1Quelle que soit leur nature (littéraire, juridique, normatif, etc.), beaucoup de documents écrits permettent de comprendre que les espaces urbains anciens ne sont pas homogènes et que les modes de vies ainsi que les activités économiques diffèrent d’une partie de la ville à une autre. Les divisions administratives internes (comme les censives, les paroisses ou les quartiers par exemple), ne correspondent pas à ces différentes réalités de fonctionnement que la volatilité des indications toponymiques et la rareté des sources documentant l’entièreté de la ville rendent difficile à approcher. C’est uniquement en compilant des données de natures diverses que le chercheur peut espérer pouvoir mieux appréhender l’hétérogénéité intra-urbaine.
- 1 Voir par exemple Noizet et al. (2013a, 2013b).
2Ainsi que l’ont montré les archéogéographes, la compilation des données historiques, planimétriques et archéologiques permet en effet d’identifier des ensembles spatiaux et leurs dynamiques sur le temps long1. Appliquée aux territoires urbains, la démarche archéogéographique permet d’explorer les sous-ensembles à l’intérieur de la ville mais aussi encourage à explorer la question de leur maintien dans le temps.
3En prenant l’exemple du cas parisien, cet article a pour objectif de montrer en quoi l’approche d’un tissu urbain sous l’angle de certaines de ses composantes concrètes, que sont les parcelles et le bâti, permet de déceler dans la ville des structurations spatiales internes, d’en proposer des délimitations, et de mieux comprendre le processus complexe de l’évolution de ces organisations spatiales sur le long terme, en mettant en valeur l’existence de dynamiques spécifiques à la matérialité urbaine.
4J’expliquerai tout d’abord en quoi l’examen du parcellaire ancien parisien du début du xixe siècle permet de repérer des espaces spécifiques à l’intérieur même de la ville grâce à l’analyse des formes urbaines. La reconstitution des flux de circulations intra-urbaines au xviiie siècle permet de mettre en relation le résultat de cette analyse morphologique avec des logiques économiques localement différentes. Enfin, je montrerai d’une part que la spécificité de certains espaces à l’intérieur même de la ville se maintient dans le temps, et d’autre part que ce constat doit nous encourager à explorer le rôle déterminant que jouent les parcelles, les voies et le bâti de la ville dans la résilience des logiques systémiques qui organisent l’espace urbain.
5Le programme ANR ALPAGE a été coordonné par Hélène Noizet et a mobilisé, entre novembre 2006 et juin 2010, quatre laboratoires de recherche : le LAMOP, le LIENSS, ArScAn et le L3i. Il a permis de mettre en place un Système d’Information Géographique (SIG) historique pour la ville de Paris : différentes couches d’informations établies par les archéologues, les géographes et les historien-ne-s associé-e-s au programme sont désormais consultables sur une plateforme en ligne2 dont le fond de carte est constitué par le plus ancien plan cadastral parisien. Ce dernier est en fait l’assemblage de différents plans cadastraux par îlots que l’on appelle « plans Vasserot », du nom de la personne qui fut à la tête de cette entreprise cartographique entre 1810 et 1836. Vectorisés dans le cadre de ce programme de recherche, ces plans permettent d’étudier les caractéristiques des parcelles à Paris, à l’intérieur du tracé de l’enceinte des fermiers généraux, avant que les grands travaux d’urbanisme de la seconde moitié du xixe siècle ne viennent bouleverser la trame héritée de la période d’Ancien Régime. Les plans cadastraux Vasserot rendent compte non seulement des délimitations des parcelles, entendues ici comme unités fiscales du foncier, mais aussi de la présence ou non de cour d’immeuble au sein de ces parcelles, en en représentant les éventuels contours.
