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Temporalités techniques

Temps court et temps long en histoire des mobilités

De la flèche du progrès au cercle du réenchantement
Short Time and Long Time in the History of Mobility. From the Road of Progress to the Circle of Re-Enchantment
Arnaud Passalacqua
p. 247-271

Résumés

Le monde des transports et mobilité fourmille de références au temps, par les objets, par les projets et par l’expérience sensible de qui voyage. Cet article propose une réflexion sur les formes du temps à l’œuvre dans ce domaine, en identifiant les différents rythmes qui l’animent. Il étudie l’hypothèse opposant un temps court du déplacement à un temps long des projets et infrastructures. Contrairement à l’idée selon laquelle ce temps court serait répétitif et le temps long orienté vers le progrès, il propose, par le regard historique, d’inverser les points de vue : le temps cyclique serait bien celui du temps long de la répétition des projets selon un cercle du réenchantement, tandis que le temps court ferait l’objet de tentatives constantes de réduction, selon une logique orientée vers l’accélération. L’article discute de l’adéquation entre ces rythmes et ceux de la société, en débouchant sur l’idée que la patrimonialisation puisse être une voie de mise en résonance.

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Texte intégral

1Pour qui se déplace, le monde du transport renvoie systématiquement à la perception du temps : temps du voyage, horaires des chemins de fer, compteur de la voiture, décalage horaire dû à l’avion… Pour qui reste sur place, le transport se mue en autant d’infrastructures qui, elles aussi, renvoient au temps, souvent plus long : ouverture ou fermeture du service de transport, rénovation étalée sur plusieurs mois, projet de nouvelle ligne attendue depuis des années, autoroute héritée qui semble d’une autre époque… Puisque tout déplacement suppose une vitesse et qu’une vitesse est un rapport d’une distance par un temps, le temps se trouve autant que l’espace au cœur du projet de mise en mouvement du monde que notre société industrielle s’efforce aujourd’hui de maintenir en vie face aux contraintes multiples.

2Ce rapport au temps est d’abord une affaire de mesure, grâce à de multiples instruments, qu’ils soient individuels ou collectifs, en mouvement ou fixes, avec des unités qui elles aussi peuvent varier selon l’objectif assigné. Dans le cas des transports, on pense ici au temps du voyage. Mais ce rapport passe également par la notion de temporalité, c’est-à-dire de rythme de déploiement dans le temps des processus qui animent ce champ. On peut mentionner ici la durée de vie des infrastructures ou celle de la mise en œuvre d’un projet.

3L’objectif de cet article est de réfléchir à la combinaison à la fois des temps mesurés et des temporalités que l’on trouve dans le monde du transport. Pour ce faire, il propose d’abord de distinguer des temps court et long comme deux pôles permettant de comprendre la façon dont se déploient ces questions en histoire des mobilités, en se positionnant vis-à-vis de travaux sur l’innovation en histoire des techniques. Il engage ensuite une typologie des temps propres à ce champ, en illustrant à partir d’exemples concrets une hétérogénéité des temps, en particulier leur caractère cyclique ou linéaire. Puis, il propose de montrer que ces temps sont en fait plus reliés qu’il n’y paraît à première vue, du fait d’instruments déployés par le monde des transports lui-même. Enfin, il amène le concept de cercle du réenchantement pour mettre en lumière le fait que le temps long est aussi marqué par une cyclicité, souvent associée uniquement à la répétition du temps court du voyage. Se fondant sur une littérature francophone et internationale, cette réflexion s’inscrit dans le cadre français pour ce qui est des exemples mobilisés. Son ambition interprétative se limite donc ici à cet espace.

Les transports et leurs rythmes temporels, entre temps court et temps long

  • 1 Caron, Cebron de Lisle, Dérens et al. (dir.), 1990.
  • 2 Beltran, Carré, 1991.
  • 3 Bellanger, Poupeau, 2013.
  • 4 Canzler, Kaufmann, Kesselring, 2008 ; Amar, 2010.
  • 5 Cresswell, 2006.

4Parmi les nombreux réseaux dont l’essor marque la construction de notre société industrielle1, notamment de ses villes, les transports se distinguent par une omniprésence du temps. Les réseaux énergétiques et de télécommunication sont caractérisés par l’idée d’immédiateté, associée à l’électricité, dont la vitesse dépasse celle de nos perceptions sensibles2. Les réseaux d’eau et d’assainissement sont largement invisibilisés, leurs temporalités s’avérant ignorées en dehors de celles et ceux qui en ont directement la charge3. Au contraire, les réseaux de transport sont marqués par l’idée d’une perpétuelle accélération, annoncée, attendue, parfois avérée et souvent déçue, qui tient principalement au fait que, contrairement à tous les autres réseaux, les transports, pour se muer en déplacements, supposent une coproduction : nous produisons le déplacement en même temps que les opérateurs, ce qui fait passer du transport à la mobilité. En d’autres termes, nous acceptons de nous lier à ces réseaux en leur confiant nos corps. Cette mobilité ne fait donc pas que nous déplacer : elle nous transforme également, par les connexions qu’elle nous permet et par les émotions que nous éprouvons en la pratiquant. Les recherches dans ce champ de la mobilité ont nettement insisté sur ces enjeux sociaux, vécus et sensibles de ce qui dépasse l’offre de transport pour former une pratique centrée sur les corps en mouvement4. Selon une distinction maintenant classique, ce champ distingue le transport, du côté de l’offre, des réseaux et de l’infrastructure, de la mobilité, du côté de l’individu, de ses besoins, de ses capacités et de son enveloppe corporelle. Il constate un essor massif de la mobilité dans les sociétés occidentales, associée à la notion de liberté, mais qui s’accompagne également d’un déploiement de mesures de contrôle et d’une dépendance à ces flux5.

  • 6 Denis, Pontille, 2022.
  • 7 Roseau, 2018.

