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Temporalités techniques

Sous la pression du temps

L’expertise historienne pour la conception et l’évaluation des techniques à l’ère de l’anthropocène
Under the Pressure of Time: Why the Historian’s Expertise on Time Matters for Constructing and Evaluating Technology in the Anthropocene
Heike Weber
p. 229-245

Résumés

Le temps, dans ses évolutions comme dans ses échelles extrêmes, est devenu un défi sans précédent pour la société mondiale, rendant les connaissances historiques particulièrement pertinentes pour l’action. Comme les techniques sont vues comme la voie principale pour rendre les sociétés plus durables, le champ de l’histoire des techniques se voit placé au cœur des interrogations sur la portée et les conséquences de l’expertise historique. Dans cet essai, je soutiens que l’histoire des techniques peut contribuer à situer, encadrer et façonner les techniques contemporaines d’une manière sensible au temps. Je critique également un certain nombre de termes à la mode, comme celui de « disruption » ou de « tournant technique », qui dominent les discours malgré leur insensibilité au temps. L’histoire des techniques offre un vaste répertoire de passés potentiellement utilisables, alors que peu d’études de cas sont entrées dans le domaine des transition studies et de l’évaluation des choix techniques. C’est bien à nous, historiens et historiennes, qu’il revient d’investir ces domaines et de participer davantage à ces débats.

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Notes de l’auteur

Cet article a initialement paru en allemand sous le titre « Unter Zeitdruck: Zur Relevanz der historischen Zeit-Expertise für die Technikgestaltung und -bewertung im Anthropozän » (Technikgeschichte, vol. 88, no 4, 2021, p. 399-408). L’autrice remercie Catherine Herr-Laporte, Gianenrico Bernasconi et Jérôme Baudry pour leur travail de traduction.

Texte intégral

Introduction : le temps, un défi pour l’anthropocène

1Le temps, dans ses évolutions comme dans ses échelles extrêmes, est devenu un défi sans précédent pour la société mondiale et ses actions techniques futures. Nous savons en effet (et ce depuis plus de cinq décennies !) que le délai imparti à l’humanité pour réduire ses émissions nocives pour le climat est de plus en plus réduit, si l’on veut éviter une catastrophe climatique. Au moment où j’écris ces lignes, à l’été 2021, le monde a déjà consommé, selon les calculs du Global Footprint Network, plus de ressources que la capacité de régénération de la Terre ne le permettrait pour toute l’année1. Au même moment, les débats autour de l’anthropocène visent avant tout à dater le début de cette nouvelle ère terrestre – par exemple sur la base des émissions de dioxyde de carbone d’origine anthropique depuis l’industrialisation ou depuis la « grande accélération » qui s’est enclenchée à partir des années 1950. Si l’on s’accorde généralement pour souhaiter une transition aussi rapide que possible vers une société durable, les débats font rage quant à la forme concrète que prendra cette transition. Un point semble faire cependant consensus : les techniques et leurs usages joueront un rôle crucial pour contrôler les changements prévus.

2Que les sociétés soient confrontées à des conséquences environnementales et techniques problématiques, ou qu’elles imaginent des scénarios apocalyptiques déclinistes n’est certes pas une nouveauté historique. Comment les problématiques environnementales ont-elles été perçues dans le passé ? À quels conflits ont-elles donné lieu ? Quelles ont été les solutions proposées, les illusions et les erreurs entretenues2 ? Il est tout à fait possible de tirer des enseignements de ces expériences passées. La situation actuelle se distingue toutefois par sa temporalité, notamment par la superposition des échelles temporelles humaines et non humaines qu’elle implique. Alors que dans les discours de crise des années 1970, des acteurs tels que l’industrie pétrolière, par exemple, pouvaient retarder et paralyser l’action politique en invoquant l’incertitude des connaissances sur le changement climatique3, notre condition climatique contemporaine est de plus en plus documentée, y compris sur le plan juridique. C’est ainsi que la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a posé, dans le cadre de la loi sur la protection du climat de 2019, les principes d’une justice « intertemporelle » et de la garantie des droits fondamentaux pour les générations futures4.

