• 1 L’usine Berliet appartient aujourd’hui au groupe suédois AB Volvo.
• 2 Hildebrand, 1974 ; Michel, 2012 ; Schweitzer, 1982 ; Belot, Lamard, 2007 ; Flonneau, 2019 ; (...)
• 3 Giedion, 1980 ; Belhoste, Smith, 2012 ; Gasnier, 2018.
• 4 Cayez, 1994 ; Grevet, 2017 ; Pinol, 1980.

2Marius Berliet n’est donc pas le seul à connaître la prospérité, mais l’usine aménagée en 1916 reste, aujourd’hui, la seule encore en activité, bien que l’enseigne se soit perdue dans la complexité des mutations économico-financières de la firme1. S’il existe un nombre important d’ouvrages sur la condition ouvrière dans le secteur automobile, peu de travaux abordent le champ spécifique de l’usine automobile dans sa dimension architecturale2. L’étude qui suit inscrit son propos dans ceux menés dans le domaine de l’architecture industrielle3. Au croisement de l’histoire et des techniques constructives, elle porte sur une usine qui, tout en ayant été étudiée sous l’angle économique et social4, ne l’avait pas été dans sa dimension urbaine et architecturale.

• 5 Arch. Fondation Berliet, D0/4765, François Desvignes – Bâtiments de l’usine situés sur le (...)
• 6 Grevet, 2018, p. 103-120.
• 7 Chapelle, 2005.

6Entre 1916 et 1917, Marius Berliet fait l’acquisition de 223 hectares de terrains situés à cinq kilomètres à l’est de la ville de Lyon5. Desservie par une voie de chemin de fer en direction de Grenoble exploitée depuis 1858, cette plaine pourvue d’une bonne réserve aquifère est constituée de terrains agricoles sans grande valeur. Les commandes de camions alimentant le front, passées par le ministère de la Guerre, permettent à l’entrepreneur d’obtenir les financements et le volume de production nécessaires au développement économique de sa firme. Au sein de la Chambre syndicale des constructeurs de l’automobile fondée en 1909, les constructeurs français, dont les relations avec le ministère de la Guerre ont débuté bien avant le conflit, s’entendent pour répartir les productions – le camion Berliet de type CBA est primé au concours militaire de 1913. Au début de la guerre, l’armée française détient 170 véhicules. La constitution du parc se réalisera grâce à l’industrie automobile qui fournira 72 % des châssis, le reste se composant de véhicules d’importation américains, italiens et suisses6. La participation de la firme Berliet à l’effort de guerre – par la livraison de camions CBA, à raison d’une centaine par mois, et la fabrication d’obus notamment – permet à cette dernière de mettre au point les premiers processus industriels de production en série7.

• 8 Grevet, 2017, p. 99-110.
• 9 Arch. Fondation Berliet, C11 : Organisation intérieure de l’usine, compte-rendu bimensuel (...)

7Parmi les ouvrages de la bibliothèque personnelle de Marius Berliet se trouve Ford Methods and the Ford Shops d’Horace Lucian Arnold et Fay Leone Faurote, publié en 1915. Les réflexions pour la mise en œuvre de son programme industriel – il baptise le site du nom de code Trible, sorte d’anagramme de Berliet à la consonance anglo-américaine – tirent certainement parti des limites qu’il a pu rencontrer au sein du site lyonnais de Monplaisir, enrichies par les observations des ingénieurs envoyés étudier les méthodes américaines à plusieurs reprises8. Egerton Banks, ingénieur électromécanicien employé jusqu’en 1915 par la firme américaine Westinghouse Electric Company, rejoindra Marius Berliet pour le seconder dans la mise en place des méthodes tayloriennes. C’est ce qu’exposent, durant un an et demi, les nombreux comptes rendus des réunions de direction bimensuelles entre l’entrepreneur et ses chefs de service9. Ce modèle organisationnel, mêlant répartition des tâches et processus industriel, ne peut s’instaurer qu’au sein d’une usine fonctionnelle dont les ateliers et l’organisation spatiale répondent à un rationalisme pragmatique et économique.