5Loin de n’être que des expériences individuelles, les transports sont aussi un projet collectif, surtout au vu des financements massifs et de la transformation des espaces qu’ils supposent. De ce point de vue aussi, le temps est central dans leur planification, leur réalisation et leur exploitation, marquée en particulier par les opérations récurrentes de maintenance, comme l’illustre l’intérêt porté par exemple à la signalétique6. L’infrastructure se mue progressivement en un héritage, qui peut peser sur le présent ou s’avérer un atout décisif pour certains projets et qui joue avec les temps de la ville7.

  • 8 Studeny, 1995 ; Ollivro, 2000.

6La façon dont les enjeux de transport se sont structurés a placé au cœur des débats l’idée de vitesse et, encore plus, celle d’accélération des vitesses connues par chaque époque8. Autant de promesses qui alimentent les projets territoriaux ainsi que les visions politiques et qui font régulièrement des mobilités un pilier pour construire un nouvel horizon. C’est ici un autre temps vers lequel nous portent les transports : celui du futur. On y retrouve le caractère technique de ce secteur, marqué par la recherche de l’innovation appelée à permettre cette accélération, collective ou individuelle.

7Les objets produits par cette quête d’innovation, souvent prometteurs d’une vitesse soit plus rapide, soit plus partagée, ont jalonné la période historique contemporaine, voire antérieure. Ils ont largement contribué à alimenter la vision d’une histoire dont les temporalités sont fondées sur le rythme de l’évolution des systèmes de transport. L’exemple le plus évident en est bien sûr la locomotive à vapeur, usée jusqu’à la corde comme symbole de l’industrialisation. Le statut du chemin de fer à vapeur, issu de la mine, consommateur de charbon et transporteur de cette même ressource, le place effectivement au cœur de cette transformation du monde résumée sous le nom d’industrialisation. Mais l’automobile, qui se démocratise en Europe au cours des années 1950 et 1960, a elle aussi porté l’image de ces Trente Glorieuses, par ailleurs discutées. L’avion, lui-même en partie démocratisé dans certaines sociétés riches, pourrait être un marqueur d’épisodes historiques récents, du 11 septembre 2001 à la crise sanitaire du Covid-19, même si sa pratique est nettement moins universelle.

  • 9 Lefèvre, Mainguy, 2009.
  • 10 Feriel, 2022.
  • 11 Gardon (dir.), 2018.

8L’échelle urbaine est elle aussi marquée par la vision diachronique de périodes successives jalonnées de systèmes de transport réputés dominants, sinon dans les pratiques du moins dans les modèles : la ville pédestre préindustrielle, dont le modèle est le centre-ville traditionnel que l’on trouve par exemple en Italie, aurait laissé la place, au xixe siècle, à une ville du transport collectif – chemin de fer, omnibus et tramway – avant de s’effacer au profit d’une ville de l’automobile prenant son essor au xxe siècle9. Tandis que le regain d’intérêt pour les centres-villes, visible à partir des années 1970, a pris le visage de politiques de piétonisation10 combinées en fin de période en France avec celle de la réinvention du tramway11.

  • 12 Edgerton, 2006.
  • 13 Fressoz, 2024.

9Cette vision schématique est évidemment simpliste. Elle passe pour l’essentiel sous silence la logique d’accumulation des techniques qui marque le monde des transports au profit d’une logique de substitution loin d’être toujours avérée, ce qui renvoie aux travaux plus généraux ayant insisté à la fois sur le poids des techniques anciennes face aux innovations souvent confinées dans des discours ou des usages marginaux12 et allant jusqu’à montrer l’intrication entre les deux, les techniques anciennes se trouvant renforcées par l’essor des nouvelles13. Elle passe aussi sous silence les enjeux politiques, économiques et sociaux, induisant l’idée selon laquelle les objets techniques mobiles mènent le monde. Ce faisant, les transports ont grandement contribué à faire de l’histoire des techniques une histoire marquée par un temps orienté et linéaire par ce qui serait le progrès apporté par les innovations successives.

  • 14 Flonneau, Guigueno (dir.), 2009.
  • 15 Joly, 2005.

10En miroir, le basculement qui s’opère en histoire des techniques conduisant à réviser les schémas classiques de découpages chronologiques, de distinction de secteurs industriels ou d’identification de zones géographiques, est aussi porté par le champ des transports, enrichi justement de l’approche par les mobilités14. Pour ce qui est des temporalités, les raisons d’une remise en cause sont effectivement foisonnantes. Loin d’être le lieu de la fluidité, le monde du transport est marqué par de nombreux phénomènes figés dans le temps. Pensons aux chemins de dépendance, inscrits dans l’écartement large des rails espagnols ou dans le gabarit étroit du métro parisien. Pensons aussi à l’accumulation des pratiques, qui fait de la marche non pas une pratique désuète, mais une façon de se déplacer pleinement contemporaine, à l’image de ce qu’est le charbon, trop souvent associé au xixe siècle, alors qu’il règne dans le mix énergétique actuel. Pensons encore aux systèmes anciens sans cesse réinventés, comme l’a montré le vélo désormais en libre-service ou à assistance électrique, au miroir de la liste infinie des innovations appelées à révolutionner les mobilités urbaines dont pas une seule n’a finalement émergé comme système opérationnel et capable de s’établir pendant des décennies. Pensons enfin au rapport au temps de transport que chaque individu éprouve quotidiennement et qui, malgré les promesses récurrentes d’accélération portées par chaque nouveau projet, se heurte à l’inexorable absence de gains de temps collectifs15.