  • 5 Osterhammel, 2011.
  • 6 Wissenschaftlicher Beirat der Bundesregierung Globale Umweltveränderung (WBGU) : Hauptgutachten. We (...)

3L’historien Jürgen Osterhammel constatait déjà en 2011 que « la sérénité historiquement construite à l’égard des transformations antérieures » avait disparu et que le temps devenait « un enjeu politique central5 ». Pour une société comme la nôtre, qui évolue rapidement en étant fortement interconnectée et intégrée dans des réseaux internationaux, le traitement préventif des problèmes et l’appréhension de leurs implications à long terme représentent un défi particulier. En effet, alors que certaines conséquences techniques ou environnementales ont des effets à très long terme, les rythmes de la politique ou de l’innovation, par exemple, ne se déploient que sur de courtes périodes. Ainsi, le WBGU (Conseil scientifique du gouvernement fédéral sur le changement environnemental global) a constaté dans son rapport de 2011 sur la « Grande Transformation » que « les institutions sociales, économiques et politiques de nos sociétés et peut-être aussi les capacités cognitives et normatives des individus » étaient inadaptées à ces nouveaux défis temporels6.

  • 7 Guldi, Armitage, 2014.
  • 8 Weber (dir.), 2019, 2023 ; Van der Straeten, Weber, 2024.
  • 9 Sur la notion et l’approche des usable pasts, voir Moss, Weber, 2021.

4Cette situation particulière ouvre un espace inédit pour l’expertise historique7. Comme les techniques – soit nouvelles, soit renouvelées dans leurs usages – sont considérées comme la clé d’une production et d’une consommation climatiquement neutre, faisant ainsi advenir un monde plus durable, l’histoire des techniques se prête tout particulièrement à l’élaboration d’orientations et de pistes de réflexion. Dans la suite de cet article, je vais montrer que l’histoire des techniques peut contribuer à façonner le présent et le futur par une sensibilité renforcée au temps. Il s’agira également de corriger les slogans dominants mais temporellement trompeurs de « rupture », de « tournant » technique et d’« innovation8 ». En conclusion, nous verrons que le potentiel de l’histoire des techniques, et son réservoir d’« usable pasts9 », sont loin d’être épuisés. Cela est d’autant plus vrai que les transition studies ou le champ de l’évaluation des techniques – sans parler de leur conception même – n’ont jusqu’à présent pu s’appuyer que sur une base limitée de connaissances historiques. Il nous incombe donc, à nous, historiens et historiennes, de nous investir davantage dans ces domaines afin que notre savoir puisse être utilisé pour accompagner les transitions à venir.

Au-delà de l’analogie historique : reconnaître les échelles de temps dans leur interdépendance

  • 10 Voir par exemple le rapport du WBGU, dont la perspective historique a été fortement influencée par (...)
  • 11 Krausmann, Fischer-Kowalski, 2010.

5L’histoire n’offre pas de point de comparaison pour la transition que devront effectuer les sociétés fondées sur les énergies fossiles vers des sociétés à « neutralité carbone ». Cette transition doit en effet être organisée de manière intentionnelle et sous la pression croissante du temps. Lorsqu’il s’agit de traiter d’un objet complexe – d’une « grande transformation » comme d’une multitude de transitions imbriquées les unes dans les autres –, l’analogie historique rencontre vite ses limites. Les discours mettant en avant les prétendus « précurseurs » d’un tel changement global de société – la révolution du Néolithique ou la révolution industrielle10 – paralysent plus qu’ils n’encouragent l’action, en raison de la très longue durée de ces processus. De plus, ces deux transformations n’ont pas conduit à l’augmentation de la durabilité désirée de nos jours ; au contraire, des études de long terme sur le « métabolisme de la société » montrent qu’elles ont entraîné une augmentation considérable de la consommation de matériaux et d’énergie11. Mais ces révolutions techniques passées peuvent tout de même illustrer la complexité du projet que nous devons mettre en œuvre. En effet, l’industrialisation n’a pas été un processus linéaire uniforme à l’échelle mondiale, mais a résulté d’une multitude de changements imbriqués les uns dans les autres et présentant chacun une dynamique temporelle spécifique. Le système de l’usine, par exemple, ne peut être compris sans la formation préalable du capitalisme ou l’exploitation accrue du travail des esclaves et celle des ressources naturelles.

