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Les journalistes: témoins et acteurs en temps de crise. XIXe - XXIe s. en Espagne et en Europe méridionale

Mutation numérique des entreprises de presse : El País et Le Monde, un modèle de réussite (2005-2020) ?

Ludivine Thouverez

Résumés

Cet article analyse les stratégies mises en place par deux journaux européens de référence − El País et Le Monde − dans leur processus de mutation vers le numérique au cours de la période 2005-2020. Fondée sur les résultats du programme de recherche « News and Quality in European reference media » du groupe « HGH Media, Society and Education » de l’université du Pays basque, auquel l’auteure a participé, ainsi que sur une lecture scientifique récente, cette étude se propose de comparer la qualité des contenus, les stratégies de croissance interne et externe et la rentabilité des deux médias. Après avoir évoqué les ruptures ayant ébranlé le secteur et expliqué notre approche méthodologique, nous verrons qu’El País et Le Monde se rejoignent sur le plan éditorial, tout en misant sur des stratégies de croissance bien distinctes qui ont conditionné l’évolution des ces deux organes de presse.

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Texte intégral

  • 1 L’auteure a participé à ce projet dirigé par le professeur Txema Ramírez de la Piscina et financé p (...)

1Au cours des vingt dernières années, de multiples bouleversements ont affecté les entreprises médiatiques. La presse écrite, confrontée à la concurrence des journaux gratuits, à l’érosion du marché publicitaire et à une crise de crédibilité, a dû tout particulièrement s’adapter aux défis technologiques posés par la révolution numérique. Nous analyserons dans cet article les stratégies mises en place par deux journaux européens de référence − El País et Le Monde − dans leur processus de mutation vers le numérique au cours de la période 2005-2020. Fondée sur les résultats du programme de recherche « News and Quality in European reference media » du groupe HGH Media, Society and Education de l’université du Pays basque1, ainsi que sur une lecture scientifique récente, cette étude se propose notamment de comparer la qualité de leur contenu, leur stratégie de croissance et leur rentabilité. Après avoir rappelé les ruptures ayant ébranlé le secteur et expliqué notre approche méthodologique, nous verrons qu’El País et Le Monde se rejoignent sur le plan éditorial, tout en maintenant des stratégies de croissance externes bien distinctes.

Quinze années de ruptures

  • 2 Ce dispositif est assoupli en 1986.
  • 3 Ce taux est étendu à l’ensemble des périodiques en 1988 et à la presse en ligne en 2014.
  • 4  Sources : OJD 2015. Et : ALBERT, Pierre, SONNAC, Nathalie, La presse française au défi du numériqu (...)
  • 5 Sources : ACPM/ OJD 2016.

2Si Internet est souvent considéré comme le fossoyeur de la presse écrite, il convient de rappeler que la crise du secteur est ancienne. En France, elle remonte au début des années 1970 et a pour origine un ensemble de facteurs structurels et conjoncturels. L’ordonnance du 26 août 1944 destinée à lutter contre les concentrations des entreprises de presse2, l’influence du Syndicat du livre, l’attribution d’aides publiques aux journaux à partir de 1972 ou l’établissement en 1977 d’une TVA à 2,1%3 sur les ventes de quotidiens contribuent, d’une part, à une faible compétitivité des journaux, tout comme au coût élevé de leur production et de distribution. L’évolution des modes de vie, la concurrence de la télévision et des newsmagazines, et la diminution du pouvoir d’achat suite aux chocs pétroliers des années 1970 conduisent, d’autre part, à un effritement progressif du marché, si bien que le tirage de la presse nationale passe de 4,2 millions d’exemplaires en 1970 à trois millions en 19804. Durant les décennies suivantes, l’érosion se poursuit, puis s’accélère brutalement au tournant des années 2000 pour atteindre 1,3 million en 20205.

Figure 1. Évolution du tirage de la presse quotidienne nationale française 1970-2020.
Sources : ACPM / OJD. Élaboration personnelle.

  • 6 NIETO, Alfonso La empresa periodística en España, Pamplona, Universidad de Navarra, 1973, p. 265. 2 (...)

3L’évolution du marché est quelque peu différente en Espagne. Selon les chiffres de l’OJD, la diffusion de la presse nationale et régionale, de tendance généraliste ou sportive, atteint les 3,1 millions d’exemplaires en 19706. Malgré le formidable dynamisme des publications non officielles qui soutiennent l’évolution démocratique du pays, la diffusion baisse régulièrement jusqu’en 1978, avant de connaître un léger rebond dans les années 1980. En 1987, année de l’entrée de l’Espagne dans la CEE, les journaux retrouvent un taux de diffusion équivalent à celui de 1970. La progression se poursuit jusqu’en 2004, puis s’effondre de nouveau en raison de la crise financière de 2008, pour atteindre les 1,5 millions d’exemplaires en 2020.

Figure 2. Diffusion de la presse généraliste et sportive en Espagne 1970-2020 (juin de chaque année, en millions d’exemplaires).
Sources : Alfonso Nieto / ACPM / OJD. Élaboration personnelle.

4La comparaison entre le tirage de la presse quotidienne française et la diffusion globale de la presse espagnole permet d’établir une première série d’observations. La première est que la consommation de presse écrite en Espagne, inférieure à celle de la France, est davantage soumise aux cycles économiques que son homologue française. Les périodes de croissance (1987-1992, 1996-2000) s’accompagnent d’une augmentation significative de la consommation d’information écrite. Dans l’Hexagone, en revanche, la consommation est en baisse régulière depuis 1970.

  • 7 RAMOS SIMÓN, Luis Fernando, Análisis de la difusión de la prensa diaria en España (1976-1984): cons (...)

5L’explication de ce phénomène est complexe. En plus des faiblesses du secteur, des facteurs liés aux évolutions du mode de vie méritent d’être pris en compte. Des études réalisées aux États-Unis démontrent ainsi que l’incorporation de la femme au monde du travail, l’augmentation du temps passé dans les transports, le déménagement des classes moyennes vers la périphérie des villes ou l’augmentation de l’offre de loisirs ont influé négativement sur la consommation de presse outre-Atlantique7.

  • 8 Sondage réalisé par Sofres / Kantar Médias. Voir : CARRASCO, Aude, « La crise du COVID réconcilie ( (...)

6La désaffection des citoyens à l’égard des journalistes peut aussi en être la cause. Selon un sondage du Centro de Investigaciones Sociológicas, la profession de journaliste, qui bénéficiait autrefois d’un grand prestige, arrivait dans le milieu des années 2010 au deuxième rang des professions les moins considérées par les Espagnols, après celle de magistrat. La situation n’est guère meilleure en France, où la confiance dans les médias est passée de 60% dans les années 2000 à 48% de nos jours8. Deux tiers des personnes interrogées considèrent, en effet, que les médias sont dans l’incapacité de résister aux pressions politiques et financières.

