1Fait relativement exceptionnel, plusieurs grandes expositions d’art organisées récemment ont choisi de porter une thématique ferroviaire. Si la concentration d’événements apparaît en partie fortuite, notamment aux yeux des organisateurs pour qui le choix s’est parfois imposé comme une évidence au regard d’opportunités et d’enjeux locaux, elle n’en traduit pas moins un mouvement de fond qui est l’importance croissante de la thématique ferroviaire dans l’espace public.
- 1 L’attachement populaire au chemin de fer fait l’objet d’un axe de recherche scientifique inauguré e (...)
- 2 Revelli, 2020.
2Notre rapport collectif au chemin de fer apparaît aujourd’hui favorable à la réception d’un nouveau discours de promotion s’appuyant en partie sur des leviers affectifs et un attachement populaire dont il s’agit encore de bien comprendre les ressorts1. Le plan de relance ferroviaire européen, décliné dans de nombreux pays et régions, s’est ainsi accompagné d’un programme culturel dans le cadre de l’European Union Year of Rail (2021). Ce programme mobilise deux facettes d’un même imaginaire, entendu ici comme la somme de représentations véhiculées par l’objet : d’un côté, le train comme fer de lance de la modernité, une image s’inscrivant dans une sorte de continuum depuis le milieu du xixe siècle (hier vecteur de progrès économique et social dans le cadre d’un paradigme pro-industriel, aujourd’hui compatible avec un libéralisme « verdissant ») ; de l’autre, le train comme marqueur identitaire – à la fois matériel et culturel – de territoires qu’il contribue à structurer2.
- 3 Sykes, Austin, Fuller et al., 1997.
- 4 Ibid.
3Cet imaginaire s’inscrit dans la longue durée. Il doit en partie au récit héroïque façonné par les acteurs ferroviaires et autres partisans du progrès industriel soutenant le développement de l’activité. Il doit aussi beaucoup aux représentations littéraires et artistiques qui accompagnent ce récit et tendent à fixer les représentations du train dans l’imaginaire collectif. L’ensemble de ces discours et représentations produit, finalement, un narratif de conquête des espaces naturels, de la vitesse et des esprits. Il produit également une forme de nostalgie liée à la romantisation du système technique, ainsi qu’à son association avec ce qui est présenté et perçu comme un âge d’or politique, économique et culturel3. Cette nostalgie se révèle d’autant plus forte dans un contexte de crainte du déclin dans les pays qui ont été le berceau de l’industrialisation4.
4La popularité du train et son imaginaire renvoient en premier lieu à la locomotive à vapeur, incarnation durable d’une modernité triomphante, qui apparaît étonnement présente dans notre quotidien (signalétique, design, publicité et marketing, univers du jeu et du jouet, tourisme, production culturelle, etc.). Malgré sa disparition du service commercial régulier dans les pays occidentaux depuis un demi-siècle, la motrice historique continue à incarner et à résumer tout un système technique, suivant un double processus de réduction et de fétichisation qui est relativement commun dans le domaine des transports et des mobilités5.
- 6 Combe, Griffaton, 1994.
5Protagoniste parmi les œuvres et le matériel conservés au sein des musées, il est moins étonnant de retrouver la machine en bonne place, sinon au centre des expositions d’art consacrées au train6. Elle fut en son temps une muse pour les artistes, qu’ils cherchent à représenter les transformations socio-économiques de leur époque ou qu’ils soient tout simplement fascinés par les multiples opportunités stylistiques que représentent sa vitesse, sa vapeur et sa fumée, ne serait-ce que pour l’animation des toiles et le dynamisme des compositions.
- 7 Plusieurs dessins et gravures étaient déjà présentés, aux côtés d’objets et de modèles, à l’occasio (...)
- 8 Un secolo di ferrovia e d’arte, Palazzo delle Esposizioni, Rome, 1956 ; Le chemin de fer dans l’art(...)
- 9 Bowie (dir.), 1994 ; Zalkind (dir.), 1994.
- 10 La dernière grande rétrospective en date est anglo-saxonne, Art in the age of steam, Walker Art Gal (...)
6Dans l’espace francophone européen, la première grande rétrospective artistique sur le thème ferroviaire est présentée à la galerie Charpentier à Paris, en 1955-1956 (Un siècle de chemin de fer et d’art), sous le patronage de la SNCF7. Elle circule ensuite à Rome puis à Genève, où elle est adaptée au contexte national pour marquer le cinquantenaire de la ligne et du tunnel du Simplon8. La seconde est produite par la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) en 1985, dans le cadre d’une « Année des transports publics ». Elle est également associée à un anniversaire (Aspects d’une réalité quotidienne : 150 ans de chemin de fer en Belgique, Palais des beaux-arts, Bruxelles). L’exposition parisienne de 1994, année de l’ouverture du tunnel sous la Manche, a davantage marqué l’historiographie : Du chemin de fer à l’Eurotunnel : les peintres témoins de leurs trains (Salon des indépendants, Espace Tour Eiffel, Paris)9. Mentionnons enfin la rétrospective organisée au Grand Palais à Paris, en 2007-2008, à l’occasion des soixante-dix ans de la SNCF (L’art entre en gare)10.