6L’absence d’une analogie historique pertinente ne signifie pas pour autant que les historiens et historiennes n’ont pas de point de vue utile à apporter aux transformations en cours. Il leur faut bien sûr corriger les hypothèses simplistes que font certains sur les causes et les effets, par exemple lorsque, dans certains récits, les machines à vapeur et les émissions de dioxyde de carbone deviennent les moteurs de l’histoire. Les micro-histoires des différents processus de technicisation ou de l’échec de certaines techniques mettent au contraire en évidence les spécificités de la conception et de la mise en place d’ensembles techniques, en soulignant leur caractère variable : les décisions passées auraient pu être différentes, et elles ont souvent plus à voir avec les structures de pouvoir, les intérêts des acteurs impliqués, les mentalités et les pratiques établies qu’avec des aspects purement techniques.

7Pour élaborer les diverses transitions envisagées aujourd’hui et orienter les décisions, il est donc souhaitable d’interroger les trajectoires historiques correspondantes. Deux exemples, l’un concernant la révolution des transports et l’autre l’économie circulaire, peuvent suffire à le montrer. La centralité de l’automobile dans la culture américaine de la mobilité ne provient pas de la supériorité technique de la voiture, mais bien de l’affaiblissement systématique des transports publics américains par le lobby pétrolier. Avec le démantèlement des nombreux réseaux de tramways urbains, la réduction des moyens de transport disponibles a favorisé la diffusion de la voiture. Les pratiques de recyclage, quant à elles, ont largement été influencées par l’industrie des emballages et des déchets depuis les années 1970. Il faut rappeler que la bouteille jetable a d’abord été rejetée, étant considérée par de nombreux citoyens et citoyennes comme du gaspillage. Ou encore que la poubelle pour les biodéchets, qui doit être collectée et traitée par une entreprise de gestion des déchets, a été mise en place en RFA alors même qu’un retour à l’alternative low-tech du compost, autosuffisant et ne dépendant pas d’un système de collecte, aurait été possible dans les ménages ruraux.

8Il me semble plus utile encore de mobiliser les savoirs des historiens et historiennes portant sur les dynamiques et les stratifications temporelles, car ils permettent d’éduquer et de renforcer la sensibilité au temps dont nous devrions tous disposer en tant qu’acteurs des transformations à venir. Du fait de leur profession, les historiens et historiennes ont un regard différencié et nuancé sur les temporalités les plus diverses : ils sont au fait des superpositions comme des failles béantes des échelles du temps, ils sont sensibles aux spécificités temporelles locales, et ils sont familiers des tensions et des empilements de temporalités courtes et longues, ne serait-ce que par les approches opposées de la longue durée et de la micro-histoire. Les changements sociaux, politiques, culturels, économiques, techniques ou écologiques sont à la fois imbriqués et soumis à des dynamiques temporelles différentes. Fernand Braudel distinguait la géohistoire de la longue durée et de l’histoire événementielle. Les structures géographiques, mais aussi sociales, ne changent souvent que très lentement, mais des événements historiques comme la propagation difficilement prévisible du virus Covid-19 déclenchent des changements extrêmement rapides. Comme nous le verrons plus loin, les historiens et historiennes des techniques, quant à eux, insistent sur les différentes dynamiques temporelles du changement technique ainsi que sur la dimension souvent non intentionnelle des conséquences techniques, qui ne se manifestent qu’au fil du temps.

  • 12 Par exemple : Champion, 2019 ; Höhler, 2020.

