1Parmi les pratiques agricoles, celles liées au feu sont généralement reconnues pour être de tradition ancienne (Mazoyer et Roudart, 1997). Malgré leur grande fréquence dans les textes historiques récents (Sigaut, 1975), la question de leur identification en contexte archéologique n’a que rarement été discutée (Marmet et al., 2002 ; Deák et al., 2017 ; Ponomarenko et al., 2019). L’étude interdisciplinaire engagée sur le site de Vaudes permet l’analyse et l’interprétation de vestiges singuliers en termes de techniques agricoles et offre la possibilité de dater une pratique encore peu documentée.
2En avril-mai 2014, un diagnostic a été réalisé dans le cadre de la construction d’une canalisation de transport de gaz reliant la Méditerranée à la mer du Nord, et traversant la Champagne. Sur le territoire de la commune de Vaudes (Aube) aux lieux-dits « Les Trappes », « Les Clos » et « Les Lames », l’opération a permis la découverte d’un niveau de 0,05 m à 0,15 m d’épaisseur, d’une extension exceptionnellement grande (suivi sur 350 m) et constitué d’anomalies rubéfiées et noircies de formes diverses, souvent circulaires et aux dimensions très variables. Assimilé lors du diagnostic à un vestige potentiel de défrichement ou de déboisement par le feu, il n’a pas livré de mobilier datant (Toussaint et al., 2014). Un charbon recueilli hors structure a cependant été daté par le radiocarbone entre 1015 et 1155 cal AD (795-935 cal BP).
3L’aspect rubéfié des anomalies observées à Vaudes rappelle celui de structures rencontrées fréquemment, mais de manière très localisée, notamment lors d’opérations de diagnostic préventif, et désignées sous les termes de « foyers d’essartage » ou « chablis brûlé » (Blouet et Faye, 1986). La plupart du temps, ces structures ne font pas l’objet d’investigations approfondies, étant considérées a priori comme des anomalies naturelles ou le résultat de « brûlis agricoles » dont les modalités sont mal définies. À cet égard, la superficie concernée par ces faits sur le site de Vaudes offre la possibilité d’une caractérisation précise, qui pourrait conduire à une meilleure compréhension de structures plus erratiques découvertes lors de diagnostics archéologiques. Ainsi, cette configuration a incité le Service Régional de l’Archéologie de Champagne-Ardenne à prescrire une fouille archéologique sur une surface d’environ 8 000 m², avec pour objectifs de déterminer l’origine du niveau rubéfié (pratique anthropique ou phénomène naturel) et sa chronologie, afin de comprendre notamment s’il résultait d’un évènement unique.
4La fouille, réalisée en juillet-août 2015, complète les données stratigraphiques du diagnostic en offrant une vision planimétrique. Des protocoles d’échantillonnage sédimentaire ont été mis en place afin de caractériser ces structures rubéfiées et les dynamiques pédo-sédimentaires qui leur sont associées. Des mesures physico-chimiques (granulométrie, susceptibilité magnétique, analyse élémentaire) et des observations micromorphologiques ont été réalisées afin de déterminer l’origine du matériau les constituant. Ces observations ont conduit à la mise en place d’un protocole expérimental destiné à étudier les effets de la chauffe sur la couleur des sédiments encaissant ces traces rubéfiées ; ces résultats ont été comparés aux valeurs enregistrées pour les structures elles-mêmes. Des analyses malacologiques et archéobotaniques sur les unités stratigraphiques reconnues à la fouille ont été effectuées afin de suivre l’évolution du milieu avant et après l’apparition des structures rubéfiées. Enfin, des datations radiocarbones complémentaires ont été réalisées pour assurer la chronologie de leur mise en place.
5L’emprise de la fouille se présente sous la forme d’une bande de 10 m de large, longue de 805 m, orientée NO-SE. Les structures rubéfiées et noircies s’espacent et s’estompent progressivement en s’éloignant du centre de l’emprise, jusqu’à n’être plus présentes. En se basant sur les structures les plus éloignées au sein de l’emprise, il est possible de restituer une zone dans laquelle le phénomène est attesté d’au moins 350 m de long dans le sens est-ouest et 120 m dans le sens nord-sud, soit 4,2 ha (Guiblais-Starck et al., 2017).
6De nombreuses opérations ont eu lieu à Vaudes et sur les communes voisines au cours des dernières années, notamment dans le cadre de la construction du gazoduc Arc de Dierrey ; elles ont permis la découverte de sites pour toutes les périodes allant de la Protohistoire à l’Époque moderne. Mais l’emprise de la fouille des « Trappes » se situe en marge de ces sites et n’est donc pas associée à une occupation connue ou un contexte chronologique précis. Au sein même de la surface fouillée, les structures archéologiques « conventionnelles » sont très peu nombreuses et éparses (quelques trous de poteau et tronçons de fossés isolés), et ne forment pas un ensemble cohérent en relation avec les structures rubéfiées. En revanche, la répartition de ces dernières de part et d’autre d’un ancien lit de l’Hozain, affluent direct de la Seine, indique que leur mise en place ou leur conservation peut être liée aux dynamiques pédo-sédimentaires du cours d’eau et de son bassin versant.
7D’un point de vue géologique, l’emprise concerne la basse terrasse du cours moyen de la vallée de la Seine, dans une zone d’élargissement notable de la plaine alluviale (> 5 km) entre Bar-sur-Seine et Troyes, à environ 125 m NGF. D’après la notice de la carte géologique (Hatrival et Morfaux, 1974), le secteur est dominé à l’ouest par les plateaux du Crétacé (n7), dont l’altitude varie de 150 à 170 m NGF, et au nord et à l’est par les alluvions anciennes de la Seine (Fy). Ces reliefs sont recouverts par des limons sableux fins ocre à nodules ferrugineux issus de l’altération des termes du Crétacé inférieur (LPs) et par des limons fluviatiles calcaires hétérogènes contenant des débris de gastéropodes, coiffant les hautes et moyennes terrasses (LPf) et témoignant de l’ancien lit d’inondation de la Seine. Ces formations perchées alimentent sous forme de colluvionnements les points bas topographiques que l’on retrouve en inversion stratigraphique dans les séquences fluviatiles reconnues dans le cadre de cette opération de fouille. Cette basse terrasse très faiblement inclinée vers le nord est formée par des alluvions quaternaires récentes (Fz). L’observation stratigraphique (figure 1) distingue deux niveaux de grave, constitués de galets grossiers et de graviers calcaires hétérométriques à matrice sableuse carbonatée (noté NG sur la figure 1) à la base et plus argileuse gris-bleuté (hydromorphie) à traces d’oxydation (Ng) dans sa partie supérieure. Cette superposition de nappes témoigne d’un espace relativement sensible aux variations hydrodynamiques, dont les phases d’érosion/sédimentation conditionnent l’enregistrement sédimentaire des dépôts sus-jacents.