- 11 Les Naïfs et les trains, Laval, musée du Vieux-Château, 1978 ; Manet, Monet, la gare Saint-Lazare, (...)
- 12 Trains : voyages en chemin de fer au 19e siècle, Châlons-sur-Saône, musée Nicéphore Niepce, 1984 ; (...)
- 13 Invitation au voyage… affiches de l’époque 1900-1930 des chemins de fer français et du Paris-Lyon-M (...)
7Dans l’intervalle et depuis lors, les musées ont porté des thématiques plus précises. Si l’on écarte les productions ne portant pas spécifiquement sur les représentations du train dans l’art, les principales peuvent se classer en monographies de peintres et de mouvements picturaux11, en expositions de photographie12 et en expositions de design / communication visuelle13. Sans prétendre à l’exhaustivité, il faudrait ajouter à cette déjà longue liste l’exposition internationale itinérante Le temps des gares, montée en 1978 par le Centre de création industrielle au Centre Pompidou, en collaboration avec d’autres institutions européennes, et qui portait une dimension réflexive et prospective en matière d’architecture et d’urbanisme.
8La période 2021-2022 voit quant à elle l’organisation de plusieurs expositions de rayonnement national ou international, chacune au sein d’un espace national différent, une concentration qui mérite que l’on s’y intéresse et qui représente une opportunité d’étudier la manière dont se manifeste aujourd’hui l’imaginaire ferroviaire dans l’espace muséal. Il s’agit notamment d’apprécier dans quelle mesure cet imaginaire autour du train en général et de la locomotive à vapeur en particulier est entretenu par la valorisation de certaines représentations et par les discours les accompagnant. Nous nous intéresserons pour cela aux approches retenues, aux contextes de production, aux œuvres présentées et aux thématiques abordées. De manière à comprendre comment ces choix peuvent varier selon les contextes, nous rendrons compte non seulement de trois expositions récemment organisées dans l’espace francophone (Les voies de la modernité aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique à Bruxelles ; Train Zug Treno Tren à Plateforme 10, Lausanne ; Le voyage en train au Musée d’arts de Nantes), mais également de l’exposition pionnière Un siècle de chemin de fer et d’art à la galerie Charpentier.
- 14 Caron, 2005 ; 2017.
- 15 Galerie Charpentier, 1955.
9L’exposition Un siècle de chemin de fer et d’art est organisée en 1955-1956 à la galerie Charpentier (Paris), sous le patronage de la SNCF et avec le concours du Syndicat de la presse artistique française. Le moment est particulier. Si la traction vapeur domine encore une bonne partie du réseau national, le programme d’électrification transforme profondément les infrastructures, les paysages et les métiers14. C’est dans ce contexte de déclin de la vapeur que se tient un événement qui peut être perçu comme un moyen pour la SNCF, fondée il y a moins de vingt ans, de mettre en valeur sa politique de modernisation. La présence de cadres dirigeants de l’entreprise parmi les auteurs du catalogue est révélatrice de l’orientation de l’exposition. L’enjeu est double : il s’agit non seulement de s’inscrire dans une continuité historique avec les anciennes compagnies (le soutien aux arts en fait partie) ; il s’agit également, et surtout, d’inscrire les mutations techniques dans un continuum qui voit l’industrie incarner toujours « progrès » et « modernité » face au transport routier et aérien, c’est-à-dire qu’il lui faut réussir la transition, également d’un point de vue culturel, entre l’ancien monde de la vapeur et le nouveau chemin de fer. Dans un texte emphatique, le secrétaire général de la SNCF Vincent Bourrel insiste bien sur le fait que le train a conservé, en se modernisant, « toute sa valeur civilisatrice et humaine »15. Davantage qu’une simple rétrospective sur les représentations d’un monde qui s’évanouit sous les yeux des contemporains, l’exposition valorise les mutations du rail et regarde vers l’avenir.
10À côté de dessins, de gravures et de toiles, l’espace présentait de nombreux objets décoratifs à la gloire et à l’effigie du train, ou plutôt de la locomotive à vapeur, tels que des médailles, divers objets du milieu du xixe siècle se rapportant souvent aux arts de la table, ainsi que plusieurs dioramas. Une rotonde miniature présentant des modèles de machines issues des collections du Conservatoire des arts et métiers, des locomotives à vapeur les plus anciennes aux motrices électriques les plus modernes, témoigne bien du contexte16. À noter également, dans le même ordre d’idée, un panorama, œuvre du décorateur de théâtre Yves Brayer, figurant des modèles de trains électriques circulant à travers un paysage bucolique, une petite ville et sa gare ; forme que l’on retrouve de manière plus ou moins détournée dans les expositions récentes. La présence de nombreux modèles, ainsi que la place accordée à l’humour, à travers les caricatures du milieu du xixe siècle et la théâtralité des dioramas, témoignent de l’ouverture de l’exposition à un public large et familial qu’il s’agit d’éduquer : le chemin de fer s’y raconte, des difficultés de ses débuts au triomphe de la technique, en passant par la conquête de différents espaces.