9La pensée (techno)historique est de nos jours confrontée à un nouveau défi, comme en témoigne clairement la multiplication des débats sur le temps et les temporalités12. Si nous reconnaissons l’anthropocène comme une nouvelle époque au cours de laquelle les êtres humains sont devenus – par leurs techniques ! – cocréateurs de la Terre, les temps géologiques et les temps de l’histoire humaine ne peuvent plus être séparés de manière aussi nette qu’auparavant. Que nous adoptions ou non ce nouveau partage des époques, il reste que les techniques modernes ont été et sont toujours marquées par l’émergence de nouvelles connexions temporelles qui, au-delà des conséquences contingentes, englobent un « avenir profond » autant qu’une « origine profonde ». Ainsi la consommation de plastique ou l’utilisation de l’énergie nucléaire relient, par le biais du pétrole ou de l’uranium radioactif et des déchets résiduels, l’histoire profonde de la Terre à un avenir inconnu, qui comportera des microplastiques et des déchets nucléaires devenus des technofossiles. Les conséquences environnementales à court et à long terme des techniques ne sont pas nouvelles dans l’histoire ; dans l’Antiquité déjà, l’extraction et la fusion de minerai ont entraîné une augmentation des émissions de métaux lourds (que l’on peut encore détecter aujourd’hui) et la dévastation de régions entières. C’est depuis le xxe siècle que ces conséquences ont non seulement acquis une portée mondiale, mais ont aussi pris des dimensions temporelles inédites.

  • 13 Malm, 2016.
  • 14 Weber, 2019 ; Van der Straeten, Weber, 2024.

10Selon Andreas Malm, nous nous trouvons dans une époque de « diachronicité » : le changement climatique est « un mélange confus d’échelles de temps13 » (a messy mix-up of time scales) ; j’ai moi-même utilisé des notions telles que les couches temporelles de la technique (Zeitschichten des Technischen) et l’hétérochronie de la technique (Heterochronie von Technik) pour attirer l’attention sur ces distorsions temporelles14. Depuis un certain temps, la prise en compte de telles échelles temporelles est de plus en plus intégrée dans la conception technique et constitue la base des recherches actuelles sur les transitions techniques durables. Nous avons donc besoin d’une pensée et d’une action capables de passer d’une échelle de temps à l’autre – quelle autre profession que celle d’historien et historienne aurait plus d’expertise à offrir dans ce cadre et pourrait rectifier la myopie du présent par des horizons temporels plus profonds et différenciés ?

Modéliser les transitions techniques ? Reconnaître les dynamiques temporelles hétérogènes du changement technique

11Le changement technique est régulièrement surestimé ou sous-estimé par les contemporains et contemporaines, notamment quant à sa vitesse et son intensité. Autour de 2000, par exemple, le téléphone mobile s’est répandu très rapidement dans toutes les couches sociales et a créé, à la surprise générale, une nouvelle culture de la communication. En revanche, la diffusion massive du télétravail n’a reçu une impulsion décisive qu’avec la pandémie de Covid-19, alors que les techniques en question, considérées comme le « next big thing » pour résoudre la crise des transports et rendre plus équitable la participation des femmes au marché du travail, étaient déjà disponibles depuis des décennies. L’histoire des techniques attire ainsi l’attention sur la diversité – et l’imprévisibilité – des processus de technicisation. L’histoire du genre a ainsi mis en évidence la persistance des rôles traditionnels des deux sexes, même si les processus de technicisation ont modifié – parfois plus, parfois moins rapidement – nos modes de travail et de vie. L’histoire globale, quant à elle, a décrit la trajectoire de la technicisation occidentale vers la modernité comme une possibilité parmi d’autres. Elle a également attiré l’attention sur les techniques alternatives présentes dans le Sud (Global South), qui pourraient aujourd’hui être tout aussi pertinentes dans le Nord, comme des techniques de construction mieux adaptées au climat ou des techniques off-grid permettant le stockage décentralisé de l’eau de pluie.

12En outre, les travaux d’histoire des techniques montrent régulièrement à quel point les usages et les conséquences des techniques sont peu prévisibles et même peu planifiables à moyen et long terme. L’appropriation massive de la voiture, de l’ordinateur ou d’Internet n’a pas seulement généré des modes d’utilisation insoupçonnés, mais aussi des problématiques inédites. Pourquoi en serait-il autrement pour les innovations actuelles ? Pour de nombreux contemporains du début du xxe siècle, la voiture électrique semblait plus appropriée que la voiture à moteur à combustion pour se déplacer en ville. Cette dernière demandait en effet beaucoup d’entretien et était destinée au loisir ou au sport ; malgré ces caractéristiques, elle s’est pourtant imposée comme le moyen de transport individuel de masse. Voici un autre exemple : on attendait des techniques numériques qu’elles dématérialisent la société ; or, elles nécessitent d’énormes ressources matérielles et énergétiques, et leur production de CO2 est supérieure à celle de l’aviation, pourtant au cœur des débats environnementaux.