6Afin de pouvoir repérer des sous-ensembles, à l’intérieur de la ville, au sein desquels la trame parcellaire et le bâti pourraient partager certaines caractéristiques morphologiques, j’ai examiné la densité des parcelles situées à l’intérieur du périmètre de l’enceinte construite au xive siècle, sous le règne de Charles V, mais aussi les caractéristiques des cours d’immeuble situées dans cet espace en analysant plusieurs paramètres (présentés sur la figure 1) :
-
l’aire de l’espace non bâti à l’intérieur de la parcelle,
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l’élongation de l’espace non bâti à l’intérieur de la parcelle : son calcul consiste à obtenir le rapport du plus grand axe du plus petit rectangle englobant associé au polygone traité sur le plus petit axe (Grosso, 2011, 11),
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- 3 La distance surfacique entre deux objets surfaciques A et B, notée ds(A, B), est définie comme sui (...)
un indice de rectangularité de l’espace non bâti à l’intérieur de la parcelle : cet indice, aussi appelé « indice de distance surfacique au plus petit rectangle » est issu du calcul de la distance surfacique entre le polygone et le plus petit rectangle englobant associé (Grosso, 2011, 10). C’est un indice qui permet de repérer les cours d’immeuble dont la morphologie est éloignée du rectangle (la forme classique d’une cour3),
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l’éloignement de la cour d’immeuble par rapport au front de rue, afin de savoir si la cour est ouverte sur la rue, ou bien si celle-ci est reléguée au fond de la parcelle.
7Au total, ce sont 13 218 parcelles qui ont ainsi été étudiées, ainsi que 12 488 cours d’immeuble.
Figure 1 : Présentation des caractéristiques morphologiques de la trame parcellaire des plans Vasserot qui ont été analysées / Figure 1: Presentation of the morphological characteristics which have been analysed on the Vasserot cadastral map
8La discrétisation des données obtenues nous permet de proposer différentes cartes, support de notre analyse de la répartition des caractéristiques morphologiques du tissu urbain parisien au début du xixe siècle : la figure 2 présente la densité de parcelles par îlot, c’est-à-dire le rapport entre le nombre de parcelles et l’aire de l’îlot, discrétisé par la méthode des intervalles égaux ; la figure 3 montre la valeur moyenne des surfaces non bâties à Paris, discrétisée par maille de 20 m grâce à la méthode de Jenks ; la figure 4 indique la moyenne des indices de distance au rectangle minimum englobant des espaces non bâtis, discrétisée là encore à travers une maille de 20 m grâce à la méthode de Jenks ; et enfin la figure 5 montre la proportion par îlot de cours d’immeuble distantes de moins de 5 m du bord de rue.
Figure 2 : Densité de parcelles par îlot au début du xixe siècle / Figure 2: Density of plots by buildings blocks in the beginning of the 19th century
Figure 3 : Carte de répartition des surfaces non bâties au début du xixe siècle (maille de 20 m) / Figure 3: Distribution of non built areas in the beginning of the 19th century (mesh of 20 m)
Figure 4 : Niveau de rectangularité des cours d’immeuble (indices DSR des espaces non bâtis) au début du xixe siècle (maille de 20 m) / Figure 4: Rectangularity of courtyards (Minimal distance to the bounding box index of non built areas) in the beginning of the 19th century (mesh of 20 m)
Figure 5 : Nombre d’espaces non bâtis situés à moins de 5 m de la rue par îlot au début du xixe siècle / Figure 5: Number of non built areas located to less than 5 m from the street by buildings blocks in the beginning of the 19th century
9L’examen successif de ces cartes nous permet de remarquer que certaines combinaisons de caractéristiques morphologiques sont beaucoup plus présentes dans certains espaces que dans d’autres. En effet, dans la partie est de la rive droite et aux abords du tracé de l’ancienne enceinte en rive gauche, on remarque que les cours d’immeuble sont très étendues, souvent situées à proximité de la rue et ont une forme qui est moins proche du rectangle qu’en d’autres endroits (profil de type 1). Au contraire, dans le quart Sud-Ouest de la rive droite, au centre de l’île de la Cité ainsi qu’à l’approche des ponts en rive gauche, on remarque que les cours d’immeuble sont de petites tailles, souvent situées en fond de parcelle, et ont une forme qui se rapproche du rectangle (profil de type 2). On peut alors définir deux profils d’espaces non bâtis qui ne sont pas également répartis dans la ville au début du xixe siècle.