11Le journal Le Monde, dans un article consacré à l’exposition, souligna la place progressivement acquise par le train comme motif légitime dans le paysage artistique :
- 17 Le Monde, 23 décembre 1955.
Dans une atmosphère d’attractions très fin d’année […], l’exposition de la galerie Charpentier célèbre les chemins de fer, grands jouets plus que centenaires ; elle se propose aussi une démonstration : on y voit s’incorporer à l’art des éléments d’abord jugés par certains tout à fait inassimilables. La voie ferrée, la gare, les trains, sont entrés dans le paysage pictural comme des apports modernes qui n’offrent généralement plus rien de choquant. D’autre part la poésie des fumées et des quais de départ a certainement touché les contemporains de Monet. Faut-il dire que les possibilités de voyager vite et commodément grâce au nouveau moyen de locomotion ont contribué à l’extraordinaire fortune du paysage […] ? En tout cas, si le train ne produit pas à lui seul le « sentiment de la nature », il facilite l’accès au plein air et permet de varier les décors. Et assez de toiles, en cent ans, contiennent des rails, des viaducs ou des passages à niveau pour constituer une exposition17.
- 18 Le chemin de fer s’invite au rayon jouet des grands magasins dès les années 1880, au plus tard, et (...)
- 19 Formule de Jacques Pélissier, président de la SNCF de 1975 à 1981, voir Belvès, 1980.
- 20 Combe, Griffaton, 1994 ; Levin, 1994.
12Il est intéressant de noter la formule renvoyant le chemin de fer à l’univers du jouet, association liée à la présence de modèles et à l’approche des fêtes de fin d’année18. La réduction de l’industrie à un caractère ludique et inoffensif – le train comme « grand jouet » qui suppose de grands enfants –, mais aussi la dimension esthétique de la fumée des locomotives (ou « poésie de la volute19 »), ainsi que l’intégration pacifique du réseau dans son environnement urbain ou naturel apparaissent incontournables dans les représentations du train, contrastant avec sa nature industrielle et polluante20.
13Au-delà du caractère inédit de l’exposition, qui atteste tant de la popularité du train que de sa maturité en tant que motif artistique, l’événement parisien présente donc un grand intérêt du point de vue de la construction et de la transmission de l’imaginaire ferroviaire. Il faut ici souligner la réactivation, dans le catalogue, du discours saint-simonien du milieu du xixe siècle (le chemin de fer comme œuvre civilisatrice, la locomotive comme agent du progrès).
- 21 Un concours d’affiches ferroviaires pour lequel le public est incité à voter présente également, en (...)
14En dehors de la présence des peintres impressionnistes et postimpressionnistes participant à l’esthétisation de la machine, dont l’incontournable Monet, plusieurs artistes vivants sont accrochés, dont certains ayant produit des œuvres originales pour l’occasion21. Maurice de Vlaminck (1876-1958) réalise notamment la toile reprise en affiche, qui connut un certain succès critique (Fig. 1).
Fig. 1. – Maurice de Vlaminck, La gare, 41 x 49,5 cm
Reproduction de la toile peinte par Maurice de Vlaminck pour l’exposition Un siècle de chemin de fer et d’art à la galerie Charpentier, Paris, 1955.
© Photographie Brice Vandermeeren. Lithographie en couleurs d’après l’œuvre originale, Cornette de Saint-Cyr Bruxelles.
- 22 Arbellot, 1956.
- 23 Beaujon, 1956.
- 24 De Lafreté, 1928 ; Le Journal de Genève, 1968.
- 25 Girard, 1945.
15En contraste des volutes de fumée blanche prisés des peintres de la fin du xixe siècle, on peut comprendre que sa gare de banlieue, figurant une sombre locomotive crachant un nuage noir de houille sous un ciel d’orage, a pu faire sensation. Les critiques se montrent toutefois partagées quant à son interprétation, témoignant de la diversité des sensibilités, entre triomphe salué de la technique sur la nature et sur l’art, manifeste d’une prise de pouvoir22, et « astre noir » convoquant les êtres humains vers leur dernier voyage, aussi fascinant que terrible23. Toujours est-il que le choix de cette toile interroge. Il manifeste certainement le fait que le chemin de fer se résume encore (et toujours) à cette locomotive et à cette fumée, malgré les efforts pour orienter l’exposition vers l’avenir du train. S’il est facile d’y voir une vision désenchantée de la traction vapeur, rappelons que le contexte de l’exposition correspond aux débuts d’une nostalgie pour un objet qui commence à disparaître, avec de premières formes de patrimonialisation outre-Manche ainsi que l’expression dans la sphère intellectuelle de sensibilités regrettant l’électrification pour des raisons esthétiques, faisant l’éloge des « vraies » locomotives et leurs imperfections24. Avec la traction vapeur, on craint que ce soit tout un imaginaire qui disparaisse. « Les électriques auront-elles leur Zola ? » se demande l’écrivain suisse Pierre Girard, pour qui « nous sommes des enfants trop riches qui jettent leurs jouets encore neufs25 ». « N’en doutons point », poursuit-il en sous-entendant le contraire. De la même manière, certains peuvent se demander si les locomotives électriques auront leur Monet. Malgré elle, l’exposition de 1955 préfigure le déclin du motif ferroviaire dans la peinture.
