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Le marbre de Carrare dans les œuvres romanes du Roussillon pendant le xie siècle (linteau de Saint-Genis-des-Fontaines, linteau et table d’autel de Saint-André-de-Sorède). Analyses texturales et isotopiques

Carrara marble in the 11th century Romanesque works of Roussillion (lintel of Saint-Genis-des-Fontaines, lintel and altar table of Saint-André-de-Sorède, Eastern Pyrénées). Textural and isotopic analysis
Pierre Giresse, Philippe Bromblet et Caroline de Barrau
p. 71-79

Résumés

Le linteau en marbre blanc de l’église abbatiale de Saint-Genis-des-Fontaines, dans le sud du Roussillon, est reconnu comme la plus ancienne sculpture romane datée de l’Occident (1020-1021). Il présente de fortes analogies stylistiques avec le linteau et la table d’autel de l’église voisine de Saint-André-de-Soréde. Ce sont ces trois pièces sculptées qui ont ici fait l’objet d’études pétrographiques et isotopiques afin d’identifier la provenance des marbres dont elles sont composés. Contrairement aux premières idées, il ne s’agit pas de marbres pyrénéens, Saint-Béat ou plus localement Céret, mais de marbres de Carrare. Cette conclusion s’appuie à la fois sur les caractères texturaux des cristaux calcitiques et sur les rapports isotopiques δ18O et δ13C. Ces derniers coïncident avec le champ pourtant assez restreint des marbres de Carrare tel qu’il a été défini dans les graphiques de caractérisation des marbres antiques. De plus, le caractère très groupé des points obtenus laisse présumer d’une même origine pour tous ces marbres roussillonnais. Ces résultats s’insèrent dans un schéma d’ateliers narbonnais qui œuvraient sur des matériaux importés de Rome ou encore sur des réemplois de monuments antiques de la cité.

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Notes de la rédaction

rec. oct. 2019 ; acc. june 2020

Texte intégral

Ces travaux ont été conduits dans le cadre du développement du Programme PCR 66 – PETRVS (Direction des Affaires Culturelles d’Occitanie : Identification et localisation des roches et des carrières utilisées dans la construction en Roussillon).

Nous remercions Messieurs les maires de Saint-Genis-des-Fontaines et de Saint-André-de-Sorède qui ont autorisé les micro prélèvements nécessaires et Benoit Lafay, restaurateur des monuments, qui les a réalisés à la demande de Carine Durand, Conservateur des Monuments Historiques. Enfin, nous remercions les trois lecteurs anonymes qui se sont fortement impliqués dans le but d’améliorer le manuscrit initial.

1. Introduction

1Le linteau en marbre de l’église abbatiale de Saint-Genis-des-Fontaines est reconnu comme la plus ancienne sculpture romane datée de l’Occident (1020-1021). Sa datation est liée à une inscription en latin précisant sa réalisation pendant la 24e année du règne du roi Robert. Le témoignage de ce linteau a une haute valeur symbolique dans l’histoire régionale de l’art roman. Ainsi, il existe une assez importante documentation qui lui est principalement dédiée.

2Par analogies stylistique et chronologique, le linteau de l’église abbatiale voisine de Saint-André-de-Sorède, à 5 km, est considéré comme contemporain du linteau de Saint-Genis. Les linteaux des deux églises constituent, au vu de cette étude, un ensemble monumental cohérent qu’il n’y a pas lieu de séparer. Cet ensemble est complété par la table d’autel de l’église de Saint-André à laquelle on pourrait ajouter encore les appuis de la fenêtre de la façade qui n’ont pas été étudiés ici. Il convenait donc pour des raisons de cohérence, mais aussi de synthèse, d’assembler ces différents matériaux dans un même programme analytique.

3À ce jour, la pétrographie, et en conséquence, l’origine des marbres constituant ces œuvres décoratives du sud du Roussillon (figure 1), n’avait fait l’objet d’aucune étude spécifique. Simplement, en relation avec les études stylistiques des monuments, notamment celles des deux linteaux, quelques suggestions ont été formulées sur leur provenance. Elles reposent essentiellement sur les progrès de la connaissance des relations commerciales européennes pendant et après l’Antiquité tardive. Il s’agit notamment des communications entre les lieux d’extraction des marbres de l’Antiquité jusqu’au début du Moyen Âge, les ateliers régionaux de la sculpture religieuse et les accès aux sites d’édification des monuments.

