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Les savoirs sur la Chine, entre terrain et bibliothèques (XVIe-XIXe siècle)

La Mission d’exploration commerciale lyonnaise en Chine (1895-1897)

Enquête économique et approche photographique dans la Chine méridionale et centrale
The Lyon Commercial Exploration Mission sent to China (1895-1897). An Economic Enquiry and a Photographic Approach in South and Central China
Florence Adrover
p. 143-170

Résumés

La Mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine constitue une initiative privée, qui contraste avec les explorations précédentes, ordonnées par l’État. Avec les promesses attendues du Traité de Shimonoseki, Lyon espère établir une « soudure commerciale » entre l’Indochine et la Chine, suivant le chef de mission Henri Brenier. Si l’enquête sur la sériciculture demeure la priorité, les objectifs englobent l’étude des différents débouchés commerciaux au Yunnan et au Sichuan. Le champ thématique et géographique de la mission est d’ampleur. Il en résulte un rapport général abondamment illustré, assez rare pour être souligné. La photographie joue en effet un rôle important dans le cadre de la mission, qui participe en cela d’un renouvellement visuel de la Chine. Cet article se propose d’étudier les apports photographiques à l’enquête économique et la manière dont elle fabrique un territoire convoité par les Occidentaux, au demeurant extérieur au joug colonial.

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Texte intégral

  • 1 Rugy, 2018, chap. 1.
  • 2 Ibid., p. 30-34.
  • 3 Ibid., p. 38-45.
  • 4 Rugy, 2018.

1La constitution des savoirs géographiques sur l’Indochine est menée concomitamment à la formation de l’Union indochinoise (1858-1886)1. L’intérêt pour les régions frontalières de la colonie, les provinces chinoises du Yunnan et du Sichuan en particulier, s’inscrit dans une politique coloniale d’expansion de l’influence française. Les explorations se multiplient en ce sens, privilégiant les axes fluviaux comme voie de pénétration vers l’intérieur des terres, avec le but de se frayer un accès facile et rapide vers la Chine2. Le Mékong, envisagé un temps comme la voie royale, est considéré à l’issue de la mission Doudart de Lagrée (1866-1869) comme impraticable. Le fleuve Rouge devient alors le centre d’attention des explorateurs3, qui, tout en accompagnant les conquêtes territoriales et administratives de l’empire, contribuent à combler les blancs de la carte4.

  • 5 Fourniau, 1999, 2002.

2Les ambitions territoriales sur le Sud et le Centre Viet-Nam se confrontent aux résistances de la cour de Hué, bénéficiant de l’appui des Pavillons Noirs, réfugiés dans les Hautes terres. La guerre franco-vietnamienne (1883-1885) n’est qu’une étape dans le processus de conquête. L’instauration du protectorat de l’Annam-Tonkin en 1885 s’achève véritablement dix ans plus tard, par l’abornement des frontières, après la lutte contre les bandes chinoises5. La Chine, déjà affaiblie, subit le contrecoup du Traité de Shimonoseki (17 avril 1895) qui marque la fin de la guerre sino-japonaise (août 1894-avril 1895), modifie l’échiquier politique et génère un nouvel ordre économique.

  • 6 Fourniau, 2002, p. 513-518.
  • 7 Fourniau, 1999, 2002 ; Brocheux, Hémery, 1995.

3La « question chinoise » polarise l’attention des puissances occidentales qui cherchent à se faire une place dans l’empire du Milieu6. C’est le Break-up of China, le dépeçage de l’Empire en concessions, territoires à bail et zones d’influence. Le Yunnan, province frontalière convoitée, constitue l’un des points de friction entre l’Angleterre qui, disposant d’une position avantageuse dans la vallée du Yangzi, conçoit le projet de relier la Birmanie au Yunnan par voie de chemin de fer, et la France qui, redoutant une impasse économique, met sur rail le projet de la ligne Lao-Cai-Kunming et fixe une clause de réciprocité avec sa rivale le 15 janvier 18967.

  • 8 Klein, 2004.
  • 9 Clerc, 2016, p. 57.
  • 10 Ibid., p. 65.

4La Mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine (1895-1897) est envoyée dans ce contexte, dans le but de développer les relations économiques et commerciales entre le Tonkin et la Chine. Comme le relève Jean-François Klein, sa dénomination est suggestive, tant du point de vue des échanges économiques, à développer, que des relations sociales à nouer avec les territoires frontaliers8. La mission s’inscrit dans la continuité d’une politique de rapprochement commerciale avec l’Asie, initiée par l’Ambassade Lagrené (1843-1846). Pascal Clerc met en évidence un processus d’accumulation des savoirs spatiaux, inscrit dans la longue durée, permettant la construction d’une « culture spatiale », une « culture des potentialités9 », qui se concrétise par une « investigation méthodique, quoique non programmée », mais témoignant d’une grande cohérence dans les stratégies économiques mises en place par la Chambre de commerce de Lyon (CCL)10.

5La collecte des informations s’effectue via différents médiums, dont la photographie. La communication des résultats obtenus s’effectue en plusieurs étapes, par divers canaux de diffusion. Un premier rapport est publié en 1897. L’année suivante, un volume plus imposant paraît avec 200 images. Entre temps, la presse locale et nationale entretient l’enthousiasme populaire, par la publication de brèves et d’articles, parfois illustrés. Le public visé est large. Il s’agit de susciter la curiosité des métropolitains et de motiver de futurs investisseurs.

  • 11 Skrabacz, 1998.
  • 12 Voir l’article de Jean-François Klein, qui discute les positions de John Laffey (Klein, 2016).
  • 13 Klein, 2009, p. 9.
  • 14 Soria, 2002.
  • 15 Klein, 2016.
  • 16 Clerc, 2016.
  • 17 Wen, 2020.

6Jusqu’à présent, les études sur la Mission lyonnaise ont porté sur ses modalités d’exécution et sur son intérêt économique et commercial11. John Laffey s’est interrogé sur les racines de l’impérialisme français en Extrême-Orient et sur le rôle de Lyon dans l’expansion de l’influence française en Chine12. Jean-François Klein a montré la contribution des institutions lyonnaises à la construction économique de l’Indochine, guidées par une véritable « doctrine coloniale13 ». D’autres études ont approfondi le commerce de la soie et le rôle de la ville dans le développement de ce marché14 et dans le façonnement d’une géographie coloniale15. Pascal Clerc a montré la stratégie spatiale mise en œuvre par les missions lyonnaises16. Wen Wen, examinant la figure des ingénieurs et leur contribution à la production des savoirs techniques sur la Chine, a proposé une étude prosopographique des membres de la mission17. Mais l’appareil iconographique étayant le rapport est toujours resté en marge des analyses. Étudier ce corpus permet d’apporter une vision plus complète de l’arsenal instrumental déployé par la mission pour construire cette « culture spatiale ».

