• 1 Denis Bruna, « De l’agréable à l’utile : le bijou emblématique à la fin du Moyen Âge », Revue Histo (...)
• 2 Gil Bartholeyns, « L’enjeu du vêtement au Moyen Âge : de l’anthropologie ordinaire à la raison soci (...)

1Les récits des fêtes qui ponctuaient la vie curiale en France à la fin du Moyen Âge soulignent le caractère primordial du paraître dans l’univers princier1. Dans des circonstances extraordinaires, mais également dans un cadre plus quotidien, le corps vêtu était en effet « soumis à une esthétique ostentatoire et démonstrative2 » puisque les princes s’efforçaient de modeler leur apparence corporelle par leurs vêtements, accessoires et bijoux. Tous ces ornements constituaient des vecteurs du paraître : conçus comme des adjonctions, voire des extensions du corps, ils constituaient pour les milieux princiers un moyen d’afficher une identité individuelle et dynastique. Ce paraître contrôlé répondait donc à des stratégies politiques et familiales précises. Dans le contexte de la « guerre civile » entre Armagnacs et Bourguignons dans le premier tiers du xv^e siècle (et plus généralement de la rivalité entre les principautés), il constituait l’un des outils utilisés par les princes des fleurs de lys pour affirmer leur continuité dynastique et leur pouvoir territorial.

• 3 Pour ces questions, on pourra se référer aux travaux de Michel Pastoureau et de Laurent Hablot. Voi (...)
• 4 Voir notamment Christian de Mérindol, « Stratégies iconographiques suivant les supports à la fin du (...)

2Comment l’historien du xxi^e siècle peut-il accéder à ce corps paré des princes de la fin du Moyen Âge ? Il convient, tout d’abord, de souligner que les parures en elles-mêmes ne subsistent plus qu’à l’état de vestiges dispersés ne permettant pas d’analyses sérielles. Pour pallier cette lacune, l’étude doit se focaliser sur les sources comptables qui nous sont parvenues. On dispose de séries presque ininterrompues de comptes de l’Argenterie des rois de France et des ducs de Bourgogne, complétées ponctuellement par des inventaires vestimentaires spécifiques, ainsi que des documents plus irréguliers pour les cours d’Orléans et de Bretagne. Ces sources permettent de réaliser une étude comparée entre des milieux curiaux étroitement liés et de dégager des pratiques communes et des modalités variées propres aux différents ensembles politiques. Un processus mimétique au sein des milieux curiaux est en effet identifiable : ainsi se met en place une manière similaire de représenter le lien conjugal par l’association voire l’entrelacement des deux initiales des époux. Le chiffre conjugal était affiché sur différents supports dont les parures. Si l’analyse peut être menée de la décennie 1380 à la toute fin du xv^e siècle, la première moitié de la période envisagée en constitue le cœur car les sources sont très riches. Dans un contexte d’« effervescence emblématique », « de nombreux signes généralement figurés, ayant pour fonction de faire connaître l’identité [...] d’une personne » sont identifiables au sein de ces milieux princiers3. La mise en place d’une apparence princière fortement codifiée répondait à des buts politiques : l’emblématique princière, conjugale ou non, participait du processus de construction et d’affirmation d’une identité princière. Si les cours échangeaient sur le plan culturel, elles étaient rivales sur le plan politique. Les emblèmes conjugaux constituaient donc l’un des outils à la disposition des pouvoirs princiers pour construire une identité personnelle, familiale et dynastique et affirmer la pérennité de la maison. Il faut noter que la pratique emblématique ne se limitait pas au seul support corporel mais que les signes et chiffres conjugaux se retrouvaient sur des éléments fixes et mobiles de l’espace curial (manuscrits, éléments architecturaux et mobiliers des résidences, peintures, vitraux)4. Dans le cadre de cette étude, seul le support corporel, sous toutes ses formes, sera étudié.

• 5 Paris, AN, J 643, pièce 7, 9 mai 1396, publié dans Pierre Chaplais, English Medieval Diplomatic Pra (...)
• 6 Ibid., P 1334¹⁸, pièce 84, 3 février 1436 (a. s.).
• 7 Ibid., J 643, pièce 55, publié dans Louis Douët d’Arcq, Choix de pièces inédites relatives au règne (...)