16L’exposition Voies de la modernité (15 octobre 2021-13 février 2022), produite par les Musées royaux des beaux-arts de Belgique à Bruxelles, s’inscrit dans le cadre du festival belge Europalia, biennale organisée à Bruxelles depuis 1969 et qui met plus habituellement à l’honneur le patrimoine culturel d’un pays. La thématique « Trains & Tracks » choisie pour l’année 2021 trouve pour prétexte un peu facile « le 175e anniversaire de la liaison ferroviaire entre Bruxelles et Paris, les 40 ans du TGV et les 25 ans du Thalys ». Elle correspond surtout et de manière plus opportune à l’Union European Year of Rail. La thématique retenue se traduit par une concentration importante d’événements en lien avec l’univers du train : installations et performances artistiques, concerts, expositions, projections, reconstitutions, promenades urbaines, etc. S’il s’agit surtout de célébrer « une invention qui a façonné la société moderne et qui semble aujourd’hui à nouveau en mesure d’y occuper un rôle de premier plan » dans un contexte favorable aux mobilités « durables », le festival a la plus large ambition d’interroger « l’impact du train sur la société26 ». Au-delà de certains totems inévitables comme un hommage à l’Orient-Express (dont les Belges aiment à rappeler l’origine), un autre au train de nuit, le rappel attendu du rôle du développement ferroviaire dans la constitution de l’espace et de la société européenne, on dénombre deux événements en lien avec la déportation et l’holocauste, deux sur l’héritage ferroviaire de la colonisation, et un dernier portant plus largement sur l’histoire industrielle du train en lien avec l’extraction minière. Au sein de cet agenda foisonnant, l’événement organisé par les Musées royaux des beaux-arts fait figure de tête d’affiche consensuelle.
17L’exposition se divise en dix espaces qui ont pour objectif non seulement de traiter du rapport des artistes au chemin de fer et son évolution sur un temps correspondant globalement à l’ère de la traction vapeur, c’est-à-dire à la période où ces rapports ont été les plus féconds, mais également de rendre compte, dans une certaine mesure et à travers le regard des artistes, des effets produits par la technique ferroviaire sur la société.
- 27 Europalia, 2021.
- 28 Combe, Griffaton, 1994.
18Tout comme l’exposition de la galerie Charpentier, celle de Bruxelles souhaite s’adresser à un large public et expose une grande diversité de supports artistiques : modèles, peintures, gravures, manuscrits. Ne manquent que les arts décoratifs. Entre-temps, l’affiche, la photographie et le cinéma ont acquis une reconnaissance académique, bénéficiant de salles dédiées. À travers les œuvres présentées, l’exposition souhaite raconter la manière dont les artistes, présentés comme des technolâtres, « furent hypnotisés par la vitesse, la force et la beauté de la machine27 ». Une conséquence est l’omniprésence des représentations de la locomotive à vapeur pour incarner tout un système technique, ce qui est habituel28.
- 29 Baroli, 1964 ; Schivelbusch, 1990 [1977].
19La principale limite de l’exposition découle de la volonté d’interroger l’impact du train sur la société en racontant la manière dont les artistes ont réagi à son apparition, ont décrit ses effets et se sont approprié le thème. Le risque, que l’on retrouve aussi dans l’historiographie, est de présenter les réactions des artistes et des écrivains comme représentatives d’attitudes sociales face au train, attitudes que l’on peut qualifier de durablement diverses et ambivalentes selon les espaces, les temporalités et les mondes sociaux29.
20Le parcours fait d’abord circuler le visiteur de manière chronologique. La première salle (« Une invention qui fascine autant qu’elle effraie »), fait dialoguer peintures, dessins et gravures portant des regards plus ou moins enthousiastes ou critiques face au train et au machinisme. Il s’agit de l’espace concentrant les œuvres ou documents d’origine belge, le point de départ de l’exposition étant l’inauguration de la ligne Bruxelles-Malines en 1835 (Fig. 2). On y retient l’étonnant Char de Satan de Gustaaf Wappers (1837, Letterenhuis, Anvers) et sa locomotive réactualisant la figure du dragon médiéval (Fig. 3).
Fig. 2. – Espace « Une invention qui fascine autant qu’elle effraie » de l’exposition Voies de la modernité aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles, 2021
© Photographie Constance Le Hardy.
Fig. 3. – Gustaaf Wappers, Satanswagen (Le Char de Satan), c. 1837, 82 x 103 cm
Œuvre présentée à l’exposition Voies de la modernité aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles, 2021.
© Collectie Stad Antwerpen, Letterenhuis.
21En circonscrivant la question des conflits entre société et nouveauté à cette première salle, le discours assume la reproduction d’un schéma qui consiste à interpréter ces conflits comme un seul problème d’accoutumance, de familiarisation avec la technique : « comme souvent, ce qui est nouveau attire et fait peur à la fois. » Les artistes sont ensuite présentés dans le rôle d’observateurs bienveillants ou enthousiastes. Dans ce qui apparaît comme la salle principale, consacrée aux impressionnistes et postimpressionnistes, il est question de l’insertion urbaine et paysagère du chemin de fer, qui apparaît presque toujours paisible et objet d’admiration.