  • 18 Blais, Loiseaux, 2022 ; Loiseaux, 2006.
  • 19 Lemaire et al., 2022.
  • 20 Blais, Loiseaux, 2022 ; Guivaudon, 2022.
  • 21 Loiseaux, 2006, p. 217-223 ; Quilien, 2016.
  • 22 Crary, 1994.
  • 23 Mitchell, 1994.
  • 24 Schwartz, 2003.
  • 25 Méaux, 2015.

7La photographie d’exploration est un objet d’étude émergeant. Elle a notamment été mise en exergue dans le cadre d’expositions, valorisant notamment les fonds riches de la Société de Géographie de Paris18, un soutien moral et/ou financier de beaucoup de missions d’exploration. Si la photographie a pu être étudiée comme image, fruit de la collecte de documents, vecteur d’une culture visuelle populaire, parfois aux sources de la propagande coloniale19, peu d’études se sont attachées à en approfondir sa pratique sur le terrain, la technique ou les modalités de sa production20 et de sa diffusion21. Le Spatial Turn, puis les Visual Studies, reconfigurent dans les années 1980-1990 le champ des recherches et ouvrent de nouvelles perspectives. La photographie, considérée à l’aune de sa reproductibilité, fait entrer les sciences de l’observation dans la modernité22 et contribue à l’élaboration d’une nouvelle culture visuelle23. La photographie module la vision d’un territoire24. Danièle Méaux, tenant compte de la dimension herméneutique du médium, forge le concept de « géo-photographie », qu’elle applique à une approche contemporaine du paysage25. La photographie est un outil perceptif, et sa pratique un mode de compréhension du territoire, une forme de contrôle et d’appropriation spatiale. C’est aussi la photographie comme productrice d’espace qui nous intéresse ici.

8Si, dans l’histoire des explorations, le basculement du dessin à la photographie n’est pas évident, la photographie engendre un autre régime de visibilité, reposant sur l’objectivité et l’authenticité du médium, auquel on attribue la capacité de reproduire fidèlement le réel observé. Les progrès techniques de l’imprimerie accompagnent aussi cette évolution du regard.

9L’image photographique est un construit qui jugule et ordonne un ensemble de représentations, conscientes ou inconscientes. Elle ne doit certes pas être considérée pour elle-même, mais en relation avec le texte qui l’accompagne et en regard des archives générées par la mission. Ce dialogue entre les sources permet ainsi d’envisager le processus photographique dans son ampleur. Signalons d’emblée les limites d’une étude, qui, en l’absence des archives iconographiques de la mission, s’appuie principalement sur le corpus publié. Les archives de la CCL, conservées aux Archives départementales du Rhône, ne conservent qu’une dizaine de tirages papier, associés à un ensemble incomplet d’une quarantaine d’épreuves préalables à la publication du rapport, dont il est difficile de mesurer la part de transformation en l’absence des documents originaux.

  • 26 George, Verger, 2009, p. 141.
  • 27 Ibid., p. 83.

10Comment la photographie, instrument d’optique de précision, suivant la terminologie de l’époque, peut aider à la compréhension de l’espace économique chinois ? Quelle est la part du médium dans l’enquête économique et commerciale ? Si l’on considère l’économie comme un « système organique » formé d’« initiatives », d’« organisations » et de « structures [à la base] de la production, des transports et de la distribution des ressources26 » et le commerce comme la « transmission des produits27 », l’opération photographique représente un véritable défi technique et logistique. Outre les produits naturels et manufacturés, le processus de production et de diffusion est à envisager, de même que la manière dont ces produits circulent dans le territoire chinois et transitent au passage de la frontière indochinoise.

11Nous verrons ainsi, dans un premier temps, la façon dont la pratique photographique sert l’enquête économique, pour ensuite estimer l’importance qualitative de ce matériel iconographique. Enfin, nous étudierons la manière dont ces images sont intégrées au rapport et diffusées auprès du public.

Une enquête économique générale à portée nationale

  • 28 Soria, 2002, p. 127.

12Au xixe siècle, le marché de la soie et des soieries subit d’importantes mutations. La « rupture de l’équilibre entre la capacité de production séricicole européenne et l’accroissement des besoins de consommation » se produisent dans un contexte d’internationalisation de l’économie et d’épizooties endémiques et chroniques. Le marché lyonnais, « détenteur d’un véritable monopole », représentant à partir des années 1860 un « marché régulateur », doit s’adapter à cette nouvelle conjoncture et diversifier ses sources d’approvisionnement en matières premières28. Les soies asiatiques constituent un marché abondant vers lequel s’oriente la Mission lyonnaise. Le Traité de Shimonoseki, augurant une période favorable aux échanges commerciaux avec le continent, fait office de déclencheur.

  • 29 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 262, Compte-rendu, 1894.
  • 30 Voir la biographie consacrée à Pila (Klein, 1994).
  • 31 Ibid., p. 135.
  • 32 Henri Brenier est né à Shanghai. Il est le petit-fils du vicomte Antoine Maxime Edmond Brenier de M (...)
  • 33 Affaibli par une longue maladie, Émile Rocher est contraint de quitter la mission en mai 1896.