11Il existe donc une tension spécifique entre le monde des transports, compris dans son historicité sur la période contemporaine, et les divers visages que nos sociétés industrielles ont donné à la notion de temps. L’idée principale que nous proposons d’étudier ici est qu’il existe une conjonction entre un temps court du déplacement et un temps long de l’infrastructure. Si les notions de court et long sont éminemment relatives, en particulier aux vitesses habituelles pratiquées par chaque société et à leurs rythmes sociaux, il s’agit ici de distinguer un temps vécu du déplacement, qualifié de court car centré sur une expérience individuelle le plus souvent cadrée, d’un temps long des objets mobiles et de l’infrastructure, qui dépasse l’expérience individuelle et se trouve le plus souvent moins explicitement cadrée. Ces deux temps doivent être compris comme des pôles interprétatifs qui ouvrent également la voie à des formes intermédiaires qui les combinent, qui mériteraient une exploration au-delà de cette contribution.

12Ces deux temps ne présentent pas la même structure : nous faisons l’hypothèse que le temps court est linéaire et orienté par une logique d’accélération, tandis que le temps long est cyclique et suit un cercle du réenchantement. Cette acception est contraire à celle attendue qui voudrait que le temps court soit celui de la répétition et du quotidien, tandis que celui de l’infrastructure serait celui du progrès et de l’orientation vers un futur toujours plus rapide. Nous tenterons ici de décrire ces temps selon une logique opposée, afin de mieux montrer les imbrications entre ces temporalités, dont la complexité seule suffit à ruiner tout espoir de fonder une chronologie simple sur le rythme des transports.

Quels rythmes pour les mobilités ? De la seconde au siècle, tentative de typologie

13Penser le rapport au temps du monde des transports passe d’abord par le recensement des temporalités propres à ces systèmes socio-techniques. De la seconde au siècle, plusieurs pas de temps caractérisent notre rapport aux systèmes de transport.

14La seconde est effectivement l’unité la plus petite que l’on puisse aujourd’hui imaginer dans les relations entre les individus et leur système de transport : c’est celle qui mesure le temps de passage d’une ligne de contrôle, le temps de validation d’un ticket, le temps de l’élaboration d’un itinéraire par GPS, voire les retards des systèmes ferroviaires japonais, mais c’est là une échelle exceptionnelle. On la retrouve dans les temps d’attente des feux de circulation routière, notamment en cas de circulation alternée, mais la seconde est peu visible dans l’expérience courante des transports.

  • 16 Les indicateurs Chaix sont des guides publiés de 1846 à 1975 fournissant les horaires des services (...)
  • 17 Passalacqua, 2011.
  • 18 Courel, Gloaguen, 2016.

15La minute est bien plus courante. Elle a marqué l’heure de départ de certains carrosses au xviiie siècle et, de façon plus massive, l’heure de départ des trains depuis le xixe siècle si bien que c’est elle qui domine les fameux indicateurs Chaix16. Elle s’est ensuite étendue aux horaires aériens. Mais elle peut aussi indiquer une fréquence d’exploitation : une ligne d’autobus peut être exploitée avec une fréquence de 10 minutes, par exemple. Historiquement, cet usage est ancien, puisque l’omnibus Madeleine-Bastille, à Paris, était exploité avec une fréquence à la minute à la fin du xixe siècle17. La minute est aussi l’unité de mesure courante du temps d’attente sur un quai de transports urbains, mais aussi des retards les plus habituels, voire celui des délais à ajouter du fait des embouteillages. C’est enfin elle qui est couramment utilisée pour mesurer le temps des déplacements urbains : on pense en particulier au temps de déplacement quotidien, qui s’est accru de 75 à 92 minutes en Île-de-France entre 1976 et 201018.

16Passer de la minute à l’heure fait changer d’échelle et renvoie vers les déplacements interurbains à l’échelle nationale. Compter ces distances en heures et non plus en jours est effectivement l’une des évolutions amenées par le chemin de fer. L’essor de la grande vitesse ferroviaire a même porté cette logique à l’international, tandis que l’aérien, massifié depuis le dernier tiers du xxe siècle, a promu l’heure comme unité de décompte de distances à l’échelle mondiale.

  • 19 Arbellot, 1973.

17La journée semble avoir plutôt disparu comme unité de décompte des temps de trajet dans nos sociétés habituées aux systèmes accélérés, alors qu’elle était l’unité de base pour le déplacement à pied ou en diligence19. Toutefois, elle est encore très largement structurante sans que cela soit perçu de façon explicite : c’est l’unité à partir de laquelle nous élaborons nos déplacements quotidiens, en particulier dans leur chaînage qui explique tel ou tel choix modal, entre un départ du domicile le matin et un retour le soir, selon la logique pendulaire de nos territoires marqués par la métropolisation. La journée est aussi très structurante du point de vue des exploitants de transports collectifs ou de réseaux routiers : elle est jalonnée d’heures de pointe et d’heures creuses, dont la répétition se joue sur ce pas de temps, sans oublier la structuration des temps de travail du personnel.

  • 20 Rabault-Mazières, 2004.

18La semaine n’a pris son sens qu’avec l’essor de la société du loisir : la mobilité du dimanche puis du week-end ne s’est distinguée de celle de la semaine que lorsque les activités de ces jours de repos ont pu différer de celles de la semaine de travail. Ce fut d’abord le tramway ou le train dominical qui pouvait conduire à la campagne les populations urbaines progressivement inscrites dans cette régularité du salariat20. Puis l’automobile a pris le relais en introduisant bien vite les embouteillages du dimanche soir autour des grandes agglomérations. Plus récemment, le télétravail a introduit des notions de jours de pointe, le mardi et le jeudi, dans des semaines jusque-là plus étales. La semaine est aussi la régularité de pratiques de mobilité qui se sont progressivement cantonnées au domaine du sport et du loisir avant de réémerger dans le quotidien, en particulier le vélo et la marche, simple promenade ou véritable randonnée.

19Le mois ne joue pas de grand rôle dans le monde des transports à l’exception de la régularité des abonnements de transport collectif, qui vient rappeler le lien fort entretenu entre ces services urbains, le statut du salariat et la position centrale des déplacements domicile-travail dans la conception et l’exploitation de ces réseaux. Il joue donc plutôt le rôle d’un opérateur comptable au service des déplacements quotidiens.