7Néanmoins, ce sont bien la concurrence de l’information gratuite et le développement du numérique qui plongent les entreprises de presse en crise au tournant du XXIe siècle. L’apparition des journaux gratuits scandinaves Métro et 20 minutes assène un premier coup au secteur. Malgré les critiques émises contre le caractère superficiel de ces publications, plusieurs groupes médiatiques en copient le modèle. En Espagne, Recoletos (propriétaire de Marca et d’Expansión) fonde le quotidien gratuit ¡Qué ! en 2005. Le géant de la communication Vocento (propriétaire d’une quinzaine de titres dont ABC et El Diario vasco) se lance également dans l’édition des gratuits El Nervión à Bilbao, El Micalet à Valence et ¡Qúe pasa! à Malaga, favorisant la concurrence au sein de ses propres filiales. Des opérations similaires ont lieu en France : tandis que Direct Matin est édité conjointement par Le Monde et le groupe Bolloré jusqu’en 2012, TF1 achète 100% du capital de Metronews en 2011, avant de procéder à l’arrêt de son édition papier en 2015 pour « crise du marché publicitaire », puis à sa fermeture complète en 2016.

  • 9 AEDE, Libro Blanco de la prensa diaria, Madrid, Asociación de editores de diarios españoles, 2015, (...)

8Les déconvenues de Metronews illustrent bien le raz de marée auquel les journaux sont confrontés. À peine le coup porté par l’irruption de la presse gratuite est-il accusé qu’un nouveau bouleversement est en cours. La popularisation d’Internet entraîne non seulement une nouvelle perte de lecteurs mais une migration des annonceurs publicitaires vers les supports numériques. En témoignent ces chiffres de l’Association des éditeurs de quotidiens espagnols (AEDE) : en 2008, 82% des 17 millions de personnes suivant l’actualité dans la péninsule s’informaient au moyen de la presse papier. Sept ans plus tard, ils n’étaient plus que 50,5%, contre 31,3% via la presse digitale et 18,5% via les deux supports9. Sur la même période, les investissements en publicité digitale passèrent de 5,5% à 20%.

9Pour survivre à la concurrence, les entreprises de presse sont donc contraintes de s’adapter au numérique, de garantir la formation de leurs salariés et de repenser leur stratégie marketing. Le défi est d’autant plus rude que la crise financière qui s’abat sur l’Europe freine les investissements et provoque un nouvel effondrement des ventes. Des licenciements massifs sont inéluctables : selon l’Association professionnelle espagnole FAPE, près de douze mille titulaires d’une carte de presse perdent leur emploi en Espagne entre l’espace d’une dizaine d’années (2005-2015). Les journalistes français sont également touchés : après le renvoi d’un tiers des effectifs de Libération en novembre 2006 et la mise en place d’une politique de départs volontaires au Figaro en février 2008, Le Monde annonce au printemps de la même année une suppression de 130 emplois et la vente de certaines filiales jugées peu rentables. De même, la précarité s’accroît dans tous les médias, ce qui provoque des mouvements de grève dans vingt-huit rédactions françaises.

Approche méthodologique

10Le contexte disruptif des années 2000 conduit les journalistes et les chercheurs à s’interroger sur l’avenir de l’information. Face à l’enjeu financier, technologique et social que représente l’irruption du numérique dans les médias, de nombreuses questions se posent : toutes les publications sont-elles impactées de la même manière ? L’adaptation au nouveau paradigme est-il compatible avec le maintien des valeurs éditoriales qui ont fait la réputation de certains titres ? Les licenciements massifs et la précarisation de la profession induisent-ils nécessairement un appauvrissement des contenus ?

11Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, le groupe HGH Media, Society and Education de l’université du Pays basque a mené une vaste étude sur l’évolution de la qualité de l’information entre 2001 et 2014 dans cinq journaux européens de référence : Frankfurter Allgemeine Zeitung, Le Monde, El País, Corriere della Sera et Financial Times. Le projet, auquel l’auteure a participé en tant que chercheuse associée, tente de mesurer l’impact de la révolution numérique sur la profession. Nous présenterons ici les résultats d’analyse du Monde et d’El País.

Des journaux « de référence »

12Fondé en 1944 par Hubert Beuve-Méry, Le Monde se veut l’incarnation des valeurs démocratiques et républicaines de la France d’après-guerre. Bénéficiant de l’Ordonnance du 30 septembre 1944, qui scelle le sort des publications collaborationnistes, le quotidien s’installe dans les anciens locaux du Temps, dont il reprend le format tout en développant une ligne éditoriale nouvelle. Vitrine du pouvoir gaullien, Le Monde s’affranchit progressivement de la tutelle gouvernementale grâce à ses positions critiques sur la Guerre d’Algérie, ce qui lui permet de conquérir un lectorat de gauche et de centre gauche. Son mode de financement particulier (le capital est à la fois détenu par des actionnaires et la Société des rédacteurs) constitue un gage d’« impartialité » que Le Monde exploite au point de devenir, depuis le milieu des années 1970, le quotidien national le plus lu en France. L’histoire de ce journal est toutefois loin d’être sereine : crises internes et problèmes financiers ont ponctué ses soixante-dix-neuf ans d’existence.

13Le journal espagnol El País, pour sa part, est fondé en mai 1976, soit six mois après la mort du général Franco. Propriété du groupe PRISA (longtemps lié à la famille Polanco), il se caractérise par une ligne éditoriale de centre gauche, favorable au rétablissement de la monarchie parlementaire. Juan Luis Cebrián, directeur de 1976 à 1988, souhaite faire d’El País un quotidien de référence, à l’image du New York Times et du Monde. S’entourant d’une équipe de jeunes professionnels, il recommande un traitement rigoureux de l’information, une typographie claire et austère, ainsi qu’une transparence vis-à-vis du public, qui se matérialise par l’émission de données sur les actionnaires de PRISA, l’édition d’un livre de style ou la création de la figure du défenseur du lecteur (Press Ombudsman) en 1985. Cette nouvelle forme de journalisme remporte un succès immédiat. El País, en outre, se démarque de ses concurrents par des prises de position progressistes sur le divorce, l’avortement ou les minorités sexuelles :

  • 10 IMBERT, Gérard, Le discours du journal El País, Paris, CNRS, 1988, p. 5.

« Depuis sa création en 1976, le rôle d’un journal comme El País a été fondamental dans la formation d’une opinion publique démocratique et l’introduction dans le discours social de toute une série de débats autour d’objets qui, jusque-là, n’avaient pas leur place dans le discours public »10.