22Une complexité s’ajoute par la suite, le parcours tentant de concilier traitement chronologique, traitement thématique et cohérence artistique des espaces. Cela fonctionne parfois plutôt bien, comme la salle consacrée aux artistes fascinés par la machine, sa puissance et sa vitesse, surtout des futuristes italiens des années 1910-1920 (dont Gino Severini), ou celle consacrée au « Tourisme de luxe et tourisme de masse », qui réunit des affiches produites entre la fin du xixe siècle et la Seconde Guerre mondiale.
23En revanche, certains espaces situés en marge apparaissent plus confus, comme la salle consacrée au cinéma et à la photographie qui mêle pionniers du septième art, à divers titres (les frères Lumières aux côtés d’Abel Gance), et représentations de la modernité industrielle par les photographes de la première moitié du xxe siècle (dont Aubrey Bodine et Alfred Stieglitz). Surtout, les aspects les plus négatifs de l’activité ferroviaire sont rassemblés de manière un peu artificielle dans la salle « Pour le meilleur et pour le pire », qui agrège diverses thématiques fortes (déportation, guerre, colonialisme, luttes sociales) au risque de juxtapositions parfois hasardeuses. Soulignons que la plupart de ces thématiques ont fait l’objet d’événements spécifiques dans le cadre du festival Europalia.
24Bien que le fil rouge apparaisse comme celui des perceptions et des sensibilités, depuis le regard extérieur sur la machine et les infrastructures jusqu’à l’introspection qui domine dans les salles finales (les surréalistes, la peinture métaphysique), le propos de l’exposition tend à se perdre dans la générosité des espaces et leur relative imprécision matérielle, entre chemin de fer comme sujet, chemin de fer comme terrain de jeu pour les artistes et chemin de fer comme « motif de l’éternelle symphonie humaine30 », y compris celle qui se joue dans la psyché des individus. Finalement, il ressort surtout l’impression d’une célébration inconditionnelle du train et d’une ode à la vapeur qu’incarne le film Pacific 231 de Jean Mitry (1949), présenté en ouverture.
25Train Zug Treno Tren (18 juin-25 septembre 2022) est l’évènement inaugural de Plateforme 10, le nouveau « quartier des arts » de Lausanne réunissant trois musées autrefois dispersés dans la ville : le Musée cantonal des beaux-arts (MCBA), le musée de Design et d’Arts appliqués contemporains (mudac) et le musée de photographie Photo Élysée. L’espace retenu est un ancien site industriel situé à proximité directe de la gare, dont il constitue le prolongement, accueillant autrefois d’anciennes halles dédiées au remisage et à la maintenance de locomotives des Chemins de fer fédéraux suisses (CFF). « Plateforme 10 » est une référence directe à cet héritage (la gare de Lausanne comptant officiellement 9 voies). Malgré la destruction de la plupart des bâtiments et infrastructures préexistantes, certains éléments rappellent discrètement son passé ferroviaire : une portion de rails, une plaque de retournement des locomotives, une partie de la verrière historique donnant sur les voies derrière le bâtiment du MCBA et qui, en plus d’apporter la lumière naturelle dans le hall d’entrée, offre une vue imprenable sur les trains en stationnement. La proximité de la gare et l’ambiance sonore qui s’en dégage facilitent l’idée de continuité et de mémoire mise en avant par la communication officielle, de même que la présence d’une imposante œuvre d’art contemporaine au milieu du parvis : la sculpture en métal d’une « crocodile », locomotive électrique emblématique des CFF.
- 31 Malgré la présence des CFF dans l’exposition, l’événement ne semble pas avoir été associé à la célé (...)
26S’il s’est imposé comme une évidence et qu’il contribue par ailleurs à justifier le projet de reconversion, le choix de porter une thématique ferroviaire pour les expositions inaugurales n’en représente pas moins un geste fort, rendant le site temporairement lisible et sa mémoire vivante31. Une grande diversité d’événements, comprenant concerts, projections et performances autour du train, ont accompagné leur inauguration.
27Au lieu d’une stricte division des tâches entre les trois musées selon leur spécialité (beaux-arts ; design et art contemporain ; photographie), les acteurs de Plateforme 10 ont choisi le décloisonnement et proposé, à travers la circulation des œuvres, un dialogue entre les différents espaces d’un même parcours – ou voyage – ferroviaire. La manifestation se décompose néanmoins en trois expositions distinctes, une par site : Voyages imaginaires (MCBA), Destins croisés (Photo Élysée) et Rencontrons-nous à la gare (mudac).