  • 15 Grin, Rotmans, Schot, 2010.

13Les dynamiques hétérogènes du changement technique ne peuvent donc pas être modélisées de manière universelle. Les historiens et historiennes des techniques sont confronté.es à un exercice d’équilibriste : jusqu’à quel point faut-il réduire la complexité et simplifier les phénomènes pour se faire entendre dans certaines arènes, par exemple celles concernant les politiques d’innovation ? L’approche MLP (multi-level perspective) permet d’illustrer cette difficulté. Elle modélise les transitions techniques à l’aide d’exemples tirés de l’histoire des techniques et distingue les niveaux micro, méso et macro caractérisés par des dynamiques différentes : les nouvelles techniques et les différentes pratiques associées apparaissent au sein d’une « niche » qui est intégrée dans un environnement sociotechnique et qui s’inscrit dans de grandes structures telles que l’économie, la politique ou les conditions environnementales. La MLP explique comment les innovations de rupture et les innovations incrémentales se produisent, distinguant entre la transformation sociotechnique progressive et graduelle et celle de long terme. Dans le cadre de la recherche sur l’innovation, et en particulier sur la transition, cette approche a exercé une influence considérable, plus que toute autre perspective historique des techniques15.

  • 16 L’exemple de la Chine pourrait illustrer de manière paradigmatique les conséquences profondes pour (...)

14Certes, cette approche a sans aucun doute permis de sensibiliser à l’imprévisibilité, à la diversité et à la lenteur des transitions sociotechniques, mais elle reste aveugle aux cultures techniques non occidentales et aux différences d’usage découlant de la triade « race, classe, genre ». Les exemples historiques sur lesquels elle s’appuie ne portent que sur des techniques occidentales phares comme l’automobile et les égouts, et la MLP laisse de côté les longues périodes. Dans le cas des égouts par exemple, il faudrait tenir compte du fait qu’ils ont interrompu les flux de nutriments transmis pendant des siècles entre la ville et l’arrière-pays, que les toilettes sèches sont restées en usage ailleurs ou qu’elles sont en train d’être redécouvertes dans le cadre de l’économie circulaire16.

La « rupture » technique et le « tournant » comme métaphores temporelles trompeuses

15Le discours public, mais aussi les politiques d’innovation, utilisent souvent des métaphores simplistes pour caractériser le changement technique, véhiculant l’idée d’évolutions techniques contrôlables et linéaires, de ruptures radicales, ainsi que l’espoir d’un « tournant » rapide au cours duquel une technique problématique est remplacée en peu de temps par une nouvelle qui lui est écologiquement supérieure. Ces images en disent finalement plus sur les valeurs et les espoirs d’aujourd’hui qu’elles ne décrivent de manière adéquate les développements techniques à venir. Derrière elles se cache l’attente qu’une solution technique puisse résoudre le problème du changement climatique sans entraîner de modification profonde des structures de production ou de consommation, de la société et de la culture.

  • 17 Benoit, 2020.
  • 18 Trentmann, 2016.

16Cependant, les développements historiques ne suivent en aucun cas de telles trajectoires planifiables et contrôlables. Les dimensions temporelles et les dynamiques rencontrées sont plus complexes – et marquées par des superpositions et des périodes souvent longues. L’histoire de l’énergie a ainsi montré que la transition vers un régime énergétique fondé sur les énergies fossiles s’est effectuée différemment selon les régions, et à des rythmes variés. En France, la première industrialisation a été portée par l’énergie hydraulique et le bois, qui n’ont été remplacés que tardivement comme sources d’énergie essentielles17. Partout, les énergies fossiles sont venues s’ajouter aux énergies traditionnelles comme le bois et d’autres biomasses ; dans certaines régions, ces dernières dominent encore aujourd’hui. L’histoire de la mobilité illustre l’importance de la marche à pied, des bêtes de somme ou encore des vélos et des scooters, qui sont restés des techniques majeures ou de niche au xxe siècle. Les cuisinières des années 1930, équipées pour fonctionner à l’électricité, au charbon ou au bois, montrent clairement la coexistence des anciennes et des nouvelles techniques énergétiques dans un seul et même objet18.