4La composition et l’origine des marbres de ces prestigieuses sculptures demeurait donc une question ouverte.

Figure 1 : Carte des Pyrénées-Orientales. Le rectangle jaune désigne la zone d’étude / Figure 1: Map of the Pyrénées-Orientales. The yellow rectangle indicates the studied area.

Figure 1 : Carte des Pyrénées-Orientales. Le rectangle jaune désigne la zone d’étude / Figure 1: Map of the Pyrénées-Orientales. The yellow rectangle indicates the studied area.

2. Contexte historique

5Pendant l’Antiquité, les marbres multicolores pyrénéens ont été largement exportés au travers de l’Europe, atteignant jusqu’à Constantinople (Dworakowska, 1983). Ce ne fut pas le cas des marbres blancs de Saint-Béat qui ont cependant connu une production active et permanente durant les quatre premiers siècles de notre ère, au moins pour les carrières de Saint-Béat, puis une activité au moins sporadique pour les deux ou trois siècles suivants, mais il reste peu de traces de leur commercialisation (Cabanot, 1992-1994 ; Fabre & Sablayrolles, 2002).

6Concurremment, d’après Pline, dès 48 ans B.C., les marbres de Carrare (Lunense) étaient largement utilisés et transportés sans difficulté à travers l’Europe (Herz, 1990 ; Herz, 1995 ; Pensabene, 2004 ; Pensabene, 2013).

7Gaillard (1938) assimile les deux linteaux au bas-relief du portail d’Arles-sur-Tech qui constituent un groupe cohérent où on relève une même influence hispano-mauresque qui s’exprime dans la manière de composer les ornements (figure 2, 3 et 4). Il propose d’attribuer ces œuvres à un « atelier d’Arles-sur-Tech », ce qui tendait à renforcer l’idée d’un travail local avec des matériaux locaux.

Figure 2 : Saint-Genis-des-Fontaines, église Saint-Michel, façade occidentale, linteau en marbre blanc, 1020-1021. © M. Kérignard, Région Occitanie, inventaire général / Figure 2: Saint-Genis-des-Fontaines, Saint-Michel church, west facade, white marble lintel. © M. Kérignard, Région Occitanie, inventaire général.

Figure 2 : Saint-Genis-des-Fontaines, église Saint-Michel, façade occidentale, linteau en marbre blanc, 1020-1021. © M. Kérignard, Région Occitanie, inventaire général / Figure 2: Saint-Genis-des-Fontaines, Saint-Michel church, west facade, white marble lintel. © M. Kérignard, Région Occitanie, inventaire général.

Figure 3 : Saint-André-de-Sorède, ancienne abbatiale de Saint-André, linteau sur piédroits massifs, l’ornement du tympan est moderne / Figure 3: Saint-André-de-Sorède, former abbey of Saint-André, lintel on solid piers, the ornament of the tympanum is modern

Figure 3 : Saint-André-de-Sorède, ancienne abbatiale de Saint-André, linteau sur piédroits massifs, l’ornement du tympan est moderne / Figure 3: Saint-André-de-Sorède, former abbey of Saint-André, lintel on solid piers, the ornament of the tympanum is modern

Figure 4 : Saint-André-de-Sorède, ancienne abbatiale de Saint-André, chœur, table d’autel à lobes en marbre blanc, © André Roura / Figure 4: Saint-André-de-Sorède, former abbey of Saint-André, choir, altar table with white marble lobes, © André Roura

Figure 4 : Saint-André-de-Sorède, ancienne abbatiale de Saint-André, chœur, table d’autel à lobes en marbre blanc, © André Roura / Figure 4: Saint-André-de-Sorède, former abbey of Saint-André, choir, altar table with white marble lobes, © André Roura

8Les historiens de l’art vont aboutir au concept d’un auteur unique des sculptures du sud du Roussillon qui sera nommé le « Maître de Saint-Genis » (Ricart & Nuño, 1948). Il s’agit ainsi d’une personnalisation des œuvres qui sera ensuite plusieurs fois reprise, notamment dans les travaux de Durliat (1977). Cette identification régionale permet de suggérer, mais sans le support d’une analyse pétrographique, que le matériau utilisé pourrait être du marbre blanc de Céret (Gély, 1996). Il est cependant reconnu que ce même marbre ne sera surtout utilisé que plus tardivement entre le xiie et le xve siècle. Plus précisément, selon Ponsich (1977 ; 1980), les marbres blancs catalans de Py et de Céret n’auraient été employés qu’à partir du milieu du xiie siècle.