20L’année tient un rôle similaire à la semaine, mais à une autre échelle. L’accroissement des périodes de congés qui jalonne le xxe siècle a ouvert la voie à des pratiques massives de déplacements pour les vacances, également générés par l’essor de l’urbanisation qui conduit les populations des villes à changer de paysage pendant ces périodes. Les horaires des trains et des avions s’y sont adaptés, avec des tableaux spécifiques pendant les périodes de congés. Toutefois, l’année était déjà une unité pertinente pour traiter de la mobilité préindustrielle : les aléas climatiques propres à chaque saison pesaient fortement sur les conditions de déplacement, ce que l’aseptisation apportée par les systèmes motorisés a presque totalement fait disparaître.

  • 21 Flonneau, Laborie, Passalacqua (dir.), 2014.

21Les logiques individuelles ou familiales peuvent se projeter sur quelques années : ce sont celles qui régissent l’investissement dans une voiture, en fonction de contraintes familiales, de localisation ou financières. C’est aussi sur plusieurs années que l’on peut lire les anticipations foncières le long des projets de transport lourd. Après avoir couru sur des décennies, jusqu’à 99 ans, les contrats encadrant l’exploitation des transports urbains s’étendent désormais sur des durées de quelques années. Enfin, les mandats politiques sont également calés sur ce rythme, jugé raisonnable pour l’action publique en démocratie21.

22Un peu plus longue, la décennie est l’ordre de grandeur de durée de vie des véhicules routiers, en particulier des voitures individuelles et des autobus. C’est aussi l’horizon d’émergence et de financement de projets moyens, comme la création d’une ligne de tramway, ainsi que le rythme de la maintenance courante d’infrastructures lourdes.

23D’autres phénomènes s’étendent sur des durées beaucoup plus longues, se comptant en décennies. C’est notamment le cas de la durée de vie du matériel roulant ferroviaire qui court de 30 ans pour les tramways à 50 ans pour les trains. C’est aussi le rythme de déploiement de projets lourds à l’échelle des grandes agglomérations : réseaux de métro, rocades autoroutières et aéroports. C’est également à cette échelle que les maintenances d’infrastructure les plus lourdes sont pensées, comme l’illustrent les fameux travaux Castor du RER C francilien, démarrés en 1996 et prévus jusque dans les années 2030. En miroir des réseaux de transport, la forme urbaine évolue également sur ce pas de temps de plusieurs décennies. L’essor de la périurbanisation en est le dernier exemple le plus marquant.

  • 22 Vellay, 2023.
  • 23 Edgerton, 2006.

24Enfin, le siècle est un horizon qui peut paraître lointain et qui pourtant est inscrit dans les réseaux de mobilité. Il se retrouve par exemple dans la logique de réseau en étoile autour de Paris, qui a dessiné les routes royales de l’Ancien Régime comme les voies ferrées de l’étoile de Legrand (1842) et les premières autoroutes des années 1960. Le siècle est aussi l’horizon de financement de nombre de ces projets : la dette ferroviaire vit sur de telles temporalités, comme celle du Grand Paris Express, qui est prévue pour s’étendre au long du xxie siècle. Il se retrouve même dans certains équipements, tels que les postes d’aiguillage de SNCF Réseau, dont certains encore en exploitation datent de la fin du xixe siècle22 alors que le discours contemporain parle d’une commande centralisée du réseau, fondée sur le numérique, un décalage qui illustre bien les analyses de David Edgerton23.

25De cette typologie des rythmes du transport pourrait ressortir le sentiment d’une grande incohérence entre des temps très courts et des temps très longs. Pourtant, le pari implicite de ces systèmes est de rendre cohérentes ces temporalités. Elles les mettent en relation par le biais de différents mécanismes.

Des temporalités hétérogènes mais imbriquées

  • 24 Huré, Passalacqua, Robida, 2021.

26Bien que très hétérogènes, ces différentes temporalités du monde du transport sont plus indissociables qu’il y paraît au premier abord. Ces liens sont d’abord visibles dans les discours tenus autour des projets de transport, que ce soit au long de leur vie en tant que projets ou, surtout, lors de leur inauguration. Les discours tenus par les politiques dans ces diverses circonstances peuvent être considérés comme les expressions d’une parole collective : ils sont scandés par divers topoi qui ancrent la légitimité du projet dans ses nombreuses qualités24. On y retrouve presque toujours les grands thèmes suivants : accélération de la société, fluidité des échanges, essor économique, prouesse technique du projet, exemplarité mondiale et promesses d’exportations françaises… Sans analyser ici ces grands lieux communs, soulignons que ces discours jouent systématiquement sur la conjonction entre le temps court du présent et le temps long, parfois du passé du projet et toujours du futur de sa vie comme infrastructure de mobilité.

  • 25 Larroque, Margairaz, Zembri, 2002.

27Lorsque les projets n’ont qu’une existence de papier et qu’ils attendent encore des décisions pour les faire avancer, le sentiment récurrent est celui du moment-clé ou du tournant décisif. Les discours sont ici aveuglés par un présentisme qui ferait de l’acteur-clé et du moment-clé un facteur essentiel de la vie d’un projet dont la temporalité de déploiement est rarement en accord avec un seul mandat politique et dont le portage n’est jamais assuré par une seule instance. Au-delà de ces évidences, il est possible d’interroger l’idée même de moments courts et décisifs dont les effets auraient une portée structurante sur une très longue durée. En effet, les moments plus longs, au cours desquels les politiques seraient plus en retrait, peuvent être analysés comme des périodes de calme propices à la maturation des projets25. Autrement dit, les moments considérés par leurs contemporaines et contemporains comme décisifs ne seraient que la mise en actes de genèses aux temporalités plus longues et animées par une multiplicité d’actrices et d’acteurs bien plus importante qu’il n’y paraît. Presque paradoxalement, le moment court vient à la fois concrétiser et masquer le moment long.