5Le mariage entraînait la fabrication et la circulation de parures au sein des cours princières. La majorité des contrats de mariage princiers contenait, en effet, une clause stipulant que la famille de la future épouse (le plus souvent son père) promettait et était tenu de la « vestir et enjoueler », c’est-à-dire de la parer et de l’enrichir de joyaux (ce qui constituait une partie du trousseau). Cette clause se retrouve tout au long du xv^e siècle, qu’il s’agisse de l’union entre un prince français et un souverain étranger (Richard II, roi d’Angleterre et Isabelle de France, la fille de Charles VI, en mars 1396) ou d’un mariage entre des princes « français » (Jean II, duc de Bourbon et Jeanne de France, fille de Charles VII, en décembre 1446)5. Cependant, en fonction des rapports de force politique entre les familles alliées, cette obligation se trouvait dans certains cas répartie entre les deux familles. Ainsi, en 1436, lors du mariage entre Jean, duc de Calabre, fils aîné de René d’Anjou, et Marie, fille du duc de Bourbon Charles 1^er, les deux princes issus de la maison royale se partagèrent les frais de la parure de Marie puisque le contrat de mariage stipulait qu’« a la solemnisacion dudit mariage nous ledit duc de Bourbonnois vestirons ladicte demoiselle Marie nostre fille et nous Roy de Sicile l’enjoyelerons bien et convenablement6 ». Par ailleurs, après la cérémonie du mariage, le mari pouvait fournir un certain nombre de pièces vestimentaires à sa femme. Richard II offrit ainsi à Isabelle de France, durant l’année qui suivit leur union, différents couvre-chefs, une ceinture d’orfèvrerie ou une « boutonneure » (une parure de boutons)7.

• 8 Marie-Ange Valazza Tricarico, Le Régime des biens entre époux dans les pays romands au Moyen Âge : (...)
• 9 Christiane Klapisch-Zuber, La Maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissan (...)

6On peut s’interroger sur le statut de ces dons nuptiaux, les joyaux offerts par le futur époux ou sa famille constituant le parallèle du trousseau et des vêtements fournis par le père de la mariée8. Si le statut juridique de ces cadeaux conjugaux n’est pas énoncé clairement dans les sources étudiées, ces derniers peuvent néanmoins être considérés comme une forme de contre-dot. Ce contre-don du mari à son épouse répondait ainsi à l’exigence de réciprocité du don lors du scénario nuptial9. Grâce à ces présents perpétuant des traditions romaines et germaniques (Morgengabe), les différents acteurs de ces contrats participaient à l’élaboration du paraître conjugal. Ces pratiques permettaient, en effet, au père de la mariée, avant la cérémonie du mariage, puis au mari, après l’union, d’orienter et de contrôler non seulement la circulation, mais aussi les caractéristiques de la parure des époux : l’un des buts principaux de ces signes visait à souligner le changement de famille (et d’identité) de la mariée.

• 10 Dijon, AD Côte d’Or, B 1463, 1385, fol. 89v°, publié dans Bernard Prost, Inventaires mobiliers et e (...)
• 11 Paris, BnF, Collection Bourgogne, t. 96, 1393, p. 365.

7Un certain nombre de sources révèle l’usage de marquer le linge du couple princier avec l’initiale de l’un ou des deux époux. Cette habitude témoignait avant tout d’un objectif pratique (il s’agissait d’une marque de possession), mais pouvait également revêtir une dimension ornementale et symbolique. La majorité de ces signes demeurait des marques personnelles. Ainsi, en 1385, pour le mariage de sa fille Marguerite avec Guillaume, comte d’Ostrevant, le duc Philippe le Hardi fit broder sur une cotte deux types de symboles complémentaires (les lettres M et la figure de la marguerite) pour afficher l’identité de sa propriétaire10. Le chiffre conjugal n’apparaissait, quant à lui, que sur certains objets du trousseau. Ainsi, en 1393, sur les 58 articles « de parure » du trousseau de Catherine de Bourgogne, fille de Philippe le Hardi, mariée à Léopold IX le Superbe, duc d’Autriche, seule une bague arborait les initiales conjugales. Cependant, ce bijou constituait le symbole par excellence du lien indissoluble qui unissait le couple. Par cette « verge […] hachée de .K. et de .L. », le lien conjugal était affirmé de manière symbolique, à la fois par la forme de l’objet et par les lettres qui l’ornaient11.