9S’il est admis que le linteau de Saint-Genis est un bas-relief sculpté du xie siècle qui, au cours du xiie siècle, a été inséré dans une architecture plus récente, ce déphasage a provoqué de nombreux débats sur la fonction première de cette sculpture et même sur la chronologie de la construction de l’édifice entier (Brutails, 1892 ; Ricart & Nuño, 1948 ; Ponsich, 1977 ; 1980, Gély, 1996 ; Poisson, 2014). Ce linteau a pu ainsi être incorporé sous forme de remploi dans un portail en marbre dont les autres pièces ne sont pas contemporaines. Avait-il déjà une fonction identique dans l’édifice antérieur ? Ou encore a-t-il pu, dès l’origine, être voué à un autre usage (autel ou pièce de retable) comme l’envisageait Ponsich (1977, 1980) ? Les hypothèses se compliquent quand on sait que les deux abbatiales concernées représentent des édifices plusieurs fois restaurés, voire reconstruits, et non des réalisations nouvelles et homogènes qui témoigneraient du début de l’époque romane (Poisson, 2014).

10Ponsich (1977) associe les décors de la porte des églises et celle des tables d’autel à lobes connues dans le Roussillon, selon une évolution caractérisée par le « portail-cadre » en marbre blanc de Saint-Jean-le-Vieux de Perpignan consacré en 1025. Il renforce ainsi la perspective d’œuvres à forte connotation régionale.

11Le linteau (et la table d’autel) de Saint-André-de-Sorède a suscité beaucoup moins de travaux que celui de Saint-Genis. Des comparaisons avec le linteau de Saint-Genis ont été réalisées (Puig i Cadafalch et al., 1911). Les deux œuvres seraient presque contemporaines, le linteau de Saint-André pouvant être une copie de celui de Saint-Genis.

12Quoi qu’il en soit, ces œuvres constituent les plus anciennes sculptures romanes datées et un des premiers témoins du passage d’un art ancien, présumé à influence orientale (hispano-mauresque), vers celui de la sculpture occidentale du xie siècle – voir les mises au point récentes de Poisson (2014) et Mallet (2016).

3. Observations et analyses

Méthodes analytiques

13Il s’agit ici d’analyser des marbres blancs calcitiques qui, en fonction de la pureté de leur composition chimique, sont les plus difficiles à identifier par les approches habituelles. En effet, par opposition aux marbres colorés, ils sont très pauvres en impuretés chimiques (éléments en traces) ou en minéraux secondaires. Une récupération de la fraction insoluble après attaque à l’acide chlorhydrique peut aboutir à des concentrations permettant des analyses minéralogiques souvent déterminantes par diffraction des rayons X. Cette méthode s’est avérée infructueuse ici tant les teneurs pondérales en insolubles sont faibles, le plus souvent en dessous de 0,5 %, voire de 0,1 %. Ainsi ces impuretés ne permettent pas de déterminer une signature géochimique du marbre.

14Il a été procédé aux analyses pétrographiques et minéralogiques habituelles : les lames minces et l’analyse diffractométrique RX sur quelques grains broyés en poudre (appareillage BRUKER D8 Focus, 40 mA × 35 kV, anode cobalt) ont été réalisées au CIRCP.

15Les lames minces ont été observées au microscope polarisant équipé d’une caméra. Les analyses isotopiques ont été faites au laboratoire Leibniz de datation radiométrique et d’études des isotopes stables de l’université de Kiel (Allemagne) qui utilise un spectromètre de masse 3MV Tandetron ; les erreurs des mesures du δ13C et du δ18O sur les carbonates sont inférieures à ± 0,08 %.

16Ces mesures permettent d’identifier les marbres blancs, de suggérer leur provenance en regard des nombreuses carrières qui ont été exploitées depuis l’Antiquité sur le pourtour du bassin méditerranéen (Attanasio et al., 2006 et, en dernier lieu, Antonelli & Lazzarini, 2015).

17Le croisement des méthodes utilisé est aussi celui qui a été employé dans plusieurs études récentes de la provenance des marbres romains en Espagne (Lapuente & Alvarez, 2012 ; Lapuente, 2014).