14En raison de leur position de leaders sur le marché, du soin qu’ils apportent à la conception de l’actualité, de l’influence qu’ils exercent sur le public et les autres médias et de leur contribution au débat public, Le Monde et El País peuvent être considérés comme des quotidiens de « référence ». José Vidal-Beneyto ajoute une autre caractéristique à ces médias :

  • 11 VIDAL-BENEYTO, José, « Un journal de référence », La règle du jeu, nº 25, mai 2004, pp. 177-181.

« Un quotidien de référence acquiert cette qualité du fait qu’il s’est auto-investi porte-parole d’un processus fondateur, au sein de la communauté nationale. Ainsi, El País, pour la transition démocratique en Espagne ; Le Monde, pour la volonté de modernisation de la France après 1945 ; la Frankfurter Allgemeine Zeitung, pour la réhabilitation de la culture allemande dans un pays devenu synonyme de barbarie […]. À cette raison fondatrice du journal correspondait une vocation d’excellence dans l’information, aussi bien dans la forme que dans le contenu »11.

15Cette position privilégiée a-t-elle permis au Monde et à El País de surmonter la crise de la presse traditionnelle avec plus de facilités que leurs concurrents ? Ou, au contraire, les a-t-elle amenés à proposer un produit de moindre qualité ?

Mesurer la qualité de l’information

  • 12 McQUAIL, Denis, Media performance. Mass communication and the public interest, London, Sage, 1992, (...)
  • 13 GONZÁLEZ GOROSARRI, María, Albisteen kalitatea (Research on Basque Media´s News Quality), Tesis de (...)

16Dès leur création, El País et Le Monde ont choisi la qualité de l’information comme proposition de valeur. S’il est fréquent d’entendre que cette qualité baisse d’année en année, le démontrer scientifiquement s’avère plus compliqué. C’est ce qui a poussé le groupe HGH de l’université du Pays basque à élaborer une méthodologie particulière pour évaluer la qualité de l’information à partir de critères objectifs. Partant du concept de media performance de Denis McQuail12, de recherches scientifiques menées en Allemagne et des travaux doctoraux de María González Gorosarri13, cette méthodologie a été appliquée à l’édition papier et numérique de cinq journaux de référence européens : Frankfurter Allgemeine Zeitung, El País, Le Monde, Corriere della Sera et Financial Times. À partir d’un échantillon d’articles publiés entre le 1er janvier 2001 et le 31 décembre 2012 pour le support papier, et durant le premier trimestre 2013 pour la presse numérique, une note sur dix a été attribuée aux quotidiens. Trois aspects ont été évalués : la sélection, l’élaboration et la contribution sociale de l’information.

17Le travail d’impression et de sélection des nouvelles équivaut à un quart de la note. Sont relevées les erreurs ou maladresses typographiques : coquilles, tâches d’encre, présence de lignes orphelines, d’hyperliens défectueux, etc. L’attention est ensuite portée sur les acteurs des nouvelles. Partant du principe que le « bon journalisme » ne se limite pas à reproduire les déclarations et les agissements des élites (c’est à dire à reproduire l’idéologie dominante, au sens d’Habermas), le groupe HGH a valorisé la présence d’acteurs issus de collectifs historiquement marginalisés : classes sociales défavorisées, migrants, malades, ethnies minoritaires, LGTB, etc. Le genre des acteurs, l’aire d’influence des nouvelles, le fait de mentionner les sources et la manière dont l’information est parvenue à la rédaction (procède-t-elle d’une dépêche d’agence, d’une conférence de presse, d’une enquête sur le terrain, d’un publireportage déguisé ?) sont aussi évalués dans cette partie.

18L’élaboration des nouvelles équivaut, en second lieu, à la moitié de la note. Sont évalués la profondeur des nouvelles, l’exposition de différents points de vue, la présence de graphiques ou de photographies, le registre de langue ou la correction orthographique et syntaxique du journaliste. La contribution sociale de l’information correspond au dernier quart de la note. Considérant, conformément aux recommandations de l’UNESCO, que le journalisme doit faciliter la formation d’une opinion libre et citoyenne, l’équipe de recherche a valorisé l’adoption d’une fonction de « chien de garde » de la démocratie, tout comme le respect de la dignité humaine, de l’égalité et de la diversité culturelle. Les articles reproduisant des commentaires sexistes, xénophobes ou ethnocentristes sont, de ce fait, lourdement sanctionnés.

19Travail d’impression et de sélection : ¼ de la note ; élaboration des nouvelles : 2/4 ; contribution sociale de l’information : ¼. Et en plus, notation spécifique pour « le genre des acteurs, l’aire d’influence des nouvelles, le fait de mentionner les sources et la manière dont l’information est parvenue à la rédaction ».

20Appliqués à un corpus de 508 articles imprimés et de 84 articles numériques, ces critères permettent de mesurer l’évolution de la qualité d’El País et du Monde sur une période de douze ans pour le support papier et d’un trimestre pour le numérique. Bien entendu, l’intention du programme de recherche n’était pas de « juger » le travail des journalistes, mais de comprendre dans quelle mesure les multiples crises du secteur avaient influencé la production de l’information. C’est pourquoi l’analyse qualitative et quantitative des nouvelles fut complétée par une série d’interviews semi-directives visant à donner la parole aux professionnels, tout comme par un sondage destiné à connaître la perception et les attentes de cinq cents lecteurs européens par rapport à la presse.

Stratégies de croissance interne et externe

  • 14 ALBERT, Pierre, SONNAC, Nathalie, op. cit., p. 99.
  • 15 ÉVENO, Patrick, Histoire du journal Le Monde 1944-2004, Paris, 2004, p. 681.

21En 2005, date à laquelle a commencé l’étude, Le Monde se trouve dans une situation financière délicate. Son directeur, Jean- Marie Colombani (1995-2007), a engagé le titre dans une stratégie de prolifération visant à se positionner sur plusieurs segments de marché aux attentes distinctes14. Le Monde est ainsi entré dans le capital des Journaux du Midi, qui possèdent plusieurs titres régionaux, et des Publications de la Vie Catholique, propriétaires de La Vie, Télérama et Courrier International. La construction de ce groupe occasionne un lourd endettement que les ventes et les recettes publicitaires du Monde peinent à combler. La direction prend alors le pari de « s’affranchir des derniers tabous qui pèsent depuis plus de vingt ans sur le journal : Le Monde doit chercher à attirer les lecteurs, il ne doit pas se contenter de proposer une offre de qualité qui trouverait son chemin sans aucune préoccupation commerciale15 ».

  • 16 PÉAN, Pierre, COHEN, Philippe, La Face cachée du Monde. Du contre-pouvoir aux abus, Paris, Albin Mi (...)