• 12 Dijon, AD Côte d’Or, B 1466, 21 novembre 1386, fol. 7v°, publié dans Chrétien Dehaisnes, Documents (...)
• 13 Dijon, AD Côte d’Or, B 301, publié dans Chrétien Dehaisnes. op. cit., t. 2, p. 848 et 897.

8Cette pratique ornementale, combinée dans certains cas à d’autres symboles figurés, se diffusa plus largement sur divers éléments de la parure, confectionnés par et pour les couples princiers tout au long de leur union. Par cette symbolique conjugale mise en scène à intervalles plus ou moins réguliers, les maisons princières rappelaient aux souverains rivaux que l’union stable des époux était un gage de continuité dynastique. Les ornements d’apparat les plus visibles pour le public curial étaient évidemment les plus concernés par ces signes emblématiques. Ainsi, en 1386, Philippe le Hardi, marié à Marguerite de Flandre depuis 1369, fit représenter 54 lettres P et M sur l’un de ses jaques, un vêtement de dessus ajusté et boutonné12. Les inventaires après décès des joyaux de Philippe le Hardi en mai 1404 et de sa femme en mai 1405 révèlent que les deux époux possédaient le même chiffre conjugal apposé sur des vêtements similaires, des houppelandes en velours. Ces vêtements de dessus amples, aux manches volumineuses, très à la mode à la fin du xiv^e siècle, « figuré[s] de .P. et de .M. », donnaient ainsi l’image idéale d’un couple étroitement uni13. Par cette symbolique unique, les deux membres du couple princier formaient un même ensemble, voire un même corps à deux têtes. Cependant, il convient de rester prudent car les sources narratives ou iconographiques ne fournissent aucun exemple comparable et les sources comptables restent silencieuses sur les modalités du port de ces vêtements.

• 14 Françoise Piponnier, Perrine Mane, Se vêtir au Moyen Âge, Paris, Adam Biro, 1995, p. 190 ; Michèle (...)
• 15 Paris, AN, KK 42, 1401-1402, fol. 22v°-23v°.
• 16 Laurent Hablot, « L’ordre de la Cosse de genêt de Charles VI : mise en scène d’une devise royale », (...)

9Si l’exemple précédent démontre que l’ensemble du tissu visible pouvait être orné du chiffre conjugal, la présence d’un emblème conjugal se limitait parfois à certaines parties spécifiques de ces vêtements d’apparat. Ainsi, en 1401, la reine Isabeau de Bavière fit confectionner des broderies en or et en perles pour orner le col et les manches de deux houppelandes, ainsi que les « corps » et manches de deux cottes. On peut aisément expliquer les localisations de ces broderies. La proximité du col avec le visage princier déterminait le soin apporté à cette partie du vêtement alors que les manches recouvraient une des parties les plus mobiles du corps, susceptible d’attirer le regard. En outre, les manches constituaient souvent les seuls morceaux de tissu de ces tuniques qui restaient visibles une fois recouverts par les houppelandes ou les surcots14. Deux motifs floraux, le genêt et le mouron, furent employés pour réaliser ces broderies15. Si le mouron, très fréquent sur de nombreux habits, constituait l’une des devises personnelles de la reine, le genêt ne représentait qu’une éventualité dans le large éventail de devises du roi Charles VI. Cependant, deux raisons principales peuvent ici expliquer son choix : adopté en 1387, il constituait l’« une des devises royales les plus représentées » ; en outre, cette option emblématique permettait de rapprocher deux symboles similaires16. Leur proximité, voire leur entrelacement, sur une parure visait à réaffirmer le lien affectif unissant les deux époux dans le contexte de la tension conjugale due aux crises de folie du roi Charles VI.

• 17 Catalogue des livres et documents historiques, manuscrits et imprimés, autographes, etc. composant (...)

10Outre le chiffre et la figure emblématique, d’autres motifs étaient plus rarement utilisés par certains princes pour afficher leur identité conjugale. Dans le contexte du fort engouement des milieux curiaux pour les romans de chevalerie, Charles d’Orléans utilisait ainsi divers éléments courtois reprenant des motifs littéraires. Afin que son apparence se conformât à l’idéal chevaleresque, il développa même un nouveau type de symbolique conjugale : la sentence, inspirée par les vers qu’il écrivait. Ainsi, en septembre 1414, sur une robe, il fit écrire en broderie « sur les manches […] tout au long le dit de la Chanson Madame je suis plus joyeulx » et coudre près de 600 perles servant à figurer les notes de cette chanson17. Les exemples développés montrent donc que la dimension affective des signes conjugaux pouvait être plus ou moins explicite selon le type et la fréquence des emblèmes utilisés par les princes (chiffres, emblèmes mêlés et sentence).