28Au-delà des discours, le lien entre temps court et temps long est essentiellement fondé sur des processus d’accumulation rendus possibles par la massification des déplacements. Prenons un exemple : un individu parcourt un trajet quotidien en un temps donné à l’aide d’un système de déplacement donné. Un changement de matériel roulant, une intervention sur l’infrastructure ou l’ouverture d’une liaison directe en lieu et place d’une liaison par correspondance peut lui permettre de gagner quelques minutes dans son déplacement. On peut aussi penser à un investissement permettant de décongestionner le réseau qu’il emprunte et d’ainsi parcourir à vitesse normale un itinéraire qu’il fait habituellement enlisé dans les bouchons. Ces quelques instants que l’individu peut gagner sont aussi promis à l’ensemble des autres personnes effectuant ce trajet et bien d’autres impactées par le nouvel investissement. Ce ne sont plus quelques minutes qui sont ainsi gagnées, mais des heures, voire des journées et des mois. Le trajet étant répété quotidiennement, ce sont alors des années qui sont gagnées par le groupe d’individus concernés.

  • 26 Illich, 1975.
  • 27 Fourniau, 1999.

29C’est ainsi que les temps courts que l’on espère faire gagner quotidiennement à chaque individu alimentent la temporalité longue des projets. Encore faut-il pour cela disposer d’une valeur du temps commune, ce qui explique le rôle central dans l’espace français des rapports établissant cette référence, successivement pilotés par Marcel Boiteux et Émile Quinet. L’écologie politique s’est aussi beaucoup intéressée à cette valeur du temps, notamment Ivan Illich et Jean-Pierre Dupuy, à partir de l’idée de vitesse généralisée26, qui place au cœur des enjeux de vitesse la différence de revenu horaire entre les individus. Historiquement, les premiers usages de cette logique de monétarisation au service d’un projet d’ampleur en France ont été élaborés dans le travail économique à l’origine du projet de TGV à la fin des années 196027. En fixant une valeur monétaire du temps, il est effectivement possible de transformer ces instants gagnés en des montants d’argent qui peuvent dès lors prendre sens dans le cadre de projets. Ces montants, bien que fondés sur des gains en temps et non en monnaie sonnante et trébuchante, se trouvent ainsi intégrés dans l’élaboration des grands projets de transport, aux côtés des coûts de génie civil ou d’autres externalités monétarisées, comme les effets environnementaux. Les modalités d’évaluation des projets de transport se fondent ainsi sur une hétérogénéité des objets considérés, réduite par l’opération de monétarisation, qui ramène ces grandeurs incommensurables à une unité commune.

30Réciproquement, on peut aussi penser que les horizons de temps long portés par les projets participent d’une acceptation de conditions de transport qui peuvent être dégradées à un moment donné : en orientant le temps vers une amélioration attendue, ils rendent le quotidien plus vivable, car destiné à être dépassé. Les minutes perdues au jour le jour sont rendues plus acceptables par l’horizon de gain de temps futur à atteindre grâce à tel ou tel projet. Le temps long se relie ici au temps court en sens inverse de la direction préalablement explicitée.

  • 28 Mokhtarian, Salomon, 2001.
  • 29 Rosa, 2010.

31Cette boucle liant le temps court au temps long pourrait paraître vertueuse si elle ne se fondait pas sur une approche étroite du sujet : en considérant le système de transport sans prendre en compte l’évolution territoriale des mobilités, l’analyse se fonde sur un biais majeur. Le drame qui la concerne tient au fait que l’ensemble des facteurs à l’œuvre se restructurent en intégrant l’existence du nouveau projet. Ceci est confirmé par l’observation empirique selon laquelle les gains de temps ne sont pas vérifiés d’un point de vue collectif28. Si certains individus voient leurs trajets s’améliorer, l’ensemble de la société se réorganise si bien que le temps moyen consacré aux déplacements n’évolue quasiment pas. En revanche, les écarts-types peuvent s’aggraver, ce qui illustre l’idée que l’accroissement de vitesse conduit à des formes de discrimination sociale. Ces résultats sont bien connus du champ scientifique des mobilités, même s’ils percolent peu vers le monde politique et plus globalement dans la société. Ils ont pourtant une manifestation très visible : la vitesse accrue ne fait pas gagner de temps mais fait consommer de l’espace. Les gens vont plus vite mais plus loin, transformant toujours plus l’espace non urbanisé. Pire encore, sur le plan cognitif, l’existence de systèmes promettant toujours plus de vitesse produit une accélération globale des rythmes sociaux, qui engendre un sentiment de manque de temps, du fait aussi des limites propres à notre corps et à notre cerveau29.

  • 30 Fredenucci, 2003.

32À cette absence de gain de temps du fait des projets eux-mêmes correspond aussi une absence de gain de temps dans leur réalisation même. En décalage avec les discours politiques promettant des actions décisives et des réalisations rapides, on peut douter de l’accélération effective des processus d’émergence et de concrétisation des projets de transport. Prenons l’exemple de l’agglomération parisienne : la cinquantaine d’années a été le pas de temps caractéristique de la réalisation du métro parisien, depuis les premiers projets du milieu du xixe siècle jusqu’à l’ouverture concrète des premières lignes au cours de la décennie 1900. Si les travaux ont été rapides – 10 lignes pour un total de 93 km ouvertes entre 1900 et 1913 – la maturation technique et surtout politique et territoriale du métro a constitué l’essentiel de ce temps long du projet. Le RER, pour sa part, a connu une temporalité similaire : les premiers projets de métro régional se situent dans les années 1920, notamment marquées par le rapport Jayot de 1927-1928. Mais l’ouverture du premier tronçon n’arrive qu’en 1969, l’ensemble étant inauguré en 1977, avant que des compléments importants ne voient le jour dans les années 1980 et 1990. Ici aussi l’État fort qui se présente comme volontariste et aménageur, incarné par les figures de Paul Delouvrier et Edgard Pisani, s’analyse comme l’héritier et le prolongateur de périodes plus longues de pouvoirs publics réputés plus faibles, empêchés par la crise économique des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale, qui ont néanmoins offert un temps de maturation30.