13La Mission lyonnaise est toutefois le fruit d’une longue réflexion, fondée sur l’idée de Frédéric Haas (1843-1915), Consul de France à Hankou et auteur d’un rapport sur la soie grège au Sichuan (1892), qui propose d’envoyer un délégué de la CCL afin d’approfondir le sujet29. Ulysse Pila (1837-190930), « consul en charge des affaires coloniales de la CCL et président de l’Union des Marchands de Soie », négocie avec le ministère des Colonies et des Affaires étrangères et obtient la supervision de la mission31. Le Syndicat des marchands de soie élargit les perspectives de l’enquête. En diversifiant ses objets d’étude et en approfondissant son terrain d’investigation, la mission, partant d’une initiative privée, prend une envergure nationale et se dote d’une dimension officielle. Placée sous l’autorité de la CCL, elle bénéficie du soutien financier d’institutions locales, d’organismes privés et gouvernementaux. Émile Rocher (1846-1924), fin connaisseur du Yunnan, pour avoir servi aux Douanes chinoises et occupé le poste de Consul à Mengzi, est désigné chef de mission, détaché spécialement par le ministère des Affaires étrangères. Henri Brenier (1867-196232), issu de l’École des sciences politiques, nommé Secrétaire général de la mission, lui succède33. Le recrutement des membres se fait parmi la CCL et s’ouvre aux CC de France. Les délégués des CC de Marseille, Bordeaux, Lille, Roubaix et Roanne se joignent à l’entreprise, avec des experts en soie, laine, lin et coton, un spécialiste en commerce général et des ingénieurs, un hydrographe et un géologue.

  • 34 Walsh, 1943.

14Forte de ces différents domaines de compétences, la mission, basée à Chongqing, se scinde en plusieurs groupes pour se livrer à des visites ciblées des régions de la Chine méridionale (Guangdong, Guangxi, Guizhou, Yunnan, Sichuan et une partie du Hunan et du Hubei). Pays de Cocagne recelant d’innombrables richesses minéralogiques, le Yunnan constitue un pôle d’attraction, et le Sichuan, considéré comme le berceau de la sériciculture, une destination privilégiée34. Le Guizhou, centre de production notable de tussah (soie sauvage), est aussi observé de près.

  • 35 Brenier, dans Compte-rendu des travaux de la Chambre de commerce de Lyon (CRTCCL), 1898, p. 301.
  • 36 Ibid.

15Le programme est ambitieux : dresser un état des lieux des ressources économiques du Tonkin et de la Chine, rechercher la meilleure voie de pénétration vers le centre de l’Empire et étudier la place de la France sur le marché régional. Les champs disciplinaires mobilisés (géographie, géologie, hydrologie, économie, commerce et ethnographie) reflètent la diversité des approches, et l’étendue géographique couverte atteste de la volonté totalisante de la mission. Brenier préconise une étude englobante, comprenant « toute une série “d’à côté”35 », fondée sur une « question d’ensemble » qui doit aboutir à « des solutions pratiques36 ».

La pratique photographique dans la collecte des données économiques

  • 37 Rugy, 2018, p. 47. Pour avoir un aperçu des méthodes exploratoires, voir les ouvrages suivants : Bl (...)
  • 38 Isaac, dans CRTCCL, art. cit.

16La Mission lyonnaise s’inscrit ainsi dans la continuité des grandes explorations du xixe siècle. Le terrain est certes différent, mais les méthodes restent les mêmes37. La volonté de voir de plus près et de se rendre compte in situ guide fondamentalement la démarche scientifique38. La mission développe une pratique active de la collecte d’informations, agrémentant ce que Valentin-Yves Mudimbe nomme pour l’Afrique la « bibliothèque coloniale ». C’est par le recueil de témoignages directs ou indirects d’acteurs et de voyageurs ayant parcouru ces régions, que la mission prépare le voyage. Sur le terrain, les délégués organisent des visites dans les établissements commerciaux, enquêtent auprès des marchands et des notables chinois, adressent des questionnaires aux missionnaires en résidence, fréquentent les magasins chinois et achètent des échantillons de tissus pour la CCL. Ils se promènent dans les rues, observent, prennent des photographies.

  • 39 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3039.
  • 40 Gérard, 2013, p. 7.

17La pratique photographique est vraisemblablement pensée en amont. La liste des dépenses engagées par la mission nous renseigne sur le matériel employé39. L’entreprise familiale lyonnaise Boulade, dotée d’une certaine notoriété en matière d’optique est choisie comme fournisseur, alors tout juste récompensée lors de l’Exposition coloniale de Lyon en 189440.

  • 41 Quand elles ne proviennent pas de sources extérieures, les photographies sont créditées au nom du g (...)
  • 42 Soria, 2002, p. 131.

18Sur le terrain, la photographie s’exerce collectivement41. La mission procède également à des collectes de vues auprès d’acteurs extérieurs. Les missionnaires y contribuent pour une large part. Charles de Gorostarzu (1860-1933), vicaire apostolique au Yunnan, est mentionné à plusieurs reprises. Au sein de la communauté laïque, le nom de Georges Richarme représente un donateur important. Ce négociant, expert en soierie pour la firme britannique Jardine & Matheson, à « la tête du commerce des soies en Extrême-Orient42 », est installé à Canton, dont il livre quatre photographies de ses abords luxuriants.

19Dans le discours, la photographie représente une composante à part entière de l’enquête de terrain. Mais, dans les faits, il s’agit plutôt d’un document annexe. Pour Paul Richard Deblenne (1853-19..), médecin de première classe de la Marine, rattaché à la mission, la photographie apparaît comme une simple possibilité de l’étude et fait figure d’auxiliaire. Sans être un impératif, la photographie apporte une plus-value à la mission :

  • 43 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3044, « Rapport sur le voyage du groupe de Song-pan à travers la province d (...)

Pour compléter ces renseignements, l’explorateur commercial en outre peut utiliser la photographie, mais il aurait le soin d’un appareil simple, solide, peu volumineux ; les plaques sensibles devraient être mises à l’abri de l’humidité dans trois enveloppes concentriques de métal, bois et carton.43

20Dans ce commentaire lapidaire, Deblenne reste peu loquace sur la manière d’opérer et de mettre utilement à profit l’appareil photographique, les contraintes logistiques liées au transport du matériel le préoccupant davantage.

21Les limites matérielles de la pratique suscitent des déconvenues. La fragilité des plaques de verre et les accidents de parcours, fréquents, sont la cause de pertes douloureuses, comme en témoigne amèrement Brenier :

  • 44 Brenier, 1898, p. 248, note 3.

Toutes nos photographies prises en pays non chinois ont malheureusement été brisées ou ne sont pas sorties au développement. Cela a été un de nos crève-cœur.44

  • 45 Ibid., p. 238.
  • 46 L’explorateur Marcel Monnier (1853-1918), qui entreprend un tour du monde à la même époque, parvien (...)