28Le MCBA a choisi une thématique forte autour des imaginaires du train. Les œuvres exposées sont toutes produites au début du xxe siècle, laissant de côté l’art impressionniste et postimpressionniste, tout comme les concepts de « modernité » et de « progrès », pour se concentrer sur les « voyages imaginaires ». Il s’agit ici de voyages intérieurs, expression d’une nostalgie, d’une solitude ou d’un fantasme (le mouvement et la vitesse, le danger, l’érotisme, l’ailleurs). La peinture aux accents métaphysiques et surréalistes domine donc logiquement. Trois artistes sont mis en avant : l’américain Edward Hopper et ses paysages ferroviaires figés, expression mélancolique d’une Amérique en « dépression » ; le belge Paul Delvaux et ses rêves de gares imaginaires, ambiances nocturnes suscitant aussi bien la fascination qu’un léger malaise tant en raison de l’éclairage combinant naturel et artificiel que de la présence de figures plus automates qu’humaines ; enfin, l’italien Giorgio de Chirico et ses villes méditerranéennes avec leurs places vides et silencieuses que la présence plus ou moins discrète d’un train fumant ne vient jamais troubler. Les deux derniers artistes partagent une enfance baignée par le sifflet et la vapeur des locomotives (de Chirico père était ingénieur ferroviaire en Grèce).
29Les ambiances ferroviaires dominent l’exposition, ce qui est soutenu par une habile scénographie invitant au voyage intérieur : lumière tamisée, cimaises bleu nuit, boucle sonore évoquant le train et la gare, projections lumineuses rappelant les rails. Même la typographie des textes de salles rappelle le mouvement du train (Fig. 4 a et b).
Fig. 4. a. – Vue de l’exposition Train Zug Treno Tren. Voyages imaginaires au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, 2022
© Photograhie MCBA.
Fig. 4. b. – Vue de l’exposition Train Zug Treno Tren. Voyages imaginaires au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, 2022
L’espace consacré à Paul Delvaux.
© Photograhie MCBA.
- 32 Terme unique désignant les résidus solides de la combustion issus de différentes activités industri (...)
30Dans la logique de dialogue entre les institutions muséales, l’exposition propose également des photographies américaines du milieu du xxe siècle, évoquant aussi bien la fascination pour une machine condamnée à disparaître que pour les qualités esthétiques de sa fumée, ainsi que deux voyages en train « impossibles » imaginés par Méliès (dans l’espace, sous la Manche). Enfin, faisant écho à l’exposition du mudac, l’art contemporain est présent à travers une dernière salle qui questionne le visiteur (« Où allons-nous ? »), et porte une réflexion sur un système économique à bout de souffle à travers notamment l’œuvre de Jannis Kounellis, un train à vapeur réalisant l’ascension d’un pilier évoquant une vis sans fin ; celle de Chris Burden, un météore réalisé en partie en mâchefer32, excavé pour présenter un modèle d’extraction minière et de chemin de fer industriel ; ainsi que l’installation 1 to 87 de l’artiste Fiona Tan, déjà exposée à Bruxelles, qui propose un détournement du modélisme ferroviaire sous la forme d’un parcours semé de critiques contre la société industrielle et capitaliste, aboutissant à l’accident catastrophique d’un train des CFF (Fig. 5).
Fig. 5. – Fiona Tan, 1 to 87 (détail), 2014
Œuvre présentée à l’exposition Train Zug Treno Tren. Voyages imaginaires au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, 2022.
© Fiona Tan. Photographie Axel Schneider, Francfort-sur-le-Main.
31Les deux autres expositions, dans des genres différents, sont davantage orientées grand public. Les Destins croisés évoqués dans l’intitulé choisi par Photo Élysée renvoient à la fois au croisement entre les arts et le chemin de fer, entre la ville et le réseau ferroviaire, et entre les individus et le train. Contrairement aux évidences, le musée n’a pas seulement traité des médias photographique et cinématographique, même si deux principaux aspects sont abordés : le parallèle entre développement du train, de la photographie et du cinéma, évoqué récemment au musée d’Orsay dans Enfin le cinéma ! (2021-2022) ; et la photographie comme témoignage du quotidien, des liens intimes tissés avec le train, support d’archives à la fois historiques et sensibles. Le musée propose également une importante sélection de gravures, affiches et peintures couvrant l’ère de la vapeur. Plus que généreux, l’ensemble est peut-être un peu trop foisonnant (Fig. 6).
Fig. 6. – Vue de l’exposition Train Zug Treno Tren. Destins croisés au musée Photo Élysée, Lausanne, 2022
© Photographie Catherine Leutenegger.
32Pour son exposition Rencontrons-nous à la gare, le mudac a associé installations contemporaines inspirées du train et éléments de design ferroviaire, en passant par la manière dont l’univers du train a infusé dans la culture populaire sous des formes diverses : mobilier, jeux, cinéma, clips musicaux. Reprise en affiche, la Train Crash Table réalisée par Studio Job en 2015 repose sur l’abondante fumée dorée de deux locomotives entrant en collision (Fig. 7).
Fig. 7. – Studio Job, Train Crash Table, 2015, Carpenters Workshop Gallery
Œuvre présentée à l’exposition Train Zug Treno Tren. Rencontrons-nous à la gare au mudac, Lausanne, 2022.
© Photographie Adrien Millot. Courtesy Studio Job and Carpenters Workshop Gallery.