22Deux décisions stratégiques sont adoptées. La première consiste à recapitaliser la publication pour mettre fin à sa situation déficitaire. En mars 2004, la Société des rédacteurs du Monde, alors actionnaire à 29,5%, approuve l’entrée dans l’entreprise des groupes Lagardère, PRISA et Stampa, qui s’emparent de 17%, 15% et 3% de son capital. Si les deux tiers des rédacteurs acceptent avec « résignation » l’arrivée de ces actionnaires extérieurs, d’autres s’y opposent farouchement au nom de l’indépendance de l’information16.

23La seconde stratégie consiste à relancer la croissance interne du Monde par le biais d’un changement de politique éditoriale. Éric Fottorino, directeur du quotidien (2007- 2011), est chargé d’élaborer une nouvelle formule pour enrayer la baisse des ventes. C’est à cette époque que la photographie fait son apparition dans les pages du journal, en remplacement des caricatures. La longueur des articles est réduite et de nouveaux suppléments comme Le magazine du Monde ou les cahiers thématiques « Économie et entreprise », « Sciences et médecine », « Pixels et décodeurs » voient le jour. Parallèlement, la poursuite de l’innovation technologique est encouragée sur lemonde.fr afin de capter de nouveaux lecteurs, notamment chez les 18-25 ans. La vision journalistique d’Éric Fottorino est exposée dans une tribune de 2008 :

  • 17 FOTTORINO, Éric, « À nos lecteurs, par Éric Fottorino », Le Monde, 14/04/2008, en ligne : https://w (...)

« Le Monde ne saurait devenir un journal au rabais, vidé de sa substance. C’est au contraire un projet éditorial ambitieux […]. Il s’agira d’un journal plus ramassé, plus dense, plus sélectif, préférant l’explication, l’analyse et la diversité de points de vue à la redite des informations, déjà fournies par tant de médias à la vitesse de la connexion numérique. Faute d’aller plus vite, Le Monde s’efforcera toujours d’aller plus profond et plus loin, grâce à une rédaction réorganisée autour de ses correspondants internationaux et de ses journalistes experts »17.

24C’est donc dans un contexte tendu que la rédaction est appelée à renouveler ses pratiques, afin de tendre encore plus vers l’excellence. Mais les conditions sont-elles réunies pour y parvenir ?

25El País connaît les mêmes turbulences que Le Monde. En dépit d’une diffusion enviable de 469 183 exemplaires en 2005, le journal se trouve lourdement endetté en raison des investissements de PRISA. Dès le milieu des années 1980, le groupe de communication administré par la famille Polanco se lance dans une stratégie de prolifération de grande ampleur. Après avoir pris le contrôle de plusieurs chaînes de radio et titres de presse nationale et régionale, PRISA investit dans la télévision locale et numérique, le cinéma, l’édition ou le tourisme. Le poids du groupe est tel que le professeur en Communication Ramón Reig remarque ironiquement :

  • 18 REIG, Ramón, Medios de comunicación y poder en España. Prensa, radio, televisión y mundo editorial, (...)

« N'importe quel Espagnol peut se lever le matin et commencer à “consommer” un “produit PRISA” et passer l’essentiel de sa matinée à faire la même chose : il peut prendre son petit-déjeuner en écoutant la chaîne SER, sortir dans la rue et acheter le quotidien El País ou le quotidien économique Cinco Días […]. Il peut se rendre dans une librairie du groupe PRISA, Crisol par exemple […]. Il peut rentrer chez lui et voir comment ses enfants étudient avec des livres d’éditeurs tels que Santillana ou Grazelema [et] il peut regarder Canal Plus ou certaines de ses chaînes par satellite »18.

26L’OPA lancée en 2006 pour augmenter les parts de PRISA dans le capital de l’entreprise de télévision numérique Sogecable, doublée d’une série de placements à hauts risques, se solde toutefois par un désastre financier : l’année suivante, la dette du groupe s’élève à six milliards d’euros. Même s’il continue d’être rentable, El País est fragilisé. En effet, face à l’impossibilité de rembourser ses créanciers, PRISA cède une partie de ses actions aux banques Santander, BBVA, Caja Madrid et Bankiter qui entrent dans le conseil d’administration du journal.

27Parallèlement, des tensions affleurent entre la rédaction et la direction, pour qui un changement de politique éditoriale est nécessaire. Une nouvelle maquette, faisant la part belle à l’image et à la couleur, voit le jour en 2007 ; tandis que l’analyse et l’opinion sont encouragées. Cette nouvelle formule, qui ressemble à s’y méprendre à celle préconisée par Éric Fottorino au Monde, est néanmoins plus ambitieuse : El País entend renforcer sa position de journal référent dans le monde hispanophone à travers son site Internet. C’est pourquoi El País, autoproclamé « journal indépendant du matin » en 1976, devient « le journal global en espagnol » en 2007. Le nom de site Internet change également : elpais.es devient désormais elpais.com. José Luis Cebrián explique :

« El País, contrairement à ce qui se passait il y a 31 ans, est aujourd’hui plus qu’un journal papier : c’est une marque de prestige mondial disposant de multiples médias […]. El País, qui est déjà le quotidien international le plus prestigieux dans les pays hispanophones, profitera de la portée mondiale de son édition numérique pour renforcer ce leadership en Amérique latine »19.

28L’absence de référence au rôle social de l’information attire ici l’attention. El País, envisagé comme marque de renom internationale et fer de lance de l’expansion économique de PRISA en Amérique latine, peut-il encore se consacrer à son activité initiale et tendre vers l’objectivité journalistique ?

La qualité est-elle toujours au rendez-vous ?

29Les résultats du projet de recherche News and Quality… permettent de répondre partiellement à ces questions. Notons, tout d’abord, que l’analyse des cinq journaux européens met en évidence une baisse de qualité de l’information entre 2001 et 2012. La note attribuée à ces derniers passe de 5,55 à 5,21/10 et connaît son niveau le plus bas en 2007, date du début de la crise financière internationale.

30Avec des notes de 5,47 et 5,16/10, El País et Le Monde arrivent en deuxième et troisième position des quotidiens de référence, derrière Frankfurter Allgemeine Zeitung (6,08) et devant Corriere della Sera (5,14) et Financial Times (5,12). Si la qualité de l’information d’El País est relativement constante, celle du Monde fluctue davantage. Le journal obtient ainsi des notes inférieures à la moyenne en 2004, 2006 et 2007. Il est intéressant de constater que ces années sont marquées par des tensions au sein de la rédaction : entrée du groupe Lagardère dans le capital et polémique suite à la publication de La face cachée du Monde en 2004, nouvelle politique éditoriale et préparation d’un plan social en 2006 et 2007. On constate, par ailleurs, que la qualité varie en fonction des rubriques. Alors que les nouvelles de nature politique et économique sont construites de manière rigoureuse, un relâchement est perceptible dans les sports et la culture, où il est parfois difficile de faire la distinction entre information et publireportage.