22Cette anecdote nous renseigne sur l’importance de ce matériau. À ceci, s’ajoutent les échecs photographiques, liés à la durée du temps de pose et à la manipulation délicate des formules chimiques. Brenier souhaite photographier les nautoniers paumoyant un navire pris dans les rapides du Yangzi. Mais les aléas du climat et de la météo acculent le chef de mission qui, se contentant « d’un coup d’œil jeté en passant », laisse entendre sa frustration et supplée l’impossible photographie par une description tout aussi éloquente de ceux qu’il appelle « mille-pattes humains45 ». Cette image deviendra par la suite un véritable topos iconographique dans l’évocation du fleuve Bleu46.

23Aussi, malgré l’importance qui lui est donnée, la valeur et l’usage de la photographie dans la mission restent elliptiques. La pratique semble se détacher de la logique systémique, précisée dans les archives. C’est pourquoi rien ne permet d’affirmer que le temps de l’enquête corresponde au temps de la prise de vue ou même à celle de la collecte des documents. La photographie participe naturellement de l’expérience de terrain, mais reflète-t-elle vraiment le contenu de l’enquête ?

Une spatialisation limitée des données économiques

Tableau 1. – Illustrations des sujets économiques dans le rapport général

  Sujets Rapports afférents Nombre d’illustrations
Régions
visitées
Tonkin « Notes sur le Tonkin,
considéré comme voie
de pénétration en Chine.
Les voies concurrentes »,
« Rapport sur le Tonkin et Notes sur quelques points d’intérêt commercial en Indo-Chine »
8
Yunnan « Rapport
sur le Yun-nan »
46
Sichuan « Rapport
sur le Se-Tchouan »
80
Guizhou « Rapport
sur le Kouei-Tcheou »
23
Guangdong (Canton) et Guangxi « Notes sur le commerce de Canton et sur Pak-hoi et la province
du Kouang-si »
10
Hong Kong « Rapport
sur Hong Kong »
1
Bassin du Yangzi « Notes sur le commerce de Han K’eou » 12
Autres provinces / 
Provinces
indéterminées
Aucun rapport spécifique 7
Ressources économiques étudiées Soie « Rapport sur la soie » 1 + 3 
gravures
Coton / cotonnades « Rapport sur le coton
et les cotonnades »
1
Peausserie Mentions ponctuelles 2
Agriculture Mentions ponctuelles 7
  • Opium
Mentions ponctuelles 3
  • Thé
Mentions ponctuelles 1
Outils agricoles Mentions ponctuelles 5
Mines (cuivre, étain, mercure, charbon, orpaillage) « Rapport sur les mines
et la métallurgie »
2
Industrie du sel « Rapport sur les mines
et la métallurgie »
6 (mentionnées dans le rapport)
Routes
empruntées
par les
marchandises
Infrastructures
routières
Aucun rapport spécifique 7
Routes terrestres Aucun rapport spécifique 13
Fleuves Aucun rapport spécifique 30
Modalités
de transport
Jonques Aucun rapport spécifique 15
Porteurs Aucun rapport spécifique 4
Modes de transport terrestre Aucun rapport spécifique 7
Total  

Rapports
commerciaux : 11

Notes
et appendices : 6

187

Création par Florence Adrover.

Tableau 2. – Types de photographie présents dans le rapport général

Types de photographie Nombre
d’illustrations
Paysages 40
Paysages urbains 33
Vues architecturales 46
Photographies ethnographiques 45
Portraits de missionnaires (photographies individuelles
ou en groupe)
5
Portraits de la mission 12
Scènes 37
Scènes liées à l’activité artisanale et industrielle 11
Photographies d’objet 22

Création par Florence Adrover.

  • 47 Walsh, 1943 ; Fourniau, Van Thao, Le Failler et al., 1999, p. 148-178 ; Fourniau, 2002, p. 539-571  (...)

24Loin d’être exhaustif, le corpus se révèle peu représentatif des ressources minières ou agricoles (Tableaux 1 et 2), recensées dans le rapport et situées dans la Carte économique de la Chine (Fig. 4). À considérer l’importance prise par le mythe du Yunnan et de l’Indochine, à la suite de la mission Doudart de Lagrée47, peut-être un lieu commun se construit-il ainsi ? L’industrie de la soie, un sujet pourtant majeur, s’avère éludée visuellement. Seuls quelques dessins d’échantillons et deux photographies d’arbres exploités pour la culture du ver à soie en font état (Fig. 1).

Fig. 1. – Mission lyonnaise, mûriers domestiques / l’arbre à cire, entre 1895 et 1897

Fig. 1. – Mission lyonnaise, mûriers domestiques / l’arbre à cire, entre 1895 et 1897

Archives départementales du Rhône, 1 ETP 3241.

  • 48 Le Failler, 2001.
  • 49 Arch. départ. Rhône, 1 ETP 3046, Métral, « Rapport général sur le Tonquin », Lyon, août 1897.

25Une parcelle de terre cultivée et un champ bucolique en fleurs font brièvement allusion à la culture de l’opium, un enjeu stratégique pour l’Indochine48. Les images, en essentialisant et isolant leur objet, ne permettent pas de comprendre l’étendue des cultures, comme le pavot ou le mûrier. La mission souligne pourtant les bénéfices économiques d’une politique de colonisation agricole au Tonkin49.

  • 50 Brenier, 1898, p. XV.

26Si Brenier note une Chine industrielle en devenir50, peu d’images s’y réfèrent. Des photographies de petits métiers (Fig. 2), un fabricant de poteries ou de sandales de paille, révèlent une vision factuelle et partielle des produits de l’artisanat et du marché local chinois.

Fig. 2. – Mission lyonnaise, fabricants de poterie, entre 1895 et 1897

Fig. 2. – Mission lyonnaise, fabricants de poterie, entre 1895 et 1897

Archives départementales du Rhône, 1 ETP 3252.

  • 51 Ibid., p. 299.
  • 52 Le Failler, 2001, p. 77.

27Le regard porté sur les salines de Ziliujing (Fig. 3), l’un des plus importants centres d’extraction de sel de la Chine méridionale, se fait plus insistant51. Pierre Duclos, ingénieur formé à l’École des Mines de Saint-Étienne, découvre un paysage conditionné par l’industrie du sel. L’attention accordée à cette activité régalienne témoigne du grand potentiel qu’on lui prête52. C’est aussi le seul secteur véritablement investi iconographiquement (Tableau 1).

Fig. 3. – Mission lyonnaise, Vue d’une conduite de sel, octobre 1896

Fig. 3. – Mission lyonnaise, Vue d’une conduite de sel, octobre 1896

Archives départementales du Rhône, 1 ETP 3255.

