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Comptes Rendus

Jean-Luc Maurer, Indonésie : l’envol mouvementé du Garuda. Développement, dictature et démocratie, Genève, Graduate Institute Publications, elivres de l’Institut, 2021, 459 p., ill., Map, tables, ISBN: 9782940600212, DOI: https://doi.org/10.4000/books.iheid.7876.

Rémy Madinier
p. 167-170
Référence(s) :

Jean-Luc Maurer, Indonésie : l’envol mouvementé du Garuda. Développement, dictature et démocratie, Genève, Graduate Institute Publications, elivres de l’Institut, 2021, 459 p., ill., Map, tables, ISBN: 9782940600212, DOI: https://doi.org/10.4000/books.iheid.7876.

Texte intégral

1Professeur honoraire en études du développement à l’Institut de Hautes Études Internationales et du Développement (IHEID) de Genève, Jean-Luc Maurer livre, avec L’envol contrarié du Garuda, un livre testament venant clore une longue carrière de politologue spécialisé sur les questions de développement. Le défi était ambitieux : combler un vide important pour les lecteurs francophones en proposant une synthèse à la fois détaillée et accessible de l’histoire de l’Indonésie. Après quatre décennies de recherches sur l’Archipel (1972-2012), la longue genèse de l’ouvrage (près de huit années ponctuées de nombreuse rencontres) a sans doute permis à l’auteur de réussir son pari et d’éviter les deux écueils – un encyclopédisme pointilleux et une histoire téléologique – qui menacent souvent ce genre de projet.

2Le jeune retraité n’a rien perdu de sa verve : le style est enlevé et l’ouvrage se lit aisément malgré son volume imposant. La ligne directrice – une lecture historique de la construction de l’État-nation dans ses aspects économiques, sociaux et politiques - est fermement tenue. Les débats théoriques qui agitent les spécialistes du développement et des transitions démocratiques sont mentionnés mais l’auteur, et on lui en sera gré, préfère le plus souvent s’en tenir aux faits en s’appuyant, pour chaque période, sur une lecture exhaustive des ouvrages de référence dont témoigne l’ampleur de la bibliographie. De même, ses solides convictions ne l’empêchent pas de développer une pensée complexe et pleine de nuances tout à fait stimulante pour le lecteur.

3Les deux premiers chapitres plantent le décor, de manière classique et rigoureuse : géographie et histoire précoloniale sont envisagées à travers leurs legs à l’Indonésie indépendante : une économie « très fortement extravertie », dépendante de l’exploitation et de l’exportation des ressources naturelles ; des modèles d’organisation politiques qui, au-delà de leurs formes sensiblement différentes (l’auteur reprend ici l’opposition entre États hydrauliques et thalassocraties de Denys Lombard), dessinent des formations étatiques « développementalistes ». La période coloniale est abordée sous l’angle d’un bilan qui ne se veut pas que comptable : discutant les analyses des historiens quantitativistes, sans pour autant remettre en cause la légitimité de leur démarche, l’auteur dresse un portrait nuancé des conséquences de la domination néerlandaise dans l’Archipel. Décrite comme une « intrusion précoce et différentielle », elle a, sur le plan économique, entravé un processus de développement prometteur, en particulier en isolant Java du reste du monde malais. À l’exception d’une brève période, lors du sursaut éthiciste du début du XXe siècle, elle fut « globalement négative », la subordination des intérêts de la colonie à ceux de la métropole ayant entraîné une paupérisation de la population et l’exacerbation des inégalités sociales. Surtout, l’exploitation très rationnelle des Indes néerlandaises a légué au futur État-nation indonésien cette « malédiction des ressources naturelles » dont il peine, aujourd’hui encore, à se départir. Enfin, comme le souligne fort justement Jean-Luc Maurer, la situation quasi « monocoloniale » des Pays-Bas a rendu la transition vers l’indépendance très douloureuse, avec une tentative de reconquête hollandaise destructrice pour les infrastructures du pays mais aussi le choix, inadapté, d’un État centralisé au détriment d’une solution fédérale.