31Les points forts du Monde résident dans le choix des sujets (d’envergure nationale et internationale), la profondeur de ses articles et le style des journalistes. Les formats longs recueillent les meilleures notes. En revanche, la contribution sociale de l’information constitue son point faible. Plus de la moitié des articles étudiés mettent en scène des acteurs issus de gouvernements ou d’institutions publiques et financières. En outre, 70% sont de genre masculin. Les minorités sont également sous-représentées, hormis en temps de crise migratoire, d’émeutes en banlieue ou de débat sur le « mariage pour tous ». Les résultats de l’analyse d’El País présentent les mêmes caractéristiques. Si la sélection et l’élaboration des nouvelles est satisfaisante, un manque de pluralité et de perspectives est perceptible dans les articles.

  • 20 Source: OJD / Projet de recherche News and Quality… 

32La nouvelle formule de journalisme proposée par Éric Fottorino et José Luis Cebrián n’a donc rien de révolutionnaire. Dans l’ensemble, Le Monde et El País demeurent des quotidiens élitistes, bien écrits et conçus. Ils témoignent du professionnalisme des journalistes dans les phases de sélection et de conception des nouvelles, mais ne remettent pas en cause les rapports sociaux existants et exercent mollement la fonction de « chien de garde ». Or, si une majorité de lecteurs du Monde se déclarent séduits par la nouvelle formule, la diffusion ne cesse de baisser. Celle du support papier est particulièrement alarmante : de 2005 à 2015, elle accuse un recul de 39% pour Le Monde et de 60% pour El País20. Il y a donc urgence, pour les deux quotidiens, de repenser leur stratégie de croissance, en misant notamment sur une augmentation des abonnements à la version numérique.

De complément du papier à vitrine internationale des journaux

33Le Monde lance sa version numérique en décembre 1995. À cette époque, l’objectif du quotidien est avant tout d’obtenir une visibilité sur Internet. Peu d’articles sont disponibles en ligne et les rares journalistes et informaticiens à opérer au service « télématique » suscitent la méfiance, voire le mépris, des salariés de la rédaction « papier » et de l’imprimerie. Jean-Marie Colombani compte néanmoins sur une croissance du support digital. Des alliances sont signées avec d’autres groupes, comme Lagardère en 1998, dont l’apport financier permet d’améliorer la conception et les performances du site. Après quelques aventures hasardeuses (toutlemonde.fr, lancé en 2000, propose aussi bien des dépêches que des services de billetterie et de financement), lemonde.fr recentre son activité sur l’information.

  • 21 BACQUÉ, Raphaëlle, CHEMIN, Ariane, « Le Jour où Le Monde se met au web », Le Monde, 31/07/2014, en (...)

Figure 3. Première version digitale du Monde, décembre 1995. Source : LeMonde.fr21

34Comme le montre la figure 3, les premières maquettes numériques s’inspirent fortement du support papier. La mise en page s’étend sur trois ou quatre colonnes, et forme ce que l’on appelle un « trident » : le menu de navigation est inséré à gauche, les articles au centre et la publicité à droite. Ce modèle, fondé sur des études neurocognitives démontrant que l’œil du lecteur décrit la trajectoire d’un Z lorsqu’il est face à un document imprimé (son regard est donc davantage attiré par les éléments placés en haut à droite, qu’en bas à gauche), reproduit les codes de la presse papier, au détriment de l’esthétisme et du confort de lecture sur écran.

35Le service « télématique » est donc chargé d’améliorer le visuel. Au fur et à mesure des avancées technologiques, le nombre de colonnes tend à se réduire, la barre de navigation est placée en haut, et des photographies et vidéos sont insérées. Une réflexion est également menée sur les modalités d’accès à l’information. Tandis qu’une formule hybride est adoptée par lemonde.fr (la majorité des articles sont gratuits, mais l’abonnement permet d’accéder à un contenu enrichi et aux archives du journal), elpaís.es opte en 2002 pour le paywall (formule permettant à un utilisateur de consulter gratuitement dix articles, avant d’être incité à souscrire un abonnement de dix euros mensuels pour continuer à lire en ligne). Les conséquences sont immédiates : elpais.es, qui reçoit une moyenne de 440 720 visites quotidiennes perd la plupart de ses usagers, qui migrent vers elmundo.com ou d’autres sites gratuits. Cette perte de potentielles cibles publicitaires contraint le média à revenir sur sa décision en 2005. À partir de cette date, et jusqu’en 2020, elpais.es offre une information gratuite, dont la lecture est toutefois entravée par des publicités déclinées sous forme de bannières tout public, publireportages ou fenêtres proposant des annonces reciblées.

  • 22 Ibid.

Figure 4. Version numérique du Monde, septembre 2001. Source : LeMonde.fr22

36Si l’on compare les sites lemonde.fr et elpais.es du début des années 2000, il apparaît que le premier est d’une qualité supérieure, tant au niveau de l’esthétique que des contenus. L’étude menée sur un échantillon de 210 articles publiés au premier trimestre 2013 tend vers la même conclusion. Avec une note de 5,9/10, la version numérique du Monde est la mieux notée de cinq journaux européens. Elle possède même une qualité supérieure à celle du support papier, grâce à l’insertion de supports infographiques (cartes, graphiques, etc.) et d’hyperliens textuels ou audiovisuels qui apportent une valeur ajoutée à l’information. Cependant, le journal pêche toujours par rapport au critère de l’apport social des nouvelles, ce qui prouve que la mutation vers le numérique n’a pas supposé un changement radical dans la façon d’envisager les rapports de force sociaux existants. Et cela, quand bien même les utilisateurs du site sont plus jeunes que le public vieillissant de la version imprimée.

  • 23 Capture d’écran de l’auteur en date du 1 février 2022.

Figure 5. Version d’elpais.com, 1 février 200323.

37La version numérique d’El País obtient, au contraire, la note la plus basse des cinq journaux : 4,9/10. De nombreuses faiblesses sont observées dans l’élaboration des nouvelles : répétitions, phrases à rallonge, présentation des idées de manière confuse voire inintelligible, fautes d’accentuation, problèmes de ponctuation, etc. Ces erreurs sont généralement corrigées dans la version imprimée du lendemain, ce qui semble indiquer que la rédaction « numérique » travaille à la hâte, sacrifiant la qualité à l’immédiateté de l’information, mais qu’une correction est effectuée en fin de journée.