28Des images font également défaut. Des marchandises manquent à l’énonciation visuelle de l’enquête : aucune photographie des activités de confection ou de production. De même, aucune visibilité sur l’intérieur des mines et des centres de production étudiés. La mission reste à la lisière des exploitations, sans que ne soient précisées les raisons de cette mise à distance du regard, et que l’on suppose, en sus de contraintes techniques, devoir à la méfiance de la population et au souci de maintenir des relations diplomatiques cordiales avec les Chinois. Le corpus, amputé de tout un pan de la recherche, répond aussi certainement à d’autres impératifs, comme celui de familiariser le lecteur avec la culture locale, ne délivrant qu’un bref aperçu des ressources économiques chinoises.

29Plusieurs procédés d’illustration sont utilisés dans le rapport : l’essentialisation et l’exemplification. Les images sont généralement détourées, dégagées de tout contexte, à l’exception des vues paysagères et urbaines et des photographies d’objets. Le système de légendage respecte le principe de généralité de la mission. Des vues présentent « un coin de », suggérant une certaine uniformité régionale. L’usage du pronom indéfini insiste sur l’exemplarité des faits visuels rapportés, permettant au lecteur d’identifier un port fluvial du Xi jiang ou un paysage caractéristique du Sichuan. L’image a une fonction synecdotique. En réduisant l’espace à une sélection d’éléments représentatifs de la Chine, le but est de « donner une idée », une expression réitérée dans le rapport.

30Les salines de Ziliujing bénéficient d’un traitement iconographique particulier, faisant alterner vues d’ensemble et gros plans. Les images viennent compenser les insuffisances de la description, qui confine parfois à l’ineffable :

  • 53 Brenier, 1898, p. 222-223.

Ce sont des milliers d’échafaudages en bambou, dont les photographies ci-jointes donneront une idée plus exacte que toutes les descriptions, qui constituent l’originalité imprévue du panorama.53

  • 54 Ibid., p. 223.

31Les descriptions n’épuisant pas la singularité de ces constructions, les images sont privilégiées pour leur force de représentation et ne laissent pas de susciter l’imagination des explorateurs, contemplant le soir venu « cette forêt de chevalements » prenant des « aspects fantastiques54 ». On relève ainsi une disproportion entre le programme et les investigations visuelles menées in situ ainsi qu’un décalage entre le pittoresque de la vision et l’intérêt économique du sujet photographié (Tableau 1), indiqué dans le récit, précisé dans le rapport et figuré sur la carte (Fig. 4).

  • 55 Sachant que l’« exotisme est dans le regard et le discours de celui ou de celle qui considère tel o (...)

32Ainsi, force est de constater que le corpus ne donne qu’une vision partielle du paysage économique chinois. L’ensemble transmet une succession de constats visuels, à l’importance aléatoire, surgissant au gré du récit de voyage. Le corpus révèle un rapport perceptif à l’espace parcouru ponctuel et superficiel et une propension à exacerber la valeur exotique donnée aux lieux55. La carte reste le meilleur moyen de visualiser les faits économiques retenus, potentialisant le territoire frontalier de l’Indochine.

Fig. 4. – Henri Brenier, Chambre de commerce de Lyon. Mission d’exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Carte économique de la Chine, Paris, Imprimerie Erhard frères, 1898

Fig. 4. – Henri Brenier, Chambre de commerce de Lyon. Mission d’exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Carte économique de la Chine, Paris, Imprimerie Erhard frères, 1898

BnF, CPL, GED-3086.

Une politique de médiatisation des données iconographiques mesurée

  • 56 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3052, « Mission d’exploration commerciale en Chine, 1894-1897 », p. 305.
  • 57 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3045, Pila, « Instruction et règlement général de la Mission lyonnaise d’ex (...)

33La CCL polarise la collecte et gère la redistribution des documents collectés, se rendant maître de la circulation des informations56. Ce processus de thésaurisation et de contrôle rappelle le mécanisme de production des savoirs fondé sur la notion de « centre de calcul », mis en évidence par Bruno Latour. S’il est clairement précisé que les collections demeurent la propriété de la CCL, « qui se réserve le droit d’en faire un instrument général d’études pour le commerce français, ou d’en faire la répartition entre les chambres de commerce intéressées57 », les photographies demeurent un point aveugle de la répartition des collections ; ce qui pose la question de leur statut.

  • 58 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3044.
  • 59 Voir à ce sujet, Klein, 2004, p. 133.
  • 60 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3036, Pila, lettre à Leonardon, Villerville, 19 septembre 1896 ; 1 ETP 3034 (...)

34Les photographies circulent tout d’abord en interne, transmises aux familles, aux ministères impliqués et aux chambres de commerce participantes58. La politique de médiatisation des données iconographiques menées a posteriori demeure en revanche elliptique. Les informations communiquées à la presse sont divulguées avec circonspection, par étapes. Pila est le maître d’œuvre de cette communication, servant aussi ses propres intérêts59. Le Tour du monde doit publier la relation de voyage, mais la correspondance reste sans suite, et nulle trace de la mission dans les numéros de la revue populaire60. Seuls Le Monde illustré et La Vie française, journal local proposant d’ailleurs des photographies inédites, s’en font l’écho.

  • 61 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3044, lettre de Brenier à Pila, Macao, 21 juin 1897.

35Le volume publié chez l’imprimeur lyonnais Alexandre Rey constitue une forme d’aboutissement. Le processus d’écriture est contrôlé et l’édition coordonnée par Brenier, qui interdit toute publication sans son aval ; ce qui n’est pas sans créer un climat de tension avec Pila, pressé d’en diffuser les résultats61.

  • 62 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3044, Brenier, « Séjour à Macao », juin 1897.

Je serais très désireux qu’aucun rapport ne fût livré à l’impression, ni même considéré comme définitif, avant que je n’aie eu le temps de le relire, sinon de l’annoter. Non pas que je doute le moins du monde de la compétence ni de la conscience de ceux qui sont chargés de les rédiger ; mais les intérêts représentés, les conceptions personnelles ou de corps ayant voix dans la mission sont nombreux, pour ne pas dire quelquefois divergents, qu’il est de la plus haute importance, tout en laissant à chacun sa manière de voir et sa liberté d’action, de se prémunir tout au moins contre les contradictions dans une œuvre réputée commune.62

  • 63 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3050, Waeles, Alexis Vial Fils, « Mission d’Exploration commerciale en Chin (...)