4Comme le démontre clairement le chapitre trois, cette indépendance chèrement consentie – les Hollandais parvenant à imposer à la jeune république, « au nom d’une interprétation surréaliste de la continuité étatique », la colossale dette extérieure des Indes Néerlandaises envers les Pays-Bas – greva lourdement la reconstruction économique mais aussi politique du pays. Lorsque l’Indonésie retrouve son niveau de développement d’avant-guerre, au milieu des années cinquante, les forces centrifuges qui saperont, quelques années plus tard, les fondements de la jeune démocratie sont déjà à l’œuvre. La croissance démographique, incontrôlée dans un cadre de ressources contraintes, entraîne une paupérisation de la population. Les tensions sociales et politiques qui en résultent obèrent toute tentative de redressement et plongent le pays, au début des années 1960, dans une crise globale qui fait de l’Indonésie un modèle en termes d’échec parmi les pays en développement ! Longuement analysé, le « coup » du 30 septembre scelle pour trente ans le destin de la démocratie indonésienne et inaugure un régime, l’Ordre nouveau, objet de l’un des chapitres (le 4ee) les plus convaincants de l’ouvrage. Jean-Luc Maurer y analyse avec rigueur la disjonction mortifère qui s’opère alors entre développement et démocratie. En sortant l’Indonésie de son sous-développement chronique et en la plaçant dans le groupe des pays dits « émergents », le régime autoritaire de Suharto et sa stabilité répressive, nourrit le terreau d’une nostalgie qui, plus de vingt ans après sa chute, produit encore ses effets délétères. Pour une large partie de la population, peu importe finalement que l’Ordre nouveau soit logiquement mort de ses succès : l’ultra-libéralisme incontrôlé et corrupteur, à l’origine d’une nouvelle oligarchie richissime, est identifié au développement qui profita au plus grand nombre. La « crise totale » qui emporta le régime est, quant à elle, assimilée non à ses excès mais aux débuts chaotiques d’une démocratie qui mit pas moins de six années avant de trouver un semblant d’équilibre.

5Consacrés à ce processus hésitant que l’on continue de désigner, faute de mieux, sous le vocable indonésien de Reformasi, les trois derniers chapitres proposent une analyse fort détaillée de la vie politique du pays. Par manque de recul et du fait des déficiences de l’appareil statistique indonésien, il demeure en effet, pour l’heure, fort délicat de relier les évolutions sociales et économiques aux hésitations erratiques de cette jeune démocratie. Globalement, comme le montre l’auteur, cette dernière a plutôt été favorable au développement, une fois la transition assurée. Mais, reposant essentiellement sur la perpétuation d’une classe politique héritière de certains des habitus de l’Ordre nouveau, l’ouverture politique semble avoir atteint ses limites. La « stagnation démocratique », voire la « dérive illibérale », que l’on attribue souvent au président Jokowi à partir de la fin de son premier mandat ne semble pas peser pour l’heure sur une croissance toujours vigoureuse et sur d’indéniables progrès sociaux. Faut-il y voir l’esquisse d’un nouveau découplage entre prospérité et liberté ou une simple pause face aux nombreuses menaces politiques et religieuses qui pèsent sur l’Indonésie ? L’auteur se garde de trancher trop vite cette délicate question et propose, à l’image de l’ensemble de cet ouvrage, des réflexions stimulantes et solidement documentées.

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Pour citer cet article

Référence papier

Rémy Madinier, « Jean-Luc Maurer, Indonésie : l’envol mouvementé du Garuda. Développement, dictature et démocratie, Genève, Graduate Institute Publications, elivres de l’Institut, 2021, 459 p., ill., Map, tables, ISBN: 9782940600212, DOI: https://doi.org/10.4000/books.iheid.7876. »Archipel, 103 | 2022, 167-170.

Référence électronique

Rémy Madinier, « Jean-Luc Maurer, Indonésie : l’envol mouvementé du Garuda. Développement, dictature et démocratie, Genève, Graduate Institute Publications, elivres de l’Institut, 2021, 459 p., ill., Map, tables, ISBN: 9782940600212, DOI: https://doi.org/10.4000/books.iheid.7876. »Archipel [En ligne], 103 | 2022, mis en ligne le 30 août 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/archipel/2960 ; DOI : https://doi.org/10.4000/archipel.2960

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Auteur

Rémy Madinier

Institut d’Asie Orientale, CNRS

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CC-BY-ND-4.0

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