10La répartition de ces deux types d’espaces non bâtis fait écho à celle d’autres caractéristiques morphologiques du tissu urbain parisien. Ainsi, lorsque l’on examine la densité parcellaire, que présente la figure 2, on remarque que les îlots présentant une forte densité parcellaire sont, pour une large part, aussi ceux au sein desquels on retrouve une part importante d’espaces non bâtis de type 2. Nous pensons que les deux phénomènes sont liés. La densité parcellaire rend compte de la densité du bâti qui exerce une pression sur les espaces non bâtis, c’est-à-dire que ces derniers sont sans cesse grignotés par les habitants qui cherchent à obtenir davantage d’espaces habitables au sein d’une parcelle. Les espaces non bâtis sont alors relégués en fond de parcelles et leur surface est réduite au maximum. Une petite zone non bâtie est cependant presque toujours préservée car cet espace reste essentiel pour toutes les activités artisanales et quotidiennes – il sert d’appoint d’air et de lumière – et est aussi parfois utilisé comme atelier.
11L’analyse cartographique nous permet donc de discerner au moins deux profils dans le bâti parisien dans le premier tiers du xixe siècle. L’examen d’autres corpus doit nous permettre de mieux comprendre les logiques qui participent à cette distinction.
12La tension foncière qui aboutit à la forte densité parcellaire observée dans certaines parties de la ville est liée à l’attractivité de ces espaces pour les habitants de la ville. L’attractivité d’un quartier à l’échelle de la ville à l’époque prémoderne est selon moi liée à la présence d’axes viaires très fréquentés, auprès desquels les activités commerciales ont intérêt à s’établir. En ce sens, il me semble que la fréquentation des axes peut avoir un impact sur la matérialité du tissu urbain. Une reconstitution approximative des flux de circulation intra-urbains permet d’explorer le rôle morphologique de cette fréquentation. Deux documents nous permettent d’appréhender ces flux au xviiie siècle : le Terrier du roi et l’analyse structurelle du réseau viaire parisien au début de ce siècle.
- 4 Plusieurs terriers de la ville de Paris ont été amorcés depuis le règne de François Ier, mais tous (...)
13Le Terrier du roi s’inscrit dans un projet ambitieux, celui de pouvoir réaliser un terrier général du royaume, généralité par généralité, afin de connaître l’étendue du domaine du roi et surtout les revenus qu’il est susceptible de procurer (Le Maresquier-Kesteloot, 2002, 134), afin de remédier à une mauvaise gestion du domaine royal, liée à l’incompétence de certains fermiers. C’est dans la droite ligne de ce projet que Colbert, responsable des finances du royaume à partir de 1661 décide de mettre en chantier un nouveau papier terrier de la ville4, qui permettrait de délimiter le domaine royal par rapport à celui des autres seigneuries pour mettre un terme aux conflits que l’imbrication des propriétés engendrait. L’arrêt du Conseil du 28 décembre 1666 formalise cette entreprise (Le Maresquier-Kesteloot, 2002, 138). Les déclarations sont passées devant notaires par les propriétaires ainsi que les seigneurs fonciers, laïcs et ecclésiastiques auxquels il a été demandé de fournir un état de l’ensemble de leur seigneurie entre 1666 et 1700. Ces déclarations sont revues puis validées dans le cadre de la suite donnée au projet. En effet, le 14 décembre 1700, le Conseil du roi prend un arrêt qui réactive celui du 28 décembre 1666. Il engage la réalisation du « Papier terrier du roy de la ville et faubourgs de Paris » et a pour objectif de présenter une description de Paris et de ses faubourgs, parcelle par parcelle, quel qu’en soit le seigneur foncier (Le Maresquier-Kesteloot, 2002, 133). Les trésoriers de France, le procureur du roi et le contrôleur ancien des domaines en ont la responsabilité. L’entreprise est cependant colossale, et lorsqu’il fut décidé d’y mettre un terme en 1725, seuls les volumes qui concernaient la rive droite et les îles de la Cité et Saint-Louis avaient été terminés. C’est donc sur cette seule portion de l’espace parisien, qui compte 624 rues, que porteront mes analyses.