36Il faut en effet tenir compte d’éventuelles divergences d’opinions et mesurer l’approche sensible initiée par les délégués au contact du terrain. Albert Waeles, de la Chambre de commerce de Roubaix, invoque son étude en termes d’« impressions » et de « notes de voyages », à défaut de proposer une « opinion fondée », objectant la rapidité de l’exploration63.

  • 64 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3039, lettre de la maison d’édition Alexandre Rey, au président de la CCl, (...)
  • 65 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3276.

37On ignore comment a été gérée la constitution du corpus iconographique, quels ont été les critères de sélection des images et les directives données à l’éditeur. On sait que la mission recourt au service de l’artiste Félix Régamey (1844-1907), connu pour sa collaboration fructueuse avec Émile Guimet (1836-1918), industriel et collectionneur notoire. Son contrat avec la maison d’édition prévoyait 160 dessins et des gravures sur zinc64. Or, dans les archives, une seule épreuve porte son nom, et celle-ci est absente du produit final65. Un autre artiste participe à l’iconographie de l’ouvrage, H. Challeton, qui conçoit les dessins et agit sur l’image photographique. Les épreuves travaillées révèlent une exacerbation de l’atmosphère par des rehauts de blanc, malmenant l’exactitude photographique et insufflant un effet de pittoresque.

  • 66 Tesnière, 1993, p. 73.
  • 67 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3039, Alexandre Rey, lettre à Pila, Lyon, 19 mars 1898.
  • 68 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3056.

38Le volume participe à l’essor des livres illustrés, en particulier des livres scientifiques et de vulgarisation, qui marque le xixe siècle66. Le tirage à 1 000 exemplaires correspond à la moyenne de base d’un livre de science67. Distribué aux journalistes, aux ministères ayant soutenu la mission, aux explorateurs de la région, aux érudits spécialistes des questions traitées, aux bibliothèques lyonnaises et parisiennes, la CCL cible les destinataires et œuvre ainsi à la promotion de son entreprise, qu’elle souhaite utile à l’expansion coloniale française68.

L’image au service de la science coloniale

39L’image a tout d’abord pour fonction de capter l’attention du lecteur, comme l’explique Brenier à la cérémonie organisée au retour de la mission, le 28 novembre 1897 :

  • 69 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3052, « Mission d’exploration en Chine », 1897, p. 302.

Tout le côté plus ou moins pittoresque de notre œuvre et les divers incidents qui ont marqué son exécution feront l’objet de communications spéciales auxquelles les 500 et quelques photographies rapportées par les membres de la Mission, donneront, je l’espère, quelque attrait.69

40Il est intéressant de souligner que la reproduction de photographies constitue une originalité dans le paysage éditorial français des récits de voyage publiés sur la Chine, pourvus généralement de dessins gravés. L’organisation bipartite de l’ouvrage, le récit illustré et l’analyse de fond permettent ainsi de cibler deux publics différents.

  • 70 E. G., 1899, p. 197.
  • 71 Prudent, 1899, p. 164.
  • 72 Bibliothèque nationale de France, RES M-O2N-3511.

41Le rapport en fait donc un atout, et dans la presse l’image apparaît comme un argument vendeur. La Revue commerciale du Levant relève des « illustrations artistiques » et qualifie l’ouvrage de « véritable œuvre d’art70 ». Le Bulletin de la Société de Géographie soulève l’intérêt à la fois scientifique et artistique d’une « œuvre primordiale », « abondamment pourvue de belles photographies, pittoresques ou piquantes, plein[e] d’anecdotes le plus souvent humoristiques, parfois dramatiques71 ». Les photographies semblent ainsi vidées de leur substance, davantage plébiscitées pour l’émotion qu’elles procurent que pour l’information qu’elles communiquent. La reliure artistique que commande l’homme politique, député et sénateur de l’Oise, Francis-Joseph-Charles Chauveau (1846-1921), en fait même un objet de collection72.

  • 73 L’économiste européen, 1898.
  • 74 Raveneau, 1899.
  • 75 Gallois, 1897, p. 501.
  • 76 Gallois, 1898, p. 23.

42Les images constituent une forme d’extension du texte. Mentionnées dans les notes de bas de page, référencées quelquefois dans les rapports, elles permettent de donner corps à la description textuelle. L’économiste européen les conçoit comme un « commentaire vivant73 ». Elles font partie intégrante du discours géographique pour Louis Raveneau (1865-1937), qui invite le lecteur à les « examiner » attentivement74. Le géographe envisage le rapport comme une forme de modélisation de la Chine économique et commerciale, qui met incidemment le lecteur en présence d’une altérité spatiale. Le corpus engendre un « exotisme » du regard, amenant le lecteur à comparer avec ce qu’il connaît. Cette observation se vérifie dans le compte rendu de la mission proposé par le voyageur Eugène Gallois (1856-1916) aux lecteurs du Monde illustré. Pour celui qui n’a pas encore visité la Chine, ces images s’avèrent des plus « curieuses75 » ; du point de vue ethnographique surtout, le corpus présentant les ethnies habitant les franges de l’Empire, dont on trouve trace dans le Haut Tonkin et dans les États Shan de la Birmanie76. La photographie s’affirme ainsi comme outil de visualisation, de clarification et de rationalisation des données acquises sur place. Elle conforte un imaginaire visuel déjà implanté et instigue de nouvelles représentations. Elle pose aussi un cadre au regard.

43Il s’agit de relativiser ainsi le pittoresque de certaines images, au regard du contexte d’énonciation. Le rapport s’ouvre avec l’image intitulée La Mission en pousse-pousse, clin d’œil caustique aux modalités de transport dans l’Empire céleste et aux difficultés endurées par la mission dans ses nombreux déplacements ; une façon de montrer l’aspect aventureux du voyage et d’élever ses membres sous la gloriole de la persévérance. D’autres images mettent en scène le groupe ; une convention dans le paysage visuel de l’exploration en terra incognita, qui verse parfois dans l’évocation cocasse des plaisirs hédonistes du voyage (Fig. 5).

Fig. 5. – Le « five o’clock » du voyageur et le R. P. Desvoivres (Cha-tso)

Fig. 5. – Le « five o’clock » du voyageur et le R. P. Desvoivres (Cha-tso)

Bibliothèque municipale de Lyon.