- 1 Échantillon Beta-435751.
8Cette grave alluviale est recouverte en discordance par un niveau d’argile limoneuse brun-gris cendreuse, grumeleuse et fibreuse (S2T). Ce dépôt correspond à une phase de tourbification alimentée à la fois par des crues épisodiques de l’Hozain et par un colluvionnement latéral peu actif. Cet épisode est daté du Subatlantique par radiocarbone sur un charbon du niveau (2370±30 BP, 540-388 cal BC [95,4 %]1 ; figure 1). Cette première séquence est surmontée par un niveau d’argile limoneuse brun-gris à verdâtre très bioturbé, à cailloutis et graviers calcaires diffus, débris de malacofaune, rares charbons et nodules ferrugineux remaniés (S2g), reposant parfois directement sur la grave. Des formes circulaires biosphéroïdes remplies de calcite sparitique résultent de déjections carbonatées produites par les lombrics, et confirment la bio-perturbation et l’amorce d’une pédogénèse de cette couche, en lien avec une phase de stabilité paléoenvironnementale (biostasie). Cette dernière correspond à l’accumulation de dépôts de débordement de crues saisonnières mais aussi de dépôts détritiques latéraux, liés à une amélioration franche des conditions climatiques et une relative instabilité morphodynamique (érosion agricole ?), favorisant l’incision des cours d’eau principaux et le colmatage des chenaux secondaires, comme celui de l’Hozain, pendant au moins plusieurs siècles avant la mise en place des traces rubéfiées. Ces dépôts tendent à niveler le paysage de la plaine alluviale.
Figure 1 : Contexte stratigraphique de l’opération de Vaudes « Les Trappes » / Figure 1: Stratigraphic context of the Vaudes « Les Trappes » operation
- 2 Échantillons Beta-435752 et Beta-435753.
9L’activité fluviale est néanmoins encore assez importante pour qu’un modeste cours d’eau permanent se maintienne au Moyen Âge. L’ancien lit de la rivière Hozain traverse en effet la zone de découverte des structures rubéfiées en son centre selon un axe est-ouest (figure 2). Cet ancien lit, situé sur le secteur de fouille à 170 m au nord du lit canalisé actuel, est mentionné sur le cadastre napoléonien de 1835 (feuille D5) sous le nom de « Vieil Hozain ». Le chenal le plus ancien (structure Ch.2, en bleu sur le plan figure 1) présente une largeur minimale de 2,8 m. La stratigraphie indique qu’il est celui en activité lors de l’évènement à l’origine des traces rubéfiées. En effet, les deux rives sont oblitérées par des curages ultérieurs dont l’un a lieu au plus tard entre le xiiie et le xive siècle d’après deux datations par radiocarbone effectuées dans son comblement (770±30 et 650±30 BP, soit 1217-1282 cal AD et 1280-1395 cal AD [95,4 %]2).
Figure 2 : Vue aérienne des structures rubéfiées et noircies de part et d’autre du Vieil Hozain, au centre de l’emprise fouillée, et sur le cadastre napoléonien de 1835 / Figure 2: Aerial view of the rubefied and blackened features on both sides of Vieil Hozain, in the centre of the excavated right-of-way, and on the Napoleonic cadastre of 1835
10Ces structures apparaissent au toit des niveaux S2T ou S2g selon l’endroit, en moyenne à 0,60 m sous la surface actuelle, dans un même niveau stratigraphique (figure 1). Elles sont recouvertes par des dépôts d’argile verdâtre homogène, compacte et polyédrique, à taches rouille d’oxydation (S1) qui indiquent une reprise du colmatage de la plaine (élévation de la nappe aquifère) probablement en lien avec une érosion anthropique et la péjoration climatique du Petit Âge Glaciaire.
11En plan, les structures se présentent sous la forme d’anomalies de sol globalement ovoïdales, irrégulières et discontinues, constituées par des noyaux de sédiment rubéfié rouge-orangé, induré mais friable, relativement homogène, ourlé par une formation brun-noirâtre de sol à l’aspect calciné (figure 3). Leurs dimensions individuelles sont très hétérogènes. Certaines mesurent moins de 1 m², la plus grande 42 m². Leur plan individuel ne reproduit pas de forme précise : les contours sont irréguliers, marqués par des angles et des excroissances qui ne semblent pas correspondre à un schéma défini. Aucune trace de labour ne vient les recouper. En coupe, la partie rouge-orangé (5-10 cm d’épaisseur) repose directement sur la partie brun-noirâtre (1-10 cm d’épaisseur).
Figure 3 : Photographies en plan et coupe des structures rubéfiées et noircies / Figure 3: Photographs in plan and section of rubefied and blackened features
12Dans le but de caractériser les propriétés physico-chimiques des structures mises au jour, en comparaison avec les niveaux sous- et sus-jacents, une analyse granulométrique couplée à une analyse géochimique a été réalisée dans des sédiments issus à la fois de la partie rubéfiée et de la partie brun-noirâtre des structures. Dans l’ensemble, elles montrent que le faciès rubéfié aussi bien que celui brun-noirâtre présentent les mêmes caractéristiques sédimentaires et texturales que les niveaux sous-jacents S2g et S2T. Il s’agit d’un limon fin argileux en place qui n’a pas connu d’apport exogène.
13L’analyse géochimique réalisée sur trois échantillons provenant de la partie rubéfiée, de celle noircie, et du sédiment sous-jacent (S2g), révèle que leur composition chimique est relativement similaire. Les échantillons possèdent de fortes teneurs en silicium, aluminium, calcium, potassium, phosphore et titane, les caractérisant comme silicates d’alumines carbonatés. Les fortes teneurs de certains éléments chimiques (titane, phosphore) témoignent de la présence de minéraux lourds (amphiboles, micas) ou argileux (feldspaths potassiques). Dans le détail, on remarque que les teneurs en fer mais surtout en manganèse sont plus contrastées. Les deux faciès rouge et noir se caractérisent par de plus fortes valeurs en fer (88 g/kg) que le sédiment sous-jacent (64 g/kg). Les valeurs de manganèse, même faibles, présentent quant à elles de fortes disparités entre le sédiment originel sous-jacent (0,2 g/kg), la partie rubéfiée des structures (0,4 g/kg) et leur partie noircie (0,9 g/kg). De plus, des mesures du taux de carbone organique et de matière organique révèlent que les sédiments rubéfiés présentent des teneurs nettement plus faibles que les niveaux supérieurs et inférieurs.