14Le Terrier du roi est conservé aux Archives Nationales aux cotes Q1*1099 1-14. Il s’agit de 17 registres grand in-folio. Des descriptions concises de chacune des parcelles de chaque rue ont été rédigées à partir des déclarations réalisées par les propriétaires et les seigneurs. La nature des informations contenues dans ces descriptions varie. Elles indiquent cependant toujours au moins le nom du propriétaire, fournissent une brève qualification des bâtiments présents sur la parcelle probablement décrits tels qu’ils peuvent l’être depuis la rue (échoppe, étals, maison avec ou sans porte cochère, boutique avec ou sans porte cochère, maison sans issue sur la rue, présence d’une autre issue donnant sur une autre rue, etc.) et indiquent parfois également le montant du cens perçu par le seigneur foncier. Ces descriptions sont illustrées par un plan parcellaire pour chacune des rues ainsi que par des plans généraux. Les parcelles y sont souvent représentées de manière schématique.
15À partir de ce document, plusieurs séries de comptages ont été réalisées, au nombre desquels figurent celui du nombre de parcelles dotées d’une ou plusieurs boutiques par rues et celui du nombre de parcelles dotées d’une porte cochère. Ces comptages ont ensuite été spatialisés en établissant une jointure entre la base de données ainsi constituée et le filaire des voies du Terrier du roi, construit grâce au plan de Delagrive de 1728 (Boutier, et al., 2007, 240), qui lui est donc pratiquement contemporain.
16Une carte figurant le pourcentage du nombre de parcelles dotées d’une boutique par rapport au nombre total de parcelles décrites par rue (figure 6A), nous permet de localiser les lieux d’exercice des commerçants dans la ville, et donc les rues susceptibles d’être fortement fréquentées. Une autre carte figurant le pourcentage du nombre de parcelles dotées d’une porte cochère par rapport au nombre total de parcelles décrites par rue (figure 6B), nous permet cette fois-ci de localiser les zones plus résidentielles et/ou industrieuses que commerçantes.
Figure 6 : A) Pourcentage du nombre de parcelles dotées d’une boutique par rapport au nombre total de parcelles décrites rue par rue d’après les données du Terrier du roi (1700-1725). B) Pourcentage du nombre de parcelles dotées de porte cochère par rapport au nombre total de parcelles décrites rue par rue d’après les données du Terrier du roi (1700-1725) / Figure 6: A) Proportion of plots with shop(s) to total number of plots described in the ‘Terrier du roi’ (1700-1725). B) Proportion of plots with gateway(s) to total number of plots described in the ‘Terrier du roi’ (1700-1725)
- 5 La centralité intermédiaire correspond à la fréquence avec laquelle un sommet se trouve sur le che (...)
- 6 La distance moyenne est un indicateur d’accessibilité basé sur la distance moyenne d’un point vers (...)
17Dans le cadre de sa thèse soutenue en 2011 à l’université Paris-Est (Mermet, 2011), Eric Mermet a conçu un outil qu’il a appelé « GeoGraphLab ». Cet outil permet d’analyser et d’explorer les propriétés structurelles d’un réseau sans données thématiques. Son fonctionnement est basé sur l’analyse de la géométrie des nœuds, des arêtes, de leur topologie, et de la métrique. Les relations qui s’établissent entre les composants du réseau peuvent être analysées au travers des différents chemins qu’il est possible d’emprunter pour se rendre d’un point à un autre (chemin le plus court, chemin aléatoire, etc.), et dont il possible de mesurer les caractéristiques en obtenant des indicateurs comme ceux de la centralité intermédiaire5, de la distance moyenne ou encore celui du rayon distal6. Une fois cartographiés, ces indicateurs permettent d’analyser les propriétés du réseau. Afin de comprendre quels sont les axes qui, au début du xviiie siècle, ont pu être, d’un point de vue théorique, davantage sollicités lors d’un trajet dans la ville, j’ai décidé d’analyser le filaire reconstitué des voies de la rive droite d’après les données du Terrier du roi sur la base du plan de Delagrive de 1728 (Boutier et al., 2007, 240), en utilisant cet outil.