  • 77 Zimmermann, 1900, p. 3.

44Ces images correspondent aux attentes du lecteur de récit de voyage, en quête de dépaysement. Certaines vues, ancrées dans la culture visuelle de l’époque, développent une représentation convenue de la Chine. Pagodes, arcs commémoratifs, divinités effarouchées, véhicules traditionnels, rues animées et populeuses composent un panel de vues hétéroclites. Le corpus rappelle les bases d’une grammaire visuelle chinoise, aidant le lecteur à se construire des repères visuels. Déjà, en 1894, l’Exposition internationale, universelle et coloniale de Lyon, organisée par Pila, proposait un « enseignement par les yeux pour inculquer des notions coloniales à la population lyonnaise », une initiation visuelle aux ressources disponibles dans la colonie indochinoise, une véritable « leçon de choses » pour Maurice Zimmermann (1869-1950), professeur de géographie coloniale à la CCL77. Le corpus semble poursuivre ce but : donner aux métropolitains sédentaires la possibilité de voir la colonie et son possible prolongement chinois.

  • 78 Brenier, 1898, p. 289.

45En outre, de rares images renvoient à l’histoire de la province yunnanaise, meurtrie à la suite des révoltes musulmanes (1856-1872)78. Il n’est pas anodin de montrer cet arrière-plan historique, qui module incidemment les projets de la France en Chine. Ces photographies révèlent une image divisée de l’Empire, traversée par les troubles endémiques, le soulèvement des minorités contre les Han et les mécontentements populaires. Le corpus rappelle également la présence de l’impérialisme français et du christianisme missionnaire, par les portraits de ses acteurs. L’évocation du mode d’ensevelissement des enfants lolo signale la présence de minorités aux frontières de l’Empire. Est ainsi précisé le cadre géopolitique des futurs investissements.

  • 79 Fourniau, 2002, p. 532-549 ; Lorin, 2006.
  • 80 Brocheux, Héméry, 1995, p. 46 ; Fourniau, Van Thao, Le Failler et al., 1999, p. 158 ; Fourniau, 200 (...)
  • 81 Gorshenina, 2016.

46Les photographies montrent aussi ce qu’il reste à faire. Les 10 000 escaliers conduisant de Manhao – terminus de la navigation du fleuve Rouge – à Mengzi révèlent l’état rudimentaire des routes et la nécessité d’en construire de nouvelles, pour désenclaver le Yunnan convoité. Ces constats visuels, d’apparence factuelle, résonnent avec le chemin de fer du Yunnan attendu, rendu possible par le Traité de Tianjin (1885), concrétisé sous l’impulsion du gouverneur général de l’Indochine Paul Doumer (1857-1932) et achevé en 191079. Les velléités annexionnistes de Doumer sur le Yunnan s’inscrivent en porte-à-faux avec l’idée portée par la mission de « conquête pacifique » du marché chinois80. La construction de la ligne est postérieure à la voie anglo-birmane, longeant l’Irrawaddy, cherchant à relier Bhamo à Kunming, et est contemporaine du Transmandchourien, témoin des ambitions territoriales de la Russie sur la Chine en ses bordures septentrionale et orientale81. Ces photographies s’inscrivent ainsi dans une économie visuelle globale, guidées par les préoccupations politiques et les intérêts économiques français, et revêtent de la sorte une forte charge symbolique.

*

  • 82 Soria, 2002.

47L’internationalisation de l’économie oblige à accumuler des connaissances et à construire des savoirs sur de nouveaux marchés82. L’information peut prendre différentes formes. La photographie en est une. Le corpus iconographique constitué par la Mission lyonnaise offre une spatialisation partielle de la Chine méridionale et de ses ressources économiques. Les images énoncent des généralités, formant un cadre géographique et historique substantiel à l’enquête. Le regard se tient à distance, allusif, sélectif. Les clichés publiés, sous leurs atours exotiques, montrent le potentiel de ces territoires, sans pour autant le démontrer visuellement. De fait, plutôt que de situer dans l’espace, l’image a davantage force de suggestion.

  • 83 Blais, 2009.

48Le discours de la mission, prospectif, à l’instar d’autres explorations, encourage le développement d’une « plus Grande France ». Cette tentative de spatialisation visuelle de la Chine économique traduit une volonté de contrôle. Alors que le projet de construction de chemin de fer du Yunnan est acté, l’ouvrage illustré participe de la propagande coloniale83. Il produit une synthèse spatiale, donne des repères, éduque le regard. Pour autant, si le rapport aura une résonance scientifique et fera autorité dans les travaux postérieurs, il le sera davantage pour son contenu informationnel que pour son corpus iconographique.

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Sources et bibliographie

Sources

Archives

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Notes

1 Rugy, 2018, chap. 1.

2 Ibid., p. 30-34.

3 Ibid., p. 38-45.

4 Rugy, 2018.

5 Fourniau, 1999, 2002.

6 Fourniau, 2002, p. 513-518.

7 Fourniau, 1999, 2002 ; Brocheux, Hémery, 1995.

8 Klein, 2004.

9 Clerc, 2016, p. 57.

10 Ibid., p. 65.

11 Skrabacz, 1998.

12 Voir l’article de Jean-François Klein, qui discute les positions de John Laffey (Klein, 2016).

13 Klein, 2009, p. 9.

14 Soria, 2002.

15 Klein, 2016.

16 Clerc, 2016.

17 Wen, 2020.

18 Blais, Loiseaux, 2022 ; Loiseaux, 2006.

19 Lemaire et al., 2022.

20 Blais, Loiseaux, 2022 ; Guivaudon, 2022.

21 Loiseaux, 2006, p. 217-223 ; Quilien, 2016.

22 Crary, 1994.

23 Mitchell, 1994.

24 Schwartz, 2003.

25 Méaux, 2015.

26 George, Verger, 2009, p. 141.

27 Ibid., p. 83.

28 Soria, 2002, p. 127.

29 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 262, Compte-rendu, 1894.

30 Voir la biographie consacrée à Pila (Klein, 1994).

31 Ibid., p. 135.

32 Henri Brenier est né à Shanghai. Il est le petit-fils du vicomte Antoine Maxime Edmond Brenier de Montmorand (1815-1894), ancien consul de France à Shanghai, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Pékin.