Analyse texturale et minéralogique

18Dans une première étape, on procède à un examen visuel du bloc à la loupe permettant de déterminer la taille et la forme des grains de calcite et de préciser les faciès. La dimension des grains de marbre qui résulte des conditions du métamorphisme caractéristique de chaque gisement est précisée ensuite par un examen des lames minces au microscope optique. La méthode propose un paramètre quantitatif rapide pour définir la texture qui est comparée avec les diverses bases de données recensant les variations de la taille maximum des cristaux de marbre des carrières de marbre blanc du monde antique. Cette méthode est un préalable indispensable, mais connaît ses limites dans la mesure où l’on peut trouver parfois des textures de cristallisation différentes au sein d’une même carrière ou des textures similaires dans des carrières éloignées (Antonelli & Lazzarini, 2015).

19L’observation pétrographique au microscope polarisant des trois marbres prélevés permet de définir un seul et même type de texture calcitique à grains fins dont la dimension moyenne se situe entre 0,3 et 0,4 mm, les plus gros cristaux (maximum grain size) atteignant entre 0,65 et 0,75 mm (tableau 1). Les cristaux sont de taille uniforme (homéoblastique) et de forme polygonale. La structure en mosaïque présente de nombreux points triples et des contacts droits ou courbes (figure 5, figure 6, figure 7). Ces différents caractères sont compatibles avec la définition du marbre jurassique de Carrare (marmor Lunense) telle qu’elle est présentée dans la littérature (Antonelli & Lazzarini, 2015).

20Enfin, les diffractométries RX indiquent toujours une composition calcitique avec de faibles traces de quartz qui ne peuvent pas jouer un rôle discriminant.

Tableau 1 : Observations texturales des cristaux calcitiques des trois marbres analysés / Table 1: Textural observations of the calcite crystals of the three marbles analyzed

Échantillon

Diamètre moyen

Taille maximum des grains (MGS*)

Contacts

Texture

Autres

Saint-Genis-des-Fontaines : linteau

0,3 mm

0,65 mm

Droits, courbes

Homéoblastique

Nombreux points triples

Cristaux polygonaux en mosaïque (mortier parfois)

Saint-André-de- Sorède : linteau

0,3 mm

0,65 mm

Droits, courbes

Homéoblastique

Nombreux points triples

Cristaux polygonaux en mosaïque (mortier parfois)

Saint-André-de- Sorède : table d’autel

0,4 mm

0,75 mm

Courbes, droits

Homéoblastique

Nombreux points triples

Cristaux polygonaux

En mosaïque

*MGS : Maximum Grain Size

Figure 5 : Lame mince du marbre blanc du linteau de Saint-Genis, lumière polarisée analysée / Figure 5: Thin section of white marble of Saint-Genis lintel, polarized analyzed light

Figure 5 : Lame mince du marbre blanc du linteau de Saint-Genis, lumière polarisée analysée / Figure 5: Thin section of white marble of Saint-Genis lintel, polarized analyzed light

Figure 6 : Lame mince du marbre blanc du linteau de Saint-André, lumière polarisée analysée / Figure 6: Thin section of white marble of the lintel of Saint-André, polarized analyzed light

Figure 6 : Lame mince du marbre blanc du linteau de Saint-André, lumière polarisée analysée / Figure 6: Thin section of white marble of the lintel of Saint-André, polarized analyzed light

Figure 7 : Lame mince du marbre blanc de la table d’autel de Saint-André, lumière polarisée analysée / Figure 7: Thin section of white marble from the altar table of St. André, polarized analyzed light

Figure 7 : Lame mince du marbre blanc de la table d’autel de Saint-André, lumière polarisée analysée / Figure 7: Thin section of white marble from the altar table of St. André, polarized analyzed light

Analyses isotopiques

21Avant de présenter les résultats des mesures, rappelons que le fractionnement isotopique intervient pendant le métamorphisme du calcaire qui se transforme en marbre. Le fractionnement entre l’eau et le carbonate se développe jusqu’à ce que l’équilibre soit atteint entre les deux milieux. La différence de teneurs 18O entre ces deux milieux est fonction de la température, ce qui explique l’amplitude très importante de la distribution du 18O dans les marbres que nous allons considérer. Dans ces mêmes conditions, l’amplitude des valeurs 13C est beaucoup plus modérée.