• 18 Chrétien Dehaisnes. op. cit., t. 2, p. 886 : 1405, « II vies mitiaines de veluyau vermeil, fourréez (...)
• 19 Voir par exemple, Paris, BnF, ms. 500 Colbert, vol. 127, inventaire des joyaux de Philippe le Bon, (...)
• 20 Paris, AN, KK 42, f°23r°.
• 21 Yann Grandeau, « Les enfants de Charles VI. Essai sur la vie privée des princes et des princesses d (...)

11Ces ornements de corps étaient destinés au public curial et demeuraient les éléments de parure les plus visibles lors des apparitions publiques des princes ; ils constituaient l’un des principaux vecteurs de cette identité conjugale. Néanmoins, ces signes conjugaux se retrouvaient à la même époque sur d’autres accessoires du costume féminin et masculin. Par ces inscriptions emblématiques, la fonction première de ces objets pratiques était doublée d’une dimension symbolique évidente. Si les gants ou les chapeaux étaient portés de manière moins fréquente, ils étaient presque davantage affichés que les vêtements eux-mêmes. En effet, ils cachaient ou protégeaient les éléments les plus regardés du corps princier, les mains et le visage. Si l’occurrence de gants emblématiques était assez rare dans les inventaires (seule la duchesse de Bourgogne Marguerite de Flandre semblait en posséder18), les couvre-chefs ornés de symboles conjugaux étaient, quant à eux, plus fréquents dans les garde-robes princières19. Isabeau de Bavière, par exemple, possédait en 1401 un « chappel de parement de veluyau vermeil » orné non seulement des tiges de genêt et de mouron, mais également de leur « extension », fleurs et cosses pour le genêt, feuilles et fleurs pour le mouron20. On peut se demander si ces emblèmes végétaux (plus complets que ceux brodés sur les manches) ne comportaient pas une connotation politique. Selon l’une des interprétations possibles, la symbolique du fruit pouvait, en effet, permettre de réaffirmer la vitalité de la maison de Valois, ainsi que sa pérennité assurée par les deux garçons encore en vie du couple royal, Louis de Guyenne et Jean de Touraine21.

• 22 Paris, AN, KK 18, 10 juin 1387, fol. 48v°. Le K représentait l’initiale latine de Karolus alors que (...)
• 23 Françoise Piponnier, Perrine Mane. op. cit., p. 190.

12Cette diffusion des signes conjugaux pouvait même atteindre des ornements, certes luxueux, mais moins visibles ou qui n’étaient pas censés attirer le regard. Ainsi, en juin 1387, le chiffre conjugal d’Isabeau de Bavière, les lettres K et E « esmailliés », fut « mis et emploié ès blouques et mordans et en plusieurs clox d’argent dorez pour la ferreure de II jartières de satin azur, pour lier les chausses de madame la Royne »22. Tous les éléments métalliques susceptibles d’être ouvragés (boucles, mordants et clous) servaient donc de support à cette emblématique, même s’ils recouvraient une partie du corps considérée comme « basse » et peu mise en valeur chez la gent féminine. Pour des raisons de pudeur, le costume féminin de la fin du Moyen Âge comportait des chausses couvrant les jambes ; elles étaient fixées au-dessous du genou par des jarretières et devaient cacher les membres inférieurs au monde curial23. Par leur situation originale sur le corps de la reine, ces symboles soulignaient sans doute, pour un public curial plus restreint, la sensualité de la relation conjugale et mettaient l’accent sur l’importance de la consommation du mariage pour assurer la pérennité de la maison royale de France.

• 24 Paris, AN, KK 18, 12 janvier 1387, fol. 55v° ; Chrétien Dehaisnes. op. cit., t. 2, p. 861.
• 25 Ronald W. Lightbown, « Bijoux de cérémonie et d’apparat », dans Ernest A. et Jeanne Heiniger (dir.) (...)
• 26 La lettre Y était alors utilisée indifféremment comme initiale pour ces deux prénoms, ce qui expliq (...)
• 27 Rennes, AD Ille-et-Vilaine, 1F 1117, fol. 34r°.