14L’étude des lames-minces réalisées dans les structures rubéfiées et leurs interfaces avec les couches supérieures et inférieures apporte des précisions sur les modalités de leur formation. La couche rubéfiée révèle la formation d’agrégats disjoints emballés dans une matrice argilo-limoneuse à micro-quartz. Cependant, aucun litage ni aucune interstratification cendreuse n’ont été observés. Il semble donc que la combustion résulte d’une seule phase de mise à feu. La présence d’agrégats rubéfiés parfois isolés dans la matrice sédimentaire argilo-limoneuse pourrait s’expliquer par un apport régulier de végétaux associés à de la terre, et implique vraisemblablement une chauffe en condition oxydante. La partie brun-noir sous-jacente montre quant à elle des résidus de carbonisation en condition de réduction, inclus dans une matrice de teinte plus cendreuse. Les pyrolites de cette couche ne présentent pas de structure végétale identifiable, ce qui indique sans doute une combustion longue quasi-intégrale des végétaux et/ou à haute température.
15L’absence de troncature nette au toit du niveau rubéfié et noirci (aspect moulant du niveau supérieur), mais aussi de fentes de racines et de bio-perturbations, indique sans doute un recouvrement assez rapide après sa formation. De plus, l’analyse révèle un fort compactage du niveau argileux S1 qui recouvre les structures. Ce tassement pourrait s’expliquer par un piétinement de la surface, dont l’origine reste incertaine.
16Afin de vérifier si l’aspect rubéfié et noirci des structures était bel et bien dû à une combustion, des mesures de la susceptibilité magnétique ont été réalisées sur un profil pédo-sédimentaire présentant le niveau rubéfié, ainsi que sur des échantillons de sédiments rubéfiés et sous-jacents, prélevés lors de la fouille.
17Dans les deux cas, les sédiments rubéfiés présentent des valeurs largement supérieures aux autres unités pédo-sédimentaires, et s’échelonnent entre un peu moins de 400 à un peu plus de 1 000 × 10-5 uSI. Malgré l’importance de l’écart entre ces valeurs, et bien qu’il n’existe pas de seuil strict à partir duquel on puisse attester la chauffe des sédiments, leur comparaison avec les données bibliographiques nous confirme qu’elles résultent d’un phénomène de cuisson (Marmet et al., 2002 ; Hulin et al., 2012 ; Brodard et al., 2012). De plus, la relative homogénéité des sédiments rubéfiés et encaissants exclut une origine uniquement liée à des processus de concentration ou de migration de la matière organique ou d’éléments minéraux fortement magnétiques. S’il existe une corrélation évidente entre les colorations des sédiments observées et leurs teneurs en composés fortement teintés (rubéfaction-fer, noircissement-manganèse ; Baize et Jabiol, 1995), ces différences peuvent également advenir par des processus liés à des modalités de chauffe spécifique : combustion en condition oxydante (rubéfaction) et réductrice (noircissement), ou accroissement du manganèse par l’apport de cendres (Parra et al., 1996).
18La confrontation de ces résultats aux observations morphologiques apparaît cohérente avec l’hypothèse d’une chauffe. Des phénomènes de transferts ou de concentrations pédogénétiques expliqueraient difficilement l’organisation stratigraphique générale, ainsi que la vitesse et les modalités de formation dans ce contexte. Dans cette optique, il est apparu pertinent d’essayer de préciser les températures de chauffe à l’origine d’une telle rubéfaction.
19Des mesures colorimétriques ont été réalisées sur des échantillons des structures rubéfiées ainsi que des sédiments sous-jacents, mis à chauffer en conditions contrôlées. Cette démarche expérimentale conduit à observer l’évolution de la couleur des sédiments en fonction des températures de chauffe (Ketterings et Bigham, 2000 ; Mirti et Davit, 2004 ; Certini, 2005). Il est ainsi possible de comparer les mesures du niveau rubéfié avec celles réalisées sur les niveaux inférieurs (servant de référentiel), pour estimer les températures auxquelles ont été soumises ces structures.
20Neuf échantillons de sols ont été étudiés, dont cinq proviennent de structures rubéfiées et quatre du niveau sous-jacent. Afin d’éliminer la variabilité liée à la structure des échantillons, ceux-ci ont été préparés selon un protocole classique de granulométrie, afin de récupérer la fraction de terre fine du sédiment (0,250 mm). Pour chaque échantillon, une fraction de 10 g est mise à chauffer durant une heure dans un four à moufle (Thermolyne) à des paliers de température successifs et croissants de 50 °C, compris entre 200 et 1 000 °C. Entre chaque cuisson, les échantillons sont refroidis et leur couleur est mesurée avec un spectrocolorimètre SpectroDens (Techkon) avec un paramètre illuminant D65, l’équivalent d’une lumière moyenne de jour. Les résultats des mesures sont exprimés dans le système colorimétrique L*a*b*, où L* représente la clarté et les paramètres a* et b* expriment la chrominance respectivement selon les axes vert-rouge et bleu-jaune (Viscarra Rossel et al., 2006).
21Les résultats des différentes mesures colorimétriques sont présentés en figure 4(1). L’axe des ordonnées représente la variable clarté (L*) tandis qu’en abscisse sont figurées les valeurs additionnées des deux paramètres de chrominance (a*+b*). Ainsi, sur l’axe des abscisses, les valeurs les plus fortes indiquent une coloration plus prononcée vers le jaune et/ou le rouge. Les points projetés concernent les valeurs colorimétriques des échantillons du niveau rubéfié (avant cuisson contrôlée), et des échantillons du niveau inférieur selon leur température de chauffe.
Figure 4 : Graphique des mesures colorimétriques sur les structures rubéfiées et noircies et les prélèvements des niveaux inférieurs (1), et courbes d’évolution des mesures colorimétriques en fonction des températures de chauffe (2) / Figure 4: Graph of colorimetric measurements on rubefied and blackened features and lower level samples (1), and evolution curves of colorimetric measurements as a function of heating temperatures (2)
22Les échantillons rubéfiés, qui concernent des structures différentes, présentent des valeurs nettement plus homogènes que les différents sédiments inférieurs avant chauffe. Globalement, la chauffe des échantillons rend leur coloration progressivement plus rouge à jaune. Si l’on scinde schématiquement la distribution des observations selon la température de chauffe, entre 400 et 450 °C, les échantillons du niveau rubéfié se situent clairement dans les gammes de coloration obtenue pour des chauffes de basse intensité.