22Parmi les sources possibles du matériau, outre Carrare, figuraient Céret et Saint-Béat. Seul un petit nombre de mesures isotopiques relatives aux marbres de Céret ont été déjà publiées, mais non commentées (Dessandier et al., 2011 ; Giresse & Dessandier, 2014). D’après nos études en cours (non publiées), les δ18O des marbres de Céret (datés du Précambrien) présentent des valeurs nettement négatives (figure 8). Le domaine isotopique des marbres de Saint-Béat (datés du Jurassique-Albien inférieur) est assez large car il varie selon les nombreux gisements et carrières ; généralement les valeurs du δ18O sont inférieures à -5 ‰, mais localement selon l’intensité du métamorphisme, elles peuvent être proches de -3 ‰, (Costedoat, 1988 ; Costedoat, 1992 : Cabanot & Costedoat, 1993). Seul, dans la région de Saint-Béat, le gisement d’Arguenos présente des δ18O entre -6 ‰ et -1 ‰ qui seraient proches de ceux de Carrare, mais, dans ce cas, il s’agit de marbres à gros grains qui ne peuvent être confondus avec le blanc de Carrare. Plus récemment, des analyses isotopiques ont été réalisées sur des marbres blancs à gros grains de quelques carrières voisines de Saint-Béat sélectionnées en fonction de la présence de faciès semblables dans les monuments antiques de la province romaine de la Tarraconnaise (Royo et al., 2018). Les points obtenus sont groupés dans une partie très restreinte du champ précédent (δ18O entre -2,5 ‰ et -1 ‰, δ13C entre +4,5 ‰ et +3,5 ‰) et ne peuvent, non plus, être confondus avec ceux des marbres de Carrare.

23Le marbre blanc du linteau de l’église de Saint-Genis-des-Fontaines a fait l’objet de deux analyses isotopiques qui permettent d’identifier un marbre de Carrare : δ13C à 2,11 ‰ et 2,01 ‰, puis δ18O à -1,74 ‰ et -1,68 ‰. Le linteau de l’église de Saint-André-de-Sorède a des compositions isotopiques très proches (δ13C à 2,00 ‰ et δ18O à -1,87 ‰) ; dans la même église, la table d’autel sculptée présente aussi des rapports du même ordre de grandeur : δ13C à 1,97 ‰ et δ18O à -1,67 ‰. Tous ces points sont ainsi remarquablement groupés sur le diagramme δ13C/ δ18O au sein du champ des marbres blancs de Carrare (Craig & Craig, 1972 ; Herz, 1990 ; Herz, 1995 ; Moens et al., 1998 ; Gorgoni et al., 1998) et attestent certainement d’une même origine (figure 8 ; tableau 2). Ces mesures isotopiques confortent donc l’analyse pétrographique des échantillons.

Figure 8 : Champs isotopiques respectifs des marbres blancs de Céret (en bleu) et de Carrare (en vert) disposés sur le graphique des marbres antiques (Craig & Craig, 1972). Pour comparaison, le large champ des marbres de Saint-Béat est figuré en gris d’après Costedoat (1995) et le champ très restreint des marbres à gros grains d’après (Royo et al., 2018) est figuré en jaune / Figure 8: Respective isotopic fields of white Céret marbles (in blue) and Carrara (in green) indicated on the Ancient marbles graph (Craig & Craig, 1972). For comparison, the wide field of Saint-Béat marbles is shown in gray after Costedoat (1995) and the very limited field of coarse grain marbles after (Royo et al., 2018) is shown in yellow

Figure 8 : Champs isotopiques respectifs des marbres blancs de Céret (en bleu) et de Carrare (en vert) disposés sur le graphique des marbres antiques (Craig & Craig, 1972). Pour comparaison, le large champ des marbres de Saint-Béat est figuré en gris d’après Costedoat (1995) et le champ très restreint des marbres à gros grains d’après (Royo et al., 2018) est figuré en jaune / Figure 8: Respective isotopic fields of white Céret marbles (in blue) and Carrara (in green) indicated on the Ancient marbles graph (Craig & Craig, 1972). For comparison, the wide field of Saint-Béat marbles is shown in gray after Costedoat (1995) and the very limited field of coarse grain marbles after (Royo et al., 2018) is shown in yellow

Tableau 2 : Mesures isotopiques du carbone et de l’oxygène des marbres de Carrare identifiés dans les monuments du Rousillon / Table 2: Carbon and oxygen isotopic measurements of Carrara marble identified in the monuments from Roussillon

Monument

Objet

δ13C 0/00 PDB

δ18O 0/00 PDB

Église Saint-Genis-des-Fontaines

Linteau

2,11

-1,74

Église Saint-Genis-des-Fontaines

Linteau

2,01

-1,68

Église Saint-André-de-Sorèdes

Linteau

2

-1,87

Église Saint-André-de-Sorèdes

Table d’autel à lobes

1,97

-1,67

Palais des rois de Majorque

Pierre chapelle haute

2,2

-2

24On dispose donc d’un ensemble monumental appartenant à deux villages très proches des Albères où ont pu être importés des marbres de Carrare soit à l’état brut ou soit à l’état de réemploi notamment de sculptures réalisées dans des ateliers proches de Narbonne.