33 Affaibli par une longue maladie, Émile Rocher est contraint de quitter la mission en mai 1896.

34 Walsh, 1943.

35 Brenier, dans Compte-rendu des travaux de la Chambre de commerce de Lyon (CRTCCL), 1898, p. 301.

36 Ibid.

37 Rugy, 2018, p. 47. Pour avoir un aperçu des méthodes exploratoires, voir les ouvrages suivants : Blais, Deprest, Singaravélou (dir.), 2011, et Bourguet, Lepetit, Nordman, et al. (dir.), 1998.

38 Isaac, dans CRTCCL, art. cit.

39 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3039.

40 Gérard, 2013, p. 7.

41 Quand elles ne proviennent pas de sources extérieures, les photographies sont créditées au nom du groupe.

42 Soria, 2002, p. 131.

43 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3044, « Rapport sur le voyage du groupe de Song-pan à travers la province du Sichuan du 17 juin au 15 octobre 1896 par Deblenne, chef de groupe ».

44 Brenier, 1898, p. 248, note 3.

45 Ibid., p. 238.

46 L’explorateur Marcel Monnier (1853-1918), qui entreprend un tour du monde à la même époque, parvient à en donner une photographie particulièrement saisissante. Voir Monnier, 1899, p. 177.

47 Walsh, 1943 ; Fourniau, Van Thao, Le Failler et al., 1999, p. 148-178 ; Fourniau, 2002, p. 539-571 ; Rugy, 2018, p. 51.

48 Le Failler, 2001.

49 Arch. départ. Rhône, 1 ETP 3046, Métral, « Rapport général sur le Tonquin », Lyon, août 1897.

50 Brenier, 1898, p. XV.

51 Ibid., p. 299.

52 Le Failler, 2001, p. 77.

53 Brenier, 1898, p. 222-223.

54 Ibid., p. 223.

55 Sachant que l’« exotisme est dans le regard et le discours de celui ou de celle qui considère tel objet », les procédés évoqués plus haut participent en quelque sorte à ce processus d’« exotisation » de l’objet (Gauthier, Staszak, 2015, p. 11).

56 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3052, « Mission d’exploration commerciale en Chine, 1894-1897 », p. 305.

57 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3045, Pila, « Instruction et règlement général de la Mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine », 12 août 1895.

58 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3044.

59 Voir à ce sujet, Klein, 2004, p. 133.

60 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3036, Pila, lettre à Leonardon, Villerville, 19 septembre 1896 ; 1 ETP 3034, lettre d’Émile Bourgeois à Pila, 16 août 1896, Versailles.

61 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3044, lettre de Brenier à Pila, Macao, 21 juin 1897.

62 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3044, Brenier, « Séjour à Macao », juin 1897.

63 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3050, Waeles, Alexis Vial Fils, « Mission d’Exploration commerciale en Chine […], 3 novembre 1895 », Roubaix, Impr. Alfred Reboux, 1896.

64 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3039, lettre de la maison d’édition Alexandre Rey, au président de la CCl, Lyon, 19 mars 1898.

65 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3276.

66 Tesnière, 1993, p. 73.

67 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3039, Alexandre Rey, lettre à Pila, Lyon, 19 mars 1898.

68 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3056.

69 Arch. dép. Rhône, 1 ETP 3052, « Mission d’exploration en Chine », 1897, p. 302.

70 E. G., 1899, p. 197.

71 Prudent, 1899, p. 164.

72 Bibliothèque nationale de France, RES M-O2N-3511.

73 L’économiste européen, 1898.

74 Raveneau, 1899.

75 Gallois, 1897, p. 501.

76 Gallois, 1898, p. 23.

77 Zimmermann, 1900, p. 3.

78 Brenier, 1898, p. 289.

79 Fourniau, 2002, p. 532-549 ; Lorin, 2006.

80 Brocheux, Héméry, 1995, p. 46 ; Fourniau, Van Thao, Le Failler et al., 1999, p. 158 ; Fourniau, 2002, p. 549.

81 Gorshenina, 2016.

82 Soria, 2002.

83 Blais, 2009.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. – Mission lyonnaise, mûriers domestiques / l’arbre à cire, entre 1895 et 1897
Crédits Archives départementales du Rhône, 1 ETP 3241.
URL http://journals.openedition.org/artefact/docannexe/image/15971/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 907k
Titre Fig. 2. – Mission lyonnaise, fabricants de poterie, entre 1895 et 1897
Crédits Archives départementales du Rhône, 1 ETP 3252.
URL http://journals.openedition.org/artefact/docannexe/image/15971/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 332k
Titre Fig. 3. – Mission lyonnaise, Vue d’une conduite de sel, octobre 1896
Crédits Archives départementales du Rhône, 1 ETP 3255.
URL http://journals.openedition.org/artefact/docannexe/image/15971/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 164k
Titre Fig. 4. – Henri Brenier, Chambre de commerce de Lyon. Mission d’exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Carte économique de la Chine, Paris, Imprimerie Erhard frères, 1898
Crédits BnF, CPL, GED-3086.
URL http://journals.openedition.org/artefact/docannexe/image/15971/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 3,1M
Titre Fig. 5. – Le « five o’clock » du voyageur et le R. P. Desvoivres (Cha-tso)
Crédits Bibliothèque municipale de Lyon.
URL http://journals.openedition.org/artefact/docannexe/image/15971/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 4,2M
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Pour citer cet article

Référence papier

Florence Adrover, « La Mission d’exploration commerciale lyonnaise en Chine (1895-1897) »Artefact, 21 | 2024, 143-170.

Référence électronique

Florence Adrover, « La Mission d’exploration commerciale lyonnaise en Chine (1895-1897) »Artefact [En ligne], 21 | 2024, mis en ligne le 11 novembre 2024, consulté le 10 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/artefact/15971 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12o3n

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Auteur

Florence Adrover

Florence Adrover est doctorante en Histoire à l’EHESS. Elle travaille sur la pratique photographique mise en place par les missions géographiques françaises envoyées en Chine et dans ses bordures frontalières de 1860 à 1910. Ses recherches l’ont amenée à étudier en particulier les photographies préparatoires à la construction du chemin de fer du Yunnan, prises lors de la mission Guillemoto-Leclère (1898-1899). Depuis 2022, elle est chercheure associée à la BnF, au département des Cartes et plans, et a obtenu cette année la bourse de recherche Louis Roederer pour l’Histoire de la photographie.

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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