33Il s’agit de l’exposition lausannoise la plus ludique et interactive, comprenant un espace de médiation-création à destination du jeune public, invité à réaliser des collages à partir d’éléments de l’exposition. La fumée y occupe une place notable : elle est généralement ajoutée par les enfants lorsqu’elle n’apparaît pas explicitement au-dessus des locomotives à disposition. Symptôme de l’association durable entre train et fumée, un enfant a même rajouté une cheminée à la « crocodile » électrique qui trône sur le parvis des musées. Même constat à Bruxelles, où l’espace de médiation jeune public permettait d’apprécier la manière dont les enfants (se) représentent le train, certes influencés par les œuvres présentées. Le motif de la locomotive fumante apparaît intemporel et intergénérationnel, et les expositions d’art semblent contribuer, à leur échelle, à cet effet de rémanence.
34La ville de Nantes est associée à plusieurs activités industrielles ayant marqué son histoire et notamment au transport maritime, des traites négrières aux chantiers navals. Comme de nombreuses capitales régionales, elle a également été une importante ville ferroviaire, comprenant plusieurs gares de voyageurs, de triage et de marchandises, un dépôt et des ateliers de construction mécanique. Mais ce qui fait aussi l’identité ferroviaire de Nantes est la manière dont le chemin de fer a produit des effets de coupures encore perceptibles aujourd’hui dans le tissu urbain. Citons notamment la ligne vers Saint-Nazaire depuis l’actuelle gare SNCF (gare d’Orléans), sur ce qui était alors des quais en bord de Loire, portion aujourd’hui souterraine mais remplacée en surface par les voies de tramway ; également, une importante friche ferroviaire marque le sud-ouest de l’île de Nantes, sur le site de la Prairie-au-Duc, du côté de l’ancienne gare de l’État ; enfin, à l’est de la gare SNCF, s’étend le site de la Prairie-aux-Mauves (Blottereau). C’est cette présence et cette identité qui ont conduit le commissaire de l’exposition Le voyage en train, à proposer une thématique ferroviaire au Musée d’arts de Nantes.
35Avec le mécénat de deux grandes entreprises ferroviaires, Alstom et la SNCF, ainsi que l’appui du ministère de la Culture qui lui a décerné le label « exposition d’intérêt national », le Musée d’arts de Nantes a pu se montrer tout aussi ambitieux que ses homologues belge et suisse. En parallèle, le Musée Jules Verne lui fait écho à travers l’exposition Le cheval d’acier et de cuivre, qui explore l’imaginaire ferroviaire dans la vie et l’œuvre de l’écrivain.
36Comme le présente le commissaire, l’exposition n’est « pas totalement artistique » et cherche à faire dialoguer arts et société pour souligner la manière dont le chemin de fer a transformé et créé de nouvelles expériences sensibles au xixe siècle, mettant en relief le bouleversement de la perception de l’espace et du temps provoqué par l’apparition du train et la manière dont les artistes en ont rendu compte. Cette approche se décline à travers trois niveaux physiques : un premier niveau consacré à l’espace, un deuxième consacré au temps, et une dernière salle en sous-sol qui ramène le visiteur à une dimension plus intérieure. La scénographie joue avec des cimaises profilées comme des nez de train à grande vitesse, représentant parfois comme un panorama vu du train, ou bien présentant des ouvertures rappelant les fenêtres des compartiments et le cadrage du paysage (Fig. 8). Dans chaque espace, les œuvres classiques dialoguent avec des réalisations plus contemporaines.
Fig. 8. – Espace « L’ensemble où est la vie » de l’exposition Le voyage en train au Musée d’arts de Nantes, 2022
© Musée d’arts de Nantes. Photographie C. Clos.
- 33 Dont notamment Schivelbush, 1990 [1977].
37Soulignons une différence majeure avec l’exposition bruxelloise portant sur cette même période 1830-1930 : l’angle adopté n’est plus tellement le regard de l’artiste, et les œuvres ont été choisies pour illustrer des expériences sensibles assez diverses face à ce qui est qualifié de bouleversement esthétique et social. L’exposition nantaise se fonde d’ailleurs sur une bibliographie qui intègre bien l’historiographie croisant histoire sociale, histoire des sensibilités et histoire ferroviaire33. Notons également le soutien apporté par l’association scientifique Rails & Histoire au projet.
38L’exposition s’ouvre sur l’Adieu à la mythologie de Bartholdi (c. 1870), plus connu pour ses sculptures, comme un manifeste ironique aux accents saint-simoniens : une bande de faunes « antiques », représentant les technophobes, s’enfuit car effrayée par l’irruption d’une locomotive à vapeur dans le paysage, la machine représentant quant à elle le génie de la vapeur et les lumières du progrès. L’œuvre donne ainsi à voir la dimension conflictuelle de l’intrusion du train dans l’espace et la société, et témoigne par ailleurs du rôle des représentations artistiques dans la construction du grand récit progressiste.