25Enfin, de manière annexe, le Palais des rois de Majorque montre sous la galerie de la chapelle haute un marbre blanc probablement de réemploi. C’est un marbre à grain fin qui ne présente pas les structures laminées des marbres de Céret, par ailleurs très abondants dans ce monument du xiiie siècle. Les auteurs (Dessandier et al., 2011 ; Giresse & Dessandier, 2014) suggéraient initialement qu’il pourrait s’agir de marbres de Carrare ou de Saint-Béat. Les valeurs des analyses (δ13C : 2,2 ‰, δ18O : - 2‰) nous situent plutôt dans le champ des marbres de Carrare dont la diffusion à travers du Roussillon se trouve ainsi attestée.

4. Discussion et conclusions

26Dans le Roussillon, les pièces sculptées antérieures à l’an mil, plus précisément ici dans un intervalle allant du ive ou ve siècle jusqu’au xe siècle, sont presque toutes composées de marbre blanc et selon Mallet (2016), il en demeura ainsi pendant tout le xie siècle. Certaines sont assurément des réemplois antiques comme en témoignent les traces encore bien apparentes d’anciennes architectures. Le même auteur relate la production des ateliers, dits « narbonnais » pour les pièces liturgiques et « roussillonnais » pour les linteaux. Mais leur implantation précise demeure inconnue bien que sans doute très localisée dans l’espace (Vieille Catalogne, Roussillon, Narbonnais) et dans le temps (xe-début xie siècle). On ne sait pas non plus où ces ateliers se fournissaient en matériaux, même quand il s’agissait de réemploi. Considérant les décors de façade des églises des monastères de Saint-Genis-des-Fontaines et de Saint-André-de-Sorède, il fut suggéré qu’il s’agissait « très vraisemblablement du marbre dit de Céret » (Gély, 1996 ; Mallet, 2016). Cette hypothèse, antérieure à notre étude pétrographique et isotopique, ne peut donc plus être retenue. De plus, les marbres de Céret sont des marbres veinés du type cipolin, c’est-à-dire qu’ils ne sont qu’exceptionnellement complètement blancs.

27Les marbres de Saint-Béat sont des marbres saccharoïdes ; celui que l’on exploite actuellement est gris-bleuté, mais il y avait autrefois des bancs de marbre blanc ou encore de brèches à clastes blancs liées par une très discrète matrice rose ou orangé (brèche isabelle) qui fût employée dans la statuaire antique, le faciès dit « brèche romaine » étant une brèche sédimentaire à ciment abondant qui est impropre à la sculpture. Cependant à Saint-Béat, on observe des variations de pétrographie: la calcite se transforme, elle modifie son orientation en fonction du degré de métamorphisme. Selon les localités, les cristaux changent de texture (Costedoat, 1988 ; Costedoat, 1992 ; Cabanot & Costedoat, 1993). Leurs signatures isotopiques, tous faciès confondus, nous montrent des valeurs assez variables, tant pour le δ18O (-10 ‰ à 0 ‰) que pour le δ13C (+5 à -1 ‰). Par contraste, le champ des marbres de Carrare est beaucoup plus restreint puisqu’il se définit entre -4 et 0 ‰ pour le δ18O et entre +3 et +1 ‰ pour le δ13C. Une étude plus récente (Royo et al., 2018) définit le champ très restreint des marbres à grains grossiers de carrières proches de Saint-Béat qui est éloigné de celui des marbres de Carrare. Enfin, qu’il s’agisse des marbres de Saint-Béat ou de ceux de Céret, la dimension et l’assemblage des cristaux ne permet aucune confusion avec ceux de Carrare.