13Le chiffre conjugal était également très présent sur divers bijoux portés par les couples princiers entre 1380 et 1410. Certains éléments du corps princier, déjà mis en valeur par la symbolique vestimentaire, étaient privilégiés, notamment les mains (les bagues d’Isabeau de Bavière ornées du chiffre KE) ou le cou, proche du visage (par exemple, les trois colliers de Marguerite de Flandre ornés du chiffre PM)24. Le bracelet, qui relevait de la même catégorie que les bagues en soulignant les mains, possédait en outre une signification amoureuse par sa forme et sa place près du pouls25. Le « bracelet doré et de musq a .FF. et .Y. auquel a une grosse perle en potence a une fleur de Souvienne vous de moy » présent dans les comptes du duc de Bretagne François II en 1472 appartenait à cette catégorie. Commandé pour l’une des deux épouses de François I^er, Yolande d’Anjou ou Isabeau d’Écosse, ce bijou ne portait pas l’initiale personnelle, marque de propriété, mais le chiffre conjugal26. Par ailleurs, la figuration lettrée du lien conjugal était doublée d’une représentation symbolique de cet attachement affectif : la fleur de myosotis, grâce à la périphrase qui la désignait – « Souvienne vous de moy » –, exaltait l’affection constamment tournée vers l’autre époux. Ce type d’ornement était assez rare dans la mesure où il combinait dans un bijou la fonction odoriférante, la fonction d’ornementation et la dimension symbolique exaltant le couple princier27. Par son caractère exceptionnel, ce bracelet constituait donc le degré ultime de ces parures à tiroirs qui démultipliaient les liens entre le corps et ses ornements.

• 28 Jacques Chiffoleau, « L’emblématique entre le jeu et l’obsession », dans Bernard Andenmatten, Agost (...)
• 29 Gil Bartholeyns, op. cit., p. 250-253.

14Au travers des vêtements et des bijoux, la représentation de l’identité conjugale était donc fortement polarisée sur certains éléments corporels visibles et en mouvement, selon une logique de « multiplications [quasi] obsessionnelles28 ». Ces accessoires vestimentaires invitaient à « parcourir le corps » princier – même ses parties les moins nobles telles que les jambes – pour déchiffrer les marques de cette symbolique conjugale29.

• 30 Michel Pastoureau, « L’emblématique princière à la fin du Moyen Âge. Essai de lexique et de typolog (...)
• 31 Sophie Jolivet, « Parures brodées à la cour de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Une autre idée du (...)
• 32 Dijon, AD Côte d’Or, B 1532, 12 avril 1402, fol. 299v°-300r°.
• 33 Ibid., B 1538, 6 février 1403 (a. s.), fol. cciii v°-civ r°.
• 34 Sophie Jolivet, op. cit., p. 295-296.

15Cependant, les membres du couple princier ne constituaient pas le seul support corporel des parures reflétant une identité conjugale. Les officiers curiaux servaient également de relais pour exprimer cette affectio maritalis. Ainsi, le prince fournissait de manière régulière (souvent au printemps) une livrée, cet « ensemble [de] vêtements [donnés] aux gens de sa suite ou de son entourage30 ». Ces parures reprenaient le plus souvent les couleurs du prince, parfois complétées par des figures emblématiques du couple. Les bénéficiaires de ces livrées étaient alors minutieusement choisis et pouvaient varier en fonction de leur rôle dans la cérémonie prévue ou du message à transmettre31. Si les cas comportant une emblématique conjugale sont assez rares, on en relève au moins deux occurrences à la cour de Bourgogne au tout début du xv^e siècle. En avril 1402, Philippe le Hardi fit broder « ung chayne a grant branches d’argent blanc esquelles branches est et pendans plusieurs .P.M. » sur dix-huit robes destinées aux pages, palefreniers et valets de pied, groupe qui constituait l’entourage direct du prince lors de toutes les cérémonies publiques curiales32. Par cette commande réalisée à l’occasion du mariage de son fils Antoine, le duc affichait et réaffirmait son propre lien conjugal, se présentant ainsi comme le membre d’un couple uni. Deux ans plus tard, en février 1404, cette fois-ci hors d’un contexte proprement conjugal, le duc conserva ce décor sur les robes de treize pages33. Dans ces deux cas, afin de les afficher le plus largement possible, ces parures emblématiques recouvraient, non seulement les officiers de l’écurie de la maison du duc, mais également ceux, en nombre plus réduit, au service de son fils. Les costumes des membres de l’écurie constituaient donc une façade symbolique pour la maison de Bourgogne et l’identité de son prince34.