• 10 Lafferère, 1960.
• 11 Pinol, 1980.

8Les avant-projets de l’usine Berliet, qui se développent sur une vaste emprise de près de 130 hectares, attestent une volonté d’organisation du flux de production tout autant que de rationalisation des tâches : zone administrative, zone de transformation de la matière brute, atelier d’assemblage abritant des lignes de montage sur tapis roulant – qui seront d’ailleurs les premières en Europe10. L’usine de Vénissieux doit être organisée pour produire vite et en grande quantité. Le trajet des matières premières, composants et produits finis doit être efficace, en ligne droite depuis la gare de marchandises jusqu’au bâtiment de l’usinage, alimentant au passage les autres ateliers. Il est à noter que, jusque dans les années 1920, le travail se faisait presque artisanalement, exigeant un ajustement constant pour l’achèvement des pièces et leur intégration au véhicule en cours de fabrication. Les tâches s’y déroulaient dans une succession de petits ateliers cloisonnés par machines-outils. C’est la configuration que l’on retrouvait au sein de l’usine de Monplaisir, première usine automobile rachetée à ses concurrents Maurice Audibert et Émile Lavirotte. Composé de deux unités de production, le site était enclavé dans un quartier ouvrier, entre les réseaux viaire et ferroviaire, dans un tissu urbain dense coupé par des voies urbaines. Les aménagements successifs n’avaient permis qu’une relative implantation de chaîne de montage. Pour le projet de Vénissieux, Marius Berliet inscrit son programme industriel au sein de halles monumentales (250 m x 30 m en moyenne) aux espaces décloisonnés, se laissant l’opportunité de contrôler et de modifier l’agencement des machines et des hommes en fonction des aléas des fabrications11. Les impératifs de surveillance dans les ateliers, comme dans les bureaux, étaient également facilités par l’absence de cloisons.

• 12 Les toitures en sheds se caractérisent par un système constructif de combles asymétriques (...)
• 13 Décamps, Belhoste, 1988.
• 14 Pillet, 2007.

9À la différence des usines Renault, qui colonisent le quartier de Billancourt, ou Ford (Piquette et Highland Park), il est prévu que seuls les bâtiments occupant les fonctions administratives se déploient sur plusieurs niveaux – les ateliers de fabrication, en sheds12, étant construits de plain-pied. Le modèle d’usine à étages, issu de celui du textile mill en usage du temps de l’énergie hydraulique, tend pourtant à disparaître avec l’apparition de la vapeur comme source d’énergie, qui impose de nouveaux systèmes de transmission. L’usine de la rue Piquette (1904), à la facture néoclassique par l’usage du fronton et des baies cintrées, ou Highland Park (1910), employant un vocabulaire à la sobriété moderniste, répondent mal aux impératifs de la production automobile. Le projet de Vénissieux atteste un schéma d’organisation spatiale répondant à des enjeux économiques, composé de vastes halles en rez-de-chaussée, accueillant plusieurs centaines d’ouvriers, dont le modèle se répand notamment dans les usines sidérurgiques (forges et hauts fourneaux notamment, Forges Coutant d’Ivry-sur-Seine par exemple) à partir des années 188013. Dans l’avant-projet, Marius Berliet délaisse cependant la halle à lanterneau pour choisir le modèle du shed, qui se développe également à partir du milieu du xix^e siècle – parmi les plus anciens inventoriés en France se trouve celui de la Fabrique de faux Dorian de l’Alliance située à Pont-Salomon en Haute-Loire (1857). L’avantage du shed tient non seulement dans son système d’éclairement, au demeurant fort efficace, mais également dans son système d’alimentation par poulies et courroies verticales des machines-outils mues par une machine à vapeur placée à une extrémité du bâtiment14.

• 15 Arch. Fondation Berliet, D4/10661 : Plan des terrains de Vénissieux remis par M. Damour, (...)