23La figure 4(2) présente l’évolution des valeurs colorimétriques mesurées pour chaque échantillon (distance spatiale entre la valeur à la température t1 et t0) selon leur appartenance stratigraphique. Les courbes obtenues décrivent ainsi l’importance des changements de coloration entre chaque palier de chauffe : les pics élevés indiquant une modification significative de la couleur de l’échantillon à la température correspondante. Nous observons trois paliers de température pour lesquels les valeurs colorimétriques évoluent de manière significative : dès 300 °C, puis entre 400 et 500 °C, et enfin à 850 °C. Pour les échantillons des niveaux rubéfiés recuits en conditions contrôlées, seuls deux paliers sont observables, à 450-500 °C et à 850 °C. À partir de 450 °C, le comportement des courbes pour les deux groupes de prélèvements apparaît très similaire. Pour les échantillons rubéfiés, l’absence de changements colorimétriques significatifs avant ce seuil (450 °C) constitue un argument pour proposer qu’ils n’ont pas été soumis à des températures plus élevées que celui-ci. De plus, puisqu’un changement notable de couleur apparaît dès 300 °C pour les échantillons des niveaux inférieurs, on peut supposer que les niveaux rubéfiés ont au moins été chauffés à cette température. Nous pouvons donc estimer une température moyenne de cuisson des structures rubéfiées comprise entre 300 et 450 °C.
24En considération du contexte sédimentaire local et de la présence d’un cours d’eau au centre de l’emprise, la mise en place d’une étude malacologique s’avère pertinente pour documenter l’évolution de la structure de la végétation et du degré d’humidité, à une échelle spatiale fine.
25Les données malacologiques des limons de débordement, antérieurs aux structures rubéfiées, confirment les données sédimentologiques puisqu’elles permettent d’observer la succession des milieux composant un cours d’eau bordé d’une ripisylve. En effet, on observe d’abord l’écho du lit mineur avec les espèces permanentes d’eau stagnante ou faiblement courante (Valvata piscinalis surtout), puis les marges du cours d’eau comportant des espèces de milieux temporaires (Valvata cristata, Gyraulus crista, Bithynia tentaculata principalement), puis de milieux intermittents (Anisus leucostoma et Galba truncatula). Ces milieux comprennent de la végétation aquatique et des phragmitaies qui conviennent également aux espèces terrestres palustres (Carychium minimum, Oxyloma elegans / Succinea putris), alors qu’on s’approche de la berge. Pour celle-ci, des espèces hygrophiles d’herbacées des bords d’eau ont été identifiées (Trochulus hispidus, Vallonia pulchella), et enfin les espèces à affinité forestière indicatrices d’une ripisylve (les Clausiliidae, Discus rotundatus, Aegopinella nitidula, Vitrea crystallina, Carychium tridentatum), probablement étroite étant donné la modestie du cours d’eau.
26Les structures rubéfiées ont livré des effectifs malacologiques faibles. Le fait qu’aucune coquille ne présente de traces de combustion pourrait s’expliquer par la destruction immédiate des escargots présents, en raison d’une forte intensité du (ou des) feu(x) à l’origine des structures. En effet, d’une part, malgré un taux de survie peu élevé après un feu (même de faible intensité), des coquilles brûlées sont bien souvent retrouvées (Kiss, 2002) ; d’autre part, malgré leur fragilisation, les coquilles brûlées peuvent résister aux processus taphonomiques, puisqu’on en retrouve assez régulièrement, en contexte archéologique (Martin, 2004). Cependant, comme les résultats de la colorimétrie s’opposent à l’hypothèse d’une combustion à des températures suffisamment hautes pour décomposer le carbonate de calcium des coquilles (température de fusion 850 °C ; Pansu et Gautheyrou, 2006), cette observation suppose vraisemblablement l’existence d’autres phénomènes taphonomiques ou liés aux modalités de l’évènement. Ainsi, les coquilles retrouvées et étudiées paraissent avoir été déposées dans un second temps, après l’évènement, par un processus d’alluvionnement ou une dynamique de reconquête. Effectivement, même si peu d’individus survivent à un feu, la reconquête peut être extrêmement rapide, à partir des refuges et en fonction de l’hétérogénéité locale de l’intensité du feu (Kiss et Magnin, 2003).
27Les assemblages malacologiques des structures rubéfiées sont composés d’espèces de milieux aquatiques plutôt temporaires, correspondant aux marges et à la berge du cours d’eau, alors que le lit principal semble moins bien perçu que pour les niveaux sous-jacents. Malgré le faible effectif malacologique, la part forestière semble moins marquée, alors qu’apparaît un taxon xérophile, de milieu très dénudé, Candidula sp. C’est un taxon d’herbacées sèches, qui, malgré sa faible abondance, est indicateur d’une ouverture du milieu local certainement liée à une gestion par les populations médiévales. Ainsi, ces échantillons pourraient traduire l’amorce d’un changement dans les modes d’occupation du site : les milieux boisés auraient commencé à être remplacés par des espaces nettement plus ouverts du fait de pratiques probablement agro-pastorales.
28Les mollusques identifiés dans les limons sus-jacents (S1) montrent quant à eux des milieux encore plus ouverts, puisque les marqueurs de milieux boisés disparaissent, au profit des espèces de prairies (Vallonia pulchella, Cochlicopa lubrica, Trochulus hispidus, Vertigo cf. pygmaea) et, surtout, des taxons xérophiles de milieu ouvert et sec (Candidula sp., Vallonia costata et Pupilla muscorum). La végétation aux abords du ru est, alors, principalement composée d’herbacées, ce qui traduit une augmentation de la pression anthropique locale. Quant aux boisements, ils semblent avoir été évacués localement.
29L’analyse des végétaux carbonisés apparaît indispensable dans le cadre de l’interprétation de structures liées au feu, puisqu’elle permet de discuter de la nature du combustible, et donc, a priori, de nous renseigner sur le type d’évènement qui a produit ces traces rubéfiées. Ces dernières ont fait l’objet de prélèvements traités par flottation et tamisage à des mailles de 1 et 0,315 mm, afin de recueillir d’éventuels macrorestes végétaux. Ajoutons qu’une recherche de phytolithes a également été entreprise, mais s’est révélée infructueuse (Pascal Verdin, Inrap).