• 35 Valérie Bessey, Véronique Flammang, Émilie Lebailly, Comptes de l’argentier de Charles le Téméraire (...)
• 36 Olivier de La Marche, Mémoires d’Olivier de La Marche, maître d’hôtel et capitaine des gardes de Ch (...)

16Par ailleurs, le cadre curial devait demeurer le lieu de représentation par excellence de cette symbolique conjugale idéale. Ce fait transparaît dans l’un des rares exemples comptables qui délimite de manière explicite les rôles du prince et de l’artiste dans l’usage de l’emblématique princière sur les parures. En effet, le duc de Bourgogne Charles le Téméraire, marié en 1468 à la princesse anglaise Marguerite d’York, rejeta en 1470 le patron que le brodeur Jehan Marchant lui présenta pour les paletots de ses archers de corps. Le modèle, qui contenait le chiffre conjugal (« ung .C. et une .M. pour devise ») ne « pleut » pas au duc qui préférait y voir figurer des « fusilz » ou briquets35. Pour orner la parure des membres de sa garde personnelle, chargés de faire « le guet tour à tour devant le prince » et donc toujours présents à ses côtés, le duc opta pour un signe à connotation guerrière qui était, en outre, le symbole de son ordre de chevalerie, l’Ordre de la Toison d’Or36. Selon l’hypothèse la plus crédible, le duc montrait par ce refus que le chiffre conjugal ne pouvait se donner à voir que dans un cadre apaisé.

• 37 Gilles Demay, « Le costume de guerre et d’apparat d’après les sceaux du Moyen Âge ». Mémoires de la (...)
• 38 Paris, AN, KK 34, janvier 1385 (a. s.), fol. 57r° et 24 juin 1387, fol. 120v°, publié dans Michel M (...)
• 39 Dijon, AD Côte d’Or, B 1500, 4 octobre 1390, fol. 143r°-v° et f°144r°.
• 40 Ibid., fol. 143v°.
• 41 Paris, BnF, fonds des Blancs-Manteaux n° 49, 16 août 1498, fol. 11-27, publié dans Antoine Le Roux (...)

17D’autres intermédiaires jouaient aussi un rôle important dans la propagation de la représentation du couple uni. Certains animaux domestiques, associés au prince lors de ses apparitions curiales, contribuaient à part entière à la plus large diffusion possible de cette image conjugale. On peut examiner le cas du support animalier le plus fréquent, les chevaux, et celui moins habituel des petits animaux domestiques. Les chevaux de parade étaient, en effet, richement ornés lors des cérémonies curiales. Leur harnais, composé d’un nombre élevé d’éléments en contact étroit avec le corps du cheval et de son cavalier (bride, sangles, mors, étriers et couverture notamment37), constituait de fait une parure propice aux signes conjugaux. Dans ce cas précis, la cour royale de France semble avoir façonné un modèle de représentation, repris par la suite par les autres cours princières. Ainsi, afin de célébrer son mariage avec Isabeau de Bavière en juillet 1385, le roi de France commanda pour sa femme deux selles d’apparat en janvier 1386, puis en juin 1387 : elles étaient « semée[s] de lettres de .E. et de .K. »38. Le chiffre, comme pour les parures humaines, se diffusait sur l’ensemble de la parure chevaline : les sangles, les différents éléments métalliques ainsi que les pièces de tissus sur lesquelles ces derniers étaient attachés ou cousus, recevaient presque tous un emblème conjugal. Cette pratique se diffusa quelques années plus tard à la cour de Bourgogne. En 1393-1394, chacun des membres du couple ducal (Philippe le Hardi et Marguerite de Flandre) se fit confectionner une selle de parade dont les éléments en métal et en tissu étaient ornés du chiffre conjugal (PM)39. Ces représentations emblématiques conjugales ne se limitaient pas au couple titulaire du pouvoir, puisque leur belle-fille, Marguerite de Bavière, femme du futur Jean sans Peur depuis 1385, reçut deux selles à l’emblématique similaire (ornées du chiffre conjugal YM). Le tissu d’une troisième selle exhibait une variation de ce symbole conjugal en combinant texte et image : l’initiale Y (pour Jean) associée à la marguerite40. Cette pratique emblématique, que l’on retrouve dans l’inventaire d’août 1498 après la mort de Charles VIII, se perpétua donc tout au long du xv^e siècle41. Les princes utilisèrent l’ensemble indissociable formé par le cavalier et sa monture comme un vecteur primordial dans la représentation de l’identité conjugale.