10Les premiers projets de l’usine, dont il ne subsiste que deux esquisses, laissent entrevoir un site industriel où les ateliers, qui se distinguent par leur forme, leur dimension et l’unité de leur bâti, se distribuent sur une large trame orthogonale (Fig. 2)15. Des habitations s’installent sur les abords. L’usine est encadrée au nord par une route départementale la reliant à Lyon, au sud par la ligne de chemin de fer Lyon-Grenoble. Un accord passé avec la Compagnie PLM a permis l’implantation d’un embranchement spécial pour une gare de triage. Depuis la voie ferrée, un faisceau de rails irrigue une série d’ateliers implantés en bandes parallèles jusqu’à la route départementale. Un tramway y circule effectivement, permettant d’ailleurs le transport du personnel. En raison de l’importance du nombre d’ouvriers (13 000 personnes en 1919 sur les deux sites industriels de Monplaisir et Vénissieux), Marius Berliet négociera avec les compagnies de transport lyonnaises la mise en place d’horaires adaptés aux journées de travail de l’usine.

• 16 Arch. Fondation Berliet, D4/10661 : Plan des terrains de Vénissieux remis par M (...)
• 17 Guiheux et. al., 1989, p. 132.

12Sur les esquisses, les halles sont de taille similaire, à l’exception de deux d’entre elles, au nord et à l’ouest. Au nord, le vaisseau hybride formé du bâtiment administratif accolé à l’atelier ferme le site, en le masquant, sur toute la longueur du complexe. À l’ouest, un second vaisseau, du double de la longueur des autres, ferme quant à lui le site dans sa partie occidentale. Il est vraisemblable que cet édifice a été prévu pour abriter une ou plusieurs lignes de montage. Une série de halles industrielles sont installées en damier entre ces deux pôles. Les espaces de stockage (parc à acier, à grumes, zone d’entreposage de châssis, etc.) prennent place le long de la gare de triage ainsi qu’entre les ateliers, séparés par de larges avenues le long desquelles se déployaient des dessertes de chemin de fer, traversant ou longeant les bâtiments. La taille des habitations, les véhicules ainsi que les aménagements paysagers représentés sur les dessins rendent compte de la monumentalité des édifices, dont un plan indique les dimensions : 750 m × 120 m pour le vaisseau nord, 250 m de longueur pour les ateliers16. On y distingue également les murs d’enceinte dont les portiques, avec leur arche isolée, ne sont pas sans évoquer, bien que très modestement, ceux du stade de Gerland conçu par Tony Garnier17.

• 18 Ibid., p. 139-146.
• 19 Projet de lotissement pour les établissements Berliet à Vénissieux, Tony Garnier dans ibi (...)

13Bien que Marius Berliet se réclame d’Henry Ford, qui, lui-même, établit le modèle de chaîne opératoire dans des abattoirs de Chicago, le projet initial de Vénissieux est plus proche des abattoirs lyonnais du quartier de La Mouche édifiés par Tony Garnier entre 1909 et 1914, premier complexe industriel de ce type en France. En effet, on reconnaît dans l’avant-projet l’organisation du flux logistique par implantation de bâtiments en damier, séparés par de larges avenues, et la sectorisation des opérations industrielles par îlots (forges, fonderies, usinage, montage, administration). Marius Berliet semble vouloir appliquer à l’édification du site – cité et usine – les principes architecturaux et constructifs décrits dans Une cité industrielle, bien que la diffusion de ces travaux soit postérieure à la construction de l’ensemble usinier18. Cela vaut également pour les techniques de construction mobilisant des savoir-faire locaux, ainsi que l’utilisation des bétons de gravier et de mâchefer dont la matière est prélevée directement sur le site. Les deux hommes se connaissaient, faisant tous deux partie du cercle d’Édouard Herriot, maire radical-socialiste de Lyon, qui commandera d’ailleurs de nombreux travaux urbains à l’architecte. En décembre 1917, Tony Garnier fournit d’ailleurs un projet de « Lotissement pour habitation de contremaître pour les Établissements Berliet de Vénissieux » dont la cité conserve quelques principes19. Par ailleurs, les abattoirs de La Mouche, qui ne seront mis en service qu’en 1928, accueillent l’Exposition internationale urbaine qui se tient en 1914. Vaste manifestation destinée, entre autres, à exposer la modernité hygiéniste et urbaine de la cité rhodanienne, elle fait également place aux industriels de la région. Les voitures et camions Berliet sont exposés au sein de la vaste halle destinée au marché aux bestiaux.