  • 19 Uekötter, par exemple, remarque que « les systèmes énergétiques sont inertes, et les hommes le sont (...)

17Les historiens et historiennes ont donc tendance à souligner l’inertie des arrangements techniques et de leurs usages une fois qu’ils ont été « normalisés19 ». Les dépendances de sentier sont également souvent mises en avant, car elles rendent difficile une transformation rapide des systèmes techniques. En raison de la force d’inertie des systèmes techniques et des infrastructures, ainsi que des connaissances, des pratiques, des acteurs, des économies, des structures et des mentalités qui y sont liés, les innovations dites radicales perpétuent aussi des éléments des techniques déjà établies, même si cela semble techniquement inutile ou économiquement sous-optimal. Pour les historiens et historiennes, le paradoxe actuel n’a rien de mystérieux : nous espérons certes des changements radicaux, mais nous restons en même temps fortement attachés aux techniques anciennes – par exemple aux automobiles à combustion vieilles de plus d’un siècle.

  • 20 Krause et al. (dir.), 1980.
  • 21 Hölscher, 2020.

18Les exemples historiques mentionnés jusqu’à présent pour illustrer un changement technique rapide proviennent surtout de phases de guerre et de crises, au cours desquelles le contrôle politique ou les contraintes économiques ont entraîné une réorganisation rigide des techniques. On cite souvent la conversion du trafic motorisé vers l’éthanol à base de canne à sucre, initiée et subventionnée par le gouvernement militaire brésilien en 1975, ou l’interdiction des CFC sous la pression des politiques environnementales. Mais ne devrions-nous pas, en tant qu’historiens et historiennes, essayer d’introduire dans le discours des exemples de changements rapides « bottom-up » ? Des exemples tels que le mouvement en faveur du recyclage dans les années 1970 et 1980 ou la dénonciation du tabagisme au début du xxie siècle montrent que des citoyens et citoyennes peuvent exiger et mettre en œuvre, par des actions locales, des changements de comportements et de normes en peu de temps. Ce sont des initiatives locales pour l’utilisation de sources d’énergie alternatives comme l’énergie éolienne et le mouvement antinucléaire qui ont favorisé l’émergence d’un premier appel à un « tournant énergétique » (Energiewende20) vers 1980. Mais il ne s’agit pas là de transformations globales, et nous, historiens et historiennes, devrions peut-être rappeler, face à l’espoir actuel de bouleversements disruptifs, que la figure temporelle de la « rupture historique » n’a été modélisée comme forme de déroulement historique qu’au xxe siècle, surtout après les expériences des deux guerres mondiales21.

Pour un récit temporel ouvert : décrire l’inachevé des techniques

  • 22 Krebs, Weber (dir.), 2021.
  • 23 Pour une idée similaire, voir Ropohl, 1985.

19L’innovation est en soi un concept ahistorique, car l’« avant » y est occulté comme étant sans importance ; seule la « nouveauté » compte. En m’appuyant sur des travaux étudiant la réparation et la maintenance, le réemploi ainsi que sur l’« héritage » ou l’élimination des techniques, j’avance l’idée qu’il faut démystifier le concept d’innovation, dont la charge émotionnelle est trop forte22. Un point de départ pourrait être de concevoir les techniques comme étant toujours inachevées23. Il ne s’agit pas de critiquer les techniques comme défectueuses ou mauvaises, mais tout simplement d’introduire un récit prenant en compte le développement et l’utilisation d’une technique également au-delà de la phase d’innovation, s’intéressant à son héritage et à son existence sur le temps long. Les techniques sont entretenues, réparées, modifiées, améliorées ou reconverties, mais aussi rejetées ou en échec ; elles sont adaptées par les utilisateurs aux contextes locaux et circulent des lieux d’utilisation primaire vers ceux d’utilisation secondaire ou tertiaire ; elles sont un jour mises au rebut, démontées et réutilisées d’une manière ou d’une autre, ou simplement laissées à l’abandon.