18Sur la base de ce filaire, j’ai constitué un autre filaire avec une géométrie adaptée à l’analyse par GeoGraphLab (figure 7) : constitué de segments, il comprend autant de nœuds qu’il y a d’intersections dans le réseau. Puisque le Terrier du roi ne fournit pas d’indications quant aux boutiques et aux portes cochères présentes au bord des rues de la rive gauche, je n’ai pas intégré cette partie de la ville aux analyses de réseau. Le filaire reconstitué ne couvre donc pas la ville dans son entièreté mais uniquement la partie se trouvant en rive droite, ainsi que les îles de la Cité et de Saint Louis. Cette lacune a été, au moins partiellement, palliée par une légère pondération des nœuds situés en périphérie du réseau reconstitué (portes d’enceinte et têtes de ponts) afin de recréer artificiellement la présence d’autres nœuds au-delà de ces points précis mais aussi pour intégrer à l’analyse certaines contraintes structurelles qui sont susceptibles d’influencer fortement le trafic et le parcours des hommes et des produits qu’ils transportent dans la ville. J’ai calculé, à l’aide du logiciel GeoGraphLab, l’ensemble des plus courts chemins reliant chacune des intersections du filaire entre elles, de manière à pouvoir comprendre quels sont les segments de voies qui sont, théoriquement, les plus fréquemment sollicités par le trafic.
Figure 7 : Filaire des voies au début du xviiie siècle pondéré par les indices de centralités intermédiaires de chacun des tronçons / Figure 7: Map of streets at the beginning of the 18th century weighted by the intermediary centrality of each street sections
19Les données extraites du Terrier du roi et celles issues de l’analyse structurelle du réseau viaire du début du xviiie siècle permettent de poser des hypothèses au sujet des flux de circulation intra-urbaines. Leur mise en relation nous permet en effet de localiser des zones plus commerçantes et d’autres plutôt résidentielles : les rues dont la densité de boutiques est la plus importante sont aussi celles qui ont le plus de probabilités d’être empruntées, et à l’inverse celles qui ont une densité de portes cochères très élevées sont celles qui ont le moins de probabilités d’être empruntées.
20Ces représentations peuvent ensuite être croisées avec les particularités morphologiques qui ont été précédemment observées dans certains quartiers (taille, élongation, régularité des parcelles et des cours d’immeubles). La comparaison de l’ensemble de ces données nous permet de parvenir à la conclusion que c’est au bord des rues qui ont une grande densité de porte cochères et le moins de probabilités d’être empruntées au xviiie siècle que l’on trouve le plus souvent au début du xixe siècle les parcelles de grande taille, peu allongées et dont les cours intérieures sont grandes ; c’est au contraire au bord des rues qui ont de fortes probabilités d’être très passantes et dans lesquelles les activités commerciales sont bien implantées au xviiie siècle que l’on trouve le plus souvent les parcelles petites, très allongées et dont les cours intérieures sont étroites et reléguées en fond de parcelle au début du xixe siècle, autant de signes d’une densité d’occupation très forte. On peut donc faire un premier lien entre la petitesse des espaces non bâtis, la pression foncière et la proximité des axes passagers.
21Certaines configurations des bâtiments sont caractéristiques du voisinage de rues très fréquentées et commerçantes. L’étude des zones non bâties dans la ville nous permet donc non seulement d’appréhender la densité du bâti urbain, mais aussi de comprendre que la proximité à un axe commerçant a des conséquences sur la matérialité urbaine non seulement en façade (ce qui est perceptible à l’examen de la répartition des boutiques et portes cochères) mais également en profondeur de parcelle, voire d’îlot.