Tableau 1 : Résultats des analyses anthracologiques et carpologiques du site de Vaudes / Table 1: Results of the anthracological and carpological analyzes of the Vaudes site
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Taxons
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Niveau sous-jacent
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Structures rubéfiées et noircies
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Niveau sus-jacent
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Famille
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Sous-famille, Genre et espèce
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Nom commun
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Anthracorestes
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Fagaceae
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Quercus sp.
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Chênes
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10
|
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Oleaceae
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Fraxinus excelsior L.
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Frêne commun
|
1
|
4
|
|
Ulmaceae
|
Ulmus minor Mill.
|
Orme champêtre
|
|
3
|
|
Betulaceae
|
Betula sp.
|
Bouleaux
|
|
5
|
|
Betulaceae
|
Alnus sp.
|
Aulnes
|
|
|
1
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Sapindaceae
|
Acer cf. campestre L.
|
Érable
|
1
|
|
|
Vitaceae
|
Vitis vinifera L.
|
Vigne
|
|
2
|
|
Ranunculaceae
|
Clematis cf. vitalba
|
Clématite
|
|
1
|
|
Rosaceae
|
Prunoideae
|
|
|
2
|
|
Fabaceae
|
|
|
|
2
|
|
Total
|
2
|
29
|
1
|
Volume traité (L)
|
58
|
107
|
20
|
Densité (nombre/L)
|
0,034
|
0,271
|
0,05
|
Carporestes
|
Poaceae
|
Cerealia indeterminata
|
Céréales indéterminées
|
1
|
1
|
|
Cyperaceae
|
Carex sp. tristigmate
|
Laîche
|
1
|
|
|
Cyperaceae
|
Carex flacca
|
Laîche glauque
|
|
2
|
|
Orobanchaceae
|
Rhinanthus sp.
|
Rhinanthe
|
|
1
|
|
Total
|
2
|
4
|
|
Volume traité (L)
|
58
|
107
|
|
Densité (nombre/L)
|
0,034
|
0,037
|
|
30Les rares carporestes, étudiés par G. Daoulas (Inrap), correspondent principalement à des taxons affiliés à des pelouses, prairies, pâturages ou lisières (tableau 1). Les taxons ligneux identifiés sont quant à eux variés, et correspondent vraisemblablement à une végétation locale, incluant plusieurs taxons héliophiles et pionniers, corroborant ainsi l’image d’un paysage de plaine relativement ouvert et clairsemé tel qu’il est perçu par le corpus malacologique.
31Les charbons recueillis (tableau 1) ont tous une taille supérieure à 2 mm, l’anatomie des charbons de bois est celle d’organes aériens et non souterrains. La grande similitude anatomique observée entre des charbons provenant de prélèvements spatialement proches pourrait indiquer la fragmentation et la dispersion d’un même individu, mais aussi l’exploitation d’une population de plusieurs individus présentant des conditions de croissance proches. Dans les structures rubéfiées, les calibres estimés sont majoritairement supérieurs à 7 cm, et les patrons de croissance sont plutôt irréguliers. Des stigmates observés sur des charbons de frêne pourraient témoigner de pratiques sylvicoles telle que l’étêtage (Haas et Schweingruber, 1994).
32La rareté des macrorestes (carporestes et charbons) dans les prélèvements, au vu de l’important volume de sédiment traité, pourrait être imputée à des phénomènes post-combustion, comme celui d’une désintégration par l’alcalinité induite par un enfouissement avec une forte densité de cendres (Huisman et al., 2012). Cette observation pourrait également être expliquée par des modalités de combustion précises (oxygénation), et/ou par la nature même du combustible (non-ligneux), toutefois on ne possède pas de référentiel comparatif qui permette d’évaluer la représentativité de ce type d’écofacts dans un tel contexte.
33Les observations stratigraphiques et micromorphologiques confirment que l’agencement des couches résulte d’un évènement unique, à l’échelle d’une structure. Dans ce cadre, la présence d’une couronne noire sur les bords de chaque structure rend aisée l’observation d’éventuels recoupements stratigraphiques entre elles. Or, aucune couronne noire ne vient nettement recreuser le limon rubéfié, fait auquel on pourrait s’attendre en cas de combustions répétées sur un même espace. Ce constat est un élément fort en faveur de l’hypothèse que ces structures résultent d’un évènement unique sur l’ensemble de la fouille.
34Celles-ci n’ont quasiment pas livré de mobilier (quelques fragments de faune et deux tessons médiévaux lato sensu), et c’est donc entièrement sur les datations par radiocarbone que repose la chronologie proposée pour ce phénomène. Douze datations ont été effectuées par le laboratoire Beta Analytic (puis recalibrées sous le logiciel OxCal) sur des charbons prélevés directement au sein des structures sur le terrain ou issus du tamisage d’échantillons de sédiment en phase d’étude (figure 5), et sélectionnés de manière à former un maillage spatial réparti sur toute l’étendue du phénomène. Neuf d’entre elles sont associées à des fourchettes chronologiques assez proches au sein des xie et xiie siècles, et trois autres sont légèrement plus précoces (ixe-début xie siècle).
Figure 5 : À gauche, résultats des datations par radiocarbone effectuées sur des charbons recueillis dans les structures rubéfiées et noircies. Datations effectuées par le laboratoire Beta Analytic et recalibrées sous OxCal (version 2.4 ; courbe IntCal 13 ; Bronk Ramsey et Lee, 2013 ; Reimer et al., 2013). À droite, combinaison des datations sous le logiciel OxCal : en haut, combinaison des douze résultats ; en bas, combinaison de neuf résultats, après avoir écarté les trois résultats précoces / Figure 5: Left, results of radiocarbon dating done on wood charcoals collected in the rubefied and blackened features. Beta Analytic and OxCal recalibrated dating (version 2.4, IntCal 13 curve, Bronk Ramsey et Lee, 2013, Reimer et al., 2013). On the right, combination of dates under the OxCal software: top, combination of the twelve results ; bottom, combination of nine results, after discarding the three early results
35La combinaison statistique de l’ensemble de ces résultats sous OxCal (figure 5) afin d’obtenir une date la plus probable donne les fourchettes chronologiques suivantes (cal AD) : entre 1022 et 1047 (à 52,9 % de probabilité), entre 1091 et 1122 (36,5 %) et entre 1140 et 1148 (6,0 %). Une autre combinaison hypothétique a été réalisée avec le postulat selon lequel les trois résultats précoces étaient dus à un effet vieux bois, voire potentiellement à des charbons plus anciens présents sur place avant la formation des structures (figure 5). Les trois prélèvements de datation précoce ont donc été exclus de ce nouveau calcul, qui donne les fourchettes chronologiques suivantes (cal AD) : entre 1042 et 1106 (58,7 % de probabilité) et entre 1117 et 1160 (36,7 %). Il semble donc acquis que le phénomène à l’origine des structures rubéfiées prend place au cours des xie-xiie siècles.