38Cet empressement est probablement à l’origine de l’une des plus grandes erreurs professionnelles commise par El País au cours de son histoire. Le 24 janvier 2013, elpais.com publie durant trente minutes une photographie d’un homme branché à un équipement médical, sous le titre « Le secret de la maladie de [Hugo] Chávez ». La version imprimée, qui s’ouvre sur la même information, s’apprête à être écoulée quand ordre est donné de la retirer et de la remplacer par une autre, à la mi-journée. En réalité, l’homme photographié n’est pas le dirigeant vénézuélien ! Cette erreur professionnelle est lourde de conséquences : El País perd non seulement 250 000 euros dans l’impression du second numéro, mais voit sa crédibilité compromise.

39La photographie procède en réalité d’une vidéo anonyme postée sur Youtube en 2008. Proposée à la rédaction par l’agence Gtres Online, elle n’aurait pas fait l’objet des vérifications habituelles au motif que la bloggeuse Yoani Sánchez, correspondante d’El País à Cuba (d’où serait originaire l’infirmière ayant pris le cliché), ne pouvait exercer librement son travail d’investigation24 ! Un plan de communication est alors activé : loin de remettre en cause le choix de ses informateurs (l’élévation d’une bloggeuse au rang de correspondante d’un quotidien de référence international mériterait pour le moins réflexion), El País assume son erreur… tout en égratignant le régime de Raúl Castro.

  • 25 Elpais.com a rétabli le modèle du paywall en 2020, puis adopté celui du freemium en 2022.
  • 26 Source: Rapport Comscore 2016.
  • 27 Ensemble des personnes exposées à un média. L’audience numérique se mesure à travers des applicatio (...)

40En dépit de cette faute professionnelle, elpais.com affiche une belle réussite. Grâce à l’accès libre à ses contenus (jusqu’en 202025) il est devenu le site d’information en langue espagnole recevant le plus de visites avec clarin.com26. Un tiers des usagers se connectent d’ailleurs depuis l’étranger, et notamment l’Amérique latine, où PRISA a ouvert trois rédactions (Mexique, Brésil, Colombie) afin d’offrir des contenus adaptés aux habitants de ces pays. Le nombre d’abonnés à la version numérique augmente aussi de manière régulière depuis 2014 pour atteindre désormais les 100 000 personnes27.

41Le monde.fr, qui a opté pour la stratégie du freemium (une formule permettant l’accès libre à la plupart des contenus contre une exposition publicitaire ou l’accès payant à des contenus enrichis avec confort de lecture), rencontre également un large succès. Le nombre d’abonnés à la version numérique est ainsi passé de 47 000 en 2013 à 130 000 fin 2016, puis à 414 000 en 2021 (contre 87 000 abonnés pour la version papier) 28.

42Les raisons de ces réussites sont multiples : outre les changements d’habitudes de nos sociétés, les deux journaux ont adapté leur présentation aux nouveaux dispositifs (tablette, téléphone mobile), tout en communiquant via de nouvelles applications comme Facebook, Twitter, Snapchat Discover ou Tik Tok qui ont permis de renouveler et d’élargir leur lectorat. La pandémie du COVID-19, les confinements successifs, tout comme la soif d’informations caractéristique de cette période, ont enfin servi de catalyseurs à l’abonnement numérique. Pour autant, la rentabilité financière est-elle au rendez-vous ?

Une rentabilité fragile

43L’innovation technologique et éditoriale a permis à elpais.com et lemonde.fr d’obtenir de bons résultats en termes d’audience. Mais cette innovation a un coût : elle n’est possible qu’au prix de lourds investissements. Or, dans le contexte de crise du papier et de récession économique de la fin des années 2000, seule une recapitalisation s’avérait possible pour garantir la survie de ces deux journaux de référence.

  • 29 « Le trio Bergé-Niel-Pigasse a pris le contrôle du Monde », Libération, 02/10/2010, en ligne : http (...)

44Le Monde, déficitaire depuis 2002, se voit dans l’obligation de licencier 130 de ses 580 salariés en 2008. Menacé de liquidation judiciaire en 2010, il n’a d’autre choix que de faire appel au monde de la finance pour honorer ses obligations bancaires. Le trio d’entrepreneurs Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse investissent alors 110 millions d’euros dans le journal, en échange de 65% de son capital, tandis que la participation de Lagardère et de Prisa est réduite à 5%. L’accord conclu prévoit que la participation des rédacteurs et des lecteurs (jusque-là actionnaires majoritaires), soit portée à 33,4%, de manière à ce qu’ils conservent une minorité de blocage29. Cette opération, accueillie avec autant de soulagement que d’inquiétude par la rédaction, permet au journal d’éviter le dépôt de bilan. Mais elle implique également de nouvelles méthodes de gestion que le « pôle d’indépendance » peine parfois à accepter. Or, si les résultats du groupe sont bénéficiaires depuis 2015 (ils sont dus notamment à l’essor des activités numériques et à la bonne santé du pôle magazine), on constate que les tensions entre la rédaction et l’actionnariat sont toujours palpables. En 2017, le rachat des parts de Pierre Bergé par ses associés et leur vente au milliardaire tchèque Daniel Křetínský ont ainsi conduit à une mobilisation de la rédaction pour obtenir un droit d'agrément. C’est à-dire la possibilité de bloquer un changement dans le contrôle de l'actionnariat.

  • 30 « PRISA prevé triplicar su beneficio este año y reducir fuertemente su deuda », El País, 8/3/2010. (...)

45El País, pour sa part, a fait les frais de la politique expansionniste de PRISA. Après avoir échangé une partie de ses dettes contre des parts dans son capital, le groupe crée la surprise en 2010 en cédant plus de la moitié de celles-ci au fonds d’investissement américain Liberty. Officiellement, cette opération de recapitalisation avait pour but d’alléger la dette de PRISA et d’éviter des licenciements 30. Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, elle répondait aussi à la volonté d’implanter El País sur le continent américain :

  • 31 « PRISA captará hasta 660 millones mediante un pacto con Liberty », El País, 06/3/2010, en ligne: h (...)

« L'alliance permettra à notre entreprise de passer à un niveau d’activité supérieur et de dynamiser son développement numérique, audiovisuel, et éditorial sur les marchés hispanophones et lusophones, notamment aux États-Unis. La qualité et le prestige des promoteurs de Liberty amélioreront notre présence sur ces marchés et contribueront à la modernisation de la gestion »31.

  • 32 BALCARCE, Luis, « Exclusiva PD: La lista completa de los 129 despedidos de El País », Periodistadig (...)
  • 33 Seule l’année 2015 présente des résultats bénéficiaires. Voir : « El grupo mediático español Prisa, (...)