• 20 Le mur pignon à redents se caractérise par une volée de gradins se découpant da (...)

18Une zone médiane de production d’énergie et de transformation de la matière brute distribue, au nord et au sud, les ateliers d’usinage, d’assemblage et de montage organisés par types de fabrication (camions, camionnettes, autobus, moteurs et voitures). Quelques bâtiments (forge, fonderie, emboutissage) construits entre 1916 et 1918 conservent l’orthogonalité initiale formant l’axe médian autour duquel sont distribuées les unités de production, bien que formellement, seule la fonderie reprenne le shed. En revanche, à partir de 1920, les bâtiments qui s’alignent sur cet axe (tôlerie, centrale d’énergie de la vapeur, atelier des chariots électriques) s’organisent de manière disparate dans un répertoire hétérogène (halle aux murs pignons à redents20, hangar, cube de béton, etc.). Par ailleurs, extensions et appentis viennent s’y accoler dans un enchevêtrement perturbant la lecture du paysage.

• 21 Dans son ouvrage de 1923, Vers une architecture.
• 22 Hildebrand, 1974, p. 28-34.
• 23 Ibid., p. 43-54.

21Henry Ford fait appel à Albert Kahn pour l’édification, en 1910, de l’usine d’Highland Park d’ailleurs remarquée par Le Corbusier21. Alignés en bandes parallèles, des bâtiments de quatre niveaux, de 262 m de longueur par 23 m de largeur, se déploient sur une zone de 93 hectares, avec pour objectif de rassembler la fabrication au sein d’une même emprise22. Les façades se composent de quatre structures en saillie. Elles abritent escaliers, ascenseurs et sanitaires, permettant de dégager les éléments utilitaires en dehors d’une zone laissée libre aux activités strictement industrielles. La structure en béton dessine une grille aux lignes claires et précises, les larges châssis vitrés forment comme une peau tendue sur l’édifice, offrant un maximum de lumière. Comme pour sa première usine, rue Piquette à Détroit, la fabrication s’organise autour d’un système à étages, le transfert des composants se faisant par chute, ou monte-charge, d’un niveau à l’autre. L’immeuble était ainsi conçu comme une matrice tridimensionnelle au sein de laquelle chaque interrelation était planifiée, non seulement à chaque étage, mais également d’un étage à un autre23. Directement inspiré du textile mill, Henry Ford et l’architecte abandonneront ce modèle à étages, répondant mal à l’organisation logistique de production industrielle, pour la construction du site de River Rouge. Ce modèle à étages sera pourtant repris, sous forme de matrice inversée, par Giacomo Mattè-Trucco pour l’usine Fiat de Lingotto à Turin. Construit entre 1915 et 1922, l’édifice Fiat de près de 500 m de longueur se déploie sur cinq étages. Les matières premières arrivaient au rez-de-chaussée pour remonter le long de la chaîne de production jusqu’à l’atelier d’assemblage situé au dernier étage où le véhicule effectuait ses essais sur le toit du bâtiment. À Vénissieux, en revanche, Marius Berliet, plus proche du modèle de l’usine sidérurgique de la fin du xix^e siècle tout comme de celle de la Cité industrielle de Tony Garnier, choisit délibérément l’implantation de plain-pied, ménageant également, par l’étendue de l’emprise foncière, de futures possibilités d’extension.

• 24 Guadet, 1901-1904, t. 2, p. 573.