• 42 Il faut noter que cette étude se limite aux chiens curiaux et ne prend pas en compte les chiens de (...)
• 43 Chrétien Dehaisnes, op. cit., t. 2, p. 887.

18Par ailleurs, de petits animaux domestiques étaient exposés au public plus réduit de la cour, voire au cercle des proches du prince. Si les deux membres du couple princier possédaient des parures équines constituant une extension de leurs propres vêtements, cette pratique fut particulièrement exploitée par le dépositaire masculin du pouvoir. Les animaux domestiques étaient, pour leur part, plutôt rattachés aux membres féminins de la cour : leurs parures apparaissent donc principalement dans les inventaires des princesses. Cette spécificité concernait en premier lieu le chien, et notamment le lévrier, très présent dans les milieux curiaux42. Les chiens de compagnie pouvaient, à travers les emblèmes inscrits sur leur collier, devenir le support de signes conjugaux, même si la pratique semble moins diffusée que pour les chevaux. Parmi les quelques cas relevés à la cour de Bourgogne au début du xv^e siècle, Marguerite de Flandre disposait de deux colliers « a la devise de .P. et .M. », confectionnés pour un lévrier et un petit chien de race indéfinie43. Si ce chiffre correspondait d’abord à une marque de propriété, il constituait également un moyen supplémentaire de diffuser l’image du couple uni.

• 44 Danièle Alexandre-Bidon, Didier Lett, Les Enfants au Moyen Âge : v^e-xv^e siècles, Paris, Hachette Li (...)
• 45 Paris, AN, KK 19, 24 avril 1388, fol. 65v°.

19Enfin, de manière plus exceptionnelle, certains petits animaux domestiqués vivant quotidiennement avec les membres de la cour pouvaient servir de supports efficaces. L’écureuil constituait ainsi « l’animal favori des jeunes femmes et des fillettes nobles »44. Isabeau de Bavière, alors âgée de 17 ans, commanda en avril 1388 pour son animal de compagnie un « petit collier » « brodé de perles » dont les éléments métalliques – « une petite blouque et i mordant d’or » – étaient « esmaillés a .K. et .E. »45. L’ornement chiffré de cet écureuil reprenait donc l’emblématique présente sur les bagues ou les selles des montures de la reine. Ce cas unique pour la période considérée souligne la diversité des formes prises par les parures corporelles. La combinaison de différents supports – entourage humain ou animal du prince – participait donc activement à la construction structurée et contrôlée de l’image d’un couple princier uni.

• 46 Michèle Beaulieu, « Le costume, miroir des mentalités de la France médiévale (1350-1500) », dans Mé (...)
• 47 Françoise Piponnier, Perrine Mane. op. cit., p. 187.
• 48 Laurent Hablot, « La “mise en signes” du livre princier à la fin du Moyen Âge », Gazette du livre m (...)
• 49 Jacques Chiffoleau, op. cit., p. 212.

20Au terme de cette étude, les quelques exemples choisis démontrent à quel point la parure pouvait, à la fin du Moyen Âge, façonner le corps princier pour constituer la vitrine, le miroir des liens conjugaux46. Comme le remarque Françoise Piponnier, ces « éléments distinctifs [de plus en plus complexes], qui se multiplient sur les vêtements et leurs accessoires, soulignent la sensibilité des hommes du Moyen Âge aux signaux visuels et leur goût pour l’expression codée des situations et des personnes47 ». Au sein de la « panoplie emblématique » utilisée par les princes, le chiffre des époux demeurait la représentation ornementale la plus diffusée dans l’ensemble des cours princières48. Ces signes répartis sur l’ensemble de la surface corporelle formaient « un véritable système, souple, évolutif, finement articulé49 ». Cette construction identitaire était visible sur tous les corps de la cour, non seulement celui du prince, mais également celui de la princesse, ces deux têtes formant un même « corps » conjugal. En outre, les corps des officiers curiaux, dans le cadre des grandes cérémonies, et ceux des animaux côtoyés plus ou moins fréquemment par le couple princier, en formaient autant d’extensions.