39La salle « Adieu à la mythologie » poursuit la thématique du chemin de fer dans le paysage, à travers plusieurs œuvres emblématiques (le Train dans la campagne de Monet, c. 1870, son premier tableau ferroviaire) représentant le chemin de fer dans son environnement naturel, ainsi que de nombreux ouvrages d’art, monuments modernes accompagnant la conquête de la nature et du territoire, tout en rappelant le rôle important des compagnies ferroviaires en tant que commanditaires de ces premières représentations picturales, lithographiques et photographiques. Parmi les œuvres moins connues en France, on retiendra The Delaware Water Gap du peintre états-unien George Inness (c. 1857), faisant écho au concept de machine in the garden développé par Leo Marx dans l’ouvrage éponyme afin de décrire l’intrusion du train dans l’idéal pastoral américain34. Après avoir traité le thème du « paysage vu du train », l’expérience de la vitesse et l’expérimentation cinétique par les artistes, qui permet aussi d’apprécier des œuvres où la machine est absente, l’exposition se penche de manière moins attendue sur la représentation du réseau ferroviaire à travers les rails et la signalétique, de l’élément isolé et statique jusqu’aux ambiances ferroviaires industrielles les plus saisissantes – La gare de Bercy d’André Raoul Ulmann, 1902, restaurée pour l’occasion.
40Le second niveau est consacré au temps et à l’expérience sensible du voyage. Comme un totem, les horloges d’Arman (L’heure de tous, 1985), dont on peut admirer une version monumentale sur le parvis de la gare Saint-Lazare, trône au milieu de l’espace « Le temps du quai » pour symboliser l’unification horaire du territoire par le chemin de fer et son rétrécissement isochronique (Fig. 9). Parmi les « Portraits de voyageurs » accrochés ensuite, dans une salle proposant une immersion dans l’intimité du compartiment, on retiendra James Tissot, local bienvenu de cet étape nantaise, ainsi qu’un wagon à bestiaux de Rosa Bonheur prenant le visiteur par surprise. Enfin, avant de clore le voyage par un détour surréaliste et métaphysique, la dernière grande salle dénommée « Nature et progrès » et sous-titrée « Le temps de l’Histoire » propose une réflexion de nature historique et philosophique pour traiter des aspects les plus déplaisants de l’activité ferroviaire, des guerres à la colonisation, en passant par l’enlaidissement industriel du monde dénoncé par Georges-Antoine Rochegrosse dans La Mort de la Pourpre (1914), une pièce phare de la collection xixe du musée.
Fig. 9. – Espace « Arrivées et départs » de l’exposition Le voyage en train au Musée d’arts de Nantes, 2022
© Musée d’arts de Nantes. Photographie C. Clos.
41La suite du voyage est plus ludique. En clôture du parcours principal, un « espace terminus », reproduisant une voiture de chemin de fer, permet aux familles de repartir avec des souvenirs de l’exposition : espaces de dessin pour représenter le paysage « vu du train » qui défile en vidéo ; titres de transport anciens qu’il est possible de tamponner, etc. (Fig. 10). Enfin, au sous-sol, l’artiste Corentin Leber propose une installation faisant dialoguer modélisme ferroviaire et art contemporain (Derrière l’horizon), dans la continuité du travail présenté au Palais des beaux-arts de Paris en 2021 (Au train où vont les choses), et en collaboration avec le club de modélisme Mini Rail Nantais. Outre la consécration d’une forme artistique alternative et populaire par un musée de beaux-arts, la salle exprime toute la puissance de l’imaginaire ferroviaire en libérant les visiteurs de leur rôle habituel au musée, généralement plus policé. Ici, on se penche, on s’attarde, on discute et on s’émerveille devant la machine et l’éternel recommencement de son parcours miniature.
Fig. 10. – Espace « Terminus » de l’exposition Le voyage en train au Musée d’arts de Nantes, 2022
© Musée d’arts de Nantes. Photographie C. Clos.
42Au terme de ces différents « voyages », nous retenons avant tout l’intérêt de l’étude historique des expositions d’art. S’y donnent à voir, à travers la diversité des approches et des thématiques abordées, les multiples dimensions de l’imaginaire ferroviaire, sa force de rémanence et, dans une certaine mesure, sa performativité. Tout en contribuant à l’entretien d’une image romantique du train à vapeur, attendue par les visiteurs, les expositions d’art organisées depuis le milieu du xxe siècle mettent en évidence les ressorts affectifs jouant dans la popularité et la fascination exercée durablement par le chemin de fer « historique ». Qu’il amorce son déclin ou qu’il renvoie à un passé plus lointain, nous pouvons considérer la nostalgie comme le fil rouge de ces différentes manifestations. Les expositions étudiées témoignent par ailleurs de la dimension identitaire du train : à l’échelle individuelle, la plupart des artistes présentés, voire des organisateurs eux-mêmes, entretiennent une relation particulière avec l’objet (un lien familial ou géographique, un moyen ou un lieu de travail) ; à l’échelle institutionnelle, l’étude du contexte de production de ces expositions met aussi en évidence les enjeux politiques de sa valorisation.
43Considérant le goût de nos institutions pour les dates anniversaires et le patrimoine des transports35, nul doute que les prochaines années verront fleurir d’autres manifestations d’envergure, au rythme des (bi)centenaires qui se profilent : en France, l’année 2037 marquera à la fois les deux-cent ans de la ligne Paris-Saint-Germain et les cent ans de la SNCF. L’art devrait, selon toute vraisemblance, y occuper une place privilégiée.