36La morphologie des structures décrites sur le site de Vaudes, la rareté du mobilier associé, et leur contexte paléoenvironnemental, excluent vraisemblablement une origine en lien avec des activités artisanales (charbonnage, métallurgie, etc.). Il faut donc rechercher leur origine dans des évènements ou pratiques ayant lieu en contexte naturel, agricole, sylvicole ou pastoral. Il convient alors de caractériser les résidus potentiels de différents évènements en lien avec le feu, susceptibles d’être préservés sur le temps long, grâce à la documentation historique, ethnographique, expérimentale et écologique actuelle.
37Le tableau 2 présente une synthèse des produits potentiels de plusieurs évènements liés au feu, qui nous semblent correspondre aux situations théoriques les plus probables. S’il est évident qu’une telle classification possède ses limites (variantes, techniques mixtes, réalités techniques anecdotiques, etc.), cette approche nous paraît indispensable pour interpréter de telles structures. Notre objectif étant d’insister sur la variabilité des produits potentiels selon les types d’évènements considérés, plusieurs emplois du feu qui peuvent être récurrents dans certains contextes n’apparaîtront pas ici, du fait qu’ils s’apparentent à des foyers sans aménagement, spatialement limités (par ex. feux de rémanents en culture fruitière), ou qu’ils soient liés à des pratiques de gestion contemporaine (pile-burning). Ainsi, nous retenons (1) les feux de végétations herbacées ou buissonnantes, (2) les feux de forêts, (3) les écobuages et essartages à feu courant ou couvant. Ces différents cas sont définis succinctement, et nous renvoyons le lecteur à la bibliographie pour plus de détails, notamment concernant des aspects étymologiques, ethnographiques et techniques (Barrau, 1971 ; 1972 ; 1996 ; Portères, 1972 ; Sigaut, 1975 ; Métailié, 1978, Grenand, 1996 ; Ribet, 2009 ; Dumez, 2010 ; Viader, 2014 ; Beltrametti et al., 2014).
Tableau 2 : Synthèse des produits potentiels relatifs à différents évènements de feux naturels et agropastoraux (réalisation C. Menbrivès) / Table 2: Synthesis of potential products related to different natural and agropastoral fire events (production C. Menbrivès)
38La première catégorie retenue concerne les feux de surface, affectant des végétations de faible hauteur, à couvert herbacé à buissonnant. Elle inclut des feux à finalités très diverses, puisqu’il peut s’agir d’incendies naturels (Scott et al., 2014) ou bien de feux de surface maîtrisés, comme les brûlages de friches ou d’entretien des espaces pâturés (feu pastoral ; Métailié, 1978). Leur regroupement se justifie donc ici uniquement du fait de leur similarité attendue en termes d’effets.
39La seconde catégorie comprend les cas des feux non contrôlés de végétation forestière, quelle que soit leur origine. Il s’agit des feux pour lesquels la documentation est clairement la plus abondante, du fait que les incendies constituent un paramètre de perturbation naturel majeur de certains écosystèmes (méditerranéens, boréaux ; Moreno et Oechel, 1994 ; Goldammer et Furyaev, 1996). Mais parallèlement, ils sont relativement peu documentés pour les forêts tempérées continentales de basse altitude. Ils présentent des effets très variables selon leur intensité, dépendante de plusieurs paramètres géo-climatiques et écosystémiques (Scott et al., 2014).
40Les trois autres cas concernent uniquement des feux anthropiques, qui correspondent en réalité à des techniques agricoles de préparation du champ (Sigaut, 1975). L’essartage (ou abattis-brûlis) peut être défini comme un système agricole forestier (Mazoyer et Roudart, 1997) qui procède par un abattage des parties aériennes de la végétation, puis par leur mise à feu (figure 6). Cette pratique, qui exclut le dessouchage des arbres, est suivie d’un travail minimum du sol, avant sa mise en culture. Celle-ci est temporaire (2-3 ans) et suivie par un abandon de la zone, en vue de sa régénération forestière.
Figure 6 : Illustration de la préparation d’un sol par essartage pour la culture du lin dans la province de Vologda en Russie. On observe à gauche la combustion en cours, et au centre, le hersage du terrain brûlé qui présente de nombreuses bases de tronc carbonisées en place / Figure 6: Illustration of slash-and-burn in preparation for planting flax in the Vologda province in Russia. Burning can be seen on the left of the picture and in the centre the soil is being broken up around the many burnt tree trunks that have been left
Illarion Mikhaïlovitch Prianichnikov, 1887-1890, Galerie nationale Tretiakov, Moscou, Russie. Wikimedia Commons / Illarion Mikhaïlovitch Prianichnikov, 1887-1890, National Galllery Tretiakov, Moscow, Russia. Wikimedia Commons
41L’écobuage, au sens classique, s’opère sur des écosystèmes à la végétation essentiellement broussailleuse à herbacée, dans des pâturages, prairies, ou tourbières (Portères, 1972). Il procède par une extraction en mottes ou plaques de la partie supérieure du sol (avec les racines et la végétation superficielle), qui sont séchées et servent ensuite à la confection de fourneaux (figure 7). Après combustion, les résidus des structures sont généralement épandus et parfois labourés. Cette pratique peut s’inscrire dans un système cultural temporaire (mise en friche) à permanent (suivi par un herbage ou jachère ; Sigaut, 1975).
Figure 7 : Illustration de l’écobuage. Au centre, différentes méthodes d’extraction des plaques de sols, qui sont ensuite séchées puis employées pour la réalisation des fourneaux, sur la droite / Figure 7: Paring and burning. Centre: different ways of extracting the floor plaques that are then dried and then used in the furnaces seen on the right
Maison Rustique du xixe siècle, Encyclopédie d’agriculture pratique, C. Bailly, 1842, Internet Archive
42L’essartage à feu couvert correspond à une technique combinée des deux précédentes. Appliqué sur des terrains plus ou moins herbacés et/ou boisés, il consiste en la réalisation de fourneaux incluant cette fois des quantités importantes de bois, recouverts de mottes de sols (Blache, 1923 ; Sigaut, 1975). Ces deux composants peuvent alors provenir de la parcelle traitée ou de zones attenantes, et les structures de combustion, a priori de dimensions supérieures à celles d’un écobuage classique, nécessitent d’être arrangées pour obtenir une circulation d’oxygène par-dessous. S’il s’agit du cas pour lequel on dispose du moins d’informations (quelques descriptions historiques), cette technique nous paraît assez singulière en termes de résidus potentiels pour être présentée. De plus, elle illustre la complexité de certaines techniques, et indique que de manière empirique, « toutes les transitions sont possibles entre l’essartage proprement dit (à feu courant) et l’écobuage » (Sigaut, 1975).