22Les nombreux plans d’implantation disponibles (entre 1919 et 1940) et les photographies et documents promotionnels des années 1930 montrent un site constitué de bâtiments hétérogènes qui se sont sédimentés au cours du temps. Seuls trois ouvrages, construits entre 1916 et 1918, conservent la forme initialement prévue de l’atelier en sheds. La plupart des édifices sont fréquemment remaniés, par ajout de travées, d’extensions ou d’appentis. Les volumes se combinent les uns aux autres dans une logique d’emboîtement. Les différentes fonctions productives sont bien regroupées en pôles reliés les uns aux autres par de larges voies de circulation. Les vastes dimensions des édifices permettent l’installation des équipements tout en laissant une large place à la manutention. Composés de formes élémentaires, les bâtiments s’étirent en longueur afin de répondre aux nécessités industrielles. L’horizontalité de l’usine matérialise la plaine dans laquelle elle s’est implantée. Les bâtiments, loin de l’unité formelle du projet, sont finalement conçus comme de simples enveloppes entourant installations industrielles et machines-outils. Cette architecture pragmatique s’inscrit dans un espace-temps de plus en plus resserré, comme pour faire écho aux produits que l’usine sort de ses chaînes de production. L’architecture n’est pas ici prioritaire, c’est l’outil de production qui prime. Marius Berliet fait siens les mots de Julien Guadet : « Ici tout est affaire de programme et il n’y a guère de principes généraux : l’architecture n’est guère que l’enveloppe d’une organisation qui a ses exigences précises24. » L’usine automobile fait face à des changements incessants dans son organisation, reflétant dans le bâti pragmatisme, économie de moyens et solidité, qui se retrouvent, à Vénissieux, jusque dans les techniques constructives.

• 25 Arch. Fondation Berliet, Fonds Paul Berliet, 25 ans de PB : le rapport de « La Brique », (...)

23S’appuyant sur l’expertise technique des services de la firme, la construction de l’usine fait également appel aux procédés constructifs largement utilisés en région Rhône-Alpes. Le dimanche matin était le jour de prédilection des visites. Marius et Paul Berliet faisaient le tour du domaine à cheval dans le but de passer en revue les travaux à venir25. Puis le lundi matin se tenait, à 10 heures, le rapport de « La Brique », réunion à laquelle assistaient les chefs des services Entretien et Construction. Si bois et charpentes métalliques sont utilisés, on fait appel notamment aux premiers bétons composés de mâchefer. Ce matériau doté d’une réputation aussi sombre que l’industrie qui l’a vu naître est connu depuis le xviii^e siècle. Très utilisé en région lyonnaise, il est principalement employé dans l’architecture ordinaire : habitat ouvrier, logement social et usines. L’usine de Vénissieux en est un témoin représentatif.

• 26 Arch. Fondation Berliet, Fonds Paul Berliet, 178/3 : Histoire de Berliet, CD5, 1990.
• 27 CAUE 92, 1993, p. 45-83.
• 28 Arch. Fondation Berliet, D3/4756 : Inventaire des bâtiments – travaux exécutés, du (...)

25Les matériaux de construction sont issus de l’usine et du site. Achetées dans un premier temps à la société Hostein, les ossatures métalliques sont ensuite directement fabriquées sur site, notamment après la crise que traverse la firme en 1921. Dans les années 1930, trois bâtiments sont consacrés au service en charge des constructions, un atelier d’entretien général parfois dénommé « serrurerie ». Ce service est décrit par Paul Berliet comme étant « l’âme de la construction et de la modernisation permanente de cette immense usine26 », un atelier de récupération des métaux (1931) ainsi qu’une tôlerie (1932). Le réemploi était alors d’usage. Bien que les mémoires des constructions de la firme n’en fassent pas mention, il est probable que les résidus de la fonderie et de la forge ont permis de fournir les scories pour la fabrication du béton et des dalles de mâchefer. Comme c’était le cas de la firme Renault au sein de l’usine de Billancourt, dont la production de briques de mâchefer était tellement importante qu’elle était également vendue à des clients extérieurs à l’usine27. À Vénissieux, le matériau est utilisé de deux manières différentes, soit directement en tant que béton coulé dans des banches dont les traces sont encore très nettement visibles sur certaines façades, soit moulé pour la fabrication de dalles (dénomination que l’on trouve dans les mémoires de construction) utilisées comme matériau de remplissage – pour les murs intérieurs comme pour les murs extérieurs28. Par ailleurs, une carrière au sud-ouest du site, dont on peut constater la diminution progressive sur les plans d’ensemble attestant ainsi de la diminution du cycle de constructions, permet l’extraction du gravier pour la composition du béton.