22Autrement dit, une fois cartographiées, la confrontation des données documentant la matérialité de l’espace (bâti, parcelles, voies) et celles permettant de poser des hypothèses quant à la localisation des axes les plus fréquentés, permet de dessiner des espaces qui fonctionnement différemment, et ce au sein même de l’ensemble urbain. Il est probable que ces quartiers aient été régis par des logiques économiques différentes : certains quartiers sont par exemple littéralement organisés par les activités commerciales et/ou commercialo-artisanales, quand d’autres le sont moins.
23Représentations classiques des territoires intra-urbains, les divisions historiques traditionnelles (limites des censives, des paroisses ou des quartiers par exemple) ne rendent pas compte de l’existence des sous-ensembles décrits ci-dessus, alors que l’étude des formes permet, elle, non seulement de les appréhender, mais aussi d’en proposer des démarcations. Quant à l’exploration de ces sous-ensembles sur le temps long, elle permet d’envisager de nouvelles pistes d’analyse de leur formation.
24L’étude de plusieurs corpus de données permet d’envisager l’existence de sous-ensembles qui fonctionnent différemment à l’intérieur de la ville. D’autres corpus de données permettent d’explorer l’évolution de ces sous-ensembles sur le temps long et montrent qu’ils semblent se maintenir dans le temps. Il s’agit d’une part de l’étude des dépenses de pavage réalisées par le domaine de la Ville de Paris, qui permet d’appréhender les circulations dans la ville au xve siècle ; et d’autre part, la comparaison d’un plan du xviie et d’un plan du xixe siècle, qui, quant à elle, permet d’examiner les évolutions du bâti à plus petite échelle.
- 7 Le lien entre les problèmes d’approvisionnement et le mauvais état des rues est clairement fait da (...)
- 8 Il s’agit du manuscrit ms français 11686, conservé à la BNF.
- 9 Monicat Jacques, « introduction », dans Monicat (1958), p. XLI.
- 10 Ibid., p. XLXI.
- 11 Dupieux et al. (1948) et Monicat (1958).
25Aux périodes médiévale et moderne, la prévôté des marchands de Paris gère un domaine (terres, droits, rentes, etc.) que l’on nomme « domaine de la Ville de Paris ». Recettes et dépenses engagées par la gestion de ce domaine sont présentées dans les « comptes du domaine de la Ville », rédigés chaque année par le clerc-receveur. Parmi les différents chapitres de recettes et de dépenses présentés dans les registres de compte, figure celui des dépenses de pavage, correspondant aux travaux de réfections de certaines chaussées prises en charge par le domaine de la Ville depuis le règne de Philippe Auguste. Les rues qui bénéficient de ce traitement de faveur composent ce que l’on nomme la « Croisée de Paris » et sont probablement celles dont la bonne viabilité a été jugée requise pour que les activités commerciales puissent se dérouler convenablement, car la prévôté des marchands a pour but de veiller à l’approvisionnement de la ville et a donc en charge l’entretien des quais, des ponts et des voies dont le mauvais état pouvait nuire à sa vie commerciale7. La plupart de ces comptes ont été perdus. Seul un registre original subsiste par exemple pour la période médiévale8. Les chercheurs peuvent cependant exploiter les copies de certains de ces comptes, qui ont été faites sur l’ordre du procureur du roi et de la ville Antoine Moriau au début du xviiie siècle, en vue de la constitution d’une bibliothèque historique de Paris9. Ces copies sont de très bonne qualité. Elles ont été jugées fidèles au texte original10 et ont fait l’objet d’une édition11. La série de ces comptes débute en 1424 et se termine en 1489. L’ensemble de la période n’est toutefois pas couvert : ce sont 23 registres couvrant une période de 25 années entre ces deux dates qui sont disponibles.