33Le troisième grand projet ferroviaire de cette ampleur est le Grand Paris Express. S’il est toujours difficile de dater l’origine précise d’un projet, dont les racines sont systématiquement multiples, on peut noter que l’idée d’une rocade en transport collectif autour de Paris est discutée dans les années 1990 et inscrite au Schéma directeur de la Région Île-de-France de 1994. On pourrait même considérer que l’idée d’un Grand Paris est celle du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de 1965, mais qui n’envisageait des rocades qu’autoroutières. Quelles que soient les origines retenues, il est clair que le temps court politique qui conduit à la réalisation du projet est celui des années 2007 à 2013, lorsque Nicolas Sarkozy s’empare de la question puis que le gouvernement Ayrault poursuit le projet, alors qu’il aurait encore peut-être pu être arrêté en ce moment d’alternance politique. Les ouvertures de lignes sont appelées à s’échelonner entre le milieu des années 2020 et probablement le début des années 2030. On peut noter une éventuelle forme d’accélération, le rythme étant peut-être passé de 50 à 40 ans, mais il n’est pas encore possible d’en juger nettement. L’essentiel est de constater le temps très long associé à de tels projets, au-delà des moments réputés décisifs. Ce décalage entre temps long et temps court est d’ailleurs bien illustré par l’illusion qui a été entretenue sur l’idée que le Grand Paris Express devrait être prêt pour les Jeux olympiques de 2024 : cet événement à la temporalité courte, décidé en 2017 pour 2024, ne pouvait imposer sa loi à un projet à l’inertie bien plus forte.

  • 31 Graber, 2016.

34Ces cas sont certes extrêmes, mais ils mettent particulièrement en valeur la difficulté à cerner la temporalité des projets en général. L’histoire invite à considérer une temporalité longue, qui partirait de premières idées confuses, avant de voir émerger des formulations plus précises, puis une programmation qui peut être contrariée par les aléas politiques, avant que la concrétisation se confronte elle-même à d’autres obstacles, liés au génie civil, aux enjeux fonciers, aux difficultés financières, etc. L’enrichissement progressif du cadre légal des projets a d’ailleurs contribué à étendre cette temporalité, du fait des nombreuses étapes qui l’ont peuplé depuis les enquêtes publiques du début du xixe siècle31. Dans cette optique, on sait que le cadre est long, mais il est réputé stable et contrôlé, puisqu’orienté vers la réalisation et rythmé par ces étapes successives.

  • 32 Mouret, 2019.

35Il existe même une temporalité infinie, celle des projets qui ne sortent jamais. Certains sont devenus de véritables institutions, entretenant autour d’eux un milieu de passionnés. On peut penser ici à l’Aérotrain. Bien qu’ayant connu une fin en 1974, il semble toujours promis à une relance, régulièrement annoncée dans la presse, dont le dernier avatar a été la société Spacetrain dans les années 2010. Mais le cas d’autres projets, inscrits dans des grands plans d’aménagement, baptisés d’un nom, dotés d’un tracé plus ou moins précis, voire de plusieurs options qui contribuent finalement à les animer en suscitant des débats, sans pour autant connaître le moindre début de réalisation, sont aussi nombreux. On peut penser ici à plusieurs lignes de train à grande vitesse, comme le Paris-Orléans-Clermont-Ferrand-Lyon. Jusqu’au jour où un temps court plus décisif tranche dans le sens d’un abandon ou dans celui d’une réalisation, les deux pouvant durer longtemps. C’est le cas récent de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, dont la temporalité de réalisation semblait infinie, avant que le gouvernement tranche en 2018 pour une fin qui paraît définitive. On parle ainsi longtemps des projets abandonnés, presque autant que de ceux à construire. De plus, on leur organise des réservations foncières, qui peuvent ouvrir à d’autres réalisations, une fois l’abandon du projet initial digéré : la ligne du métro 1 n’a-t-elle pas été prolongée à La Défense en 1989 en utilisant une emprise pensée pour une liaison autoroutière depuis Paris ? La plateforme de Gallardon, jamais complètement équipée en voie ferrée, ni reconvertie en autoroute aboutissant à Paris, n’a-t-elle pas permis le projet de ligne à grande vitesse Atlantique, voire un projet réalisé de coulée verte au sud-ouest de Paris ? En d’autres termes, il n’est pas utile pour un projet de transport d’être réalisé pour agir. Au vu du décalage entre projet réalisé et pratiques constatées, on pourrait même avancer l’idée qu’un projet abandonné qui ouvre la voie à une autre réalisation n’est pas si différent d’un projet réalisé conformément aux plans initiaux – si jamais un tel cas existait – qui donne nécessairement place à des pratiques non prévisibles, qui peuvent parfois s’avérer dominantes. À ce sujet, le cas des routes du Vercors, justifiées au xixe siècle par un désenclavement économique fondé sur l’exploitation forestière et finalement massivement utilisées par un tourisme automobile au xxe siècle est illustratif32.