• 29 Richaud, 2015, p. 403-430.

26L’utilisation du mâchefer provient d’un mode de construction vernaculaire issu de la tradition rurale du pisé de terre très répandue dans la vallée du Rhône ainsi que dans la région sud-ouest de la France. Ce type de maçonnerie consiste en un compactage de terre argileuse dans des coffrages en bois, également appelés banches, dont les murs se construisent par bandes horizontales successives. Relativement simple à mettre en œuvre, ce procédé évite la taille de pierre, l’utilisation d’engins de levage et le travail complexe de l’appareillage, notamment pour les baies qui sont simplement réservées dans les coffrages. Par ailleurs, la terre étant prélevée directement sur le chantier, cette technique présentait une alternative économique à la construction en pierre et permettait d’apporter une réponse à la question du logement des classes sociales les moins favorisées. Majoritairement utilisée dans le logement ouvrier lyonnais, elle a été largement diffusée grâce au maître-maçon, architecte et inventeur lyonnais François Cointeraux (1740-1830) avant d’être interdite en 1856 à la suite d’inondations dévastatrices et meurtrières dans le quartier de La Guillotière, situé sur la rive gauche du Rhône29. Lors de cet épisode dramatique, les murs en pisé de terre, se gorgeant d’eau suite à une crue doublée de pluies diluviennes, se sont effondrés en causant de nombreux décès.

• 30 Letté, 2020.

27En parallèle, d’autres expérimentations étaient menées depuis les années 1840 avec l’utilisation d’un résidu de matériau issu de l’industrie, matière constituée de scories de houilles issues de la combustion de machines à vapeur ou de hauts fourneaux : le mâchefer. En lieu et place de terre argileuse, un mortier composé de chaux, ou ciment, de sable et de cette matière était utilisé selon le même procédé de banchage que le pisé de terre. En séchant, chaux et mâchefer s’agrègent pour former une maçonnerie monolithe semblable à de la pierre. À partir de 1870, la plupart des habitations, notamment les nouvelles habitations collectives, sont construites en béton de mâchefer. Faisant preuve de sa résistance à l’eau, léger et incombustible, le matériau est officiellement autorisé à partir de 1876 et son utilisation se répand dans le logement et dans les bâtiments industriels, offrant une alternative à la construction en pisé de terre. Comme la majeure partie de l’usine, les logements de la cité Berliet, construite à partir de 1919, emploient le mâchefer. C’est un composant que l’on trouve en abondance au cœur des régions fortement industrialisées, où son emploi ne se limite pas au génie civil. Il est également utilisé pour recouvrir les routes, les terrains d’équipements collectifs (école, hôpitaux, stade, prison, camp), pour le chauffage, pour la désinfection des sols dans les écuries ou, en drainage, pour l’absorption de l’humidité dans les caves ; il entrait même dans la fabrication de soins, notamment pour la population ouvrière30.

• 31 Richaud, 2018.
• 32 Ibid.
• 33 Baridon, 2006.