26La spatialisation de ces dépenses de pavage nous permet de connaître la fréquence et l’importance des travaux de réfections dans les rues appartenant à la Croisée de Paris (Hermenault 2015). La figure 8 représente cette information. La rue Saint-Jacques et la portion de la rue Saint-Denis qui se trouve à l’intérieur du périmètre de l’enceinte de Philippe Auguste sont les chaussées qui font le plus fréquemment l’objet de réfections de pavage puisque, respectivement, 13 et 15 registres sur les 22 que compte la série présentent des dépenses liées à ces rues. La rue du Marché-Palu et le Petit Pont, le pont Notre-Dame, la rue de la Vannerie, la rue Saint-Jacques-de-la-boucherie, la rue Saint-Honoré, la portion de la rue Saint-Denis qui se trouve entre l’enceinte de Philippe Auguste et celle de Charles V et enfin la chaussée du Bourget sont elles aussi des axes qui font régulièrement l’objet de travaux, même si la fréquence est moindre que pour les deux premières rues que nous citions. L’axe de la rue Saint-Antoine, la rue Saint-Germain l’Auxerrois et la rue de la Saunerie mais aussi les chaussées qui permettent de passer du Petit pont au Pont au Change au sein de l’île-de-la-Cité (rue de la Calendre, rue de la Barillerie par exemple) font quant à elles moins fréquemment l’objet de réfections. Enfin, la majorité des rues, environ 80 % de l’effectif total, ne font que rarement l’objet de travaux au cours des vingt-cinq années de comptabilités domaniales.
Figure 8 : Le pavage des rues de la Croisée de Paris entre 1424 et 1489 par le Domaine de la Ville / Figure 8: Paving of streets of the “Croisée de Paris” between 1424 and 1489 by the “Domaine de la Ville”
27L’étude des dépenses de pavage montre que les rues dans lesquelles le domaine choisit d’intervenir le plus fréquemment pour refaire des chaussées abîmées par l’importance de sa fréquentation au xve siècle, sont des axes au bord desquels on repère, grâce à l’étude du Terrier du roi, les plus fortes densités de boutiques au début du xviiie siècle.
28La comparaison de plusieurs plans anciens de Paris nous permet de localiser les ouvertures et les fermetures de rues sur le temps long. J’ai ainsi comparé le plan Gomboust, premier plan géométrique de la ville de Paris, réalisé par Jacques Gomboust, ingénieur et conducteur des fortifications de Normandie puis de Picardie, sur commande du roi Louis XIII, et qui paraît en 1652 (Boutier, et al., 2007, 147-148), avec l’assemblage des plans Vasserot, déjà décrits plus haut.
29Sur les 426 îlots du plan Gomboust que nous avons étudiés, 110 ont été divisés et/ou réunis entre 1652 et 1836, soit un peu plus de 25,8 % des îlots se trouvant à l’intérieur du périmètre autrefois matérialisé par l’enceinte dite de Charles V. Les îlots qui sont profondément remaniés se trouvent aux limites extérieures de l’espace urbain enclos autrefois par l’enceinte de Charles V (figure 9). Par ailleurs, on remarque que toute la ville n’évolue pas uniformément puisque près de 40 % du nombre total d’îlots qui subissent une évolution entre 1652 et 1836 (ce qui représente également 40 % de la surface totale des îlots modifiés) se trouvent sur la rive droite de la Seine, à l’Ouest de la rue Saint-Martin, alors que cette partie de la ville ne représente que 31 % de la surface enclose par l’enceinte de Charles V. Cette partie de la ville concentre également les îlots qui subissent une division puisque 54 % du total s’y trouve. A contrario, les îlots situés à l’est de la rue Saint-Martin et ceux situés au centre de la rive gauche ne connaissent pratiquement aucune évolution entre 1652 et 1836. Le rythme d’évolution de la morphologie des îlots semble être donc plus lent dans cette partie de la ville qu’il ne l’est à l’Ouest de la rue Saint-Martin et à proximité du tracé de l’ancienne enceinte de Charles V, parce que l’on y observe moins d’évolutions entre 1652 et 1836.
Figure 9 : Éléments de chronologie pour les îlots modifiés entre 1652 et 1836 / Figure 9: Timeline information for modified buildings blocks between 1652 and 1836
30Ceci signifie que les différences d’ordre morphologique observées au début du xixe siècle entre les deux sous-ensembles auxquels nous avons déjà fait référence, se doublent sur le temps long de différences dans le rythme général d’évolution de la planimétrie des îlots.
