exemple, d’autant plus que les fouilles et les études de mobilier relatives à des sites de la Grande Guerre sont encore peu nombreuses.

3Pour les zones de première ligne, les perturbations générées par les combats, les modifications incessantes que connaissent les tranchées et leur démantèlement à la fin des combats paraissent rendre illusoire toute approche réellement objective des assemblages de mobilier éventuellement collectés. En revanche, les corps de combattants disparus « corps et biens » sur le champ de bataille, souvent avec la totalité de leur impédimenta, peuvent livrer quelques informations exploitables quant à l’usage très personnel qu’ils pouvaient avoir de boissons fortement alcoolisées. Ainsi, il n’est pas rare de trouver sur ou à proximité immédiate des corps de petites flasques d’alcool [ill. 2 et 3].

4Pour les zones d’arrière-front occupées notamment par des camps de repos, le caractère moins « chahuté » de ces occupations laisse entrevoir de meilleures opportunités pour aborder les questions de consommation d’alcool durant le conflit. Mais là encore, des observations faites sur quelques structures seulement peuvent conduire à des interprétations biaisées par le caractère extrêmement ponctuel de l’échantillonnage. Seule une approche spatialement plus large paraît permettre une approche plus objective des pratiques des soldats, notamment dans le domaine de la consommation de boissons alcoolisées.

6A priori, les nombreux récipients en verre récupérés en fouille sont donc plutôt le reflet d’accidents de transport ou d’usage des récipients fournis par l’autorité militaire, ainsi que d’une consommation de liquides d’origine plus personnelle (achats en foyer, envois de la famille, retours de permissions). Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue qu’un contenant, même s’il porte des indications sur son contenu initial (marque publicitaire ou forme spécifique) n’indique pas les usages qui ont pu en être fait après consommation et récupération. À ce titre, l’armée impériale, confrontée très rapidement à des problèmes d’approvisionnement en matières premières en raison d’un blocus draconien, avait mis en place un système très abouti de récupération, notamment pour les matériaux métalliques, mais aussi les tissus, cuirs et bouteilles. Un plan d’organisation du secteur Argonne, daté de 1918, montre d’ailleurs l’existence d’une usine de ré-embouteillage à quelques kilomètres au nord du camp, près de la petite ville de Grandpré (Ardennes).

Les alcools forts

7Les dépotoirs du Borrieswalde ont livré nombre de flasques plates, rondes ou rectangulaires, portant de temps à autre un décor souvent à caractère patriotique [ill. 4] et qui sont le reflet d’un usage courant de ce type de récipients. Avec ces petites bouteilles, dont seule la forme peut donner une idée du liquide qu’elles contenaient, on trouve aussi nombre de « mignonettes » à décor publicitaire qui permettent de mieux connaître leur usage initial [ill. 5]. Les plus courantes portent la marque du grand distilleur Hartwig Kantorowicz (Posen, succursales à Berlin et Hambourg) qui arbore une étoile à six branches avec un poisson en motif central. D’autres concernent des marques moins répandues (Ruppert’s Stonsdorfer Kräuter-Bitter von G. & W. Ruppert Stonsdorf und Erichdorf im Riesengebirge, Carl Manpe, Berlin, à décor à l’éléphant, ou Marhe Waldschratt et son gnome des bois ou satyre armé d’un gourdin).

8Les bouteilles de plus grande contenance livrent aussi leur lot d’alcools forts : par ordre d’importance, J.J.W. Peters Trade Mark, avec son décor au chien de chasse avec un oiseau dans la gueule (firme de Hamburg) ; Ruppert’s Stonsdorfer Kräuter-Bitter von G. & W. Ruppert Stonsdorf und Erichdorf im Riesengebirge et surtout J.A. Gilka à Berlin, Schützen Str. n° 9, producteur d’alcool à base de Carvi (cumin des près).

9Outre les bouteilles en verre, de très nombreux fragments de bouteilles en grès ont aussi été retrouvés ; les exemplaires complets sont relativement rares. La grande majorité de ces récipients ne présentent pas de marquage permettant de préciser leur usage initial, alcool fort ou eau minérale. Les rares indications publicitaires portent le sceau de producteurs de Steinhäger (alcool de genièvre distillé à Steinhagen en Westphalie), Steinhäger Brennerei von Friedr. Schwarze Steinhagen I.W. et H.W., Schlichte Aelteste-Brennerei Steinhagen I/W [ill. 6].

10Les dépotoirs du Borrieswalde présentent donc pour les spiritueux une image assez proche de ce que semblent être les habitudes des consommateurs allemands de l’avant-guerre et de la diversité géographique des approvisionnements au sein de l’Empire. Une comparaison instructive peut être proposée avec les troupes du Commonwealth [voir Desfossés et Jacques, ce numéro].

Le vin et la bière

11Bien évidemment, les assemblages de récipients dédiés aux spiritueux sont complétés par de très nombreuses bouteilles destinées à contenir des boissons moins fortes, vin et bière, mais aussi eau, puisque l’eau des puits et des sources est supposée impropre à la consommation humaine en zone de front. Formes et contenances sont extrêmement variées (100, 75, 50 et 33 cl), mais permettent souvent une identification de l’usage initial.

12Si quelques exemplaires de bouteilles de champagne ou de vin français ont été découverts, la majorité des bouteilles de vin appartiennent à la « trilogie des vins du Rhin » [ill. 7]. Une telle origine est d’ailleurs bien naturelle, l’essentiel des troupes ayant stationné dans le camp étant originaires du Wurtemberg. En revanche, les arrières du front allemand près d’Arras, où les soldats étaient plutôt originaires d’autres États, ne livrent que très peu d’exemplaires de ce type de bouteilles. Leur relative abondance en Argonne laisse supposer que ces bouteilles étaient majoritairement fournies par l’autorité militaire ou disponibles à l’achat dans les foyers de soldats.

13Les bouteilles de bière présentent une diversité plus marquée dans leur forme, mais les quelques exemplaires ayant livré des bouchons mécaniques à bascule ou porteurs de marque publicitaire montrent un approvisionnement relativement proche [ill. 8].

Conclusion

14Cette proximité des approvisionnements se matérialise de manière plus étonnante par la découverte, dans la cave du mess des officiers du camp, d’une série de bouchons mécaniques à bascule frappés au chiffre du 2e bataillon du 120e régiment de Landwher [ill. 9], dernière unité à avoir stationné sur le Borrieswalde avant sa conquête par des troupes américaines au début du mois d’octobre 1918. Si cette découverte indique que le second bataillon était l’unité au repos à cette période particulière de la vie du camp, elle livre surtout une information inédite sur certains usages des unités allemandes. Ce marquage (une consigne en quelque sorte), spécifique aux officiers de l’unité stationnée dans le camp, permettait de retrouver et d’identifier sans problème leurs bouteilles qui, on l’a dit, étaient réutilisées. Des observations analogues ont pu être faites en Artois, où des bouteilles à bille frappées spécialement aux armes de divisions britanniques ont été retrouvées, permettant comme en Argonne de mieux suivre et identifier des récipients destinés à une réutilisation régulière.