36En miroir, la fin de l’exploitation ne signifie généralement pas la fin de l’infrastructure. Si certaines peuvent disparaître tout en demeurant en place, comme des tronçons de rails de tramways dans la chaussée parisienne qu’il aurait été coûteux d’enlever, d’autres demeurent bien visibles et ouvrent à de nouveaux futurs. L’idée d’un retour de l’ancien usage n’est toutefois jamais bien loin, quand bien même les territoires et les pratiques évoluent. Le cas de la Petite Ceinture parisienne est ici emblématique : près d’un siècle après la circulation de son dernier train de voyageuses et voyageurs en 1934, elle s’avère être le support d’un attachement fervent qui va au-delà des cercles ferroviaires habituels. Cet attachement est agissant dans les formes d’aménagement retenues, notamment le long des tronçons sud, transformés en promenade mais où des rails ont été conservés en vue d’un improbable retour. Le transport n’a donc pas nécessairement besoin d’être en fonction pour faire bouger la société : de simples projets, souvent de longue date, ou d’anciennes infrastructures contribuent à façonner l’espace par leur présence, attendue ou regrettée, contribuant ainsi à définir le champ des possibles.

Le cercle du réenchantement

  • 33 Bernasconi, Thüringen (dir.), 2020.

37L’imbrication des temporalités du monde des transports n’est pas uniquement une question de rythme, entre des temporalités courtes et des temporalités longues. Elle concerne aussi la nature même de ces temporalités : certaines sont linéaires et orientées, d’autres sont répétitives. L’orientation linéaire des mobilités est inscrite dans la civilisation de l’industrialisation : les vitesses accrues offrent des mobilités appelées à être toujours plus rapides, du fait en particulier de la mobilisation d’énergies de stock, les puissants hydrocarbures, en lieu et place des énergies de flux, liées au rythme du soleil. La démultiplication des signes et objets liés au temps dans le monde des transports (horloges, compteurs, horaires…)33 peut se lire comme autant d’éléments rappelant que ce monde est tourné depuis le xviiie siècle vers la réduction du temps qu’on y passe, du moins pour un trajet donné. La libération ainsi offerte face aux puissances limitées des énergies renouvelables et des rythmes liés aux saisons s’est d’abord exprimée par l’usage des systèmes de mobilité, en particulier le chemin de fer puis l’automobile. C’est ainsi un processus de linéarisation du temps qui s’est opéré, face à une forme circulaire antérieurement dominante, marquée par les déterminants extérieurs énergétiques et climatiques. L’hiver et la nuit sont ainsi devenus aussi parcourables que l’été et le jour, en particulier grâce aux rails puis à l’automobile.

  • 34 Flonneau, 2022.

38Mais cette linéarisation s’est faite en intégrant en coulisses de nombreuses composantes cycliques. L’exploitation des réseaux de transport est l’une des activités les plus répétitives qui soit, même si des aléas la perturbent quotidiennement. Elle est supposée suivre des plans de transport, des horaires, des cadences, etc., qui en font le lieu de la répétition. De même, les opérations de maintenance suivent des rythmes cycliques : certaines visibles par celles et ceux qui se déplacent, comme l’entretien de leur voiture, d’autres moins visibles mais tout aussi récurrentes, comme le changement du ballast des voies ferrées ou le renouvellement des revêtements des routes et des équipements qui les jalonnent34.

39Plus inattendu, le caractère cyclique du monde des transports peut également se lire de façon structurelle dans ce qui semble être son caractère le plus linéaire, à savoir le développement de projets. Ce caractère cyclique peut être qualifié de cercle du réenchantement (Fig. 1). Une nouvelle infrastructure de transport suscite généralement de nouvelles pratiques, en particulier du fait de l’induction de trafic, qui lui assurent une forme de fréquentation. Du fait de l’essor économique ou, peut-être plus sûrement, de l’essor démographique global, son niveau d’utilisation s’accroît jusqu’à connaître une forme de congestion, par moments, voire de plus en plus souvent, jusqu’à la saturation. Ce destin n’est pas celui de toutes les infrastructures de transport, mais en concerne de nombreuses, puisque la congestion peut être analysée comme le niveau d’ajustement entre nos sociétés, nos territoires et ce que nous estimons être supportable lorsque nous nous déplaçons, en termes d’embouteillages, d’allongement de temps de parcours ou de confort à bord des transports collectifs. Ce seuil de congestion peut arriver assez rapidement, comme ce fut le cas du RER A ou de la gare de Lyon Part-Dieu, ou plus lentement. Loin d’être perçu comme un niveau de maturité du système, il est décrit comme une insatisfaction qu’il convient de résoudre par un nouveau projet : augmentation de capacité de l’infrastructure, création d’une nouvelle ligne ou d’une nouvelle voie pour la décharger, etc. Ce nouveau projet naît donc de l’ancien. Il entre dans le processus long et chaotique de production de projets et débouche, dans le meilleur des cas pour lui, comme nouvelle infrastructure. Ainsi en a-t-il été à Paris par exemple de la ligne 14 en 1998, pensée dans les années 1980 pour décongestionner un RER A vieux d’une dizaine d’années seulement. Mais aussitôt inauguré, il se retrouve touché par le processus de dégradation progressive de son statut symbolique : il s’use, s’ouvre à des usages non maîtrisés, prend un sens non anticipé, bref, se trouve socialement investi. Jugée très satisfaisante pour se déplacer, la ligne 14 n’a pourtant pas permis de désaturer le RER A. Son fonctionnement est en ligne avec les attentes, mais sa fonction n’est pas celle anticipée. Ainsi, peu à peu, la nouvelle infrastructure risque de se retrouver elle-même prise dans les processus de congestion, avant d’ouvrir à son tour la voie à un nouveau projet appelé à la soulager. C’est donc un processus cyclique qui se cache derrière le monde linéaire des projets. Le cercle du réenchantement peut aussi se comprendre comme étant un cycle de vie de l’infrastructure, celle-ci pouvant être soit abandonnée, soit recyclée.

Fig. 1. – Le cercle du réenchantement

Fig. 1. – Le cercle du réenchantement
  • 35 Roseau, 2022.