31Les analyses des dépenses de pavage du xve siècle et du rythme d’évolution des îlots entre les xviie et xixe siècle montrent que l’existence des deux sous-ensembles que nous avions définis par l’analyse du tissu urbain du xixe siècle semble avoir été pérenne dans le temps. En effet, la comparaison des rues dont le pavage est refait régulièrement au xve siècle et celles qui sont fortement commerçantes au début du xviiie siècle montre que les grands axes de circulation demeurent les mêmes entre ces deux moments. Au bord de ces axes, on trouve des particularités morphologiques au niveau du bâti au début du xixe siècle, et les îlots évoluent plus rapidement lorsqu’ils jouxtent ces axes entre le xviie et le xixe siècle.
32La récurrence de ces particularités doit nous amener à questionner le rôle joué par la matérialité de l’espace urbain dans cet effet de permanence. En effet, souvent pensées comme un simple reflet des réalités économiques, sociales et culturelles, les composantes concrètes du tissu urbain (parcelles, bâti) peuvent pourtant être analysées différemment par l’archéologue.
33Il me semble que la matérialité du tissu urbain peut être perçue comme un des éléments d’une logique systémique dont la résilience aboutit à la réactualisation de certaines réalités, et donc de ces sous-ensembles à l’intérieur de la ville. Cette logique systémique correspond aux interactions qui s’établissent entre les activités commerciales et les circulations intra-urbaines : les deux s’attirent mutuellement, ce qui a pour effet d’augmenter la tension foncière aux abords des grands axes de circulation, et aboutit à la densification du tissu urbain. Parcelles et cours d’immeuble présentent alors certaines caractéristiques bien spécifiques (étroitesse et élongation du parcellaire, petitesse et éloignement des cours d’immeubles, etc.).
34Sur un temps plus long, ce sont ces caractéristiques qui rendent possible le maintien d’une offre commerciale dense, assurant ainsi la pérennité du caractère attractif de la rue. En effet, la fréquentation de l’axe dépend également de l’attractivité que représente la succession d’implantations commerciales le long d’une rue, ce que seul permet un parcellaire très étroit, comme celui que l’on trouve dans la partie ouest de la rive droite à Paris par exemple. Les caractéristiques matérielles du tissu urbain peuvent donc participer à la réactualisation de la forte présence commerciale dans un quartier sur le temps long.
35L’analyse archéogéographique du cadastre ancien de Paris a donc permis de repérer l’existence d’un espace au fonctionnement socio-économique particulier à l’intérieur même de la ville, tandis que la reconstitution des flux a permis de mieux en saisir les facteurs explicatifs. Enfin, l’examen de deux autres corpus de données a montré que cet espace est structuré par des logiques particulières probablement depuis au moins le xve siècle.
36À Paris, la documentation archéologique est trop ponctuelle pour servir de support à une étude de la matérialité urbaine à l’échelle de la ville. Cependant, nous avons vu que l’exploitation des documentations planimétrique et écrite permet d’avoir accès aux données matérielles. Si on les appréhende avec l’œil de l’archéologue, ces documentations, déjà largement exploitées à d’autres fins, peuvent aussi nous permettre d’appréhender une très grande partie de la matérialité du territoire urbain. Ceci permet alors d’envisager les territoires urbains sous un autre angle, celui de leurs composantes matérielles, mais aussi de saisir davantage de leur complexité, en interrogeant le rôle dynamique de ces composantes dans la trajectoire des territoires sur le long terme. La matérialité du territoire n’est donc plus uniquement un moyen d’appréhender les territoires qui ne pourraient pas l’être autrement, elle apparaît aussi comme étant un de ses ressorts, c’est-à-dire un des éléments qui, en interaction avec d’autres, participe à son maintien dans le temps. Étudier la matérialité d’un territoire permet alors de mieux comprendre les dynamiques qui organisent la ville sur le long terme.