28Dans le cas d’un import depuis Saint-Béat, le marbre empruntait un « itinéraire continental ». Il était acheminé jusqu’à Toulouse (130 km) par la Garonne, puis à Narbonne (150 km) par la voie d’Aquitaine de Toulouse à Carcassonne (100 km), avec un transbordement sur le cours de l’Aude, lorsque celui-ci était navigable. Autant d’étapes qui expliquaient un coût de transport élevé. On sait ainsi que le transport du marbre pyrénéen jusqu’en Provence était probablement onze fois plus cher que celui du marbre de Carrare (Bresc-Bautier, 1995). Cette estimation permet de supposer que le marbre de Saint-Béat présentait peu d’attrait pour les hypothétiques ateliers d’Arles et de Marseille (Immerzeel, 1995). Ces pratiques vont cesser assez rapidement.

29La carte de conservation des marbres sculptés de l’Antiquité tardive dans le Languedoc indique la présence des marbres de Carrare surtout dans le Biterrois et le Narbonnais (Mérel-Brandenburg, 2016). Plus au sud, les témoins deviennent rares (Perpignan, Arles-sur-Tech), la majorité des œuvres des Pyrénées-Orientales (Pézilla-la-Rivière, Elne, Arles- sur-Tech, Mont-Louis) étant considérée d’origine pyrénéenne. D’autres travaux de Mérel-Brandenburg (2007) et Mérel-Brandenburg et al. (2009) sur l’organisation du commerce maritime pendant l’Antiquité tardive, montrent que les marbres gréco-romains destinés aux sarcophages étaient transportés directement d’Ostie à Narbonne, les bateaux faisaient escale à Fos, livrant en Arles une partie de leur cargaison, avant de poursuivre leur route vers Narbonne d’où ils étaient redistribués par voie de mer pour répondre aux commandes. Ces sarcophages ont été l’objet d’une exportation importante vers la Gaule méridionale, mais aussi vers l’Italie du nord. De Narbonne, marbres et sarcophages ont pu être transportés jusqu’à Elne, ville distante d’une centaine de km, par cabotage jusqu’à Port-Vendres, puis par voie de terre.

30Les quatre analyses isotopiques réalisées dans cette étude concernaient des matériaux issus de trois œuvres monumentales distinctes. Non seulement, les points du graphique δ13C et δ18O se situent dans le champ restreint des marbres de Carrare, mais encore ils montrent une distribution extrêmement groupée au sein même de ce champ, un caractère qui pourrait sous tendre que c’est à partir d’un même front de taille, sinon d’un même bloc qu’ont été découpées les plaques destinées à la sculpture.

31Notre démonstration de l’appartenance des marbres sculptés des églises de Saint-Genis et Saint-André au groupe de Carrare écarte donc l’origine locale catalane qui fût longtemps suggérée. Elle introduit une notion d’exotisme des matériaux qui ne peut qu’entraîner une nouvelle réflexion sur l’histoire de leur origine.

32Ces importations d’Italie vont cesser rapidement et aux xie et xiie siècles, les sculpteurs pour avoir accès aux plaques de marbre de Carrare ont dû vraisemblablement démanteler des monuments antiques en ruine. Il apparaît d’après la littérature (Poisson, 2014 ; Mallet, 2016) que Narbonne fût, dès lors, une plaque tournante pour ce genre de production artisanale. Les bas-reliefs du début du xie siècle ont été conçus et façonnés dans les mêmes perspectives que les tables d’autel à lobes, avec lesquelles ils montrent plusieurs correspondances techniques et stylistiques. La production de ces tables d’autel, au moins pour une grande partie d’entre elles, fut un artisanat narbonnais qui prit naissance dans l’essor de la culture artistique d’une métropole qui fût le principal centre religieux entre le ixe et le xie siècle. De plus, les nombreuses ruines de la cité antique purent fournir à demeure les matières premières les plus nobles.

33En dernier lieu, Mallet (2016) considère que l’utilisation des ateliers dits « narbonnais » fut très localisée dans l’espace (Vieille Catalogne, Roussillon, narbonnais) et dans le temps (xe-début xie siècle). Mais ces œuvres, conçues à distance du monument auquel elles étaient destinées, ne pouvaient qu’entraîner quelques difficultés au moment de leur mise en place. Les artisans auteurs des sculptures n’étant pas ceux en charge de la pose, il en résulta plusieurs imperfections qui sont révélées, par exemple, par les difficultés d’ajustement des montants de la fenêtre de Saint-André et de son linteau…