46Or, suite à la multiplication de sa dette par six en l’espace de deux ans, PRISA se voit contraint par son actionnariat d’adopter un vaste plan social en 2012. Il se traduit par le renvoi de plusieurs milliers de salariés (dont 129 à El País), des coupes budgétaires dans certaines rédactions régionales ou leur fermeture, comme en Galice, au Pays basque, en Andalousie ou à Valence32. Malgré ces efforts, les dettes du groupe sont telles33 que de nouvelles recapitalisations sont nécessaires : entre 2015 et 2020, le fonds d’investissement britannique Amber Active acquiert près d’un tiers des parts de PRISA, tandis que l’entrepreneur qatari Al Thani et le groupe français Vivendi investissent dans son capital de manière minoritaire.

47Les ambitions planétaires de PRISA sont donc lourdes de conséquences pour El País, à nouveau contraint de licencier quarante journalistes et de fermer son édition brésilienne en 2021. Elles posent, de surcroît, deux questions : dans quelle mesure l’indépendance éditoriale peut-elle être garantie au vu des multiples changements au sein de l’actionnariat ? Peut-on toujours considérer ce journal, emblématique de la Transition, comme un organe de presse espagnol ?

Quel journalisme pour demain ?

48La comparaison des stratégies mises en place par El País et Le Monde pour faire face à la révolution numérique des années 2005-2020 fait apparaître de nombreuses similitudes. Tous deux sont affectés par la crise du support papier et tentent d’y remédier par une modification de leur offre éditoriale : de nouvelles maquettes et de nouveaux suppléments sont conçus, tandis qu’un journalisme axé sur l’analyse et l’opinion est expérimenté. La baisse continue des ventes papier conduit toutefois les deux titres à recentrer leur attention sur le numérique. L’innovation se fait au prix de lourds emprunts qu’ils peuvent difficilement rembourser. Licenciements, fermeture de sites et réaffectation de salariés à la branche numérique deviennent fréquents et génèrent des tensions entre les rédactions et leur direction.

49L’étude sur la qualité de l’information montre que ce contexte incertain a une répercussion sur la production de l’information. Bien qu’El País et Le Monde continuent de s’appuyer sur le savoir-faire de leurs salariés, la dégradation de leurs conditions de travail s’accompagne d’une diminution de la qualité des articles. Un an après le plan social ayant décimé le quart de sa rédaction, elpais.com ne remplit pas, par exemple, les critères de qualité qu’un lecteur de quotidien de référence est en droit d’exiger.

50Il faut dire que la profession a fortement évolué : le journaliste « moderne » doit posséder des compétences d’analyse, de synthèse, de rédaction, d’infographie et de montage audiovisuel. Il doit également savoir travailler dans l'instantanéité et ne pas être rétif à communiquer sur les réseaux sociaux. Le journalisme de données est une autre compétence de plus en plus appréciée. Face à la multiplication des (mêmes) informations sur Internet, l’exploitation de données statistiques et la mise à disposition publique de celles-ci permettent, en effet, de se démarquer de la concurrence. Une alliance avec cette dernière peut toutefois se révéler enrichissante. En 2016-2017, des rédacteurs d’El País, Le Monde, Der Spiegel et The Guardian se sont unis pour réaliser un grand reportage multimédia intitulé « 500 jours, 25 migrants, 4 journaux et un 1 projet », portant sur l’exode de migrants vers l’Europe. Ces innovations montrent que le journalisme peut non seulement survivre à la crise, mais en tirer parti pour se renouveler.

51L’essentiel, d’ailleurs, n’est pas de savoir sur quel support l’information de demain sera publiée, mais si elle continuera de remplir sa fonction sociale. Tel que le souligne un éditorial du Monde, publié à l’occasion du soixante-dixième anniversaire du journal :

  • 34 « Les 70 ans du Monde, Informer à l’heure d’Internet », Le Monde, le 10/12/2014, en ligne : https:/ (...)

« Dans ce chaos, il y a pourtant des éléments de stabilité. Les règles fondamentales du journalisme restent les mêmes […]. Les idéaux pour lesquels on choisit ce métier sont toujours bien vivants, les débats sur l'importance à donner à tel ou tel événement toujours aussi forts – simplement, les engueulades de rédaction se font plus par messagerie instantanée qu'autour d'une table de réunion […]. Quelles que soient les mutations à venir, leur amplitude et les destructions qu'elles ne manqueront pas de provoquer, cette mission gardera toute son importance »34.

  • 35 « Prisa pierde 67,9 millones de euros », El Mundo, 27 février 2017.

52Ce débat au sein des rédactions est-il toujours possible ? Si la recapitalisation d’El País et du Monde par des investisseurs extérieurs a permis d’éviter le dépôt de bilan, des contreparties sont nécessaires. Le combat des rédacteurs du Monde pour le maintien d’une autonomie éditoriale en est la preuve. Néanmoins, le rapport de forces ne joue pas systématiquement en faveur des journalistes. On observe, par exemple, que le discours d’El País sur le conflit israélo-palestinien est beaucoup plus nuancé depuis l’entrée dans son capital du groupe américain Liberty et que celui sur la nouvelle gauche latino-américaine est régulièrement biaisé. L’absence de précaution vis-à-vis de la (fausse) photographie d’Hugo Chávez illustre bien le parti pris avec lequel certains dirigeants latinoaméricains sont traités. Mais peut-on espérer d’un journal détenu par Telefónica ou la banque BBVA (fortement implantées en Amérique latine) un discours objectif quand son/leur ambition est justement d’exercer un pouvoir sur ce continent ? Les derniers bilans financiers de PRISA montrent que sa stratégie de croissance externe est encore incertaine35. Pour autant, le fait que le groupe continue de recevoir le soutien des banques et des fonds d’investissement est bien révélateur du projet politique qui sous-tend sa démarche.

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Bibliographie

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Notes

1 L’auteure a participé à ce projet dirigé par le professeur Txema Ramírez de la Piscina et financé par l’Université du Pays basque et le ministère espagnol des Sciences et de l’Innovation (CSO 2011-232237).

2 Ce dispositif est assoupli en 1986.

3 Ce taux est étendu à l’ensemble des périodiques en 1988 et à la presse en ligne en 2014.

4  Sources : OJD 2015. Et : ALBERT, Pierre, SONNAC, Nathalie, La presse française au défi du numérique, Paris, La Documentation française, 2014, p. 129. Le tirage inclut les invendus. Il s’agit donc d’un indicateur relatif. Seule la diffusion payée rend réellement compte de l’audience des journaux.

5 Sources : ACPM/ OJD 2016.

6 NIETO, Alfonso La empresa periodística en España, Pamplona, Universidad de Navarra, 1973, p. 265. 26% du marché correspondait à la presse du régime et 74% à la presse privée non officielle.

7 RAMOS SIMÓN, Luis Fernando, Análisis de la difusión de la prensa diaria en España (1976-1984): consumo de prensa diaria por comunidades autónomas y provincias, Madrid, Universidad Complutense, 1989.