43De plus, l’hypothèse d’empreintes d’arbres ou de souches brûlés a été écartée du fait que (1) les structures ne présentent aucune similarité morphologique ni adéquation spatiale avec les 28 chablis du niveau de grave alluviale sous-jacent identifiés lors de la fouille, (2) les charbons de bois sont relativement rares, (3) les indices de végétaux racinaires sont absents, (4) les structures présentent une forte densité alors que les données paléoenvironnementales décrivent un milieu relativement ouvert.
44Cette catégorisation des produits des évènements liés au feu distingue deux groupes, en termes d’importance relative des produits de combustion et de degré de modifications des sols : le premier regroupant les feux de surfaces de différentes intensités, et le second, les feux intégrant des structures de combustion plus ou moins élaborées. Nos résultats confirment que nous sommes ici dans le second cas, qui correspond soit à : (1) l’essartage à feu couvert ou (2) l’écobuage. En effet, seules ces combustions longues et à couvert peuvent expliquer la morphologie des structures identifiées, notamment l’épaisseur de sédiment rubéfié, et leur densité spatiale.
45Théoriquement, la différence la plus évidente entre ces deux cas est celle de la production de charbons de bois, potentiellement très importante dans le cas d’une combustion de fûts et branches à couvert. Pour l’écobuage, s’il est parfois fait mention d’ajout de combustible ligneux dans les fourneaux, ce cas n’est pas systématique, car souvent seules des herbacées sont employées (Portères, 1972 ; Sigaut, 1975). Sur cet aspect, en considérant la densité de charbons de bois supra-millimétriques retrouvés (cf. Études archéobotaniques des résidus de combustion, p. 222) il semble que l’hypothèse de l’écobuage soit la plus pertinente. De plus, étant donné que ces structures ont été rapidement ensevelies (cf. Analyse micromorphologique, p. 220), et malgré la possibilité d’une destruction post-combustion de charbons, on aurait pu s’attendre à en retrouver au moins quelques concentrations, ce qui n’est pas le cas, en dépit de l’importante surface fouillée.
46Bien que l’on ne dispose pas de référentiel pour le cas de l’essartage à couvert, on pourrait également s’attendre à ce qu’une plus grande quantité de combustible produise une combustion à plus haute température, comme pour les charbonnières (Powell et al., 2012). Mais les estimations de température des structures de Vaudes sont relativement basses (cf. Estimation des températures de chauffe, p. 220), et correspondent d’ailleurs à celles mesurées dans le cas d’un écobuage dans la vallée du Niari (Congo) sur un sol ferrallitique (Moreau et al., 1998), où ne sont employées que des plantes herbacées de savane (maximum mesuré de 420 °C).
47L’interprétation de ces traces de combustion comme résidus d’un écobuage amène également à s’interroger sur l’absence de coquilles brûlées dans leurs prélèvements (cf. Étude malacologique, p. 222). En effet, contrairement au cas des incendies ou autres feux de surface, cette pratique implique une préparation préalable à la mise à feu, consistant en l’extraction du sol en mottes qui sont mises à sécher. Puisque l’intensité du feu ne peut expliquer une combustion complète des coquilles de gastéropodes, on pourrait alors envisager que ce traitement a pu notablement modifier le biotope local et fortement perturber les communautés malacologiques, et ce avant tout impact lié à la combustion elle-même.
48Enfin, le fait qu’une parcelle écobuée n’implique pas nécessairement un labour – les résidus pouvant être sommairement épandus (Portères, 1972) – pourrait expliquer l’état de conservation exceptionnel du site de Vaudes, suite à un recouvrement assez rapide par des limons de débordement. La datation de l’évènement interroge d’ailleurs le rôle des variations paléoclimatiques et environnementales dans l’emploi et l’abandon de cette pratique, telle qu’elle est perçue à travers les vestiges archéologiques.
49Finalement, bien que certaines de nos hypothèses révèlent la carence des données actuelles sur ces emplois du feu méconnus, l’écobuage « classique » apparaît ici le plus pertinent pour expliquer la nature des structures mises au jour.
50La principale interrogation qui reste en suspens à travers l’emploi de cette pratique est celle de sa finalité. Du point de vue technique, l’identification de ces structures permet de les attribuer à une pratique de préparation du champ, donc réalisée dans un objectif cultural. Si l’on ne dispose d’aucune information concernant le type de végétaux cultivés et leur destination postérieure (alimentaire, textile, commerciale), il apparaît qu’il s’agit bien d’un évènement ponctuel, du moins à l’échelle de la zone d’étude.
51À une échelle temporelle plus large, la préservation exceptionnelle de ces structures dans un même niveau stratigraphique et l’absence d’indices micromorphologiques de travail du sol des niveaux supérieurs vont à l’encontre de l’hypothèse d’une pérennité de la mise en culture. Cependant, la présence de traces de piétinement dans la strate postérieure (cf. Analyse micromorphologique, p. 220) pourrait éventuellement suggérer que cet écobuage précède une mise en pâture, qui serait en adéquation avec les milieux végétaux perçus par les gastéropodes. D’ailleurs, bien que les chercheurs aient peu insisté sur ce point, les documents historiques confirment son lien étroit avec l’élevage, du fait de son application particulièrement adaptée aux pâtures (Portères, 1972 ; Sigaut, 1975).
52L’hypothèse d’une valorisation planifiée du territoire, pour une durée incertaine, reste donc envisageable, mais celle-ci serait alors plutôt liée à l’élevage, et nécessiterait des investigations plus étendues sur le territoire pour être discutée. L’hypothèse antagoniste serait que cet évènement témoigne d’une pratique opportuniste, ponctuelle et localisée, en lien avec des impératifs sociaux-économiques qui nous restent inconnus. Dans tous les cas, la relation entre le contexte local relativement ingrat d’un point de vue agricole, du fait de son humidité, et l’identification de l’écobuage est essentielle, et confirme la pertinence de cette technique complexe dans la valorisation d’un milieu a priori assez contraignant.