28C’est François Coignet (1814-1888), entrepreneur lyonnais dans le domaine de la chimie, qui perfectionne le procédé de fabrication et en expérimente la mise en œuvre. Les premiers essais se font vraisemblablement en 1848 lors de la construction de son usine de fabrication de phosphore située route d’Heyrieux, non loin de la future usine automobile. Mais c’est véritablement à partir de 1853 que des expérimentations à plus grande échelle sont réalisées, notamment avec l’édification de son habitation et d’une troisième usine de produits chimiques à Saint-Denis, dans la région parisienne31. Souhaitant promouvoir ce nouveau matériau qui offre une solide alternative à la pierre tant par la facilité du procédé que par ses qualités techniques, il publie plusieurs ouvrages dont Sur l’emploi des bétons moulés et comprimés dans la construction des murs en élévation (1855). La demande de brevet qu’il dépose en 1864 porte sur la fabrication et l’emploi de « bétons moulés et comprimés » dans lesquels le mâchefer entre pour une part importante32. En bon chimiste, Coignet s’intéresse tout particulièrement à la préparation des mélanges. Il affine les dosages, le choix des ingrédients pour la composition, le malaxage, et obtient une matière que l’on dénommera « béton pisé », « béton aggloméré » puis « béton Coignet ». Matériau bien différent de l’acception contemporaine, il n’en reste pas moins un béton par sa nature composite, ses procédés de mise en œuvre et son aspect final. En parallèle, il met également au point les machines nécessaires à cette production : broyeuse, malaxeuse, mélangeuse, coffrage, etc. Son souhait est de parvenir à produire ce matériau facile d’emploi en grande quantité afin de répondre aux besoins de construction de logements dans un idéal fouriériste33.

• 34 Richaud, 2015, p. 617-627.
• 35 Richaud, 2018.

29On trouvera également à l’usine Berliet quelques édifices en béton ordinaire ou béton de gravier. Mélange qui se rapproche davantage de celui que nous connaissons à l’heure actuelle, qui ne contient plus de mâchefer. Son utilisation est connue depuis plusieurs siècles et il en est fait mention dans un ouvrage datant de 1761, L’art du chaufournier, publié par l’Académie des sciences34. Il est notamment utilisé par les chaufourniers lyonnais qui mélangeaient le gravier du Rhône ou de la Saône avec de la chaux pour former un matériau déjà dénommé « béton », technique héritée de celle qui se pratiquait dans la Rome antique. D’une part, il était ajouté au mortier de chaux de la pouzzolane ou du tuileau, fonctionnant comme un adjuvant naturel, d’autre part, le matériau n’était pas coulé dans des coffrages en bois mais pris entre deux parements de moellons. La connaissance de ce procédé s’amenuise sans disparaître totalement ; on en retrouve l’utilisation chez l’agronome lyonnais François Rozier (1734-1793) dans son article « Béton » publié dans son Cours complet d’agriculture, ou chez Jean Rondelet (1743-1829), architecte et technicien lyonnais, élève de Soufflot, dans son ouvrage Traité théorique et pratique de l’art de bâtir publié en 180335. Cette technique de maçonnerie se substitue elle aussi à l’usage de la pierre. Elle est utilisée pour l’élévation complète de façades ou en soubassement du béton ou pisé de mâchefer. Comme nous l’avons vu précédemment, sur le site de Vénissieux, la carrière, installée au sud-ouest, est constituée de bancs de gravier qui permettent d’approvisionner directement le chantier de construction.

• 36 Richaud, 2015.

31À partir de la fin du xix^e siècle, mâchefer et béton ordinaire sont utilisés dans les logements et les bâtiments utilitaires, y compris dans quelques habitations de la bourgeoisie industrielle lyonnaise (hôtel de Balaÿ), plus rarement dans l’architecture religieuse (église Saint-Joseph des Brotteaux)36. L’architecte Gaspard André l’emploiera pour l’édification des usines et villas de la firme textile Gillet. En 1890, est construit le plus grand bâtiment de l’époque en mâchefer : un atelier de 250 m x 90 m, dont la dimension est d’ailleurs proche de celles des principaux ateliers de l’usine de Vénissieux. On retrouvera ce matériau dans d’autres ouvrages industriels : grande halle à charbon de l’usine à gaz de Perrache (ca 1870), caserne militaire de la Valbonne, usines Saint-Gobain de Saint-Fons, à proximité des usines Berliet, ou grands moulins de Perrache (Louis Donneaud, 1908). Il sera également largement utilisé dans les projets urbains de Tony Garnier, « Cité du sport » (actuel stade de Gerland), abattoirs industriels de La Mouche, logements collectifs du « nouveau » quartier des États-Unis ainsi que pour le complexe hospitalier de Grange-Blanche, d’ailleurs situé dans le voisinage immédiat de la villa de Marius Berliet.