20Par ailleurs, certaines innovations de la fin du xxe siècle ont servi à corriger des trajectoires techniques autrefois empruntées. Le catalyseur de voiture devait par exemple réduire le problème des émissions. Les expériences actuelles visant à récupérer le phosphate présent dans les eaux usées sont liées aux infrastructures d’égouts mises en place dans les grandes villes il y a plus d’un siècle. Les villes ont imposé et financé de grands projets de canalisation pour améliorer l’hygiène communale, mais en évacuant les matières fécales, les égouts ont également emporté l’azote et le phosphate sans les utiliser. Ces expériences contemporaines nous font redécouvrir les stratégies de réemploi et de réutilisation qui étaient bien connues des ingénieurs et techniciens municipaux de la fin du xixe siècle.

21Des analyses plus poussées de la reconversion ou de l’abandon de techniques passées pourraient en outre fournir des pistes pour le défi actuel de l’« ex-novation », c’est-à-dire la suppression intentionnelle d’infrastructures, de techniques et de produits qui ne sont plus souhaités. Comment se présentait le changement structurel dans la région de la Ruhr lors de l’abandon progressif de la houille à partir de 1960 ? Comment et avec quelles conséquences l’élimination de l’amiante ou des PCB, bien que limitée au niveau régional, a-t-elle réussi jusqu’à présent ? De telles études pourraient donner des repères utiles quant à la décarbonation de secteurs entiers de l’économie aujourd’hui.

Conclusion : comment l’histoire des techniques peut éduquer et renforcer la sensibilité au temps des citoyens et citoyennes de l’anthropocène

  • 24 Ialenti, 2020. Dans une perspective géologique, voir Bjornerud, 2020.

22En tant que citoyens et citoyennes de l’anthropocène, nous sommes tous et toutes appelés à renouveler et à intensifier notre réflexion sur le temps24. Il s’agit notamment de pouvoir évaluer de manière adéquate les temporalités liées à la technicisation, à l’utilisation des techniques et au changement sociotechnique. Une pensée et une action conscientes du temps, de l’historicité des artefacts, des infrastructures et des ressources, de même que de leurs temporalités courtes et longues, sont essentielles pour concevoir et évaluer les techniques à l’ère de l’anthropocène – et en particulier les transitions (techniques) nécessaires pour parvenir à une société climatiquement neutre, décarbonée et durable.

23L’histoire peut contribuer à éduquer et à renforcer une telle sensibilité au temps. La perspective de la longue durée montre déjà dans quelle mesure l’époque actuelle, avec l’augmentation et l’accélération extrêmes de la consommation (« great acceleration ») qui la caractérise, constitue une phase exceptionnelle. Mais elle souligne aussi que les sociétés peuvent se transformer profondément – parfois rapidement, parfois lentement –, même s’il n’existe pas de parallèle historique avec la « grande transformation ».

24L’histoire des techniques sensibilise également au fait que les techniques actuelles sont le résultat de rapports de force, d’intérêts et de décisions sociales passés, et qu’elles contribueront à déterminer l’avenir ; certaines techniques ont même un passé « profond » et un avenir « profond ». Les transitions techniques passées ont été complexes et se sont déroulées de façon différenciée dans le temps et l’espace ; elles se sont accompagnées de conflits desquels certains sont sortis gagnants, d’autres perdants. Concevoir les techniques comme fondamentalement inachevées pourrait aider notre société à relativiser les promesses d’un « technological fix » comme moyen principal d’action, mais aussi à accepter l’imprévisibilité de principe de l’avenir et les transformations, les conflits et les négociations qu’implique toute transition technique.