53Du fait du caractère inédit de cette fouille, inscrite dans un transect, il n’est donc pas possible de savoir si cette pratique s’inscrit dans une dynamique supra-locale de valorisation agricole du territoire. Toutefois, si cet évènement semble marquer une rupture dans l’évolution du paysage local, à l’échelle séculaire cette ouverture ne sera que temporaire, comme le montre l’important boisement de la plaine entre Vaudes et Montceaux-lès-Vaudes, sur la carte de Cassini (feuille 81, vers 1757). En l’état, seule la mise en évidence d’occupations domestiques contemporaines ou d’autres résidus de structures de combustion similaires, sur des terrains adjacents, autoriserait à approfondir plus loin notre réflexion.
54Les analyses stratigraphiques, géochimiques et archéométriques menées sur les traces rubéfiées du site de Vaudes « Les Trappes » les ont identifiées comme les restes de structures de combustion. Les analyses paléoenvironnementales (malacologique, anthracologique et carpologique) fournissent des informations pertinentes sur leur fonctionnement et leur contexte d’apparition. Confrontées à la documentation portant sur l’emploi du feu en contexte agro-sylvo-pastoral, les stigmates d’un écobuage sont reconnus.
55Cette opération procède initialement par un écroûtage de la couche superficielle du sol (sur plusieurs centimètres voire décimètres de profondeur), avec sa végétation attenante (il semble d’ailleurs que jusqu’au xviiie siècle le terme écobuer ne désignait que l’action du pelage de la terre ; Sigaut, 1975). Les mottes de sol extraites sont d’abord séchées puis servent à la confection de fourneaux, où elles sont généralement disposées avec leurs herbes et tiges de végétaux vers le bas. La lamine noirâtre des structures est interprétée comme celle correspondant à la végétation et à l’horizon organique de surface des mottes carbonisées, et la partie rubéfiée aux horizons inférieurs moins organiques, qui se retrouvent donc ici en position supérieure, et chauffés en conditions principalement oxydantes. La combustion à couvert permet une chauffe à relativement basse température mais prolongée (au moins 24 heures entre l’allumage et l’épandage des fourneaux). Les mottes de terre étant généralement employées sans préparation supplémentaire, on peut supposer que leur porosité initiale, ainsi que les vides structuraux des fourneaux (espaces entre les mottes) sont responsables de l’oxygénation et de la rubéfaction importante et globalement assez homogène observée. Les structures présentent cependant des extensions très différentes et sont irrégulières : les zones rubéfiées denses et continues pourraient correspondre aux centres des fourneaux affaissés, et celles périphériques, plus irrégulières et parsemées, résulteraient du démantèlement et de l’épandage des parois opérés après la fin de la combustion, comme le suggère aussi l’aspect concentrique de quelques concentrations rubéfiées observées en plan. Enfin, on peut supposer que les irrégularités observées à la base des structures, pourtant bien distinctes des niveaux encaissants inférieurs, sont liées aux irrégularités engendrées lors de l’écroûtement initial du terrain.
56Ces résultats soulignent la pertinence de l’examen minutieux de vestiges de combustion a priori de faible intérêt archéologique, puisqu’il s’agit, à notre connaissance, de la première attestation archéologique française voire européenne d’un écobuage. Qui plus est, cette découverte témoigne de l’existence de cette pratique à une époque où elle était jusqu’ici inconnue d’après les sources historiques. En effet, dans la documentation agronomique moderne (xviiie-xixe siècles), l’écobuage est souvent présenté comme une pratique récente, dont l’origine ne remonte pas avant le xvie siècle (Sigaut, 1975). D’un point de vue chronologique les structures de Vaudes font écho aux « grands défrichements » et « fronts pionniers » de l’an Mil (Grenand, 1996), mais ce modèle théorique semble issu d’une construction historiographique complexe (Burnouf, 2003), pour laquelle les réalités techniques n’ont que peu de place, et dont les arguments matériels sont discutables (Harfouche et Poupet, 2013). En l’état, les découvertes de Vaudes illustrent un exemple de pratique visant à mettre en valeur de manière ponctuelle un espace qui semblait auparavant inexploité, sans qu’il soit encore possible d’en connaître les raisons économiques ou sociales précises, comme par exemple celle d’une carence en terrains cultivables liée à un accroissement démographique local. Cela d’autant plus qu’aucune structure parcellaire ou d’habitat n’a pu être associée à la zone écobuée. En l’absence d’autres exemples archéologiques similaires et d’études à une échelle chronologique et spatiale plus large, l’association des structures de Vaudes avec des phénomènes de grande ampleur ne semble donc pas pertinente, et il n’est pas possible de quantifier la part que l’écobuage occupait dans les pratiques agricoles de la fin du premier Moyen Âge.
57Cette opération offre cependant une documentation remarquable des systèmes agraires de cette époque, notamment sur les méthodes de maintien et de renouvellement des agrosystèmes (Mazoyer et Roudart, 1997), et plus précisément les techniques de préparation du champ (Sigaut, 1975), aspects particulièrement difficiles à documenter sur la base des indices archéologiques et environnementaux indirects généralement employés. Bien qu’il soit souvent considéré que l’emploi du feu occupait une place non négligeable dans les agricultures préindustrielles, les arguments archéologiques probants en ce sens font clairement défaut. La question de la nature des résidus potentiels des techniques du feu n’est d’ailleurs que trop rarement posée alors même que le feu est l’un des agents les plus importants dans la formation et la préservation à long terme d’archives géoarchéologiques. De plus, l’écobuage au sens classique est presque systématiquement ignoré des modèles d’interprétation archéologique, alors même que de par les spécificités de sa conduite, on pourrait raisonnablement s’attendre à le rencontrer plus fréquemment dans les archives pédo-sédimentaires (Menbrivès et al., 2019). Il nous semble indispensable que les concentrations pédo-sédimentaires rubéfiées et/ou charbonneuses qui sont ponctuellement mises au jour lors des opérations de diagnostics et interprétées sans analyse archéométrique comme des structures liées à des déboisements ou des évènements de feux naturels soient revues en fonction des résultats de cette étude. Ce faisant, ce travail ouvre la voie à un renouvellement des connaissances concernant l’évolution des systèmes agraires, puisqu’il illustre la possibilité, dans certains contextes privilégiés, de reconnaître, de dater et d’interpréter des structures archéologiques témoins de pratiques agricoles temporaires basées sur l’usage du feu, en des lieux et à des périodes où elles étaient inconnues.