40Explorer les temporalités propres aux projets de transport conduit donc à une remise en question d’histoires qui se présentent souvent comme linéaires et rapides, ne retenant qu’une vision centrée sur la réalisation concrète des projets, oubliant leur passé et négligeant aussi fréquemment leur devenir, une fois qu’ils sont mis en exploitation. En conséquence, plusieurs tensions conduisent à des formes de décalage, de malaise entre le monde des transports et le temps social. On passe du statut d’incarnation de la modernité à une forme de désynchronisation entre les infrastructures de transport et leur temps, montrée par d’autres travaux35.

41L’évidence que le temps se trouve au cœur du monde des transports cache une diversité de rythmes et de formes de temps que cet article a proposé d’explorer. À partir d’une typologie des temps observables dans les pratiques sociales et la vie des objets et infrastructures de ce secteur, notre analyse a proposé de distinguer un temps court, centré sur la mobilité et l’individu et réputé cyclique, et un temps long, centré sur le transport et l’objet mobile ou l’infrastructure, réputé plus linéaire. Puis, nous avons montré que des outils viennent relier ces différents temps, en particulier la socio-économie du transport. Si ces temps se relient, leurs structures sont donc moins évidemment opposées qu’il n’y paraît. C’est la proposition que porte l’idée d’un cercle du réenchantement qui ouvre la voie à une compréhension cyclique du temps long.

42Vis-à-vis de l’histoire des techniques, cette réflexion sur le temps des transports et mobilités peut apporter un éclairage pour dépasser le débat sur les relations entretenues entre techniques nouvelles et techniques anciennes. Si le modèle de la succession et de la substitution ne tient pas face à l’analyse historienne, celui de l’accumulation et du renforcement des techniques anciennes par le déploiement des techniques nouvelles mérite peut-être d’être affiné à partir des considérations proposées ici. Le processus d’accumulation présente en effet lui aussi un caractère linéaire, alors que des processus cycliques sont aussi à l’œuvre dans la cohabitation des différentes techniques et des pratiques associées. D’autres champs que celui des transports pourraient d’ailleurs venir étayer ces pistes. On peut penser à celui de l’énergie où les systèmes d’énergie dite renouvelable se fondent notamment sur des processus extractivistes, donc plus linéaires, d’épuisement d’un stock. Là aussi, le linéaire et le cyclique se combinent peut-être selon d’autres modalités que dans le champ des transports.

  • 36 Revue d’histoire des chemins de fer, 2018 et 2019.

43Enfin, notre réflexion s’est déployée uniquement dans l’espace français, ce qui est une limite évidente de notre contribution. Il est probable que l’espace national pèse sur la conception du temps. On peut penser aussi bien aux grandes familles de conception de la place des sociétés humaines dans leur environnement, qui se fondent sur des rapports au temps très variés, qu’à des aspects plus directement ancrés en histoire des techniques, comme la place de l’ingénierie et des instruments de mesure, ou à des enjeux spatiaux liés à la configuration territoriale de la société considérée. La France n’est donc ici qu’un exemple modeste dans une réflexion qui mérite d’être élargie. Si d’autres analyses peuvent être déployées pour d’autres espaces nationaux, il serait pertinent d’explorer ce qui se passe aux interfaces de ces espaces. Les connexions transnationales sont aussi des lieux de confrontation de rapport au temps. Le déploiement du tunnel sous la Manche36 pourrait ici être un cas fructueux de cette rencontre de temps différents.

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Sources et bibliographie

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Notes

1 Caron, Cebron de Lisle, Dérens et al. (dir.), 1990.

2 Beltran, Carré, 1991.

3 Bellanger, Poupeau, 2013.

4 Canzler, Kaufmann, Kesselring, 2008 ; Amar, 2010.

5 Cresswell, 2006.

6 Denis, Pontille, 2022.

7 Roseau, 2018.

8 Studeny, 1995 ; Ollivro, 2000.

9 Lefèvre, Mainguy, 2009.

10 Feriel, 2022.

11 Gardon (dir.), 2018.

12 Edgerton, 2006.

13 Fressoz, 2024.

14 Flonneau, Guigueno (dir.), 2009.

15 Joly, 2005.

16 Les indicateurs Chaix sont des guides publiés de 1846 à 1975 fournissant les horaires des services ferroviaires, édités par une dynastie familiale fondée par Napoléon Chaix.

17 Passalacqua, 2011.

18 Courel, Gloaguen, 2016.

19 Arbellot, 1973.

20 Rabault-Mazières, 2004.

21 Flonneau, Laborie, Passalacqua (dir.), 2014.

22 Vellay, 2023.

23 Edgerton, 2006.

24 Huré, Passalacqua, Robida, 2021.

25 Larroque, Margairaz, Zembri, 2002.

26 Illich, 1975.

27 Fourniau, 1999.

28 Mokhtarian, Salomon, 2001.

29 Rosa, 2010.

30 Fredenucci, 2003.

31 Graber, 2016.

32 Mouret, 2019.

33 Bernasconi, Thüringen (dir.), 2020.

34 Flonneau, 2022.

35 Roseau, 2022.

36 Revue d’histoire des chemins de fer, 2018 et 2019.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. – Le cercle du réenchantement
URL http://journals.openedition.org/artefact/docannexe/image/16117/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Arnaud Passalacqua, « Temps court et temps long en histoire des mobilités »Artefact, 21 | 2024, 247-271.

Référence électronique

Arnaud Passalacqua, « Temps court et temps long en histoire des mobilités »Artefact [En ligne], 21 | 2024, mis en ligne le 11 novembre 2024, consulté le 10 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/artefact/16117 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12o3u

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Auteur

Arnaud Passalacqua

Arnaud Passalacqua est professeur des universités à l’université Paris-Est Créteil, en poste à l’École d’urbanisme de Paris. Il est spécialiste des questions de mobilité, avec une approche fondée sur le temps long de l’histoire pour comprendre les enjeux contemporains qui les caractérisent. Ses travaux abordent l’histoire des mobilités à partir de concepts transversaux : espace public, énergie, circulation transnationale, imaginaires socio-techniques, etc.

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