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Bibliographie

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Carte des Pyrénées-Orientales. Le rectangle jaune désigne la zone d’étude / Figure 1: Map of the Pyrénées-Orientales. The yellow rectangle indicates the studied area.
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Titre Figure 2 : Saint-Genis-des-Fontaines, église Saint-Michel, façade occidentale, linteau en marbre blanc, 1020-1021. © M. Kérignard, Région Occitanie, inventaire général / Figure 2: Saint-Genis-des-Fontaines, Saint-Michel church, west facade, white marble lintel. © M. Kérignard, Région Occitanie, inventaire général.
URL http://journals.openedition.org/archeosciences/docannexe/image/7332/img-2.jpg
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Titre Figure 3 : Saint-André-de-Sorède, ancienne abbatiale de Saint-André, linteau sur piédroits massifs, l’ornement du tympan est moderne / Figure 3: Saint-André-de-Sorède, former abbey of Saint-André, lintel on solid piers, the ornament of the tympanum is modern
URL http://journals.openedition.org/archeosciences/docannexe/image/7332/img-3.jpg
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Titre Figure 4 : Saint-André-de-Sorède, ancienne abbatiale de Saint-André, chœur, table d’autel à lobes en marbre blanc, © André Roura / Figure 4: Saint-André-de-Sorède, former abbey of Saint-André, choir, altar table with white marble lobes, © André Roura
URL http://journals.openedition.org/archeosciences/docannexe/image/7332/img-4.jpg
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Titre Figure 5 : Lame mince du marbre blanc du linteau de Saint-Genis, lumière polarisée analysée / Figure 5: Thin section of white marble of Saint-Genis lintel, polarized analyzed light
URL http://journals.openedition.org/archeosciences/docannexe/image/7332/img-5.jpg
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Titre Figure 6 : Lame mince du marbre blanc du linteau de Saint-André, lumière polarisée analysée / Figure 6: Thin section of white marble of the lintel of Saint-André, polarized analyzed light
URL http://journals.openedition.org/archeosciences/docannexe/image/7332/img-6.jpg
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Titre Figure 7 : Lame mince du marbre blanc de la table d’autel de Saint-André, lumière polarisée analysée / Figure 7: Thin section of white marble from the altar table of St. André, polarized analyzed light
URL http://journals.openedition.org/archeosciences/docannexe/image/7332/img-7.jpg
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Titre Figure 8 : Champs isotopiques respectifs des marbres blancs de Céret (en bleu) et de Carrare (en vert) disposés sur le graphique des marbres antiques (Craig & Craig, 1972). Pour comparaison, le large champ des marbres de Saint-Béat est figuré en gris d’après Costedoat (1995) et le champ très restreint des marbres à gros grains d’après (Royo et al., 2018) est figuré en jaune / Figure 8: Respective isotopic fields of white Céret marbles (in blue) and Carrara (in green) indicated on the Ancient marbles graph (Craig & Craig, 1972). For comparison, the wide field of Saint-Béat marbles is shown in gray after Costedoat (1995) and the very limited field of coarse grain marbles after (Royo et al., 2018) is shown in yellow
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Giresse, Philippe Bromblet et Caroline de Barrau, « Le marbre de Carrare dans les œuvres romanes du Roussillon pendant le xie siècle (linteau de Saint-Genis-des-Fontaines, linteau et table d’autel de Saint-André-de-Sorède). Analyses texturales et isotopiques »ArcheoSciences, 44-1 | 2020, 71-79.

Référence électronique

Pierre Giresse, Philippe Bromblet et Caroline de Barrau, « Le marbre de Carrare dans les œuvres romanes du Roussillon pendant le xie siècle (linteau de Saint-Genis-des-Fontaines, linteau et table d’autel de Saint-André-de-Sorède). Analyses texturales et isotopiques »ArcheoSciences [En ligne], 44-1 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 25 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/archeosciences/7332 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archeosciences.7332

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Auteurs

Pierre Giresse

UMR CNRS 5110 – Centre de Formation et de Recherches sur les Environnements Méditerranéens (CEFREM), UPVD, Avenue Paul Alduy, 66860 Perpignan (giresse@univ-perp.fr)

Philippe Bromblet

Centre Interdisciplinaire de Conservation et de Restauration du Patrimoine (CICRP), 21 rue Guibal, 13003 Marseille (philippe.bromblet@cicrp.fr)

Articles du même auteur

Caroline de Barrau

CRESEM-Territoires, UPVD, Avenue Paul Alduy, 66860 Perpignan (carolinedebarrau@gmail.com)

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