8 Sondage réalisé par Sofres / Kantar Médias. Voir : CARRASCO, Aude, « La crise du COVID réconcilie (un peu) les Français avec les médias », La Croix, 26 janvier 2021 En ligne : https://www.la-croix.com/Economie/crise-Covid-19-reconcilie-peu-Francais-medias-2021-01-26-1201137240. Notons que le taux de « crédibilité » varie selon les médias, la radio étant considérée comme la source d’information la plus sure, devant la presse écrite, la télévision et Internet.

9 AEDE, Libro Blanco de la prensa diaria, Madrid, Asociación de editores de diarios españoles, 2015, p. 179.

10 IMBERT, Gérard, Le discours du journal El País, Paris, CNRS, 1988, p. 5.

11 VIDAL-BENEYTO, José, « Un journal de référence », La règle du jeu, nº 25, mai 2004, pp. 177-181.

12 McQUAIL, Denis, Media performance. Mass communication and the public interest, London, Sage, 1992, p. 350.

13 GONZÁLEZ GOROSARRI, María, Albisteen kalitatea (Research on Basque Media´s News Quality), Tesis de doctorado, Bilbao, UPV, 2011.

14 ALBERT, Pierre, SONNAC, Nathalie, op. cit., p. 99.

15 ÉVENO, Patrick, Histoire du journal Le Monde 1944-2004, Paris, 2004, p. 681.

16 PÉAN, Pierre, COHEN, Philippe, La Face cachée du Monde. Du contre-pouvoir aux abus, Paris, Albin Michel, 2003, p. 631.

17 FOTTORINO, Éric, « À nos lecteurs, par Éric Fottorino », Le Monde, 14/04/2008, en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2008/04/18/a-nos-lecteurs-par-eric-fottorino_1035626_3232.html.

18 REIG, Ramón, Medios de comunicación y poder en España. Prensa, radio, televisión y mundo editorial, Barcelona, Paidós, 1998, p. 65.

19 «El País será el periódico global en español», El País, 09/10/2007, en ligne: https://elpais.com/diario/2007/10/09/sociedad/1191880804_850215.html.

20 Source: OJD / Projet de recherche News and Quality… 

21 BACQUÉ, Raphaëlle, CHEMIN, Ariane, « Le Jour où Le Monde se met au web », Le Monde, 31/07/2014, en ligne : https://www.lemonde.fr/festival/article/2014/07/31/le-jour-ou-le-monde-se-met-au-web_4465429_4415198.html. Consulté le 24 mars 2022.

22 Ibid.

23 Capture d’écran de l’auteur en date du 1 février 2022.

24 « La foto que El País nunca debió publicar », El País, 24/1/2013, En ligne: https://elpais.com/internacional/2013/01/24/actualidad/1359060599_118030.html .

25 Elpais.com a rétabli le modèle du paywall en 2020, puis adopté celui du freemium en 2022.

26 Source: Rapport Comscore 2016.

27 Ensemble des personnes exposées à un média. L’audience numérique se mesure à travers des applications permettant de comptabiliser le nombre de visites effectués sur un site.

28 Source : ACPM. VAN KOTE, Gilles, « Pour ses 77 ans, Le Monde s’offre un record de 500 000 abonnés », Le Monde, 21/12/2021.

29 « Le trio Bergé-Niel-Pigasse a pris le contrôle du Monde », Libération, 02/10/2010, en ligne : https://www.liberation.fr/medias/2010/11/02/le-trio-berge-niel-pigasse-a-pris-le-controle-du-monde_690925/.

30 « PRISA prevé triplicar su beneficio este año y reducir fuertemente su deuda », El País, 8/3/2010. CARMONA, Sofía, NIKOLAEV, Stefan, « Martin Franklin, fundador de Liberty: “Prisa tiene un equipo sólido y vimos una oportunidad de negocio” », Periodistadigital.com, 30/3/2010. URL: http://www.periodistadigital.com/economia/empresas/2010/03/30/liberty-prisa-cnmv-operacion-financiera-bolsa.shtml. Consulté le 15 février 2022.

31 « PRISA captará hasta 660 millones mediante un pacto con Liberty », El País, 06/3/2010, en ligne: https://elpais.com/diario/2010/03/06/economia/1267830002_850215.html.

32 BALCARCE, Luis, « Exclusiva PD: La lista completa de los 129 despedidos de El País », Periodistadigital.com, 12/11/2012. URL: http://www.periodistadigital.com/periodismo/prensa/2012/11/12/lista-completa-despedidos-diario-el-pais-juan-luis-cebrian-comite-ere-prisa-sindicatos.shtml. Consulté le 15 février 2022.

33 Seule l’année 2015 présente des résultats bénéficiaires. Voir : « El grupo mediático español Prisa, un gigante con pies de barro », France24.com, 21/1/2021 en ligne: https://www.prensa.com/mundo/el-grupo-mediatico-espanol-prisa-un-gigante-con-pies-de-barro/.

34 « Les 70 ans du Monde, Informer à l’heure d’Internet », Le Monde, le 10/12/2014, en ligne : https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2014/12/17/les-70-ans-du-monde-informer-a-l-heure-d-internet_4541895_3236.html.

35 « Prisa pierde 67,9 millones de euros », El Mundo, 27 février 2017.

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Table des illustrations

Légende Figure 1. Évolution du tirage de la presse quotidienne nationale française 1970-2020.Sources : ACPM / OJD. Élaboration personnelle.
URL http://journals.openedition.org/argonauta/docannexe/image/6669/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 88k
Légende Figure 2. Diffusion de la presse généraliste et sportive en Espagne 1970-2020 (juin de chaque année, en millions d’exemplaires).Sources : Alfonso Nieto / ACPM / OJD. Élaboration personnelle.
URL http://journals.openedition.org/argonauta/docannexe/image/6669/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 91k
Légende Figure 3. Première version digitale du Monde, décembre 1995. Source : LeMonde.fr21
URL http://journals.openedition.org/argonauta/docannexe/image/6669/img-3.png
Fichier image/png, 61k
Légende Figure 4. Version numérique du Monde, septembre 2001. Source : LeMonde.fr22
URL http://journals.openedition.org/argonauta/docannexe/image/6669/img-4.png
Fichier image/png, 345k
Légende Figure 5. Version d’elpais.com, 1 février 200323.
URL http://journals.openedition.org/argonauta/docannexe/image/6669/img-5.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ludivine Thouverez, « Mutation numérique des entreprises de presse : El País et Le Monde, un modèle de réussite (2005-2020) ? »El Argonauta español [En ligne], 19 | 2022, mis en ligne le 05 juillet 2023, consulté le 23 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/argonauta/6669 ; DOI : https://doi.org/10.4000/argonauta.6669

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Auteur

Ludivine Thouverez

Université de Poitiers, Mimmoc

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Droits d’auteur

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