• 37 Frampton, 2006, p. 109-115.

33En Allemagne, certains industriels adopteront une démarche différente en faisant appel aux architectes du Deutscher Werkbund. La firme AEG, fleuron de l’industrie allemande, fabriquant et exportant des produits dans le monde entier, fait appel à Peter Behrens. Il conçoit en 1908 la célèbre halle des turbines, en 1912 l’atelier de la chaîne d’assemblage du complexe industriel d’AEG, pour lesquels il emprunte des éléments de vocabulaire vernaculaire, notamment dans la forme de la toiture à plusieurs pans, modèle de la ferme allemande37. En la combinant avec une façade à l’ossature légère enchâssée dans une maçonnerie d’angle massive, le bâtiment devient un manifeste de la puissance industrielle, totem de l’architecture industrielle. En 1911, Walter Gropius et Adolf Meyer, tous deux issus de l’agence de Behrens, conçoivent la non moins célèbre usine de forme à chaussures Fagus. En adaptant le vocabulaire de la halle aux turbines, Walter Gropius, par ses pans de verre verticaux en saillie dont les angles délimitent la composition du bâtiment, crée le premier mur-rideau. Le Werkbund cherche à pousser la rationalisation de l’architecture par la standardisation, à l’image des méthodes industrielles utilisées pour les produits manufacturés. Pour l’exposition de Cologne, en 1914, Walter Gropius et Adolf Meyer réalisent un modèle de site industriel dont le bâtiment de l’administration – membrane de verre continue laissant apparaître l’ossature en brique – cache l’atelier de fabrication, simple halle en charpente métallique qui se déploie à l’arrière. Ces exemples issus de l’industrialisme triomphant du début du xx^e siècle illustrent-ils le débat sur l’architecture industrielle, lieu d’expérimentation de la modernité ou espace figé d’enveloppes asservies à la production ?

• 38 Gasnier, 2011.

35Éléments d’urbanisation, en ville ou en banlieue, les usines structurent le paysage. Après la désindustrialisation des années 1980 laissant de vastes friches à l’abandon, à l’heure de nouveaux changements sociétaux, ces emprises industrielles posent la question de la patrimonialisation. Ces objets architecturaux sortent encore trop souvent du cadre traditionnel du monument historique, autant par les objets en eux-mêmes, leurs dimensions gigantesques, que par leur localisation, qu’ils soient situés en périphérie ou dans une enclave urbaine. La préservation de ces sites se conçoit davantage dans un projet territorial plus vaste. La destruction systématique des bâtiments industriels ne fait que prolonger ce phénomène de relégation des quartiers ouvriers et des banlieues. Depuis plus de quarante ans, les travaux menés sur le patrimoine industriel ont permis une évolution de la définition même38. Comprendre les logiques qui président à l’édification d’un site, sa chronologie, les racines dans lesquelles il puise, permet d’en dégager le sens, l’organisation, et de reconstruire le temps et l’espace, rendant ainsi un peu de mémoire à cette histoire ouvrière. L’usine de Vénissieux représente un conservatoire de techniques constructives tout autant qu’un répertoire de formes régionalistes témoins d’une histoire industrielle et constructive. Ses caractéristiques spatiales et architecturales, son ancrage dans des pratiques constructives traditionnelles, permettent de dégager sa singularité au regard d’une histoire plus vaste des formes de l’usine automobile en général.