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Sources et bibliographie

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Van Der Straeten Jonas, Weber Heike, « Technology and its Temporalities: A Global Perspective », dans Carnino Guillaume, Hilaire-Pérez Liliane, Lamy Jérôme (dir.), Global History of Techniques (19th-21st Centuries), Turnhout, Brepols, 2024, p. 261-281.

Weber Heike (dir.), Technikwenden. Historische Perspektiven auf soziotechnische Um- und Aufbrüche, Baden-Baden, Nomos, 2023.

Weber Heike, « Zeitschichten des Technischen. Zum Momentum, “Alter(n)” und Verschwinden von Technik », dans Heßler Martina, Weber Heike (dir.), Provokationen der Technikgeschichte. Zum Reflexionsdruck historischer Forschung, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2019, p. 107-150.

Worster Donald, « The Good Muck: Toward an Excremental History of China », RCC Perspectives, no 5, 2017, p. 1-54.

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Notes

1 « Earth Overshoot Day, 1971-2023 », Earth Overshoot Day, https://www.overshootday.org/newsroom/past-earth-overshoot-days/.

2 Bonneuil, Fressoz, 2013.

3 Rich, 2019.

4 Bundesverfassungsgericht, https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/DE/2021/03/rs20210324_1bvr265618.html.

5 Osterhammel, 2011.

6 Wissenschaftlicher Beirat der Bundesregierung Globale Umweltveränderung (WBGU) : Hauptgutachten. Welt im Wandel – Gesellschaftsvertrag für eine große Transformation, Berlin, 2011.

7 Guldi, Armitage, 2014.

8 Weber (dir.), 2019, 2023 ; Van der Straeten, Weber, 2024.

9 Sur la notion et l’approche des usable pasts, voir Moss, Weber, 2021.

10 Voir par exemple le rapport du WBGU, dont la perspective historique a été fortement influencée par Rolf Peter Sieferle ; voir aussi Schneidewind, 2018.

11 Krausmann, Fischer-Kowalski, 2010.

12 Par exemple : Champion, 2019 ; Höhler, 2020.

13 Malm, 2016.

14 Weber, 2019 ; Van der Straeten, Weber, 2024.

15 Grin, Rotmans, Schot, 2010.

16 L’exemple de la Chine pourrait illustrer de manière paradigmatique les conséquences profondes pour l’environnement et la société de l’abandon du fumier (« good muck ») et la rapidité avec laquelle cette transition a pu se dérouler. Voir Worster, 2017.

17 Benoit, 2020.

18 Trentmann, 2016.

19 Uekötter, par exemple, remarque que « les systèmes énergétiques sont inertes, et les hommes le sont encore plus ». Voir Uekötter, 2020.

20 Krause et al. (dir.), 1980.

21 Hölscher, 2020.

22 Krebs, Weber (dir.), 2021.

23 Pour une idée similaire, voir Ropohl, 1985.

24 Ialenti, 2020. Dans une perspective géologique, voir Bjornerud, 2020.

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Pour citer cet article

Référence papier

Heike Weber, « Sous la pression du temps »Artefact, 21 | 2024, 229-245.

Référence électronique

Heike Weber, « Sous la pression du temps »Artefact [En ligne], 21 | 2024, mis en ligne le 11 novembre 2024, consulté le 06 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/artefact/16049 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12o3t

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Auteur

Heike Weber

Heike Weber est professeure d’histoire des techniques à la Technische Universität Berlin. Ses recherches se situent à l’intersection de l’histoire de la consommation, de l’histoire environnementale et de l’histoire des techniques. Elle a travaillé sur les techniques quotidiennes du xxe siècle, les liens entre médias et mobilités, et elle s’intéresse actuellement à l’histoire des déchets, du recyclage et de la réparation, élargissant ainsi l’histoire des techniques au-delà de son intérêt traditionnel pour la production, la consommation et les usages, vers les questions de l’obsolescence, du délabrement et de la mise au rebut. Elle a récemment co-dirigé les volumes Technikwenden. Historische Perspektiven auf soziotechnische Um- und Aufbrüche (2023) et The Persistence of Technology: Histories of Repair, Reuse and Disposal (Bielefeld, 2021).

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